CHAPITRE 3.

SA DÉPENDANCE PARFAITE ENVERS SON DIRECTEUR SPIRITUEL

En se livrant à ces œuvres de piété, Paul ne se laissa jamais entraîner par une ferveur juvénile et par un zèle capricieux; mais guidé par sa rare sagesse, il se mit entièrement sous la conduite de son curé, montrant dès lors la haute idée qu'il eut toujours depuis de l'excellence et du mérite de l'obéissance. Pour purifier de plus en plus son âme et retirer de la confession des fruits plus abondants, il voulut faire une confession générale.

II avait alors dix-neuf ans et demi. Il avait vécu tout ce temps, comme on l'a vu, dans une grande innocence. Sa conduite avait toujours été exemplaire; jamais il n'avait donné l'ombre d'un scandale. Cependant, en assistant à une instruction familière de son curé, il éprouva un sentiment si vif de componction qu'il résolut plus que jamais de mener une vie sainte et parfaite. Il alla donc se jeter aux pieds de son Pasteur, lui fit une confession de toute sa vie, et le Seigneur lui accorda une contrition si véhémente qu'il faillit se déchirer la poitrine avec une pierre qu'il avait prise à dessein et dont il se frappait sans ménagement. Il n'avait à se reprocher que des fautes légères, et il les détestait comme des crimes énormes.

Depuis ce temps, il se laissa diriger en tout par ce digne Prêtre, et il lui obéissait avec une dépendance parfaite. Son Directeur était d'un naturel très austère et d'une humeur noire, chagrine et difficile; aussi, tant par l'effet de son caractère que pour exercer son jeune pénitent à la vertu, il le mortifiait en cent manières, sans que celui-ci se rebutât jamais. Il le faisait venir publiquement au confessionnal, puis se mettait à confesser les autres personnes, parfois en grand nombre qui se présentaient, et ne l'entendait que le dernier. Son tour enfin venu, il lui disait d'un ton fort sec : Eh bien!  Allez-vous commencer? L'humble pénitent lui faisait alors sa confession en peu de mots, la bonté divine permettant qu'il jouît en ce temps-là d'une grande paix intérieure, et d'une entière tranquillité de conscience. Notre saint jeune homme se présentait-il à la sainte table pour recevoir la communion? là aussi il devait s'attendre à quelque confusion solennelle. En effet, pour le mortifier davantage, le curé choisissant le moment où il y avait concours et beaucoup de monde à communier, il donna la communion aux autres et passa au-dessus de lui, comme sil eût été un pécheur public, indigne des sacrements. Le pauvre jeune homme fut très sensible à cette mortification dans la crainte qu'elle ne causât de la surprise aux assistants; mais pourtant il s'y soumit paisiblement et sans mot dire; et quel que fut son désir de communier, il se soumit à celui qui le mortifiait de la sorte, sans chercher d'autres moyens pour satisfaire sa piété.

Un autre jour, le serviteur, de Dieu priant dans le chœur de l'église, y goûtait des délices divines dans l'oraison et répandait d'abondantes larmes. Craignant de découvrir la grâce de la dévotion, il se tenait soigneusement enveloppé dans son manteau. Son directeur qui savait saisir toutes les occasions de le mortifier, le voyant si recueilli, lui arracha le manteau des épaules avec violence et mépris, puis lui dit d'un ton sévère: «c'est donc ainsi qu'on se tient à l'église»? Il semblait taxer Paul d'une grave irrévérence, dans le moment où il s'unissait à Dieu avec le plus de ferveur. Quand ensuite il venait à s'accuser de quelqu'une de ces imperfections, qui sont cette poussière du monde dont les âmes les plus pures ne sont pas exemptes, le curé ne perdait pas une si belle occasion de le mortifier encore plus amèrement. On avait dit à Paul d'une certaine personne que c'était une âme de grande vertu; il remarqua sa modestie et son recueillement à l'église. Comme il lui parut ensuite qu'il avait cédé à la curiosité sous prétexte de piété, il s'accusa de cette faute au saint tribunal, et le curé le gronda et le reprit avec autant de rigueur que s'il eût commis un grand crime.

