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Mais Dieu sait ce qu’Il nous
demande
Le troisième livre de la Bible, le Lévitique ou
Livre des Lévites dont nous lisons un petit extrait
aujourd’hui, contient presque uniquement des prescriptions
rituelles. Ici il s’agit de la “loi de sainteté”,
prescrivant à toute l’assemblée des fils d’Israël un
ensemble de dispositions très exigeantes pour que ce petit
peuple sache se conserver dans l’état de sainteté.
Il ne nous sera pas impossible d’éviter
cette évidente question : Comment puis-je, moi, pauvre homme
pécheur, être saint, comme le Seigneur Dieu est saint
lui-même ? Cette phrase du chapitre 19 reprend une phrase
semblable du chapitre 11 : Vous serez donc saints parce
que je suis saint. Puis-je être comme Dieu ? N’est-ce
pas justement la tentation qui trompa Adam et Eve : devenir
comme Dieu ? (cf. Gn 3:5).
Le problème est la signification du
mot saint, kadosh en hébreux. Être kadosh, c’est
littéralement être “séparé”, différent. Dieu est totalement
différent de la création, par son invisibilité, sa
toute-puissance, sa perfection dans le Bien, son complet
détachement du Mal ; à l’image de Dieu, le fidèle doit être
différent du monde païen qui l’entoure, se démarquer des
habitudes mauvaises du milieu où il vit, en témoignage de
son appartenance au Peuple de Dieu. Ainsi vivait Noé, ainsi
vivait Lot (le neveu d’Abraham) dans cette triste ville de
Sodome, ainsi se sont efforcés de vivre les premiers
Chrétiens, dont parle la Lettre à Diognète:
« Les chrétiens ne se distinguent des
autres hommes ni par le pays, ni par le langage, ni par les
coutumes… Ils habitent les cités grecques et les cités
barbares suivant le destin de chacun ; ils se conforment aux
usages locaux pour les vêtements, la nourriture et le reste
de l’existence, tout en manifestant les lois extraordinaires
et vraiment paradoxales de leur manière de vivre… Ils
s’acquittent de tous leurs devoirs de citoyens… Toute terre
étrangère leur est une patrie, et toute patrie leur est une
terre étrangère. Ils se marient comme tout le monde, ils ont
des enfants, mais ils n’abandonnent pas leurs nouveau-nés.
Ils sont dans la chair, mais ils ne vivent pas selon la
chair… Ils obéissent aux lois établies, et leur manière de
vivre est plus parfaite que les lois. Ils aiment tout le
monde, et tout le monde les persécute… On les méprise et,
dans ce mépris, ils trouvent leur gloire… On les insulte, et
ils bénissent. On les outrage, et ils honorent. Alors qu’ils
font le bien, on les punit comme des malfaiteurs… En un mot,
ce que l’âme est dans le corps, les chrétiens le sont dans
le monde… L’âme habite dans le corps, et pourtant elle
n’appartient pas au corps, comme les chrétiens habitent dans
le monde, mais n’appartiennent pas au monde.»
D’après le texte du Lévitique lu
aujourd’hui, Dieu montre sa “différence” par le fait qu’il
n’a aucune haine, qu’il ne se venge pas, qu’il ne garde pas
de rancune, et fondamentalement, essentiellement, qu’il aime
le prochain comme lui-même. C’est un Docteur de l’Eglise,
John Duns Scott, qui
écrivit cette phrase si forte de sens : “D’abord, Dieu
s’aime lui-même” (Primum Deus diligit se). Dieu
veut que nous lui ressemblions en tout cela.
Ceci voudrait démontrer que la sainteté
ne consiste pas à faire des choses extraordinaires, des
miracles. Saint Bernard ou saint Antoine de Padoue ont fait
beaucoup de miracles, mais pas saint François d’Assise. La
mission d’un Saint diffère parfois beaucoup de celle d’un
autre. Mais ce qui les rapproche tous, c’est ce combat
intérieur fidèle et constant qui les a fait ressembler
toujours plus à la Perfection divine. On sait comment saint
Martin partagea son manteau avec un pauvre, comment saint
François domina la répugnance naturelle pour embrasser un
malheureux lépreux, comment le roi saint Louis lavait les
pieds aux pauvres, comment saint
Vincent de Paul prit la
place d’un galérien qui n’en pouvait plus et qu’on battait
sans pitié, comment saint
Maximilien s’offrit pour remplacer un condamné à mort
dans le bunker de la faim… Sainte
Thérèse de l’Enfant
Jésus, au fond de son monastère de Lisieux, n’a fait
aucune miracle de son vivant, vivant dans l’effacement le
plus total, et voilà qu’après sa mort, c’est une pluie de
grâces dans le monde entier au point qu’elle devient la
Patronne des Missions.
