CHAPITRE 33.

DIFFICULTÉS SUSCITÉES CONTRE LES FONDATIONS ET CONTRE LA CONGRÉGATION ENTIÈRE.

La congrégation aurait été privée d'un des caractères qui signalent d'ordinaire les œuvres de Dieu, si elle n'avait été traversée et combattue au point de voir son existence compromise. Grande fut l'opposition, et violente la tempête, mais grand aussi fut le secours du bras divin dans cette occasion. Il n'est pas sans intérêt de rapporter ici d'où vint cette grande tempête qui ne faillit pas seulement renverser les nouvelles fondations mais qui menaça d'étouffer au berceau la congrégation tout entière. Quelques personnes, mues par ce zèle qui n'est pas selon Dieu, commencèrent par décrier la conduite du père Paul et de ses religieux. Elles en vinrent jusqu'à présenter au souverain pontife Benoît XIV un mémoire où elles disaient entre autres choses : «N... N... (Nous supprimons les noms par égard pour ces personnes) signalent avec le plus profond respect à Votre Sainteté un désordre très grand, très important, capable non seulement de troubler les communautés religieuses, en y jetant des germes d'insubordination et d'indépendance, mais encore, ce qui est bien pis, de causer un grave scandale dans tout le monde catholique et de discréditer la hiérarchie ecclésiastique. Saint-Père, il y a danger pour la foi orthodoxe qui doit demeurer indéfectible jusqu'à la fin des siècles, lorsqu'on voit le loup se cacher sous la peau de brebis. Il est grandement à craindre que certains hommes, (les pères missionnaires de la passion de Jésus-Christ), ne soient de cette trempe. Ils croient tout pouvoir; ils se flattent de réussir dans leurs desseins à la faveur de leur nom ou plutôt à l'occasion d'une nouvelle devise, d'un nouveau blason qui représente un cœur percé de divers instruments de pénitente. Voulant par là se singulariser entre tous les autres ordres et instituts religieux, ils ont par ce privilège singulier fait naître la zizanie, suscité des troubles, inquiété, agité les peuples et les communautés.... Si c'est dans l'art de soulever des contestations, de dépouiller les pauvres séculiers de leurs biens, de ravir aux ordres mendiants les secours charitables des peuples, que consiste l'esprit des premiers fondateurs de la nouvelle congrégation des pères missionnaires de la passion de Jésus-Christ, sans nul doute, un peu plus tard, ils n'auront plus d'autre règle que la violence». Ainsi s'exprimaient les auteurs du mémoire.

Le sage Pontife, entendant ces calomnies, députa une congrégation secrète de cardinaux, afin de mettre la vérité dans tout son jour et de fermer la bouche au mensonge. Il voulut qu'on examinât cette affaire et qu'on lui rendît un compte exact du caractère et du genre de vie des pères de la passion. Le résultat fut de le confirmer dans l'opinion qu'il avait déjà conçue, que l'esprit de la nouvelle congrégation étant d'une simplicité tout évangélique, et son genre de vie, pénitent, exemplaire, et entièrement conforme à l'évangile. L'excellent Pontife en fut heureux et en témoigna toute sa satisfaction, comme un des cardinaux députés le confia au père Paul. Depuis lors le Saint-Père s'est montré de plus en plus bienveillant pour le père Paul et la congrégation. Il lui accorda beaucoup de grâces et de faveurs, et l'eut en grande estime, comme nous le dirons ailleurs, et comme on peut déjà le voir par la lettre que le cardinal Charles Rezzonico, depuis Souverain Pontife, écrivit au serviteur de Dieu. «J'ai communiqué au pape les sentiments exprimés dans votre lettre, lui dit-il; Sa Sainteté vous en remercie. Elle a appris avec peine que vous étiez malade et vous souhaite sincèrement une prompte et parfaite guérison, car il lui serait agréable que vous fussiez en état de réaliser ce que vous méditez. Votre zèle et votre piété insignes font que je m'intéresse aussi beaucoup à votre conservation, ainsi qu'à l'affermissement et à la Prospérité de votre institut».

