Jean ou John Duns Scot,
théologien et philosophe que ses contemporains ont appelé
le
Docteur Subtil, naquit, d'après les uns, au village de Duns, en
Écosse; d'après les autres, dans le comté de Northumberland; enfin,
Wading, son biographe, lui assigne l'Irlande pour patrie. Il y a une
égale incertitude sur la date de sa naissance, que l'on place tantôt en
1274, tantôt en 1273, tantôt même en 1266 ou encore en 1247. Quoi qu'il
en soit, il est certain que Scot entra chez les franciscains, qu'il
enseigna avec grand succès dans l'université d'Oxford. Sa renommée et
ses succès le suivirent dans l'université de Paris ou il enseigna en
1306-1307; de là, par l'ordre de ses supérieurs, il passa à Cologne où
il finit ses jours le 8 novembre 1308.
La philosophie de Duns Scot
est contenue principalement dans ses commentaires sur les livres De
Anima et sur la Métaphysique d'Aristote, dans ses
Quodlibet et dans ses commentaires sur les Sentences de
Pierre Lombard.
“Sous la plume du docteur Subtil, dit très bien le cardinal Gonzalez (Histoire
de la philosophie, trad, fr., Paris, 1890-1891, t. Il, p. 322, 4
vol. in-8), les questions se subtilisent en quelque sorte, et à force de
divisions, de subdivisions et de distinctions de tout genre, elles sont
réduites à une espèce de poussière impalpable. Dans la
quasi-impassibilité où elle est de suivre l'auteur par des chemins aussi
difficiles et aussi compliqués, l'intelligence court le risque de perdre
de vue le fond du problème et sa solution, obscurcie par la multiplicité
des divisions et des distinctions, à quoi il faut ajouter l'emploi de
formules nouvelles peu usitées chez les écrivains précédents.”
Duns Scot étant catholique
et religieux, les principales solutions de sa philosophie sont par là
même connues. Ce qui caractérise son originalité comme penseur, c'est la
critique rigoureuse à laquelle il a soumis les arguments et les théories
de ses devanciers, c'est aussi un certain nombre de théories qui lui
sont propres, en particulier sa théorie du principe d'individuation et
sa théorie de la volonté; ce sont enfin les difficultés qu'il trouve à
regarder comme démontrées par la raison un certain nombre de
propositions métaphysiques dont ses devanciers pensaient bien avoir
fourni une rigoureuse démonstration. Celui de ces devanciers qu'il
attaque le plus ordinairement et dont il prend, pour ainsi dire,
constamment la contrepartie est saint Thomas d'Aquin.
D'après les
scolastiques, comme d'après Aristote, tous les êtres de la nature sont
composés de matière et de forme. Mais quand on a ramené pour l'expliquer
un être individuel, cet homme ou ce chien, à une matière et à une forme,
il reste encore quelque chose à expliquer, c'est à savoir comment et
pourquoi la matière qui, de sa nature, est indéterminée et la forme qui,
de sa nature, est universelle, se sont unies de façon à constituer cet
être, cet homme eu ce chien. D'où vient l'individuation de l'être, quel
est le principe de cette individuation? Il est difficile que ce soit la
matière, puisqu'elle est indéterminée, constituée par une simple
puissance, qu'elle peut être indifféremment telle ou telle chose; il est
aussi difficile que ce soit la forme, puisque les formes sont les lois
constitutives des choses et par conséquent sont générales. La forme de
l'homme est dans tous les hommes et la forme du chien dans tous les
chiens. Cependant saint Thomas avait admis que le principe
d'individuation se trouvait dans la matière, non dans la matière
absolument indéterminée, mais dans la matière signata quantitate.
Ainsi si Socrate est Socrate, cela vient de ce que la matière de son
corps a été déterminée, quant à sa quantité, dans le sein de sa mère par
la constitution particulière de sa mère et par les influences d'hérédité
qui lui viennent de son père. Cette matière ainsi déterminée exige, pour
être informée, une certaine détermination de la forme qui constituera sa
forme individuelle ou son âme.
