TROISIÈME BÉATITUDE

          Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés

1.     Nous n'avons pas encore atteint le sommet de la montagne, nous nous trouvons encore dans notre méditation à ses pieds, même si nous avons déjà franchi quelques cols et atteint la pauvreté bienheureuse et si nous sommes arrivés jusqu'à la douceur, plus élevée encore.

De ces collines, le Verbe de Dieu nous conduit plus haut et nous montre immédiatement parmi les béatitudes une troisième hauteur que nous pouvons atteindre, en écartant tout obstacle et en secouant les chaînes du péché, selon le mot de l'Apôtre (Héb. 12, 1), pour atteindre aisément et courageusement la cime et nous approcher de la lumière de la vérité (cf. Héb. 12, 22).

Ceux qui pleurent

Que dit le Seigneur : « Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés ». Celui qui est imbu de l'esprit du monde pourra ricaner et se moquer du Verbe, en disant : S'il appelle bienheureux ceux qui sont accablés de malheurs, malheur à ceux qui ne sont pas malheureux !

Il rira encore davantage en énumérant les diverses catégories de malheurs : l'épreuve des veuves et celle des orphelins, la perte de la fortune, le naufrage, la captivité dans la guerre, la condamnation par le tribunal, le bannissement, les confiscations, la répudiation, les conséquences des maladies, comme la cécité, les mutilations, les infirmités du corps. Et si quelqu'autre épreuve frappe les hommes dans leur vie, physique ou spirituelle, l'interlocuteur les énumérera toutes pour prouver l'insanité de la parole évangélique qui appelle « heureux ceux qui pleurent ».

Ne nous laissons pas abuser par ceux qui considèrent les vérités de Dieu avec un esprit grossier et pusillanime. Cherchons selon notre pouvoir à découvrir la richesse qui se loge dans ces paroles pour mesurer la distance qui sépare les considérations charnelles et terrestres de celles qui sont sublimes et célestes.

Pleurer ses péchés

2.     On peut estimer en premier lieu heureux ceux qui pleurent leurs égarements et leurs péchés, d'après l'enseignement de saint Paul qui affirme qu'il n'existe pas une seule sorte de tristesse mais une tristesse selon le monde et une tristesse selon Dieu. La première opère la mort, la seconde apporte le salut (1 Cor. 7, 10).

Comment ne pas appeler, en effet, bienheureuse une pareille disposition du coeur, quand elle reconnaît le mal et pleure une vie pécheresse. Dans un membre nécrosé, à la suite d'un accident, la paralysie est le signe qu'une partie du corps est en train de mourir. Si l'art du médecin parvient à rendre à ce membre la sensation, médecin et malade se réjouissent, même s'il s'agit d'une sensation de douleur, parce qu'on peut entrevoir la guérison.

L'Apôtre écrit aux Corinthiens que quelques-uns parmi eux sont devenus insensibles et se sont vautrés dans une vie pécheresse. Ceux-ci, en effet, par rapport à la vertu se comportent comme des cadavres sans vie et n'ont plus conscience de ce qu'ils font.

Si une parole salutaire les atteint comme un remède qui réchauffe et qui brûle — je pense aux menaces du jugement à venir — et que leur cœur est bouleversé par la peur de ce qui les attend : la terreur de l'enfer, le feu inextinguible, le ver rongeur, les grincements des dents, les pleurs sans fin, les ténèbres extérieures — tous ces remèdes brûlants et amers utilisés, s'ils font revivre celui qui est engourdi dans les passions de la volupté et lui font prendre conscience de sa vie passée, peuvent le rendre heureux, en inoculant à l'âme le pourquoi de la souffrance.

Paul châtie celui qui, dans sa déviation, avait souillé la couche de son père, aussi longtemps qu'il se montre insensible à l'endroit de sa faute. Quand le remède du châtiment commence à agir, il vient le consoler, parce que sa douleur lui a rendu la béatitude, de peur, dit-il « qu'il ne sombre dans une tristesse excessive » (2 Co. 2, 7). Pareil exemple qui nous fait réfléchir sur la béatitude ne semble pas inutile pour disposer à une vie vertueuse, parce que le péché surabonde dans la vie des hommes. Le remède, ce sont les larmes de la contrition.

La consolation future

3.     Mais il me semble que le Verbe de Dieu veut nous enseigner une chose encore plus profonde, en parlant de cette affliction durable. En effet, s'il ne voulait parler que de la contrition des péchés, il dirait : bienheureux ceux qui ont pleuré et non « ceux qui pleurent ». Comme on dit : heureux ceux qui ont été malades et non ceux qui sont malades. Continuer à soigner prouve que la maladie perdure.

