Les Béatitudes

Voyant la foule, Jésus gravit la montagne. ses disciples vinrent auprès de lui. Et prenant les enseigna en disant :

Heureux les pauvres en esprit,
car le royaume des cieux est à eux.

Heureux les doux,
car ils posséderont la terre.

Heureux les affligés,
car ils seront consolés.

Heureux ceux qui ont faim et soif de justice,
car il seront rassasiés.

Heureux les miséricordieux,
car ils obtiendront miséricorde.

Heureux ceux qui ont le coeur pur,
car ils verront Dieu.

Heureux les artisans de paix,
car ils seront appelés fils de Dieu.

Heureux les persécutés pour la justice,
car le royaume des cieux est à eux
[1].

PREMIère Béatitude

          Bienheureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux.

l.      Qui parmi nous se met à l'écoute de la Parole pour s'élever au-dessus des pensées et des aspirations terrestres à ras du sol, jusqu'à la montagne spirituelle de la haute contemplation ? Cette montagne émerge de toutes les ombres du vice qui l'environnent, elle nous éclaire de toutes parts des rayons de la lumière véritable, qui nous permet de découvrir dans la clarté de la vérité tout ce qui échappe à ceux qui piétinent dans la plaine.

L'enseignement de la montagne

Les réalités et les dimensions de ce qui se découvre de la hauteur, Dieu le Verbe lui-même les expose en appelant bienheureux ceux qui ont fait l'ascension avec lui ; il montre en quelque sorte du doigt d'un côté le royaume des cieux, de l'autre, l'héritage de la nouvelle terre, puis la miséricorde, la justice, la consolation, la parenté de toute la création avec Dieu, le fruit des persécutions, qui nous unit au mystère divin : tout ce que la main du Verbe nous fait découvrir, depuis la cime, quand de ce haut lieu on regarde avec espérance [2].

Lorsque le Seigneur gravit la montagne, écoutons Isaïe s'écrier: « Venez, gravissons la montagne du Seigneur » (Is. 2, 3). Si nous sommes accablés par le péché, fortifions nos mains défaillantes comme nous y exhorte le prophète, et affermissons les genoux vacillants (Is. 35, 3).

Quand nous aurons atteint le sommet, nous rencontrerons celui qui guérit toute maladie et toute infirmité, qui a pris sur lui nos faiblesses, qui s'est chargé de nos souffrances (Is. 53, 4). Hâtons-nous de nous mettre en route, pour atteindre avec Isaïe le sommet de l'espérance et percevoir à la ronde les richesses que le Verbe dévoile à ceux qui l'ont suivi sur la hauteur. Que Dieu le Verbe ouvre notre bouche et nous apprenne ce qu'il entend par béatitude.

Le trésor caché

2.     Commençons par contempler, commençons par expliquer les premières paroles : « Heureux les pauvres en esprit : le royaume des cieux est à eux » (Mat. 5, 3). Si un homme cupide découvre un document qui lui indique la cachette d'un trésor, mais que l'endroit en question exige de ceux qui le convoitent sueur et effort, va-t-il renoncer à cause des difficultés, faire fi de l'aubaine, juger plus commode de ne s'imposer ni peine ni fatigue plutôt que de s'enrichir ? Ce n'est pas ainsi que se passent les choses, vous le savez bien. Mais il commence par convoquer ses amis. Il réunit de toutes parts tous les moyens qu'il peut, mobilise tous les ouvriers possibles pour conquérir le trésor caché.

Voilà le trésor, mes frères, dont parle l'Écriture, mais la richesse se cache dans l'obscurité. Si nous aspirons à posséder l'or incorruptible, joignons les mains dans la prière, pour que le trésor se dévoile à nous : nous nous partagerons la découverte et chacun le possédera tout entier.

Il en est de même du partage de la vertu : tous ceux qui la recherchent, la trouvent, chacun la possède tout entière, personne n'est lésé. Dans la distribution des biens de la terre, celui qui s'attribue plus que les autres désavantage ceux qui partagent avec lui, il diminue la part d'autrui de ce qu'il s'octroie injustement.

        Il en est des biens spirituels comme du soleil. Il se partage entre tous ceux qui le voient et se donne tout entier à chacun. Comme chacun de nous escompte de son effort le même profit, que la prière de tous soutienne notre recherche [3].

Qu'est-ce que la béatitude ?

Il nous faut d'abord considérer la béatitude comme telle et chercher à savoir en quoi elle consiste. La béatitude, à mon avis, est une synthèse de tout ce que l'on comprend sous le nom de bien dont rien de ce qu'on peut désirer ne fait défaut.