Duns Scot n'admet pas
cette théorie. Pour expliquer l'individuation, il fait appel à une
entité qu'il appelle l'haeccéité (haecceitas). Cette entité n'est
ni matière, ni forme, mais elle détermine la matière et la forme de
façon à produire l'individu. Ainsi si Socrate est ce Socrate, c'est
qu'il a l'haeccéité de Socrate, ce qui revient à peu près a dire que si
Socrate est cet individu, c'est parce qu'il a une individualité. C'est
d'ailleurs la tendance générale de Scot d'expliquer toutes choses par
des qualités occultes et de multiplier les entités. C'est lui qui est en
grande partie la cause de l'invention de ces vertus, de ces facultés qui
contenteront à si peu de frais les scolastiques de la décadence (XIVe,
XVe
et XVIe
siècles).
Saint Thomas, tout en
maintenant avec un soin que n'ont pas eu tous ses prétendus disciples
l'intelligence et la volonté sur le même plan, a cependant, comme il est
facile de le comprendre, recours le plus possible à l'intelligence pour
expliquer les choses. Ainsi jamais il ne sépare en Dieu ni en l'homme
l'intelligence de la volonté, il ne donne nulle part, quoi qu'on en ait
dit, une réelle prééminence à l'intelligence sur la volonté, il
maintient partout leur union, leur harmonie, parfaite en Dieu,
imparfaite en l'homme, et leur irréductibilité. Cependant, comme la
volonté pure représente la part d'inintelligible qui se mêle aux choses,
saint Thomas fait appel le plus possible à l'intelligence pour rendre
les choses intelligibles, pour réduire, autant qu'il se peut, le mystère
qu'elles enferment, et c'est pour cela qu'on l'a parfois regardé comme
un pur intellectualiste.
Duns Scot a la
tendance contraire. Il ne soumet pas, ainsi que l'ont dit Secrétan (Philosophie
de la liberté, t. I) et Weber (Histoire de la philosophie
européenne), l'intelligence aux caprices de la volonté, mais il tend
à réduire le rôle de l'intelligence au profit de celui de la volonté.
Ainsi il est faux de dire que Duns Scot a soutenu que Dieu aurait pu
faire un cercle carré ou rendre les contradictoires identiques; il dit
au contraire tout I'opposé. (Sentent., lib. I, dist. 43, q.1);
mais Duns Scot croit que Dieu aurait pu donner aux êtres réels des
essences différentes et par suite changer avec les lois de l'univers les
lois mêmes de la morale et, par conséquent, certains des commandements
de Dieu (Sentent., lib. III, dist. 37, q. 1). Cela se comprend :
si les lois de la nature sont contingentes, Dieu peut évidemment les
changer, et si la morale consiste pour l'homme à observer sa loi, il est
clair que sa loi venant à changer, la morale changerait. Ainsi pour un
homme auquel la propriété n'eût pas été nécessaire, Dieu aurait pu ne
pas interdite le vol qui, à vrai dire, alors n'eût pas été un vol, mais
Dieu ne pouvait pas modifier le premier commandement, car il est dans la
nature des choses que Dieu doit être adoré par l'intelligence dès que
cette intelligence existe. Duns Scot accorde donc beaucoup à la volonté,
mais il lui impose aussi des limites et c'est l'intelligence qui les
fixe.
Voici maintenant les
points sur lesquels Duns Scot ne pensait pas qu'on pût arriver par la
raison à de véritables démonstrations. C'est d'abord la toute-puissance
de Dieu Omnipotentia videtur esse credita de primo efficiente, et non
demonstrata. C'est ensuite l'incorruptibilité et l'immortalité de
l'âme : Licet ad illam probandam sint rationes probabiles, non tamen
demonstrativae. Non habebant (philosophi) nisi quasdam probabiles
persuasiones (Sentent., lib., IV, dist. 43,q.2). C'est enfin
la connaissance de Dieu, non en tant qu'existant ou infini, mais en tant
qu'il constitue la fin naturelle de l'homme Soli rationi naturali
insistendo, vel errabit circa finern ultimum in particulari, vel dubius
remanebit. Necessario est sibi de hoc tradi aliqua cognitio
supernaturalis.
Ainsi Duns Scot a
accordé beaucoup moins à la raison que ne l'a fait son rival dominicain;
il tend à subordonner l'ordre spéculatif à l'ordre pratique. Cette
dernière tendance et le caractère critique de sa philosophie a suggéré
des rapprochements entre Kant et Duns Scot. Mais si Duns Scot est un
Kant, il ne faut pas oublier que ses critiques ne portent jamais que sur
certains usages de la raison théorique et non sur la valeur de l'usage
même de cette raison. C'est un Kant dogmatiste. (G. Fonsegrive).
— Confirmation du culte : 6
juillet 1991, par le Pape Jean-Paul II.
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