CHAPITRES XV - XVI - XVII

CHAPITRE XV

COMMENT DIEU L'OBLIGEA A PUBLIER CES FAVEURS

1. Dieu lui manifesta ensuite sa volonté de la voir publier le récit de toutes ces grâces. Mais elle se demandait en elle-même avec étonnement quelle serait l'utilité d'un tel écrit, car d'un côté elle était fermement résolue à ne pas permettre que de son vivant on en connût quelque chose, et il lui semblait d'autre part que cette révélation, faite après sa mort, n'apporterait que trouble aux fidèles, puisqu'ils n'en pourraient tirer aucun profit. Le Seigneur, répondant à ces pensées, lui dit : « Lorsque sainte Catherine était en prison, je l'ai visitée et consolée par ces paroles : « Sois contente, ma fille, parce que je suis avec toi. » J'ai appelé Jean mon apôtre préféré par ces mots : « Viens à moi, mon bien-aimé. » Et la vie des saints montre encore beaucoup de traits semblables. A quoi servent-ils, si ce n'est à augmenter la dévotion, et à rappeler ma tendresse et ma bonté pour les hommes ? » Le Seigneur ajouta : « En apprenant ces faveurs, plusieurs pourront être portés à les désirer pour eux-mêmes, et dans cette pensée ils ne manqueront pas de travailler quelque peu à l'amendement de leur vie. »

2. Une autre fois encore, elle se demandait avec surprise pourquoi depuis si longtemps le Seigneur la poussait intérieurement à manifester ce qui est contenu dans ce livre[1], car elle n'ignorait pas que des esprits étroits mépriseraient ces dons et y trouveraient un prétexte à la calomnie, plutôt qu'un sujet d'édification. Le Seigneur daigna l'instruire par ces paroles : « ma grâce a été placée en toi avec une telle abondance, que je dois en exiger plus de fruit. C'est pourquoi je veux que les âmes qui ont reçu des faveurs semblables aux tiennes, et qui par négligence leur accordent peu d'estime, se ressouviennent, en lisant tes récits, des grâces dont elles ont été comblées, et soient excitées à une reconnaissance qui leur en méritera de nouvelles. Quant à ceux qui ont un cœur pervers et veulent mépriser mes dons, que leur péché retombe sur eux, sans que tu en souffres rien ; le prophète n'a-t-il pas dit de moi : « Ponam eis offendiculum : Je poserai devant eux une pierre d'achoppement ? » (Ez., 3, 20)

3. Ces paroles lui firent comprendre que parfois Dieu engage ses élus à accomplir des actions qui seront pour d'autres un sujet de scandale ; les élus cependant ne doivent pas omettre ces actes dans l'espérance d'avoir la paix avec les méchants, parce que la véritable paix consiste dans la victoire des bons sur les mauvais. L'âme fidèle remporte cette victoire lorsque, ne négligeant rien de ce qui regarde la gloire de Dieu, elle s'efforce d'adoucir les hommes pervers par sa bienveillance et ses bons services et parvient ainsi à gagner leurs âmes. Que s'il lui arrivait de n'obtenir aucun succès, la récompense ne lui serait cependant pas refusée. Hugues (de Saint-Victor) a dit : « Les fidèles peuvent toujours trouver des motifs de doute, les infidèles ont toujours, s'ils le veulent, des raisons de croire: aussi c'est avec justice que les fidèles reçoivent la récompense de leur foi, et les infidèles la punition de leur incrédulité[2]. »

CHAPITRE XVI

RÉVÉLATIONS REÇUES PAR PLUSIEURS PERSONNES
ET FOURNISSANT DES TÉMOIGNAGES ENCORE PLUS
CONVAINCANTS DE LA RÉALITE DES SIENNES