L'analyse de son contraire peut également nous fournir une définition de la béatitude. La misère est le contraire de l'état heureux. Le malheur est le sort des maux qui fondent sur nous et nous affligent contre notre gré. De part et d'autre ce qui arrive contraste et s'oppose. Celui qui est dit heureux peut se réjouir et se complaire en ce qui lui est offert. Celui qui est dit malheureux ne peut que se plaindre et gémir de ce qui lui arrive. Seule la divinité peut être vraiment déclarée bienheureuse.

Quoi qu'il en soit, la béatitude comprend une vie sans tache, le bien ineffable et insaisissable, la beauté indescriptible, la source de la grâce, la sagesse et la puissance, la véritable lumière, la fontaine de tout bien, la force qui maîtrise tout, ce qui mérite d'être aimé sans jamais se dégrader, une joie toujours effervescente, une jubilation ininterrompue dont on peut tout dire, mais sans rapport avec le mérite. L'intelligence n'en saisit pas la réalité et même si nous en avons une perception plus haute, rien ne peut l'exprimer.

A l'image de Dieu

Comme celui qui a modelé l'homme l'a créé à l'image de Dieu [4], nous pourrions, en second lieu, appeler heureux celui qui mérite cette appellation par la participation à la véritable Béatitude. Dans la beauté physique, nous jugeons en premier lieu la beauté d'après un visage, vivant et expressif, ensuite d'après l'image qui la représente.

Il en est de même de la nature humaine, image et ressemblance de la Béatitude supérieure : elle mérite d'être appelée bienheureuse et porte l'empreinte de la Beauté supérieure, quand elle dévoile et reflète dans sa vie les caractéristiques de la Béatitude.

Lorsque la souillure du péché eut effacé la beauté de l'image, vint celui qui nous a lavés dans une eau qui sourd et jaillit en vie éternelle (Jean 4, 14). La honte de notre péché a été effacée et nous avons retrouvé l'empreinte bienheureuse.

En peinture, par exemple, un connaisseur peut expliquer à des ignorants qu'un visage est beau, si en lui s'harmonise tout ce qui le constitue : les cheveux, les yeux, la forme, les sourcils, le pli des joues ; chaque détail en particulier contribue à la beauté de l'ensemble. L'artiste qui dessine notre âme à l'image du seul Bienheureux décrit dans son discours les divers éléments qui constituent notre béatitude.

Les pauvres en esprit

Le discours commence par ces mots : « Bienheureux les pauvres en esprit, parce que le royaume des cieux est à eux ».

3.     Quel profit tirerons-nous de la munificence divine, si nous n'expliquons pas le sens de ces mots ? En pharmacie beaucoup de médicaments précieux et rares pour les ignorants restent inutilisables et inefficaces, jusqu'à ce que la science nous apprenne comment les employer. Que signifie « la pauvreté en esprit », qui nous fait posséder le royaume des cieux ?

Vraies et fausses richesses

L'Écriture connût deux sortes de richesses, l'une est hautement appréciée, l'autre condamnée. Hautement appréciée est la richesse en vertu, méprisée la richesse matérielle et terrestre ; l'une est une acquisition de l'âme, l'autre la tentation facile de nos sens. Voilà pourquoi le Seigneur nous empêche de l'accumuler, parce qu'elle est exposée à la corruption des mites et aux déprédations des voleurs (cf. Mat. 6, 19). Il nous demande de rechercher les richesses supérieures qui échappent à la dégradation. Mites et voleurs signifient les ennemis de l'âme.

Vraie et fausse pauvreté

Si donc la pauvreté est mise en opposition avec la richesse, il existe symétriquement une double pauvreté, l'une est rejetée, l'autre est déclarée bienheureuse. Celui qui est pauvre en tempérance, celui à qui manque le bien de la justice, de la sagesse, de l'intelligence ou des autres biens de prix ressemble à un gueux : il est malheureux, à cause de son dénuement, il est à plaindre, parce que les biens les plus précieux lui font défaut.

Celui qui est pauvre, de propos délibéré, de tout ce qui constitue le mal, qui ne cache aucun des biens diaboliques dans le secret de son trésor mais dont l'esprit brûle d'ardeur et cultive la pauvreté de tout ce qui appartient au Mauvais, celui-là le Verbe de Dieu l'appelle bienheureux pour sa pauvreté et héritier du royaume des cieux.

Qui sont les pauvres en esprit ?

4.     Revenons à notre propos et cherchons en quoi consiste le trésor, efforçons-nous comme un mineur de mettre au jour le filon précieux. « Heureux les pauvres en esprit ». Ceci a déjà été dit plus haut, nous pouvons le redire : le but d'une vie vertueuse consiste à devenir semblable à Dieu.

