CHAPITRE 2.

PROGRÈS DU JEUNE PAUL DANS LA PERFECTION.

Cependant le jeune Paul croissait en âge. Éclairé par la grâce, il comprit que le lys de l'innocence ne se conserve que parmi les épines et qu'il a besoin d'être humecté souvent de la rosée du ciel; il commença donc à mener une vie très austère et toute, vouée à l'oraison et à la prière. Rarement il couchait dans un lit. Sa sœur, qui observait avec soin la conduite de son vertueux frère, a déposé avec serment, qu'elle trouvait le plus souvent sa couche intacte et dans l'état où elle l'avait laissée la veille. Curieuse de savoir où il prenait son repos, elle le lui demanda un jour; mais le bon jeune homme qui ne se souciait pas d'avoir d'autre témoin de ses mortifications que son Dieu, lui fit une inclination modeste pour toute réponse, et garda son secret. Sa bonne sœur soupçonna ce qui en était, et depuis, elle eut lieu de se convaincre que son frère Paul couchait au grenier avec son autre frère Jean-Baptiste. Plusieurs fois, elle les vit y monter le soir, et elle y remarqua des planches sur lesquelles se trouvaient quelques briques et un crucifix; elle en conclut non sans raison, qu'ils dormaient sur ces planches, et qu'ils se servaient de briques en guise d'oreiller. C'était la vérité. Outre sa déposition, nous avons dans le procès de béatification un second témoin qui assura que Paul dormait très peu et sur des planches nues, avec quelques pierres ou briques pour chevet, méditant souvent les des souffrances de Jésus crucifié qui, dans sa dernière et douloureuse agonie, n'eut d'autre lit que le tronc bien dur de sa croix.

Après un léger repos pris d'une manière si incommode, les deux se levaient, même pendant la saison la plus rigoureuse, pour s'entretenir intimement seul à seul avec Dieu. Sachant que l'oraison est un sacrifice d'autant plus agréable qu'il est uni à la mortification et à la pénitence, ces fervents jeunes hommes usaient dès lors de la discipline. Dieu seul sait avec quel esprit de componction ils la pratiquaient, en lui offrant leur corps comme une victime vivante qu'ils s'efforçaient de lui rendre agréable.

Nous savons que leur bonne mère, s'en étant aperçue, dit un jour à sa fille, en pleurant de tendresse et de compassion, qu'elle les avait entendus, lorsqu'ils traitaient ainsi leur chair. Luc Danéi, leur père, les surprit lui-même un jour, pendant qu'ils se donnaient la discipline avec des lanières de cuir, dont ils avaient fait un fouet; et les voyant se frapper si rudement, il ne put s'empêcher de leur dire : est-ce que vous voulez donc vous tuer? Telle était là rigueur avec laquelle ils affligeaient et mataient leur corps. Paul se traitait avec si peu de ménagement que plus d'une fois son frère Jean-Baptiste, tout fervent qu'il était lui-même, fut contraint de lui arracher la discipline des mains; dans la crainte de le voir défaillir.

C'est ainsi que ces deux âmes d'élite se disposaient à une union toujours plus étroite avec Dieu. Ils goûtaient dans ces pieux exercices d'abondantes consolations spirituelles, et leur amour pour le souverain Bien s'enflammant de plus en plus, ils commencèrent à passer plusieurs heures chaque jour en oraison. Pour être plus libre et plus tranquille, Paul se levait deux et trois heures avant l'aurore, se retirait secrètement dans un cabinet, et là, répandait à loisir son cœur devant la Majesté divine. Saintement avide de puiser à cette source de vie, il employait encore à la prière tout le temps qui lui restait après l'école, s'enfermant dans l'intérieur de la maison. Mais comme il savait que  l'Église est le trône de miséricorde où Dieu réside parmi les hommes et le lieu consacré à la prière et au recueillement, il y passait tout le temps qu'il pouvait, assistant au saint sacrifice, récitant l'office divin avec les prêtres dans le chœur, ou bien y faisant oraison.

Son plus grand plaisir était de se tenir dans la maison du Seigneur; il y prolongeait tellement son séjour que, d'après le témoignage d'un religieux, prêtre et gradué en théologie, qui fut son contemporain et le témoin oculaire de sa vie, il fallait aller à l'église pour être sûr de le trouver. Dans la maison du Seigneur, telle était sa contenance extérieure et sa dévotion qu'il édifiait tous ceux qui le voyaient. Il fut remarqué entre autres par la comtesse Canefri qui était venue passer la saison d'été à Castellazzo avec sa noble famille. Cette dame allant souvent à l'église Saint Martin, y rencontrait presque toujours un jeune homme qui restait agenouillé des heures entières en oraison près d'une colonne. Désireuse de savoir qui il était, elle interrogea le sacristain. Celui-ci lui apprit que c'était un des fils de Luc Danéi. C'était notre Paul. Cette bonne dame fut très édifiée d'un tel exemple, et le jour même, de retour chez elle, lorsqu'on fut à table, elle voulut faire part aux autres de ses pieuses impressions et raconta en termes admiratifs au comte son époux, ce dont elle avait été témoin. Elle joignit à son récit cette sage réflexion, que sans doute ce jeune homme méditait quelque résolution extraordinaire. La piété avec laquelle Paul priait à l'église devait donc être tout à fait remarquable. Sa vue seule suffit pour faire conjecturer à la pieuse comtesse ce qui se passait dans son âme.

