COMMENT DIEU L'OBLIGEA A PUBLIER CES FAVEURS
1. Dieu lui manifesta
ensuite sa volonté de la voir publier le récit de toutes ces grâces.
Mais elle se demandait en elle-même avec étonnement quelle serait
l'utilité d'un tel écrit, car d'un côté elle était fermement résolue
à ne pas permettre que de son vivant on en connût quelque chose, et
il lui semblait d'autre part que cette révélation, faite après sa
mort, n'apporterait que trouble aux fidèles, puisqu'ils n'en
pourraient tirer aucun profit. Le Seigneur, répondant à ces pensées,
lui dit : « Lorsque sainte Catherine était en prison, je l'ai
visitée et consolée par ces paroles : « Sois contente, ma fille,
parce que je suis avec toi. » J'ai appelé Jean mon apôtre préféré
par ces mots : « Viens à moi, mon bien-aimé. » Et la vie des saints
montre encore beaucoup de traits semblables. A quoi servent-ils, si
ce n'est à augmenter la dévotion, et à rappeler ma tendresse et ma
bonté pour les hommes ? » Le Seigneur ajouta : « En apprenant ces
faveurs, plusieurs pourront être portés à les désirer pour
eux-mêmes, et dans cette pensée ils ne manqueront pas de travailler
quelque peu à l'amendement de leur vie. »
2. Une autre fois
encore, elle se demandait avec surprise pourquoi depuis si longtemps
le Seigneur la poussait intérieurement à manifester ce qui est
contenu dans ce livre,
car elle n'ignorait pas que des esprits étroits mépriseraient ces
dons et y trouveraient un prétexte à la calomnie, plutôt qu'un sujet
d'édification. Le Seigneur daigna l'instruire par ces paroles : « ma
grâce a été placée en toi avec une telle abondance, que je dois en
exiger plus de fruit. C'est pourquoi je veux que les âmes qui ont
reçu des faveurs semblables aux tiennes, et qui par négligence leur
accordent peu d'estime, se ressouviennent, en lisant tes récits, des
grâces dont elles ont été comblées, et soient excitées à une
reconnaissance qui leur en méritera de nouvelles. Quant à ceux qui
ont un cœur pervers et veulent mépriser mes dons, que leur péché
retombe sur eux, sans que tu en souffres rien ; le prophète n'a-t-il
pas dit de moi : « Ponam eis offendiculum : Je poserai devant eux
une pierre d'achoppement ? » (Ez., 3, 20)
3. Ces paroles lui
firent comprendre que parfois Dieu engage ses élus à accomplir des
actions qui seront pour d'autres un sujet de scandale ; les élus
cependant ne doivent pas omettre ces actes dans l'espérance d'avoir
la paix avec les méchants, parce que la véritable paix consiste dans
la victoire des bons sur les mauvais. L'âme fidèle remporte cette
victoire lorsque, ne négligeant rien de ce qui regarde la gloire de
Dieu, elle s'efforce d'adoucir les hommes pervers par sa
bienveillance et ses bons services et parvient ainsi à gagner leurs
âmes. Que s'il lui arrivait de n'obtenir aucun succès, la récompense
ne lui serait cependant pas refusée. Hugues (de Saint-Victor) a dit
: « Les fidèles peuvent toujours trouver des motifs de doute, les
infidèles ont toujours, s'ils le veulent, des raisons de croire:
aussi c'est avec justice que les fidèles reçoivent la récompense de
leur foi, et les infidèles la punition de leur incrédulité.
