Deuxième Béatitude

          Bienheureux les doux, parce qu'ils auront la terre en héritage.

1.     Ceux qui escaladent une échelle, quand ils ont franchi la première marche, prennent la deuxième, la seconde les mène à la troisième, puis la suivante, et ainsi de suite. Si bien qu'en montant progressivement, on s'élève de plus en plus et on finit par atteindre le sommet [1].

Rapport entre les deux premières béatitudes

Où veut en venir cette entrée en matière ? Les degrés de la béatitude sont comparables aux diverses marches, me semble-t-il, et il est aisé d'en exposer la montée. Celui qui a atteint spirituellement le premier degré des béatitudes, en bonne logique, en entreprend le suivant, bien que, à première vue, cette affirmation semble sonner étrangement. Un auditeur trouvera peut-être impossible d'atteindre, après le royaume des cieux, l'héritage de la terre. Il semblerait plus logique de partir de la terre vers le ciel, puisque notre ascension monte de l'une à l'autre.

Mais si notre réflexion nous élève jusqu'aux cieux, nous y trouvons la terre, qui est accordée en héritage à ceux qui ont mené une vie vertueuse. Si bien que l'ordre des béatitudes n'est pas perturbé, quand Dieu nous promet d'abord le royaume des cieux et ensuite la terre.

Ce qui à première vue paraît terrestre, en réalité est de même nature [que ce qui précède]. Et même ce qui spatialement semble se situer au-dessus de fait est inférieur à l'essence spirituelle ; la pensée ne peut s'élever jusque-là sans que d'abord la raison ne dépasse le sensible.

Si donc la terre désigne l'héritage supérieur, ceci ne doit pas te choquer : le Verbe a voulu s'abaisser jusqu'à la bassesse de notre entendement, il est venu jusqu'à nous, parce que nous n'étions pas à même de nous élever jusqu'à lui.

Il nous communique les mystères divins par des termes et des appellations qui nous sont coutumiers par la vie de tous les jours. Il appelait dans la promesse précédente « royaume » l'ineffable béatitude du ciel. Il se réfère à ce qui se voit dans un royaume de la terre : diadèmes où brillent les pierreries, vêtements de pourpre dont le chatoiement éblouit le public, vestibules, tentures, trône surélevé, autour duquel se tiennent les écuyers, et tout le faste dont s'entourent sur la scène de la vie présente les grands de ce monde, qui cherchent par là à accroître l'éclat de leur puissance.

Sens du royaume

Le terme de royaume évoque pour nous une idée de grandeur, qui dépasse presque tout le reste de ce qui a du prestige aux yeux des hommes. C'est la raison pour laquelle le Christ se sert de cette expression pour désigner des biens éminents [2]. S'il avait existé quelque chose de plus grand que le royaume, certainement que le Seigneur l'eût utilisé pour éveiller dans le coeur de ses auditeurs le désir de l'inexprimable béatitude.

Il était impossible de désigner par leur terme propre les biens qui dépassent notre entendement et notre connaissance : « Ce que l'œil n'a pas vu, ce que l'oreille n'a pas entendu ce qui n'est pas monté au coeur de l'homme » (1Co. 2, 9 = Es. 64, 3).

Que signifie « terre » ?

Pour que la béatitude escomptée n'échappe pas totalement à notre esprit, l'insaisissable nous est révélé de manière à permettre à la pauvreté de notre nature de le saisir. La double signification de l'expression « terre » ne doit pas ramener ton esprit du ciel à la terre matérielle, car l'exposé des précédentes béatitudes t'a fait monter et t'a permis de t'élever jusqu'à l'espérance du ciel : occupe-toi donc de la terre qui n'est pas donnée en héritage à tous, mais uniquement à ceux qui par la douceur pratiquée au cours de leur vie sont reconnus dignes de cette promesse.