La tempête qui menaçait, sinon de ruiner, au moins d'entraver l'œuvre de Dieu, ne se calma pas de si tôt. Le vénérable fondateur en souffrit beaucoup; mais plus les contrariétés étaient grandes, plus il se montrait serein et tranquille dans son abandon à Dieu. Parlant à ses religieux, dans le temps de la récréation, de la bourrasque soulevée contre eux, il disait tout transporté de joie : «II arrive souvent que la foudre éclate et qu'en frappant le sommet dépouillé d'une montagne, elle découvre une mine d'or. Vous verrez que le coup de foudre découvrira cette mine pour nous. Le Seigneur fera sortir un grand bien de cette épreuve».

Plein de confiance et soumis à la volonté de Dieu, il souffrit en paix la peine que lui causaient les mauvaises nouvelles qu'il recevait incessamment, et la nécessité de répondre à une foule de lettres et de prendre les mesures réclamées par la prudence chrétienne. Voici en quels termes il s'ouvrait là-dessus au père Fulgence de Jésus, cet excellent religieux dont le père Paul ne rappelait jamais le souvenir qu'avec un pieux attendrissement: «Nos affaires, lui écrivait-il, vont à l'ordinaire, la tempête gronde toujours, mais nous aurons la victoire par Jésus-Christ. Ce ne sera cependant pas sans souffrir de grandes disgrâces, ni sans avoir vu de nos yeux tout culbuter pour ainsi dire. Continuons à prier. Maintenant, pour venir à nous-mêmes: ou notre grand Dieu ne veut pas notre congrégation dans l'Église, et c'est ce que je ne puis croire, au moins, dans le fond du cœur ; ou bien sa divine Majesté veut faire de grandes choses... Sachez, mon très cher père, que déjà les monitoires ont été présentés, avec ordre de renverser les constructions de la retraite de Ceccano, et avec interdiction des autres retraites de ce pays. On a obtenu tout cela de la sacrée Congrégation. Votre Révérence croit-elle que nous aurons la victoire? Mais auparavant nous aurons à souffrir de grandes peines. Je me trouve au milieu d'une mer agitée par la tempête, je vous le dis en secret, cœur à cœur; je suis désolé au dedans et au dehors, foulé aux pieds d'une manière horrible par les démons, au point qu'il me semble ne plus avoir ni foi, ni espérance, ni charité. Oh! Dans quel état je me trouve! Mais personne ne le sait, ni ne s'en aperçoit».

Il écrivait encore au même père : «Nos affaires sont toujours en litige et ballottées terriblement. Nous avons été cités, mais nous n'aurions pas procédé, parce que les pauvres ne procèdent pas : ce sont les communautés. Le démon a toujours l'œil ouvert pour trouver moyen de ruiner l'œuvre... Recommandez-moi beaucoup à Dieu ainsi que toute la congrégation. Les besoins sont extrêmes, surtout les miens. J'ai la certitude que la congrégation fera des progrès, quand je serai sous terre».

L'opposition allant toujours croissant, le Bienheureux écrivait avec la même confiance au père Fulgence : «Nos disgrâces continuent en ce qui concerne l'affaire des retraites. Je ne sais quelle issue elle aura. Les autres espèrent triompher, et je le crois aussi; mais les orages ou pour mieux dire, l'horrible nuit pleine de tempêtes ne me laisse voir ni Ie soleil ni même un coin du ciel serein. Deo gratias».