Ce qui est sans passions et incorruptible échappe à l'imitation humaine. Il est strictement impossible qu'une vie soumise aux passions puisse muter la nature de ce qui est sans passions. Si Dieu seul est bienheureux, comme dit l'Apôtre (1 Tm. I, II et 6, 15), si les hommes participent à sa béatitude par leur ressemblance avec lui mais que l'imitation soit impossible, la béatitude est irréalisable pour la condition humaine.

L'humilité de Dieu

Mais il est possible à l'homme d'imiter Dieu en quelque manière. Comment ? La « pauvreté en esprit » me semble désigner l'humilité. Les paroles de l'Apôtre nous donnent en exemple la pauvreté de Dieu, qui pour nous s'est fait pauvre, de riche qu'il était, pour nous faire partager sa richesse par sa pauvreté (2 Co. 8, 9).

Tout ce que par ailleurs nous pouvons percevoir de la nature divine dépasse les limites de notre condition mais l'humilité nous est connaturelle et nous est commune avec tous ceux qui vivent sur terre, façonnés de la glèbe à laquelle ils retournent [5]. Si donc tu imiter Dieu en ce qui est conforme à ta nature et ne dépasse pas tes ressources, tu revêts comme un vêtement la forme bienheureuse de Dieu.

Qu'on ne s'imagine pas qu'il est aisé et facile d'acquérir l'humilité. Au contraire, ceci est plus difficile que l'acquisition de toute autre vertu. Pourquoi ? Parce qu'à l'heure où se reposât l'homme qui avait semé le bon grain, l'ennemi sema la part la plus considérable de la semence, l'ivraie de l'orgueil, qui a pris racine en nous (Mat. 13, 25).

Comme celui qui se précipita dans la faute, tout le malheureux genre humain à sa suite fut entraîné dans la même chute. Il n'existe pas de ce fait désastre plus grave pour notre nature que l'orgueil.

La condition d'esclave.

Comme presque tous les hommes sont naturellement portés à la superbe, le Seigneur commence les Béatitudes, en écartant le mal initial de l'orgueil [6] et en conseillant d'imiter le véritable Pauvre volontaire qui en vérité est bienheureux, de manière à lui ressembler, selon notre pouvoir, par une pauvreté volontaire pour avoir part à sa propre béatitude. « Ayez en vous, dit-il, les sentiments qui furent ceux du Christ Jésus. Quoiqu'il fût de condition divine il ne s'est pas prévalu de son égalité avec Dieu mais il s'est anéanti lui-même et prit la condition d'esclave » (Ph. 2, 5-7).

Qu'y a-t-il de plus misérable pour Dieu que de prendre, la condition d'esclave ? Qu'y a-t-il de plus infime pour le roi de l'univers que de partager notre nature humaine ? Le Roi des rois et le Seigneur des seigneurs, le juge de l'univers rend tribut à César. Le Maître de la création embrasse l'univers, entre dans une grotte, ne trouve pas de place dans une hôtellerie et se réfugie dans une crèche, en compagnie d'animaux sans raison. Celui qui est pur et immaculé prend sur lui les souillures de la nature humaine et après avoir partagé toute notre misère, il va jusqu'à faire l'expérience de la mort. Considère la démesure de sa pauvreté volontaire !

La Vie goûte la mort, le Juge est traîné devant le tribunal, le Maître de la vie de tous se soumet à la sentence d'un magistrat, le roi des puissances célestes ne se soustrait pas aux mains des bourreaux. A cet exemple, dit l’Apôtre (Ph. 2, 5-7), se mesure son humilité.

Regarde-toi toi-même

5.     Il me semble à propos de montrer l'incongruité de la Passion pour faire nôtre cette béatitude, en cultivant l'humilité avec aisance et sans effort. Les médecins expérimentés commencent par écarter les causes de la maladie [7], ils peuvent alors vaincre le mal. Nous aussi, nous voulons d'abord apprendre aux orgueilleux à dégonfler leur jactance et chercher à leur aplanir le chemin praticable qui mène à l'humilité. Comment mieux enseigner la sottise de l'orgueil, sinon en prenant conscience de notre condition humaine ? Celui qui au lieu de considérer les autres se regarde lui-même ne succombera pas facilement à pareille passion.

Qu'est-ce que l'homme ?

Qu'est-ce que l'homme ? Veux-tu que j'en donne une définition digne et honorable ? Celui qui glorifie notre nature et affirme la noblesse de notre origine dit que nous avons été façonnés avec la glèbe, la grandeur dont s'enorgueillit le superbe est de même nature que les briques.