Le grand David, me semble-t-il, qui, au témoignage de l'Écriture, entre tous ses contemporains s'est distingué par sa douceur et sa patience, prédit, par l'inspiration de l'Esprit Saint, cette promesse et dans la foi a saisi cette espérance, quand il dit : « Je suis sûr de voir les bienfaits du Seigneur dans la terre des vivants » (Ps. 26, 13).

Il ne me semble pas que le prophète désigne par « la terre des vivants » celle qui produit tous les mortels et reprend en son sein tout ce qui vient d'elle. Mais il entrevoit « une terre des vivants » qui ne connaît pas la mort, que les pécheurs n'ont jamais foulée, où le mal n'a pas droit de cité, que n'a jamais labourée le semeur de l'ivraie, qui ne produit ni ronces ni épines. Là sourd la fontaine du repos, là se trouvent le lieu du pâturage et la Source qui s'élargit en quatre fleuves, où le Dieu créateur de toutes choses a planté sa vigne et où nous trouvons tous les biens que la révélation divine nous décrit en images [3].

Quand nous pensons à cette terre sublime, au-delà des Cieux, sur laquelle est établie la cité du Roi, sur laquelle « on a fait des récits de gloire » (Ps. 86, 3), comme dit le prophète, la gradation des diverses béatitudes ne nous surprendra plus. Il ne serait pas convenable de faire espérer la présente terre à ceux qui, au dire de l'Apôtre, « seront enlevés dans les nuées du ciel, à la rencontre du Seigneur dans les airs, et ainsi seront toujours avec le Seigneur » (1 Th. 4, 17).

Qui sont les doux ?

2.     Voyons à quelle vertu cette terre sera donnée en récompense. « Heureux les doux, parce qu'ils auront la terre en héritage ». En quoi consiste cette douceur ? Pourquoi le Verbe de Dieu proclame-t-il la douceur bienheureuse ?

Il ne me semble pas indiqué de comprendre sans discrimination sous le nom de cette vertu tout ce qui se fait avec douceur, si on entend par ce mot le flegme et l'indolence. Le coureur mou n'est pas plus doux que celui qui le devance ; dans un pugilat, le plus lent ne remporte pas la victoire. Quand nous courons pour la récompense promise à notre vocation de chrétiens, saint Paul nous exhorte à nous hâter : « Courez de façon à remporter la victoire » (1 Co. 9, 24). Lui-même avançait d'un pas ardent, oubliant ce qui était derrière lui, pugnace et rapide. Il observait l'adversaire, il prenait position, les armes à la main, il lançait le trait non pas au hasard ni dans le vide mais il visait le point vulnérable de son ennemi, dirigeant ses coups contre la partie exposée du corps.

Veux-tu connaître le style de Paul au pugilat ? Regarde les blessures de son adversaire (cf. 2 Co. II, 23), compte les coups reçus par ce dernier, considère les blessures des vaincus.

Tu n'ignores pas quel adversaire il combat dans sa chair, qu'il frappe, qu'il flagelle par la continence, qu'il mortifie par la faim, la soif, le froid, la nudité (2 Cor. II, 27) ; à qui il imprime les marques du Seigneur (Ga. 6, 17), qu'il vainc à la course et dépasse (1 Co. 9, 24) pour ne pas enténébrer ses yeux (Rm. II, 10), quand son adversaire le précède.

Si saint Paul a un style vif, prompt, léger, si David allonge la foulée pour attaquer ses ennemis (Ps. 17, 37), si le Bien-Aimé du Cantique est comparé à la gazelle qui saute par-dessus les montagnes et bondit par-dessus les collines (Ct. 2, 8) — il serait possible de citer beaucoup d'autres exemples où la vivacité prend le pas sur l'indolence —, pourquoi le Christ loue-t-il la douceur et la dit-il bienheureuse et digne de récompense ?

« Heureux, proclame-t-il, les doux car ils obtiendront la terre en héritage ? » Cette terre féconde en fruits merveilleux, où se trouve l'arbre de vie qu'arrosent les sources des dons spirituels, où mûrit la vraie vigne que nous apprenons avoir été plantée par le Père (Jean 15, 1) [4].