Enfin, il plut au Seigneur de consoler son serviteur. Il écrivit donc de nouveau à ce même père : «La partie adverse a demandé un sursis à la congrégation. Celle-ci a répondu à cette demande, en prononçant l'ajournement de l'expédition du bref pour la généralité des fondations faites avec le seul consentement des ordinaires. Quant aux retraites de Ceccano, de Terracine, etc., ainsi que pour la retraite de Palliano, elle a décrété ad mentem, c'est-à-dire que nous en aurions la paisible possession, moyennant l'avis et l'information des évêques. Il s'est passé de grandes choses à cette occasion. On nous persécute vivement, et les persécutions cachées sont les plus pénibles; mais je crois qu'il y a eu partout bonne intention. J'ai eu et j'ai encore l'occasion d'avaler une goutte du calice de mon Sauveur, et si je ne regardais pas tout dans le bon plaisir de Dieu, la nature se briserait comme le verre, car je ne suis que fragilité et faiblesse. Demain je pars pour Rome, content comme si j'étais porteur d'une grande bulle de privilèges pour toutes les fondations du monde, car j'ai une vive confiance que celui qui a commencé l'œuvre l'achèvera. Qui caepit opus, ipse perficiet». Ainsi écrivait le père Paul. Ses discours respiraient la même résignation à la sainte volonté de Dieu. Il parlait de ses contradicteurs avec un cœur enflammé de charité ; sa coutume, quand il causait sur ce sujet, était de dire : «Agimus tibi gratias, Seigneur, nous vous rendons grâces » ou bien il répétait cette parole de l'Écriture qui lui était familière : «Benedictio, et claritas, et gratiarum actio, honneur, et gloire, et actions de grâces à Dieu». Le Seigneur, pour le récompenser de sa confiance et de ses souffrances, lui accorda une victoire complète. Il obtint la possession paisible de la retraite de Ceccano, avec la faculté de poursuivre les fondations de Paillano et  de Terracine, nonobstant toute opposition.

Pendant qu'on traitait ces questions à Rome et que des gens peu affectionnés au père Paul parlaient de lui et de sa congrégation sans nul égard, lui, fidèle imitateur du grand apôtre dont il portait le nom, s'appliquait au ministère apostolique sans se laisser troubler ni par la gloire, ni par les humiliations, ni par la calomnie, ni par l'estime. Il donna en ce temps plusieurs missions, entre autres à Corneto, à Camerino, et finalement à Rome, où il fut invité à prêcher pour l'ouverture de l'année sainte, dans l'église de Saint Jean-des-Florentins. Pendant les loisirs que lui laissent les missions, il se tenait au monastère, encourageant les siens par de saints discours, les animant à s'abandonner entièrement à la sainte volonté de Dieu, les exhortant à prier pour leurs persécuteurs, et se préparant lui-même à de nouvelles épreuves.

Un soir, après la méditation, dans un moment où plusieurs de ces épreuves se présentaient en même temps à sa pensée, il se montra plus joyeux et plus gai que de coutume, et dit à ses religieux, au moment où ils allaient prendre leur réfection: «Sachez que la congrégation subit maintenant une grande crise». Puis, il ajouta : «Facta est persecutio magna in Ecclesia. Une grande persécution a lieu dans l'Église». Il répéta cette parole plusieurs fois, disant qu'il ne pouvait s'expliquer davantage. On vit ensuite par quelle lumière le serviteur de Dieu avait parlé de la sorte. Plusieurs sujets de la congrégation, après avoir été formés avec tant de soin et promus au sacerdoce, se dégoûtèrent de la vie solitaire et pénitente et tournèrent le dos au bon père. Celui-ci n'avait qu'un certain nombre de titres d'ordination ; il ne pouvait même en faire usage sans les lettres dimissoriales des ordinaires, qui parfois ne les accordaient que difficilement. II dut par conséquent être fort sensible à la perte de ces sujets. A en juger humainement, c'était jusqu'à un certain point Ie renversement de la congrégation. Aussi le vénérable père ne put-il s'empêcher d'en être très affligé. Pour prévenir le désastre imminent, il chercha à éclairer ceux qui se mettaient hors du chemin, mais voyant toutes ses charitables représentations inutiles, il souffrit tout avec une sublime résignation, répétant souvent: «Omnis plantatio, quam non plantavit Pater meus coetestis, eradicabitur. Tout ce que la main de mon Père céleste n'aura point planté, sera déraciné».

   

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