La sainteté de Dieu, sa “différence”
est à son tour chantée dans le psaume 102 : il pardonne
toutes tes offenses et te guérit de toute maladie ; il te
couronne d’amour et de tendresse… Il ne nous rend pas selon
nos offenses. Et notons cette comparaison bien typique
du psalmiste : Aussi loin qu’est l’Orient de l’Occident,
il met loin de nous nos péchés.
Pardonner, renoncer à toute vengeance,
sont des attitudes que le monde alentour souvent ne comprend
pas, et même refuse. On prétextera qu’il faut venger
l’honneur bafoué, qu’il faut relever un défi, qu’il faut
prendre sa revanche, mais saint Paul appelle cela une fausse
sagesse, une sagesse à la manière d’ici-bas et nous
propose une sagesse bien meilleure, mystérieuse et ô combien
plus réconfortante, selon la Béatitude que nous lisions il y
a peu : Heureux les doux, ils posséderont la terre,
c’est-à-dire qu’ils la domineront, car ce sont eux les
véritables maîtres de la terre, ayant appris à se maîtriser
eux-mêmes. Ceux-là sont sans sagesse aux yeux du monde, mais
ils ressemblent à Dieu.
A la fin de notre extrait, saint Paul
“taquine” les Corinthiens : puisque vous vous jugez si sages
et si savants, soit, vous êtes les maîtres, les plus forts,
mais par votre baptême vous appartenez au Christ, ce même
Christ qui est Fils de Dieu et Dieu lui-même.
Dans l’évangile nous entendons le
Christ exposer encore plus précisément ce précepte du pardon
et de la générosité. Un esprit critique pourrait avancer que
Jésus s’oppose au précepte “Œil pour œil, dent pour dent” ;
dans le contexte de la Loi donnée à Moïse, ce précepte
signifiait de la part de Dieu que chaque faute méritait une
expiation juste, mais elle fut interprétée par les scribes
comme une loi morale impitoyable. Dans l’interprétation
qu’Il en donne, Jésus nous demande même de tendre la joue
droite. Ici encore un conseil difficile à appliquer à la
lettre ; peut-être que certaines grandes âmes auront su le
faire, mais Jésus nous demande fondamentalement de ne pas
nous venger. Ici aussi l’exemple héroïque d’une grande
Sainte nous aidera.
On a parlé souvent de
sainte Rita, “la Sainte des
impossibles”, mais on ignore l’un des détails de sa vie. Son
mari avait été assassiné, dans une de ces rixes habituelles
de cette époque, la laissant seule avec ses deux petits
garçons ; pensant à leur salut par-dessus tout, elle pria
Dieu de leur enlever la vie, plutôt qu’ils ne soient un jour
pris par quelque désir de vengeance. Or en grandissant,
inévitablement ces garçons fréquentèrent les gens du pays,
finirent par apprendre la vérité et commencèrent à parler de
“sauver l’honneur de leur père”. Maman Rita pria plus que
jamais, renouvelant son saint propos, et voilà que coup sur
coup ses deux garçons devinrent malades et moururent en peu
de temps avant de céder à leur tentation. Rita était bien
éprouvée, certes, mais elle était en paix et heureuse que
ses garçons n’aient pas été homicides à leur tour.
Les conseils qui suivent vont dans le
même sens, mais Jésus nous donne là des exemples
d’application de la charité et du pardon, qui doivent nous
guider dans notre vie : donner son manteau en plus de la
tunique qu’on nous demande, accompagner un ami deux fois
plus loin qu’il ne l’a demandé, prêter à qui veut emprunter,
aimer l’ennemi, prier pour les persécuteurs… Dans certains
pays dévastés par la guerre civile et fratricide, ce qui
permet de reconstruire une société agonisante, c’est
justement ce message de pardon que proclame l’Eglise à tous
ses enfants.
A tous ceux qui objecteront que ceci
est difficile, on répondra que c’est non seulement
difficile, mais effectivement très difficile. Mais Dieu sait
ce qu’Il nous demande ; Il n’attend pas de nous la
perfection pour aujourd’hui, mais l’effort vers cette
perfection, un combat persévérant. Voyons comment l’exprime
la Prière du jour : Accorde-nous de conformer à ta volonté
nos paroles et nos actes, dans une inlassable recherche
des biens spirituels.
Saint Paul écrit (1Co 10:13) : Dieu
ne permettra pas que vous soyez tentés au-delà de vos
forces. Avec la tentation, il vous donnera le moyen d’en
sortir et la force de la supporter. Il faudra combattre,
la grâce nous aidera à remporter la victoire sur notre moi
égoïste, et cette victoire nous procurera une telle paix que
nous en concevrons ensuite une immense joie, telle que la
chante l’antienne de Communion :
De toute mon âme je rendrai grâce…
j’exulterai, je danserai auprès de toi (Ps 9).
Abbé Charles Marie de Roussy
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