Pour une autre raison, il me semble indiqué de ne pas limiter la béatitude à ceux qui pleurent leurs péchés. Nous connaissons beaucoup d'hommes qui mènent une vie irréprochable et à qui Dieu lui-même porte un témoignage intégral de bonne conduite. Qui accusera Jean d'avarice, Elie d'idolâtrie ? L'histoire rapporte-t-elle d'eux quelque péché ou même quelque peccadille ? Alors quoi ? Le Verbe veut-il les exclure de la béatitude sous prétexte qu'ils n'ont pas commencé par être malades et qu'ils n'ont pas eu recours au remède, c'est-à-dire la douleur et la contrition ? Ne serait-il pas absurde de les exclure de la béatitude, parce qu'ils n'ont pas péché ni guéri leurs fautes dans la pénitence ? Ne vaudrait-il pas mieux alors pécher que vivre irréprochables, si la grâce de Consolateur n'était accordée qu'à ceux qui pleurent leurs fautes ?

« Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés ». Suivons les traces, selon le mot de Habacuc, de celui qui nous fait « marcher sur les hauteurs » (Ha. 3, 9), cherchons le sens caché de ces paroles pour percevoir à quelle tristesse est promise la consolation de l'Esprit saint.

La cause des larmes

Voyons d'abord ce qu'est l'affliction et quelle est la cause des larmes ? Il est clair pour tous que l'affliction est la tristesse de l'âme, causée par la privation d'un bien qui lui est précieux. L'affliction n'a pas de place chez ceux dont la vie n'est que joie.

Voici un homme gâté par la fortune. Tout lui réussit : il vit en harmonie avec son épouse, ses enfants ne lui procurent que satisfaction, il est protégé par ses frères associés, il est considéré dans les assemblées, honoré par les puissants, redouté par ses ennemis, accessible à ses amis, éclatant de bien-être, il nage dans les délices, sans préoccupation ; sa santé est robuste, il a tout ce que l'on peut désirer ici-bas. Un pareil homme a plaisir à tout ce qu'il possède.

Mais si la fortune change, si un accident ou une séparation le prive d'un de ses meilleurs amis, s'il subit d'importants dommages, si une maladie lui fait perdre sa solide constitution, la privation de ce qui faisait sa joie provoque le sentiment contraire, que nous appelons la tristesse. La définition que nous avons fournie est donc exacte : l'affliction est la tristesse d'avoir perdu un bien qui nous est cher.

Si nous avons compris ce qu'est l'affliction humaine, le connu peut nous éclairer sur l'inconnu, pour nous permettre de savoir quelle tristesse est appelée bienheureuse et digne d'être consolée. Si ici-bas la perte des biens provoque l'affliction, si personne ne pleure un bonheur ignoré, il nous faut connaître ce qui est le bien, ce qui le constitue en vérité, et d'abord explorer la nature humaine. Il nous sera possible alors de découvrir quelle tristesse est appelée bienheureuse.

De deux aveugles, l'un est né avec cette infirmité, l'autre a connu la lumière mais a perdu la vue dans un accident malencontreux. Le sort ne les fait pas souffrir de la même manière. Celui qui sait ce qui lui fait défaut souffre de se voir dépossédé de la vue ; l'autre qui n'a jamais connu jusqu'à présent pareil bienfait, passera sa vie sans s'affliger ; comme il a toujours vécu dans l'obscurité, il ne s'imaginera pas être privé d'un bien.

Le premier aspirera passionnément par tous les moyens à retrouver le bienfait de la lumière pour obtenir ce dont il se sait privé cruellement. Le second vivra dans la nuit, jusqu'à sa vieillesse, et, faute d'avoir connu la lumière, considère son état comme un bien.

Il en est de même de celui qui a compris quels sont les véritables biens, en même temps que sa misère : il se considérera malheureux et sera dans la tristesse, parce qu'actuellement il a perdu ce bien.

Ce ne sont pas les larmes que le Verbe appelle bienheureuses mais la connaissance du bien et la douceur de se savoir privé de ce qu'on cherche.

Que cherchons-nous, qui cherchons-nous ?