»
RÉVÉLATIONS REÇUES PAR PLUSIEURS PERSONNES
ET FOURNISSANT DES TÉMOIGNAGES ENCORE PLUS
CONVAINCANTS DE LA RÉALITE DES SIENNES
1. Elle considérait sa
bassesse et sa misère, et se jugeait tout à fait indigne des faveurs
dont le Seigneur daignait l'enrichir. C'est pourquoi elle vint
trouver Dame M., d'heureuse mémoire, universellement connue et
respectée à cause des révélations qu'elle avait reçues de Dieu, et
la supplia humblement de consulter le Seigneur au sujet des faveurs
relatées plus haut. Ce n'est pas qu'elle doutât et recherchât une
certitude, mais elle désirait être excitée à une plus grande
reconnaissance pour des dons si généreux, et se sentir affermie dans
la confiance, si la vue de son indignité devait plus tard lui faire
concevoir quelque doute. Dame M. se mit en prière afin de consulter
Dieu : elle vit alors le Seigneur Jésus comme un Époux plein de
grâce et de charmes, plus beau que des milliers d'anges et paré d'un
vêtement doublé d'or. De son bras droit il tenait étroitement serrée
contre lui celle pour qui Dame M. priait, en sorte que le cœur de
cette vierge semblait attaché à la blessure d'amour du Cœur du
Seigneur, et de son bras gauche la vierge à son tour tenait serré
contre elle son Bien-aimé. La vénérable M. admira cette vision et
voulut en connaître la signification. Le Seigneur lui dit : « Par la
couleur verte de mes vêtements doublés d'or, est figurée l'opération
de ma Divinité qui germe et fleurit dans l'amour. » Et il ajouta: «
Cette opération fleurit avec vigueur dans cette âme. Tu vois son
cœur fixé sur la blessure de mon côté parce que je me la suis unie
d'une manière si incomparable qu'elle peut à chaque heure recevoir
directement les influences de ma divinité. » M. demanda encore: «
Seigneur, avez-vous réellement promis à cette Élue la vraie lumière
de votre connaissance, pour répondre en toute sûreté aux difficultés
qui lui seront proposées, et mettre ainsi les âmes dans la voie du
salut ? Elle m'a rapporté vos promesses en revenant dans son
humilité chercher près de moi quelque lumière. » Le Seigneur
répondit avec une grande bonté : « Je lui ai accordé des privilèges
spéciaux, en sorte que chacun obtiendra vraiment par son entremise
tout ce qu'il désire, et ma miséricorde ne trouvera jamais indigne
de la communion une âme que celle-ci aura jugée digne ; bien plus je
considérerai avec une affection spéciale celui qu'elle aura engagé à
se nourrir de mon corps et de mon sang. Quand elle jugera graves ou
légères les fautes de ceux qui la consulteront, ma divine Sagesse ne
portera pas une autre sentence. Et comme il y en a trois dans le
ciel qui rendent témoignage, à savoir le Père, le Verbe et le
Saint-Esprit (I Jean, 5, 7), elle devra toujours aussi appuyer ses
décisions sur une triple assurance :
1° lorsqu'il s'agira
d'instruire le prochain, qu'elle cherche si la voix de l'Esprit
l'inspire intérieurement ; 2° qu'elle considère si celui à qui elle
parle regrette sa faute ou désire la regretter ; 3° s’il a de la
bonne volonté.
Dès que ces trois
signes se rencontreront, elle pourra dans ses réponses suivre en
toute sécurité son inspiration, parce que je ratifierai sans aucun
doute les engagements qu'elle aura pris au nom de ma bonté. » Et le
Seigneur ajouta : « Si elle doit parler à quelqu'un, qu'elle attire
en son âme par un profond soupir le souffle de mon divin Cœur, et
tout ce qu'elle dira portera le cachet de la certitude. Elle ne
pourra se tromper ni tromper les autres; bien plus, tous connaîtront
par ses paroles les secrets de mon Cœur. » Le Seigneur dit encore :
« Qu'elle garde fidèlement ce témoignage que tu vas lui donner, et
si, avec le temps et par suite d'occupations multiples, elle croit
voir ma grâce s'attiédir en son âme, il ne faut pas qu'elle perde
confiance, car je lui confirme ces privilèges pour tous les jours de
sa vie. »
2. Dame M. demanda
encore au Seigneur si la manière d'agir de celle-ci n'était pas
répréhensible, et d'où venait qu'à chaque heure elle s'empressait
d'accomplir tout ce qui se présentait à son esprit, comme si pour
elle c'eût été une même chose de prier, de lire, d'écrire,
d'instruire le prochain, de le corriger ou de le consoler. Le
Seigneur répondit : « J'ai tellement uni son âme à mon Cœur sacré,
qu'étant devenue un même esprit avec moi, sa volonté s'harmonise
avec la mienne, comme les membres d'un homme s'harmonisent avec son
vouloir. En effet, l'homme conçoit une pensée et dit : Fais ceci ;
aussitôt la main obéit. Il dit encore : Regarde cela, et
sur-le-champ ses yeux s'ouvrent à la lumière. Ainsi, par ma grâce,
elle me demeure unie afin d'accomplir à toute heure ce que j'attends
d'elle. Je l'ai choisie pour ma demeure, en sorte que sa volonté, et
par conséquent l’œuvre de cette bonne volonté est proche de mon
Cœur, comme le bras avec lequel j'agis. Son intelligence est comme
l’œil de mon humanité lorsqu'elle recherche ce qui me plaît.