La foi vive dont il était pénétré pour la maison de Dieu, le tendre et filial amour qu'il nourrissait envers son Père céleste, le zèle dont il brûlait pour sa gloire, ne permettaient pas qu'il vît sans une peine profonde les profanations qui se commettaient dans le palais de la Majesté divine. Aussi, quand il lui arrivait de voir causer dans l'église, il allait se prosterner avec respect devant les coupables et les suppliait en toute humilité d'avoir plus d'égard pour la demeure de notre grand Dieu.

Le Seigneur est charité; il est ce feu qui dévore toute imperfection et qui transforme en lui ceux qui s'en approchent: Deus noster ignis consumens est. On peut juger par là quels fruits le jeune Paul retirait de ses longs entretiens avec Dieu. De jour en jour son âme se dépouillait de toute imperfection, s'enflammait d'un nouveau et ardent désir de lui plaire toujours davantage. Ses progrès étaient sensibles. Ses paroles, son regard, toute sa contenance respiraient cette modestie qui fait de l'homme extérieur un modèle et un objet d'édification.

Embrasé de jour en jour d'un nouvel amour pour Dieu, il conçut un désir très ardent de lui gagner des âmes et de les remplir de ferveur pour son service. Il forma donc une société de jeunes gens choisis, avec qui il allait de temps en temps se promener et à qui il adressait souvent de ferventes exhortations. Dieu donna un succès remarquable à sa parole : ces jeunes gens commencèrent à mener une vie édifiante et régulière. L'un d'eux eut à soutenir dans la suite une épreuve fort délicate pour sa vertu. Le serviteur de Dieu la rapportait comme nous allons dire. Une femme de mœurs licencieuses l'ayant accosté dans une rue fort écartée, le sollicita indignement au crime; mais ce jeune homme, plein d'horreur et de mépris pour ses infâmes propositions, coupe sur-le-champ une grande verge dans un buisson d'épines et se met à frapper avec force cette femme indigne qui fut ainsi justement châtiée de sa témérité et de son impudence. Voilà ce que peuvent dans la jeunesse la fréquentation et les entretiens d'un compagnon vertueux.

Pour leur faire goûter les amabilités du Seigneur et les affermir solidement dans la pratique des vertus chrétiennes, il leur enseignait avec une grâce et une douceur admirable la manière de traiter avec Dieu dans l'oraison. Il leur frayait ainsi la voie par laquelle on ne peut manquer d'arriver bientôt à une grande sainteté. Voyant que plusieurs d'entr'eux étaient appelés du Seigneur à un état plus parfait, il les détermina par ses conseils à abandonner le monde et à embrasser la vie religieuse. Six prirent l'habit des Serviteurs de Marie, d'autres entrèrent chez les Augustins et quatre se firent Capucins.

C'était surtout dans la maison paternelle et en particulier à l'égard de ses frères et sœurs que le jeune Paul exerçait son zèle. Il les exhortait à penser souvent à la Passion et à la mort de Jésus-Christ pour lesquelles il avait dès lors la plus tendre dévotion. Quelquefois il les conduisait dans sa chambre, et là, pour les affectionner à ces mystères qui sont la source de toutes les grâces, il leur faisait de pieuses lectures sur ce sujet. Comment ses discours n'eussent-ils point fait une vive impression? On le voyait pénétré jusqu'au fond de l'âme de compassion pour notre aimable Rédempteur ; ses plaies semblaient gravées dans son cœur.