Mais voici l'épreuve qui acheva de mettre dans tout son jour l'humble obéissance de notre bienheureux ; et pour cette fois, il faut convenir que son confesseur, tout grave et sérieux qu'il était d'ailleurs, dépassa les bornes de la sagesse et de la discrétion. On était alors au temps du carnaval. Le curé donnait chez lui une espèce de fête. Paul venant à passer dans la rue pour se rendre à l'église, on en informa le curé qui l'appela aussitôt, l'obligea à faire des gambades et lui commanda d'un ton impérieux de prendre part à la danse. Peut-être n'avait-il d'autre dessein que d'éprouver la vertu du jeune homme; peut-être aussi voulait-il le mortifier de plus en plus, en jetant du ridicule sur sa piété. Quoi qu'il en soit, on peut s'imaginer l'étonnement du saint jeune homme à un ordre si imprévu et si indiscret. Oh ! Quelle ne fut pas sa répugnance! Un cœur rempli de Dieu comme le sien ne pouvait avoir que du dégoût pour les vains amusements. Cependant, par suite de cette grande idée qu'il avait de la sainte obéissance, et jugeant d'ailleurs que l'ordre n'avait rien de contraire à la conscience, il se disposait à l'exécuter en toute simplicité; mais le Seigneur qui protège toujours ceux qui le cherchent avec droiture et le servent avec fidélité le délivra de cet embarras. A peine les musiciens eurent-ils fait entendre les premiers accords, que toutes les cordes de leurs instruments se rompirent. Cet accident subit et tout à fait extraordinaire obligea le curé de se raviser; il congédia aussitôt le jeune homme et le renvoya en paix.

Bien que Paul fût traité avec tant de sévérité, j'allais dire, avec tant d'indiscrétion par ce confesseur, jamais il ne l'abandonna. A la vérité, l'ennemi de tout bien lui suggérait de s'adresser à un autre, mais il lui répondit constamment: «non, cela ne sera pas : ce confesseur m'est utile, puisqu'il me fait baisser la tête». Mais le curé lui-même, après l'avoir dirigé quelque temps, jugea convenable de le renvoyer à d'autres, afin qu'il fût mieux conduit dans les voies de cette perfection sublime à laquelle il était appelé de Dieu. Paul se mit alors sous la conduite d'un autre directeur. Celui-ci connaissant la pureté de sa conscience et sa grande union avec Dieu, lui prescrivit de communier tous les jours. Paul lui obéit humblement; mais désirant de se tenir caché aux yeux des hommes, afin d'être d'autant plus agréable aux yeux de Dieu, il allait communier, tantôt dans une église, tantôt dans une autre.