Veux-tu que je révèle comment concrètement tu es entré dans l'existence ? Mais laissons cela, n'en parlons pas, pas un mot. Ne dévoile pas la honte de ton père et de ta mère, comme dit la Loi (cf. Lv, 18, 7), ne divulgue pas ce qui gagne a être oublié et se couvre de silence.

Tu n'as pas honte, alors que tu es pétri de terre et que bientôt tu retourneras en poussière, de te gonfler d'orgueil, comme une bulle d'eau et de te complaire en toi avec suffisance. Ne vois-tu pas les deux limites de la vie humaine, son commencement et sa fin ?

Tu es fier de ta jeunesse, tu ne vois que la fleur de l'âge, tu te complais en tes ressources inentamées : la vigueur de tes bras, la vélocité de tes jambes, ta chevelure ondulée sur les tempes, le duvet de tes joues, tu portes une tunique de pourpre à laticlaves de soie, qui représentent des scènes de guerre, de chasse ou d'autres thèmes artistiques.

Tu tires vanité de tes chaussures noires vernies, où brillent d'élégantes escarboucles. Voilà, ce que tu prends en considération. Mais tu ne te regardes pas toi-même.

Au cimetière

6.     Je vais donc te faire voir comme dans un miroir qui tu es, comment tu es fait [8]. N'as-tu jamais considéré en un cimetière les mystères de notre nature ? N'as-tu jamais vu les ossements entassés, comment des crânes décharnés te regardent avec des orbites caves et grimaçantes ? As-tu vu la bouche grimacer et les autres membres dispersés, çà et là ? Si tu as vu ce spectacle, t'y es-tu découvert toi-même ?

Où sont les signes de ta jeunesse florissante : tes joues rosies, le charme de tes lèvres, l'éclat de tes yeux, rehaussés par les sourcils ? Ton nez élégant entre tes friches joues ? Où sont les cheveux soyeux qui tombaient sur ta nuque, les boucles de tes tempes ?

Où sont les mains qui lancent le javelot, les pieds qui éperonnent le coursier ? Où est la pourpre, le byssus ? Où est le manteau, la ceinture, les chaussures ? Où est le cheval, où la course, où l'exubérance, où est tout ce qui nourrit actuellement ta jactance ?

Dis-moi où trouver ici ce qui a fait ton orgueil ? Qu'en est-il de la vanité de ton songe ? Où sont les fantasmes du dormeur ? Où le fantôme fugace et insaisissable, pareil au rêve de la jeunesse, qui s'évanouit à peine esquissé ?

Autant pour ceux qui sont insensés, dans leur jeunesse, par immaturité. Que dire alors de ceux qui ont atteint l'âge mûr, stabilisés par les ans, mais dont les moeurs sont instables, chez qui la maladie de l'orgueil s'aggrave, mal que l'on pourrait appeler présomption ?

L'orgueil de la puissance

Une situation élevée impliquant la puissance produit l'orgueil [9] ; celui-ci fait en quelque sorte partie de la fonction ou motive ceux qui y aspirent ; ou bien encore les considérations sur une fonction importante réveillent un mal qui semblait enrayé. Et quel discours pourrait les atteindre, puisque la voix des hérauts qui annoncent leurs titres ont bouché leurs oreilles ?

Qui pourra convaincre ceux qui ont une pareille mentalité, puisqu'ils ne se distinguent guère de ceux qui se produisent pompeusement sur la scène ? Ces derniers également jouent avec art un personnage, ils s'habillent de pourpre rehaussée d'or, s'avancent sur des chars magnifiques, et pourtant ils ne contractent pas pour autant la maladie de la vanité, ils gardent la même égalité d'âme qu'avant de se produire en scène, ils demeurent les mêmes en leur for interne, sous le faste de leur rôle, et ne s'attristent pas, quand ils descendent du char et quittent leurs habits chamarrés [10].

Les illusions des grands

Ceux qui, par contre, tirent vanité de leur situation élevée, sur la scène du monde, perdent de vue ce qui s'était passé peu avant eux et ce qui leur arrivera sous peu. Ils se gonflent comme des bulles d'eau, ils se rengorgent, quand la voix puissante des hérauts les annonce, jouent un personnage, modifient les traits naturels de leur visage et se donnent un air impressionnant et terrible. Ils prennent une voix rauque et sauvage pour frapper jusqu'à l'effroi ceux qui les écoutent.