La douceur évangélique est une montée

3.     Le Verbe semble suggérer que la pente du vice est glissante et que notre nature est inclinée vers le mal ; comme les corps restent immobiles aussi longtemps qu'ils sont tournés vers le haut mais s'ils sont jetés de la cime d'une montagne, ils tombent avec une précipitation accélérée par leur pesanteur. Chute vertigineuse au point d'échapper à toute description.

Une chute aussi vertigineuse est chose pernicieuse. Celui qui prend le chemin inverse, au contraire, est ici déclaré bienheureux. Telle est la douceur qui oppose à la violence de la précipitation la stabilité impavide et circonspecte.

Comme le feu jette naturellement ses flammes vers le haut et ne se meut pas dans l'autre direction, la vertu, rapide et incisive, est toujours portée vers le haut et ne bouge pas dans l'autre direction. La mobilité de notre nature est portée vers le bas par sa pesanteur, aussi déclare-t-on ici bienheureux ce qui est stable. Ce qui en nous, au repos, témoigne de sa montée.

Mieux vaut illustrer notre propos par des exemples puisés dans la vie. La volonté de chacun de nous est bivalente, elle peut prendre à son gré deux directions : celle de la modération, celle de l'intempérance. Ce que l'on peut dire d'une vertu ou d'un vice s'applique à toutes les valeurs morales. La nature humaine de toute manière opte entre deux directions contraires : la colère ou la douceur, l'orgueil ou l'humilité, la jalousie ou la bienveillance, la haine ou la bonté qui respire générosité et paix.

Comme la vie humaine comprend un élément physique, où s'enracinent les passions, et que chaque passion est fortement et irrésistiblement tendue vers l'apaisement de la volonté (la matière pèse lourdement), le Seigneur ne déclare pas bienheureux ceux dont la vie est exempte de passions, parce qu'il n'est pas possible dans une existence terrestre de se libérer totalement des sens et des passions. Le Christ appelle douceur la forme de vertu que nous pouvons atteindre au cours de notre vie mortelle et affirme que la douceur suffit pour parvenir à la béatitude. Il n'exige pas l'impassibilité totale : seul un législateur inique pourrait demander à la nature humaine ce dont elle n'est pas capable.

Ce serait un peu comme si on demandait aux poissons de vivre dans les airs ou inversement, aux oiseaux de vivre dans l'eau. La loi doit s'adapter aux dispositions de la nature. La béatitude prescrit la modération et la douceur et non l'absence totale de passions, ce qui est impossible à la nature, tandis que les deux vertus sont praticables.

Si la béatitude bannissait complètement toute passion et tout désir, la bénédiction serait inutile et inutilisable. Quel être de chair et de sang pourrait y parvenir ? Le Seigneur condamne non pas ceux qui accidentellement succombent à la passion mais celui qui cultive et satisfait ses passions de propos délibéré [5].

Juguler et diriger les passions

Il est naturel à notre faiblesse de voir surgir en elle des impulsions contre son gré. Mais la passion ne doit pas nous entraîner comme un torrent : nous devons courageusement lui résister et l'écarter avec notre raison. Ceci est la tâche de la vertu.

4.     Heureux ceux qui ne cèdent pas facilement aux impulsions de la passion mais qui savent les maîtriser par la raison. Celle-ci agit à la manière d'un mors : elle jugule les mouvements de la passion et protège l'âme contre ses écarts.