4.     Cherchons donc quelle est cette lumière dont n'est pas illuminée la caverne de notre vie présente [1]. Notre désir aspire-t-il peut-être à l'irréalisable ou à l'insaisissable ? Quelle ressource de réflexion possédons-nous pour scruter la nature de ce que nous cherchons ? Quel mot, quel langage nous fournit une conception adéquate de la lumière qui est au-dessus de nous ? Comment nommer ce que l'on ne peut voir, comment exprimer ce qui n'a pas de matière ? Comment montrer ce qui fuit le regard ? Comment cerner ce qui n'a pas de mesure ou de consistance corporelle ?

Ce qui est sans forme, ce qui échappe au temps et à l'espace, ce qui est sans fin et qui déborde sans cesse les limites de toute représentation, dont l'œuvre est la vie et la substance de tout ce que l'on comprend sous le nom de bien, en qui nous, contemplons tout ce qui élève, tout ce qui est grand : Divinité, Royaume, Puissance, éternité, incorruptibilité, joie, allégresse, et tout ce que l'on peut penser et dire de grand.

Comment et par quelle considération nous mettre sous les yeux ce bien qui voit et est invisible, qui donne l'être à toute chose mais toujours existe par lui-même sans jamais avoir besoin de devenir ?

5.     Pour ne pas nous fatiguer en vain à consacrer notre discours à l'insaisissable, ne cherchons pas à scruter plus longtemps la nature des biens supérieurs, parce qu'il est difficile d'en avoir l'intelligence. Nous aurons du moins gagné de savoir que s'il est impossible de saisir ce que nous cherchons, nous avons du moins une idée de la grandeur de ce que nous cherchons. Plus nous avons conscience que le bien de sa nature échappe à notre recherche et plus nous nous attristons, parce que le bien dont nous sommes privés est si grand de par sa nature que même sa connaissance nous échappe.

Ce que nous avons perdu

Ce bien qui dépasse tout entendement, nous l'avons autrefois possédé et il était si grand en nous que l'humanité, réplique exacte du modèle divin, semble avoir subi une mutilation [2]. Ce que nous en conjecturons à présent se trouvait également chez l'homme, avec l'incorruptibilité et la béatitude : autonomie et indépendance, absence de souffrance et d'effort, intimité avec la Divinité, clarté du regard d'un esprit avisé qui perçoit sans voilement.

Tout cela nous est exposé, en peu de mots, par le récit de la création, où il est dit : L'homme a été créé à la ressemblance de Dieu, il a vécu dans le paradis, il en a goûté avec délices les produits. Le fruit des arbres était vie, connaissance, et toutes sortes de biens.

Si nous avons possédé tout cela, comment ne pas pleurer sur notre malheur, à comparer à cette béatitude la misère de la vie présente ? De si haut être tombé si bas, l’image de ce qui était céleste est devenue terre, le Seigneur est devenu esclave, et ce qui avait été créé pour l'immortalité fut condamné à mort, ce qui a connu les délices du paradis fut condamné à une région malsaine et hostile, assuma une vie fragile et pleine d'épreuves. Ce qui était autonome et indépendant fut accablé de tellement de maux qu'il est difficile de dénombrer tous ces tyrans.

Chacune de nos passions nous commande, quand elle domine en despote sur ceux qu'elle a réduit en esclavage. Comme un tyran qui a pris d'assaut la citadelle de l'âme, elle maltraite par ses sujets qu'elle domine, en abusant de nos pensées, selon son bon vouloir. Ainsi la colère, la peur, la lâcheté, la présomption, la douleur et la volupté, la haine, les querelles, la dureté, l'envie, la flatterie, la vengeance, l'indolence et toutes les passions qui en nous se combattent entre elles : autant de maîtres et de tyrans qui asservissent l'âme comme une prisonnière.

Celui qui fait mention des épreuves du corps qui font partie de notre condition, les nombreuses maladies qu'à l'origine l'humanité n'a pas connues, versera encore plus de larmes, quand il comparera bonheur et souffrance, les maux et les biens.

6.     L'enseignement caché de celui qui proclame heureuse la tristesse veut encourager l'âme à chercher le bien véritable et à ne pas se laisser égarer par les illusions de la vie présente. Celui qui a une vue exacte de la situation ne peut pas vivre sans larmes, comme celui qui se complaît dans les voluptés de cette vie ne sait pas ce qu'est la tristesse ; il ressemble aux animaux sans raison. — Qu'y a-t-il de plus misérable que d'être privé de la raison ? — Ces derniers n'ont aucune sensibilité pour le malheur : leur vie s'écoule avec ses satisfactions. Le cheval est indomptable, le taureau agressif, le porc dresse ses soies, les petits chiens s'amusent, les veaux gambadent, et chaque animal a sa manière d'exprimer sa joie. S'ils avaient la raison, ils ne passeraient pas leur existence insensée et malheureuse dans la joie.