Ils ne savent pas se tenir dans les limites de la condition humaine mais s'octroient une puissance et une autorité divines. Ils s'imaginent être les maîtres de la vie et de la mort, parce que parmi ceux qui se présentent à leur tribunal, ils absolvent les uns et condamnent les autres à mort. Ils ne se rendent plus compte qui est le véritable maître de la vie, qui en détermine le commencement et la fin [11].

Rien ne pourrait briser cet orgueil, sinon de se souvenir que beaucoup de ces grands commis, au milieu de l'étalage de leur puissance, ont été arrachés à leurs trônes et conduits à leur sépulture, où les lamentations du héraut les ont accompagnés.

7.     Qui prétend être maître de la vie, alors qu'il ne dispose même pas de sa propre vie ? S'il possède une âme de pauvre, il contemplera celui qui s'est fait pauvre volontairement pour nous, il considérera l'égale dignité de toute personne humaine, il ne se permettra pas, dans l'exercice tragique de son pouvoir, de traiter avec superbe et mépris celui qui partage sa condition mais se jugera véritablement heureux de supporter une humiliation passagère, en échange du royaume des cieux.

Ceux qui ont tout quitté

Ne perdons pas de vue une autre forme de pauvreté. « Vends, dit-il, tout ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres. Viens et suis-moi, tu auras un trésor dans le ciel » (Mat, 19, 21) [12]. Cette pauvreté-là, me semble-t-il, correspond à la pauvreté qui est dite bienheureuse. « Vois, nous avons tout quitté pour te suivre, dit le disciple au maître, que nous en reviendra-t-il ? » (Mat, 19, 27). Et quelle est la réponse ? « Bienheureux les pauvres en esprit, ils posséderont le royaume des cieux ».

Veux-tu savoir qui est « pauvre en esprit » ? Celui qui échange le bien-être du corps contre la richesse de l'âme, celui qui a l'esprit de pauvreté, celui qui secoue les richesses comme un fardeau, pour s'élever et prendre son envol, comme dit l'Apôtre, pour être enlevé avec Dieu sur les nuées du ciel (1 Th. 4, 16).

Pesant est l'or, pesant tout ce qui concourt à nous enrichir. Légère est la vertu, elle nous élève sans cesse. Poids et légèreté s'excluent. Il n'est pas possible à qui est alourdi par la matière de se sentir l'âme légère.

Si donc nous voulons nous élever, désencombrons-nous de ce qui nous tire vers le bas, pour pouvoir atteindre Celui qui est dans les hauteurs. Le psalmiste nous apprend comment y parvenir : « Il a semé et distribué aux pauvres ; sa justice demeure d'éternité en éternité » (Ps. 111, 9).

Celui qui vit en communion avec le pauvre prendra aussi le parti de celui qui pour nous s'est fait pauvre. Le Seigneur a assumé la pauvreté, ne la redoute pas, car il est le roi de toute la création celui qui pour nous s'est fait pauvre.

Voilà pourquoi, si tu te fais pauvre avec les pauvres, tu régneras avec les rois. « Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux ». Que nous en soyons dignes dans le Christ Jésus, notre Seigneur, à qui la gloire et la puissance dans les siècles des siècles.


[1] Mat. 5, 1-10.

[2] Le thème de la montagne où Dieu se manifeste est cher à Grégoire. Il se trouve symétriquement avec la même interprétation qu'ici dans la Vie de Moïse.

[3] On notera la multiplication des exemples souvent très concrets pour expliquer que les dons de Dieu se donnent entiers à tous. Voir Urs von Bathasar, Présence et pensée, p. 23.

[4] Nous retrouvons ici le thème de l'image et de la ressemblance cher à toute la théologie grecque, pour expliquer le sens chrétien de l'homme. Nous l'avons déjà rencontré dans la Catéchèse de la Foi, traduction, Les Pères dans la Foi, pp. 111-112.

[5] Allusion à Genèse 2, 7 et 3, 19.

[6] Par ricochet, Grégoire voit dans le péché des premiers parents une faute d'orgueil.

[7] Ici comme dans sa Catéchèse, Grégoire aime à recourir à l'exemple du médecin, du remède à la maladie.

[8] Comme ses contemporains tributaires de la 2e sophistique, Grégoire aime les artifices d'une imagerie baroque et grandiloquente. Nous avons presque une « danse macabre » digne du Moyen Age.

[9] Vanité et puissance sont les causes de l'orgueil.

[10] Grégoire passe sous silence le cabotinage de certains comédiens et n'a pas connu nos vedettes modernes.

[11] Procès qui vise certainement des personnages contemporains et concrets.

[12] Grégoire en vient à la pauvreté réelle et donne un exemple les pauvres volontaires, les ascètes et les moines qu'il a sous les yeux.

    

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