L'exemple de la colère

Il sera plus aisé, en analysant les dérèglements de la colère, de comprendre que la douceur est bienheureuse. Un mot déplacé, une action ou simplement une supposition provoque cette maladie, tourne les sangs et retourne le cœur. On peut voir, comme en mythologie, les philtres produire le changement en animaux : ici la colère change un homme en porc, en chien, en panthère ou en un autre animal. L'œil se gorge de sang, le cheveux se dressent sur la tête, la voix devient rauque, le langage grossier, la langue est comme paralysée, incapable d'exprimer les sentiments qui bouleversent le cœur, les lèvres ne parlent plus, de manière intelligible, ne maîtrisent plus la salive mais écument en parlant et envoient « des postillons ». De même les mains, les pieds, tout le corps que la passion secoue.

Si de deux hommes un seul se comporte ainsi et que l'autre par contre s'efforce d'apaiser le mal, avec des arguments de raison, l'œil serein et d'une voix tranquille, comme un médecin qui avec son art assiste quelqu'un qui se débat dans une crise de folie, ne reconnais-tu pas toi-même, à comparer les deux, que l'un mérite commisération et répugne pour s'être livré à des instincts de brute, mais que le doux mérite d'être appelé bienheureux, parce que face à la méchanceté de son proche, il a gardé son calme.

5.     Il est patent que le Verbe vise ici cette passion (de la colère), parce que la douceur accompagne l'humilité. Les deux sont liées : l'humilité est la mère de la douceur du cœur. Si tu fermes la porte à l'orgueil, la colère ne trouve pas d'entrée. Brutalité et ignominie provoquent cette maladie chez les violents. Mais l'ignominie n'atteint pas celui qui pratique l'humilité.

Quel est le remède ?

Celui qui purifie sa raison de toutes les illusions humaines et prend conscience de l'origine misérable de notre condition et vers quel terme se dirige notre existence fugace et éphémère, les souillures de notre chair, la pauvreté de notre nature, incapable de veiller à sa subsistance sans recourir à la chair animale, sans oublier les souffrances, les épreuves, les accidents et les diverses maladies auxquelles tous les hommes sont exposés et qui n'épargnent personne : qui considère tout cela d'un regard purifié du cœur ne sera pas facilement ébranlé, s'il n'est pas entouré de considération.

Au contraire on pensera que les marques d'estime des autres proviennent d'une erreur, puisque de nature nous ne sommes rien, nous n'avons rien qui puisse nous attirer l'éloge des hommes, en dehors de notre âme dont la gloire est hors de prise de ce que le monde peut nous offrir. Tout ce qui fait la gloire des hommes : richesse, race, célébrité, sentiment de supériorité, enlève la gloire à l'âme et prépare sa honte. Tout homme censé et circonspect veillera à ne pas en souiller la pureté de son âme.

Pareille disposition ne signifie pas autre chose que de vivre profondément l'humilité du cœur. Ceux qui sont enracinés en cette expérience ne fournissent en leur âme aucune ouverture à la colère.

La colère une fois bannie, la vie connaît le repos et la paix, qui ne sont pas autre chose que la douceur dont la fin est la béatitude et l'héritage des cieux, dans le Christ Jésus, à qui la gloire et la puissance dans les siècles des siècles. Amen.


[1] Image qui trouve son enracinement dans l'échelle de Jacob, appelée à devenir, classique en théologie spirituelle, par exemple, chez Jean Climaque qui écrivit « l’échelle du paradis », livre qui lui vaudra son surnom.

[2] Grégoire ne fournit pas d'enracinement biblique et messianique à la notion de « royaume » mais se maintient sur un plan strictement littéraire.

[3] Accumulation d'images bibliques, développées partiellement plus loin. Les « quatre fleuves » se réfèrent à la description du paradis terrestre (Gen. 2. 10).

[4] L'arbre de vie (voir Apocalypse 22, 2) présente le royaume futur comme le retour au paradis, selon une représentation fréquente de la théologie syrienne.

[5] Dans la pensée de Grégoire la passion n'est pas mauvaise en soi. Elle est une donnée de la vie terrestre qu'il faut « juguler » par une volonté éclairée. Voir J. Daniélou, Platonisme et théologie mystique (Ire partie, ch. II, en particulier pp. 67 et suivantes).

    

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