L'ardeur de son âme semble être ma langue, quand, sous l'impulsion
de l'Esprit, elle dit ce que je veux. Son jugement discret me tient
lieu de flair. J'incline les oreilles de ma miséricorde vers la
créature qui lui a inspiré une tendre compassion, et son intention
me sert de pieds parce qu'elle ne se propose jamais d'autre but que
celui où je puis tendre moi-même. Il importe donc qu'elle se hâte
toujours, poussée par le souffle de l'Esprit, et qu'une œuvre étant
achevée, je la trouve prête à suivre une autre inspiration. Si elle
commet quelque négligence, sa conscience n'en sera pas chargée,
puisqu'elle y suppléera en accomplissant par ailleurs ma volonté. »
3. Une autre personne,
très expérimentée dans la science spirituelle, après avoir prié et
rendu grâces à Dieu pour les bienfaits accordés à celle-ci, reçut
aussi une révélation qui prouvait les dons extraordinaires et
l'union de cette âme avec le Seigneur. Nous pouvons donc conclure
que toutes ces faveurs venaient de Dieu, puisqu'il les attestait
d'une manière digne de foi en les faisant résonner comme le murmure
d'une brise légère à l'oreille spirituelle de ces deux personnes,
dont l'une ignorait la révélation que l'autre avait reçue, aussi
complètement que les habitants de Rome ignorent les faits qui se
passent au même instant à Jérusalem. Toutefois cette dernière
personne nous apprit encore dans le récit de sa révélation, que
toutes les grâces reçues de Dieu par celle-ci étaient peu de chose,
en comparaison de celles que le Seigneur se proposait dans la suite
de répandre sur son âme. Et elle ajouta: « Elle parviendra à une si
grande union avec Dieu, que ses yeux ne verront que ce que Dieu
daignera voir par eux ; sa bouche ne dira que ce qu'il plaira à Dieu
de dire par elle; et ainsi des autres sens. » Mais à quel moment et
de quelle manière Dieu réalisa-t-il cette promesse ? Lui seul le
sait et l'âme qui reçut cette insigne faveur. Cependant ceux qui
perçurent plus délicatement en elle le don de Dieu en eurent aussi
connaissance.
4. Une autre fois,
celle-ci pria encore Dame M. de demander pour elle au Seigneur les
vertus de mansuétude et de patience dont elle croyait avoir un
besoin spécial. La vénérable M., ayant accédé à son désir, reçut
cette réponse : « La mansuétude qui me plaît en celle-ci tire son
nom du mot latin manendo, résider. Et parce que j'habite son âme,
elle devra être semblable à une jeune épouse qui jouit de la
présence de son époux et ne sort de chez elle, si la nécessité l'y
force, qu'en prenant cet époux par la main, comme pour le
contraindre à la suivre. Ainsi, lorsque mon épouse devra quitter la
douce retraite de la jouissance intérieure pour s'en aller instruire
le prochain, qu'elle imprime d'abord sur son cœur la croix du salut,
qu'au début de son discours, elle invoque mon nom, ensuite elle
pourra dire avec confiance tout ce que la grâce lui suggérera. La
patience qui me plaît encore en elle vient des mots pax et scientia,
paix et science. Qu'elle s'exerce donc à la patience avec tant de
soin, qu'en supportant l'adversité elle ne perde pas la paix du
cœur, mais se souvienne pourquoi elle souffre, c'est-à-dire pour me
prouver son amour et sa fidélité. »
5. Une autre personne à
qui celle-ci était tout à fait étrangère, mais qui avait prié pour
elle à sa demande, reçut du Seigneur cette réponse : « Je l'ai
choisie pour ma demeure parce que je vois avec délices que tout ce
que les hommes aiment dans cette Élue est mon œuvre propre. Ceux
mêmes qui ne comprennent rien aux choses spirituelles admirent
cependant en elle mes dons extérieurs, tels que l'intelligence,
l'éloquence. Aussi je l'ai exilée en quelque sorte loin de tous ses
parents,
afin que personne ne l'aimât à ce titre et que je fusse le seul
motif de l'affection qu'on aurait pour elle. »
6. Celle-ci pria encore
une autre personne de demander au Seigneur d'où venait que, vivant
depuis tant d'années dans le sentiment de la présence de Dieu,, il
lui semblait agir avec une sorte de négligence sans commettre
toutefois de faute grave qui parût forcer le Seigneur à se montrer
irrité contre elle. Cette personne reçut la réponse suivante : « Si
je ne lui parais jamais irrité, c'est qu'elle trouve toujours bon et
juste tout ce que je permets et ne se trouble d'aucun événement.