1. Elle considérait sa bassesse et sa misère, et se jugeait tout à fait indigne des faveurs dont le Seigneur daignait l'enrichir. C'est pourquoi elle vint trouver Dame M., d'heureuse mémoire, universellement connue et respectée à cause des révélations qu'elle avait reçues de Dieu, et la supplia humblement de consulter le Seigneur au sujet des faveurs relatées plus haut. Ce n'est pas qu'elle doutât et recherchât une certitude, mais elle désirait être excitée à une plus grande reconnaissance pour des dons si généreux, et se sentir affermie dans la confiance, si la vue de son indignité devait plus tard lui faire concevoir quelque doute. Dame M. se mit en prière afin de consulter Dieu : elle vit alors le Seigneur Jésus comme un Époux plein de grâce et de charmes, plus beau que des milliers d'anges et paré d'un vêtement doublé d'or. De son bras droit il tenait étroitement serrée contre lui celle pour qui Dame M. priait, en sorte que le cœur de cette vierge semblait attaché à la blessure d'amour du Cœur du Seigneur, et de son bras gauche la vierge à son tour tenait serré contre elle son Bien-aimé. La vénérable M. admira cette vision et voulut en connaître la signification. Le Seigneur lui dit : « Par la couleur verte de mes vêtements doublés d'or, est figurée l'opération de ma Divinité qui germe et fleurit dans l'amour. » Et il ajouta: « Cette opération fleurit avec vigueur dans cette âme. Tu vois son cœur fixé sur la blessure de mon côté parce que je me la suis unie d'une manière si incomparable qu'elle peut à chaque heure recevoir directement les influences de ma divinité. » M. demanda encore: « Seigneur, avez-vous réellement promis à cette Élue la vraie lumière de votre connaissance, pour répondre en toute sûreté aux difficultés qui lui seront proposées, et mettre ainsi les âmes dans la voie du salut ? Elle m'a rapporté vos promesses en revenant dans son humilité chercher près de moi quelque lumière. » Le Seigneur répondit avec une grande bonté : « Je lui ai accordé des privilèges spéciaux, en sorte que chacun obtiendra vraiment par son entremise tout ce qu'il désire, et ma miséricorde ne trouvera jamais indigne de la communion une âme que celle-ci aura jugée digne ; bien plus je considérerai avec une affection spéciale celui qu'elle aura engagé à se nourrir de mon corps et de mon sang. Quand elle jugera graves ou légères les fautes de ceux qui la consulteront, ma divine Sagesse ne portera pas une autre sentence. Et comme il y en a trois dans le ciel qui rendent témoignage, à savoir le Père, le Verbe et le Saint-Esprit (I Jean, 5, 7), elle devra toujours aussi appuyer ses décisions sur une triple assurance :

1° lorsqu'il s'agira d'instruire le prochain, qu'elle cherche si la voix de l'Esprit l'inspire intérieurement ; 2° qu'elle considère si celui à qui elle parle regrette sa faute ou désire la regretter ; 3° s’il a de la bonne volonté.

Dès que ces trois signes se rencontreront, elle pourra dans ses réponses suivre en toute sécurité son inspiration, parce que je ratifierai sans aucun doute les engagements qu'elle aura pris au nom de ma bonté. » Et le Seigneur ajouta : « Si elle doit parler à quelqu'un, qu'elle attire en son âme par un profond soupir le souffle de mon divin Cœur, et tout ce qu'elle dira portera le cachet de la certitude. Elle ne pourra se tromper ni tromper les autres; bien plus, tous connaîtront par ses paroles les secrets de mon Cœur. » Le Seigneur dit encore : « Qu'elle garde fidèlement ce témoignage que tu vas lui donner, et si, avec le temps et par suite d'occupations multiples, elle croit voir ma grâce s'attiédir en son âme, il ne faut pas qu'elle perde confiance, car je lui confirme ces privilèges pour tous les jours de sa vie. »

2. Dame M. demanda encore au Seigneur si la manière d'agir de celle-ci n'était pas répréhensible, et d'où venait qu'à chaque heure elle s'empressait d'accomplir tout ce qui se présentait à son esprit, comme si pour elle c'eût été une même chose de prier, de lire, d'écrire, d'instruire le prochain, de le corriger ou de le consoler. Le Seigneur répondit : « J'ai tellement uni son âme à mon Cœur sacré, qu'étant devenue un même esprit avec moi, sa volonté s'harmonise avec la mienne, comme les membres d'un homme s'harmonisent avec son vouloir. En effet, l'homme conçoit une pensée et dit : Fais ceci ; aussitôt la main obéit. Il dit encore : Regarde cela, et sur-le-champ ses yeux s'ouvrent à la lumière. Ainsi, par ma grâce, elle me demeure unie afin d'accomplir à toute heure ce que j'attends d'elle. Je l'ai choisie pour ma demeure, en sorte que sa volonté, et par conséquent l’œuvre de cette bonne volonté est proche de mon Cœur, comme le bras avec lequel j'agis. Son intelligence est comme l’œil de mon humanité lorsqu'elle recherche ce qui me plaît. L'ardeur de son âme semble être ma langue, quand, sous l'impulsion de l'Esprit, elle dit ce que je veux. Son jugement discret me tient lieu de flair. J'incline les oreilles de ma miséricorde vers la créature qui lui a inspiré une tendre compassion, et son intention me sert de pieds parce qu'elle ne se propose jamais d'autre but que celui où je puis tendre moi-même. Il importe donc qu'elle se hâte toujours, poussée par le souffle de l'Esprit, et qu'une œuvre étant achevée, je la trouve prête à suivre une autre inspiration. Si elle commet quelque négligence, sa conscience n'en sera pas chargée, puisqu'elle y suppléera en accomplissant par ailleurs ma volonté. »