Le Vendredi, jour spécialement consacré à la mémoire de la mort du Sauveur, lorsqu'il se mettait à table, au lieu de prendre son repas, il ne faisait que répandre des larmes; et s'il demandait un morceau de pain, il le mendiait à titre d'aumône, pour l'amour de Dieu, à sa sueur; il était cependant le maître du peu que sa famille possédait alors, un de ses oncles l'ayant fait son héritier, comme nous le dirons plus tard. La portion de pain qu'il mangeait était fort petite. Sa boisson, ce jour-là, était un mélange de fiel et de vinaigre. Il avait soin qu'on n'en soupçonnât rien dans sa famille. Au lieu de prendre du vin avec les autres, il se servait, à l'exemple des anciens anachorètes, d'une petite courge en forme de bouteille qu'il cachait et gardait scrupuleusement. Les personnes de la maison ne s'apercevaient pas d'une mortification si extraordinaire. Toutefois sa sœur se douta de la chose, lorsqu'un jour Paul revenant à la maison, elle lui vit entre les mains une vessie pleine de fiel. Elle lui demanda ce qu'il prétendait en faire. Son humble frère ne lui répondant que par le silence, elle crut avec raison que ce fiel, détrempé dans du vinaigre, était la boisson dont il usait le Vendredi. Nous en sommes d'ailleurs tout à fait assurés par un autre témoin qui a certifié que Paul, pour honorer la Passion du Sauveur, ne prenait d'autre boisson le Vendredi que le fiel et le vinaigre. Il avait un autre petit vase d'argile dans lequel il conservait du fiel pour la même fin. Jamais, aussi longtemps qu'il habita sous le toit paternel, ce vase ne tomba entre les mains de personne; Paul le dérobait avec un soin extrême à tous les regards; mais quand il fut parti, sa sœur, s'occupant un jour à nettoyer la maison, le heurta avec son balai et le mit en pièces. Mais, chose vraiment merveilleuse, à peine ce vase eût-il été brisé, que la chambre fut remplie d'un parfum extraordinaire qui frappa la sœur et les autres personnes de la maison. La pieuse fille ramasse et recueille les morceaux, les examine avec attention, elle les voit encore teints du fiel que le serviteur de Dieu y conservait.

Touchée de ce nouveau trait de la mortification de son frère, étonnée de ce parfum prodigieux qu'elle avait ressenti, elle voulut faire part de la merveille à une de ses tantes nommée sœur Rose-Marie, qui était religieuse de chœur au couvent de Saint-Augustin de Castellazzo. Elle lui porta donc un morceau du vase, afin qu'elle aussi pût jouir de ce parfum si délicieux et si extraordinaire. L'événement répondit à son attente. Le Seigneur montra par ce prodige, combien lui était agréable la pénitence que pratiquait le jeune Paul, pour honorer la Passion de son divin Fils.

A l'aide de ces saintes pratiques, Paul parvint à une si haute perfection, que de toutes parts déjà on le regardait et on le vénérait comme un saint; lorsqu'il paraissait, on disait de lui: «voilà le saint». Quand il voyait des jeunes gens réunis, c'était sa coutume d'approcher du groupe et de leur demander le sujet de leur entretien. Sa vue et le son de sa voix leur inspiraient tant de respect et de crainte qu'ils tremblaient de peur. Paul mettait à profit l'ascendant que le Seigneur lui, donnait sur les autres. Il entreprit avec succès de détruire l'abus pernicieux qui régnait chez les jeunes gens de se promener la nuit en chantant. Sur ses remontrances, tous prirent la résolution d'y renoncer, et à partir de ce moment, il n'y en eut plus un seul qui osât se permettre de circuler le soir en chantant ou en faisant de la musique, comme cela s'était pratiqué jusqu'alors avec les inconvénients et le scandale ordinaires en pareil cas.

On ne pouvait d'ailleurs mépriser impunément ses avis charitables. Les habitants de Castellazzo et surtout la jeunesse eurent occasion de s'en convaincre, lorsqu'ils apprirent la fin tragique d'un jeune mauvais sujet qui n'avait pas voulu en profiter. On le nommait Damien Tarpone. Paul, en cherchant à le réconcilier avec un autre, lui dit de bien se garder de courir encore la nuit, et l'avertit, que si cela lui arrivait de nouveau, il périrait d'une mort funeste. Soit mépris, soit indifférence pour la menace du serviteur de Dieu, ce jeune homme se rendit peu de mois après à Frascano pour s'entretenir avec une jeune fille dont il était follement épris; et voilà qu'une nuit, où il courait çà et là, comme font les jeunes libertins, il fut tué, comme Paul le lui avait prédit. On retrouva son corps dans une des prairies qui longent la Bormida. A un autre jeune homme qui n'avait pas assez la crainte de Dieu, il prédit non moins clairement, contre toute prévision, qu'il mourrait bientôt. Le père de ce jeune homme, affligé de l'ingratitude et de l'inconduite de son fils, avait, prié Paul de l'admonester et de le ramener aux sentiments de respect qu'il devait à l'auteur de ses jours. Le serviteur de Dieu fait appeler le fils, le reprend avec charité de ses manquements, l'engage à demander pardon à son père, afin de réparer en quelque manière ses torts par cet acte de soumission. Moi, demander pardon à mon père, lui répondit le jeune effronté, jamais. Vous refusez de demander pardon à votre père? répliqua Paul. Eh bien! Dans peu, vous mourrez. Le châtiment suivit de près la menace. Quelques jours à peine s'étaient écoulés, que le coupable mourut, bien qu'à la jeunesse il joignît une santé parfaite.