Lorsqu'elle a une affliction à supporter, elle tempère sa douleur
par cette pensée que ma Providence divine ordonne toutes choses.
Bernard a dit : « A qui Dieu plaît, celui-là ne peut que plaire à
Dieu » ;
aussi je me montre toujours bienveillant à son égard. »
7. Après avoir reçu ces
diverses réponses, elle se sentit animée d'une grande reconnaissance
envers l'infinie Bonté et rendit grâces à Dieu, disant, entre autres
choses : « Comment se peut-il faire, ô mon Bien-Aimé, que votre
indulgence daigne à ce point dissimuler tout le mal qui est en moi,
puisque, si votre volonté m'est toujours agréable, il ne faut pas
l'attribuer à ma vertu, mais bien à cette divine largesse qui me
donne la grâce. » Et le Seigneur daigna l'instruire par cette
comparaison : « Quand les caractères d'un livre semblent trop
petits pour être lus avec facilité, l'homme se sert d'un verre
grossissant ; dans ce cas, le livre n'a subi aucun changement, c'est
le cristal qui a produit cet effet. De même si je trouve en toi
quelque lacune, mon excessive bonté me porte à la combler. »
DE
L'INTIMITÉ CROISSANTE DE SES RAPPORTS AVEC DIEU
1. Comme il lui
arrivait parfois d'être privée de la visite du Seigneur durant un
certain temps sans en ressentir aucune peine, elle saisit un jour
l'occasion d'en demander la raison. Le Seigneur lui répondit : « Une
trop grande proximité empêche quelquefois les amis de se bien voir :
par exemple s'ils se serrent dans les bras l'un de l'autre et se
donnent un baiser, ils ne peuvent goûter en même temps le plaisir de
se regarder. » Par ces paroles elle comprit que la soustraction
momentanée de la grâce augmente beaucoup les mérites, pourvu que
l'homme durant cette épreuve accomplisse son devoir avec autant de
courage, malgré les efforts qu'il doit faire.
2. Elle se demanda
ensuite pourquoi le Seigneur ne la visitait plus de la même manière
qu'autrefois : «C'est qu'alors, répondit le Seigneur, je
t'instruisais fréquemment par des réponses qui te permettaient de
faire connaître au prochain mon bon plaisir. Maintenant, c'est à ton
intelligence seulement que je manifeste mes opérations, parce qu'il
serait souvent difficile de les traduire en paroles. Je réunis dans
ton âme comme dans un trésor les richesses de ma grâce, afin que
chacun trouve en toi ce qu'il y voudra chercher. Tu seras comme une
épouse qui connaît tous les secrets de son époux et qui, après avoir
vécu longtemps avec lui, sait deviner ses volontés. Toutefois il ne
conviendrait pas de révéler les secrets qu'une réciproque intimité a
permis de connaître. »
3. Elle vit dans la
suite la réalité de ces promesses, car, lorsqu'elle priait pour une
intention qui lui était fortement recommandée, il lui était
impossible de vouloir obtenir une réponse du Seigneur comme
auparavant. Il lui suffisait alors de sentir en elle la grâce de
prier pour telle cause : c'était une preuve assurée de l'inspiration
de Dieu, aussi bien que jadis la réponse divine. De même, si
quelqu'un cherchait auprès d'elle conseil ou consolation, elle
sentait aussitôt que la grâce de répondre lui était donnée, et cette
grâce était accompagnée d'une telle certitude, qu'elle eût été prête
à subir la mort pour assurer la vérité de ses paroles. Cependant
elle n'avait eu aucune connaissance de ce dont il s'agissait, ni par
paroles, ni par écrit, et n'y avait même pas songé. Mais si elle ne
recevait aucune révélation concernant l'objet de sa prière, elle se
réjouissait de ce que la Sagesse divine est si impénétrable, et si
inséparablement jointe à l'Amour, que le meilleur parti est de lui
abandonner toute chose. Cet abandon avait alors pour elle plus de
charmes que la connaissance profonde des secrets mystères de Dieu.
FIN DU LIVRE PREMIER
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