3. Une autre personne, très expérimentée dans la science spirituelle, après avoir prié et rendu grâces à Dieu pour les bienfaits accordés à celle-ci, reçut aussi une révélation qui prouvait les dons extraordinaires et l'union de cette âme avec le Seigneur. Nous pouvons donc conclure que toutes ces faveurs venaient de Dieu, puisqu'il les attestait d'une manière digne de foi en les faisant résonner comme le murmure d'une brise légère à l'oreille spirituelle de ces deux personnes, dont l'une ignorait la révélation que l'autre avait reçue, aussi complètement que les habitants de Rome ignorent les faits qui se passent au même instant à Jérusalem. Toutefois cette dernière personne nous apprit encore dans le récit de sa révélation, que toutes les grâces reçues de Dieu par celle-ci étaient peu de chose, en comparaison de celles que le Seigneur se proposait dans la suite de répandre sur son âme. Et elle ajouta: « Elle parviendra à une si grande union avec Dieu, que ses yeux ne verront que ce que Dieu daignera voir par eux ; sa bouche ne dira que ce qu'il plaira à Dieu de dire par elle; et ainsi des autres sens. » Mais à quel moment et de quelle manière Dieu réalisa-t-il cette promesse ? Lui seul le sait et l'âme qui reçut cette insigne faveur. Cependant ceux qui perçurent plus délicatement en elle le don de Dieu en eurent aussi connaissance.

4. Une autre fois, celle-ci pria encore Dame M. de demander pour elle au Seigneur les vertus de mansuétude et de patience dont elle croyait avoir un besoin spécial. La vénérable M., ayant accédé à son désir, reçut cette réponse : « La mansuétude qui me plaît en celle-ci tire son nom du mot latin manendo, résider. Et parce que j'habite son âme, elle devra être semblable à une jeune épouse qui jouit de la présence de son époux et ne sort de chez elle, si la nécessité l'y force, qu'en prenant cet époux par la main, comme pour le contraindre à la suivre. Ainsi, lorsque mon épouse devra quitter la douce retraite de la jouissance intérieure pour s'en aller instruire le prochain, qu'elle imprime d'abord sur son cœur la croix du salut, qu'au début de son discours, elle invoque mon nom, ensuite elle pourra dire avec confiance tout ce que la grâce lui suggérera. La patience qui me plaît encore en elle vient des mots pax et scientia, paix et science. Qu'elle s'exerce donc à la patience avec tant de soin, qu'en supportant l'adversité elle ne perde pas la paix du cœur, mais se souvienne pourquoi elle souffre, c'est-à-dire pour me prouver son amour et sa fidélité. »

5. Une autre personne à qui celle-ci était tout à fait étrangère, mais qui avait prié pour elle à sa demande, reçut du Seigneur cette réponse : « Je l'ai choisie pour ma demeure parce que je vois avec délices que tout ce que les hommes aiment dans cette Élue est mon œuvre propre. Ceux mêmes qui ne comprennent rien aux choses spirituelles admirent cependant en elle mes dons extérieurs, tels que l'intelligence, l'éloquence. Aussi je l'ai exilée en quelque sorte loin de tous ses parents[3], afin que personne ne l'aimât à ce titre et que je fusse le seul motif de l'affection qu'on aurait pour elle. »

6. Celle-ci pria encore une autre personne de demander au Seigneur d'où venait que, vivant depuis tant d'années dans le sentiment de la présence de Dieu,, il lui semblait agir avec une sorte de négligence sans commettre toutefois de faute grave qui parût forcer le Seigneur à se montrer irrité contre elle. Cette personne reçut la réponse suivante : « Si je ne lui parais jamais irrité, c'est qu'elle trouve toujours bon et juste tout ce que je permets et ne se trouble d'aucun événement. Lorsqu'elle a une affliction à supporter, elle tempère sa douleur par cette pensée que ma Providence divine ordonne toutes choses. Bernard a dit : « A qui Dieu plaît, celui-là ne peut que plaire à Dieu[4] » ; aussi je me montre toujours bienveillant à son égard. »