Il en est de même des hommes qui ne connaissent pas les biens dont nous avons été dépossédés ; ils passent leur vie dans la volupté. La satisfaction empêche d'espérer mieux. Qui ne cherche pas ne trouvera pas ce que seul le chercheur découvre [3]. Voilà pourquoi le Verbe appelle la tristesse bienheureuse, non qu'elle le soit en elle-même mais par ce qu'elle fait sourdre en nous. Le contexte nous montre que dans la consolation obtenue, la tristesse s'est épanouie en béatitude.

« Heureux ceux qui pleurent », dit-il. Jésus ne s'arrête pas là mais il continue : « Ils seront consolés ».

Le grand Moïse — ou plus justement le Verbe — semble avoir reconnu prophétiquement la chose, dans les prescriptions mystérieuses de la pâque. Il ordonne de prendre du pain non levé pour la fête et d'assaisonner la nourriture d'herbes amères (Ex. 12, 8), pour déduire de ces figures que nous ne pouvons participer à la fête mystique, si nous n'avons pas mêlé les herbes amères de la vie présente à l'existence simple et sans ferment (du péché).

Le grand David, au sommet de sa gloire, et de sa royauté assaisonna sa vie d'herbes amères, soupirant et pleurant, au cours d'une existence qui se prolongeait, en désirant les choses meilleures : « Malheur à moi, s'écrie-t-il, car mon exil se prolonge » (Ps. 119, 5). Ailleurs, les yeux émerveillés, il contemple la beauté des saintes demeures et se sent défaillir de désir : « Plutôt la dernière place dans la maison du Seigneur que la première dans celles d'ici-bas » (Ps. 83, 11).

Si quelqu'un veut percevoir exactement la nature de l'affliction qui porte la béatitude, qu'il médite la parabole de Lazare et du riche, où l'enseignement est clair. Abraham dit au riche : « Souviens-toi que tu as reçu les biens au cours de ta vie, comme Lazare les maux. Il trouvera ici la consolation et toi la souffrance » (Luc 16, 25). Ceci est justice : car l'absence de réflexion ou plus exactement un mauvais calcul a éloigné le riche de l'économie de la bienveillance divine à l'endroit des hommes.

Dieu nous a donné à goûter le bien pur de tout mal et nous interdit de le mélanger avec le mal. Voilà pourquoi, pour nous être rassasiés goulûment du contraire, c'est-à-dire de la désobéissance à la parole divine, nous faisons la double expérience, celle de l'affliction et celle de la joie.

Il existe deux mondes et chacun présente deux formes de vie ; il existe également une double joie, l'une de ce monde, l'autre celle du monde futur, où nos espérances s'enracinent. Il est bienheureux celui qui mise sur les véritables biens entreposés dans l'éternité, en acceptant la tristesse de la vie présente et passagère, en sachant se priver des joies et des plaisirs de l'existence, dans l'attente des biens supérieurs.

La béatitude consiste à obtenir, au-delà du temps, un bonheur durable ; en attendant nous devons accepter de souffrir. Il n'est pas difficile de comprendre pourquoi notre texte appelle bienheureux ceux qui souffrent, car ils seront consolés pour l'éternité. Nous puisons la consolation dans la communion avec le Consolateur. La consolation est, en effet, un don de l'Esprit, qui nous est accordé par la grâce de notre Seigneur Jésus-Christ, à qui la gloire dans les éternités des éternités. Amen.


[1] Il n'est pas nécessaire de penser à la caverne des platoniciens. L'image prolonge celle des deux aveugles dont il est question un peu plus haut.

[2] Nous retrouvons ici le thème de l'image et de la ressemblance, congénitales à la création de l'homme, comme Grégoire le dit explicitement plus loin, point d'ancrage de la recherche et de la découverte de Dieu.

[3] La recherche même fait déjà partie de la vision, comme Grégoire le dit ailleurs : « Il n'y a qu'une seule manière de connaître la puissance transcendante : c'est de ne s'arrêter jamais à ce que l'on a compris, mais de tendre sans repos à l'au-delà du connu. » Cantique. Homélie 12. « Le désir est une grâce bien supérieure à la jouissance, car en lui seul nous voyons Dieu, autant que nous le pouvons. » Urs von Balthasar, Présence..., p. 70, qui se réfère au Cantique. Homélie 2.

    

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