Afin d'accréditer encore plus son fidèle serviteur, Dieu lui communiqua dès lors le don de pénétration des consciences. Une vive lumière lui découvrait le fond des cœurs. Souvent même, quand c'étaient des pécheurs, il ressentait une puanteur horrible, mais surnaturelle, qui était comme l'indice de la laideur et de la difformité des crimes dont ils étaient souillés. Éclairé par ce moyen sur les besoins des âmes et brillant du désir de les sauver, Paul manifestait, tantôt à celui-ci, tantôt à celui-là, les fautes qu'il avait commises, mais en secret et en tête à tête. Mon frère, disait-il avec une pleine assurance, vous avez fait tel péché; allez vous confesser. Puis, instruisait le coupable pour lui faciliter le moyen de faire une bonne confession, et finalement, il l'adressait à quelque bon confesseur dont les charitables avis pussent guérir les plaies de sa pauvre âme.

Tel était le grand bien que Paul opérait, dès lors; telle était la règle de vie qu'il s'était tracée, étant encore dans le siècle. Tout le monde sent combien cette conduite était propre à l'unir intimement à Dieu et à lui faire atteindre une perfection sublime.

Nous tenons plusieurs de ces détails de sa propre bouche. Il en fit la confidence à son confesseur dans sa vieillesse, un jour qu'il se trouvait en proie à un délaissement spirituel très douloureux, plongé dans d'épaisses ténèbres et une profonde obscurité, enfin dans cet état où, l'âme étant privée de lumière, tout inspire de l'effroi: «Ah! Lui dit-il d'un air triste et mélancolique, il me parait que j'ai fait fausse route. Si j'étais resté dans le monde, peut-être me serais-je sauvé. Et maintenant!...» Puis, achevant son discours : «Alors, ajouta-t-il, je donnais au moins sept heures, tant de la nuit que du jour, à l'oraison et aux autres exercices de piété. Les jours de fêtes, je me levais de grand matin, et j'allais à une confrérie dont j'étais membre; l'assemblée finie, je me rendais à l'église principale où l'on avait coutume d'exposer le Saint-Sacrement, et j'y demeurais prosterné à genoux pendant cinq heures au moins. J'allais ensuite prendre un peu de nourriture, puis j'assistais aux vêpres; après vêpres, j'allais respirer quelques moments à la campagne en compagnie de quelques bons jeunes gens avec qui je m'entretenais de choses édifiantes; Je faisais encore une heure d'oraison avant d'aller prendre mon repos». Ces paroles nous donnent lieu de faire une observation très vraie, c'est que, par une disposition spéciale de la Providence, il arrive parfois que les Saints, tout en voulant se confondre et s'accuser eux-mêmes, nous révèlent des secrets qu'on n'aurait jamais surpris autrement.

Tout cela ne suffisait pas à la ferveur de Paul; il se livrait encore à d'autres œuvres bien plus pénibles et plus mortifiantes. Les cadavres les plus infects que personne ne voulait toucher, il était, lui, le premier à les mettre sur ses épaules, à l'imitation de Tobie; et par son exemple, il déterminait les autres à faire de même et à les porter jusqu'au lieu destiné à leur sépulture. La fosse ouverte, il se tenait au bord avec un de ses amis, et là, à la vue de ces cadavres tombés en pourriture, de ces ossements décharnés, ils lisaient l'un et l'autre comme dans un livre véridique ouvert sous leurs yeux, toute la vanité des choses d'ici-bas. Cette vue produisit une si salutaire impression sur l'ami de Paul, qu'il renonça généreusement au monde et se voua à une vie de ferveur et d'austérité.

Le serviteur de Dieu fut élu, à quelque temps de là, Prieur de la Confrérie de Saint-Antoine, dont le siège était peu éloigné de sa demeure. Il s'y rendait le matin les jours de fêtes, et revêtant le sac des confrères, il leur adressait de la stalle du Prieur une exhortation spirituelle et les instruisait des devoirs d'un bon chrétien. Telle était l'onction dont il accompagnait ce saint exercice, que les personnes de la ville s'invitaient mutuellement à aller l'entendre. L'après-dîner, il faisait le catéchisme aux enfants dans la même église.

Ce furent là les prémices offertes à Dieu par notre Bienheureux, les premiers effets de ce zèle ardent dont il était animé pour le salut des âmes, et comme l'essai de cette vie qu'il devait consumer ensuite dans l'exercice des missions auquel Dieu le destinait.

   

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