7. Après avoir reçu ces diverses réponses, elle se sentit animée d'une grande reconnaissance envers l'infinie Bonté et rendit grâces à Dieu, disant, entre autres choses : « Comment se peut-il faire, ô mon Bien-Aimé, que votre indulgence daigne à ce point dissimuler tout le mal qui est en moi, puisque, si votre volonté m'est toujours agréable, il ne faut pas l'attribuer à ma vertu, mais bien à cette divine largesse qui me donne la grâce. » Et le Seigneur daigna l'instruire par cette comparaison : « Quand les caractères d'un  livre semblent trop petits pour être lus avec facilité, l'homme se sert d'un verre grossissant ; dans ce cas, le livre n'a subi aucun changement, c'est le cristal qui a produit cet effet. De même si je trouve en toi quelque lacune, mon excessive bonté me porte à la combler. »

CHAPITRE XVII

DE L'INTIMITÉ CROISSANTE DE SES RAPPORTS AVEC DIEU

1. Comme il lui arrivait parfois d'être privée de la visite du Seigneur durant un certain temps sans en ressentir aucune peine, elle saisit un jour l'occasion d'en demander la raison. Le Seigneur lui répondit : « Une trop grande proximité empêche quelquefois les amis de se bien voir : par exemple s'ils se serrent dans les bras l'un de l'autre et se donnent un baiser, ils ne peuvent goûter en même temps le plaisir de se regarder. » Par ces paroles elle comprit que la soustraction momentanée de la grâce augmente beaucoup les mérites, pourvu que l'homme durant cette épreuve accomplisse son devoir avec autant de courage, malgré les efforts qu'il doit faire.

2. Elle se demanda ensuite pourquoi le Seigneur ne la visitait plus de la même manière qu'autrefois : «C'est qu'alors, répondit le Seigneur, je t'instruisais fréquemment par des réponses qui te permettaient de faire connaître au prochain mon bon plaisir. Maintenant, c'est à ton intelligence seulement que je manifeste mes opérations, parce qu'il serait souvent difficile de les traduire en paroles. Je réunis dans ton âme comme dans un trésor les richesses de ma grâce, afin que chacun trouve en toi ce qu'il y voudra chercher. Tu seras comme une épouse qui connaît tous les secrets de son époux et qui, après avoir vécu longtemps avec lui, sait deviner ses volontés. Toutefois il ne conviendrait pas de révéler les secrets qu'une réciproque intimité a permis de connaître. »

3. Elle vit dans la suite la réalité de ces promesses, car, lorsqu'elle priait pour une intention qui lui était fortement recommandée, il lui était impossible de vouloir obtenir une réponse du Seigneur comme auparavant. Il lui suffisait alors de sentir en elle la grâce de prier pour telle cause : c'était une preuve assurée de l'inspiration de Dieu, aussi bien que jadis la réponse divine. De même, si quelqu'un cherchait auprès d'elle conseil ou consolation, elle sentait aussitôt que la grâce de répondre lui était donnée, et cette grâce était accompagnée d'une telle certitude, qu'elle eût été prête à subir la mort pour assurer la vérité de ses paroles. Cependant elle n'avait eu aucune connaissance de ce dont il s'agissait, ni par paroles, ni par écrit, et n'y avait même pas songé. Mais si elle ne recevait aucune révélation concernant l'objet de sa prière, elle se réjouissait de ce que la Sagesse divine est si impénétrable, et si inséparablement jointe à l'Amour, que le meilleur parti est de lui abandonner toute chose. Cet abandon avait alors pour elle plus de charmes que la connaissance profonde des secrets mystères de Dieu.

FIN DU LIVRE PREMIER


[1] Il s'agit ici de, révélations qui sont contenues dans les livres 2, 3, 4 et 5, lesquelles étaient déjà écrites avant que parût ce premier livre qui contient la vie de notre Sainte.
[2] Hugues de Saint-Victor, De area morali, IV, 3.
[3] Gertrude nous est montrée ici comme privée de parents et d'amis. Nous en concluons qu'elle devint orpheline dans un âge encore tendre, et que sans doute elle était originaire d'un pays éloigné, puisqu'elle n'avait dans le voisinage ni parents ni amis.
[4] S. Bernard, Sermon XXIV, 8, sur le Cantique.

     

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