On ne sait pas précisément qui fut ce nouveau directeur. Autant qu'il est permis de le conjecturer d'après les procédures de la béatification, il me semble pouvoir affirmer que ce fut un certain père Jérôme de Tortone, religieux capucin. D'après la déposition du père Jean-Baptiste d'Alexandrie, ex-provincial des capucins, ce religieux l'aurait confessé et dirigé quelque temps, puis s'apercevant que Paul était un homme de contemplation et fort avancé dans la perfection, il l'adressa au père Colomban de Gênes, aussi capucin. C'était un homme plein de l'esprit de Dieu et doué d'un rare talent pour la direction des âmes. Paul reconnaissait avoir les plus grandes obligations à ce saint religieux pour le soin qu'il avait pris de l'instruire et de l'animer à marcher avec générosité dans la voie du Seigneur. Depuis, comme il lui était devenu impossible, à ce que je présume, de continuer à profiter des lumières du père Colomban, il se mit sous la direction du chanoine pénitencier d'Alexandrie. Pour juger du mérite de cet ecclésiastique, il faut entendre Paul lui-même. Voici ce qu'il écrivait à son sujet : «Je vous informe que deux prêtres se sont joints à nous. En outre, quatre sujets me sont envoyés de la Lombardie par mon ancien confesseur qui est chanoine pénitencier de la cathédrale d'Alexandrie et qui a dirigé ma pauvre âme, lorsque j'étais encore dans le monde. Il les a éprouvés et je puis bien me fier au jugement de ce serviteur de Dieu ; il est fort instruit». Ce n'était pas pourtant sans beaucoup de difficultés et de peines que notre jeune Paul s'adressait à ce directeur; i1 avait environ quatre milles à faire pour aller le trouver. Ensuite, quand il était arrivé à Alexandrie, le pénitencier le faisait attendre des matinées entières et Paul ne pouvait espérer d'obtenir audience, sinon après tous les autres. Il lui soumettait avec une parfaite ouverture de cœur toutes les lumières et les grâces que le Seigneur lui communiquait dans l'oraison; mais le chanoine, soit par prudence, soit par épreuve, semblait n'en faire aucun cas; il lui faisait même à cette occasion des réprimandes et des reproches. Comme il avait calqué sa méthode de direction d'après la voie qu'il suivait sans doute lui-même, il parut vouloir diriger le bienheureux par une route fort différente de celle où Dieu l'appelait; en effet, il lui ordonna de prendre pour sujets de méditation le péché, la mort, le jugement, l'enfer, le paradis. Le serviteur de Dieu qui ne connaissait que l'obéissance, se mit donc à méditer sur le péché, selon l'avis de son directeur; ainsi, par exemple, il se disait à lui-même : considère, ô mon âme, que le péché offense un Dieu! Etc. Mais le Seigneur qui se complaît dans les âmes dociles et vraiment mortifiées le récompensait alors de son obéissance, en l'éclairant intérieurement d'une vive lumière, en sorte qu'il lui était impossible de continuer à raisonner et à faire des considérations sur le péché; doucement attiré par son Dieu, il s'élevait comme par un vol de l'esprit, aux plus sublimes contemplations; cette sorte de ravissement lui arrivait aussi dans la considération de nos fins dernières qu'il s'efforçait de faire par égard pour la sainte obéissance. Parvenu enfin à la considération du paradis, plus que jamais il se sentait ravi en Dieu, et entr'autres choses que le Seigneur lui dit intérieurement, il entendit clairement cette parole : «Mon fils, en paradis, le bienheureux ne sera pas uni à moi, comme un ami l'est à son ami, mais comme le fer pénétré par le feu». Et ici, il entendit des secrets qu'il n'est pas permis à l'homme de révéler.

Telle était la familiarité de ses entretiens et l'intimité de son union avec Dieu. Il n'est pas surprenant, après cela que tout le monde conçût de lui une estime et une idée si grandes, et spécialement les jeunes gens. La présence du serviteur de Dieu leur imprimait un si profond respect qu'il leur suffisait de le voir venir de loin pour couper court aux propos et aux entretiens peu convenables. Ils en étaient confus et se disaient l'un à l'autre : fuyons, car voilà le saint. II est vrai en effet qu'une âme unie à Dieu exhale l'odeur des vertus. C'est ce que le Seigneur fit entendre un jour à notre bienheureux, en lui disant intérieurement : «Mon fils, faites ceci pour me plaire, et il en résultera de l'édification pour le prochain».

Malgré une si grande fidélité à pratiquer la vertu, Paul ne s'estimait point à l'abri des dangers ; aussi fuyait-il avec un soin extrême les moindres occasions dangereuses. Il avait surtout la précaution d'éviter la société des femmes, et montrait un grand éloignement pour elles. Il ne parlait à aucune en particulier; il n'arrêtait jamais ses regards sur elles; il les fuyait comme le feu, et la charité pouvait seule l'obliger à leur parler. Cette réserve ne l'empêcha pas cependant de recueillir un jour dans sa maison, étant encore séculier, deux pauvres femmes françaises qui étaient hérétiques. Dans le désir de les convertir, il s'employa tout entier pour leur bien. Le Seigneur lui accorda en partie la consolation qu'il désirait l'une des deux se convertit et fut placée par ses soins dans l'hospice de Sainte-Marthe d'Alexandrie. Sauf ces occasions dans lesquelles la charité l'engageait à s'occuper des personnes du sexe, il les fuyait autant que possible pour n'offusquer en aucune manière cette sérénité d'esprit et cette pureté de cœur, qui lui faisaient faire de si grands progrès dans l'amour de Dieu.

   

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