PRÉFACE - PROLOGUE - CHAPITRES I - II

LES RÉVÉLATIONS
DE
SAINTE GERTRUDE

VIERGE DE L'ORDRE DE SAINT-BENOIT
AU MONASTÈRE D’HELFTA
PRÈS D’EISLEBEN EN SAXE

Traduction de « Insinuationes divinæ pietatis »
par des moines bénédictins en 1884

LIVRE SECOND

PRÉFACE d'après LANSPERG

Cette sainte vierge, poussée par celui qui disposait entièrement de sa volonté, écrivit ce livre second de sa propre main. C'est un livre pieux et utile à tous. Il fournit à l'âme dévote et la lumière et un exemple vivant pour se conduire selon l'homme intérieur, pour apprendre à connaître ses imperfections et ses défauts et à les pleurer devant Dieu, pour concevoir ensuite un vrai mépris de soi-même et travailler chaque jour à rendre sa vie meilleure. Ce livre enseigne encore à proclamer les bienfaits de Dieu, à lui en rendre grâces et à reporter tous ces biens vers leur source. Il montre ce qu'éprouve une âme que Dieu attire, ce qu'elle doit attribuer à Dieu ou à elle-même, avec quelle discrétion elle doit agir pour distinguer entre son propre esprit et l'Esprit divin et parvenir ainsi à l'union d'amour avec le Seigneur. Il présente ces choses en des termes dont la simplicité est loin de rendre la grandeur des réalités qu'ils expriment, mais ce ne sont pas les formes littéraires qui doivent faire apprécier l'état élevé auquel la grâce de Dieu conduit les âmes. Il est en effet très certain que la plus grande partie de ce qui est rapporté dans ces pages ne peut être ressenti que par celui-là seul qui l'a reçu. La parole humaine ne peut en traduire la grandeur et la majesté.

C'est donc la vierge Gertrude, contrainte par une force divine, qui a écrit ce livre de sa propre main.

PROLOGUE

La neuvième année après avoir reçu ces faveurs divines1, à l'époque de la Cène du Seigneur, comme on devait porter le corps du Seigneur à une infirme, et qu'elle attendait avec le convent, elle ressentit une impulsion violente de l'Esprit saint, et, saisissant la tablette suspendue à son côté, écrivit de sa propre main les paroles qui vont suivre : nous y verrons ce que son cœur éprouvait dans les entretiens secrets avec son Bien-Aimé, et combien elle débordait en louanges et en actions de grâces.

CHAPITRE I

COMMENT LE SEIGNEUR, “oriens ex alto”,
LA VISITA POUR LA PREMIÈRE FOIS

Que l'abîme de la Sagesse incréée appelle l'abîme [1] de la Toute-Puissance admirable, pour exalter cette bonté incompréhensible qui fit descendre les torrents de votre miséricorde jusque dans la profonde vallée de ma misère ! J'avais atteint ma vingt-sixième année, et nous étions en la deuxième férie (jour béni pour moi) qui précédait la fête de la Purification de votre très chaste Mère. La susdite férie tombait cette année [2] au sixième des calendes de février. A l'heure qui suit Complies, heure si favorable du crépuscule, vous aviez résolu, ô Dieu qui êtes la vérité plus pure que toute lumière et plus intime que tout secret, d'éclairer les épaisses ténèbres qui m'environnaient. Usant d'un procédé plein de douceur et de tendresse, vous commençâtes par apaiser le trouble qu'un mois auparavant [3] vous aviez excité dans mon cœur. Ce trouble, je le crois, était destiné à renverser la tour de vaine gloire et de curiosité élevée par mon orgueil. Orgueil insensé ! car je ne méritais même pas de porter le nom et l'habit de la Religion. Toutefois c'était bien le chemin que vous choisissiez, ô mon Dieu, pour me révéler votre salut.

J'étais donc à cette heure au milieu du dortoir, et selon les usages de respect prescrits dans l'Ordre, je venais de m'incliner devant une ancienne, lorsque, relevant la tête, je vis devant moi un jeune homme plein de charmes et de beauté. Il paraissait âgé de seize ans, et tel enfin que mes yeux n'auraient pu souhaiter voir rien de plus attrayant. Ce fut avec un visage rempli de bonté qu'il m'adressa ces douces paroles : « Cito veniet salus tua ; quare moerore consumeras ? Numquid conciliaribus non est tibi quia innovavit te dolor ? » Ton salut viendra bientôt. Pourquoi es-tu consumée par le chagrin ? Est-ce que tu n'as point de conseiller pour te laisser abattre ainsi par la douleur»[4]. Tandis qu'il prononçait ces mots, quoique je fusse certaine de ma présence corporelle dans ce dortoir, il me sembla néanmoins que j'étais au chœur, en ce coin où je fais habituellement, une oraison si tiède c'est là que j'entendis la suite des paroles: « Salvabo te et liberabo te, noli timere: Je te sauverai, je te délivrerai, ne crains pas. » Après ces mots, je vis sa main fine et délicate prendre ma main droite comme pour ratifier solennellement ces promesses. Puis il ajouta : « Tu as léché la terre avec mes ennemis et sucé parmi les épines quelques gouttes de miel. Reviens vers moi, et je t'enivrerai au torrent de ma volupté divine. » (Ps. 35, 9.). Pendant qu'il parlait ainsi, je regardai, et je vis entre lui et moi, c'est-à-dire à sa droite et à ma gauche, une haie s'étendant si loin, que ni devant ni derrière je n'en découvrais la fin. Le haut de cette haie était tellement hérissé d'épines que je ne voyais aucun moyen de passer jusqu'à ce bel adolescent. Je restais donc hésitante, brûlante de désirs et sur le point de défaillir, lorsque lui-même me saisit tout à coup et, me soulevant sans aucune difficulté, me plaça à côté de lui. Je reconnus alors sur cette main qui venait de m'être donnée en gage, les joyaux précieux des plaies sacrées qui ont annulé tous les titres qui pouvaient nous être opposés. Aussi j'adore, je loue, je bénis, et je rends grâces autant que je le puis à votre sage Miséricorde et à votre miséricordieuse Sagesse. Vous vous efforciez, ô mon Créateur et mon Rédempteur, de courber ma tête rebelle sous votre joug suave, en préparant un remède si bien accommodé à ma faiblesse. Dès cette heure, en effet, mon âme retrouva le calme et la sérénité ; je commençai à marcher à l'odeur de vos parfums, et bientôt je goûtai la douceur et la suavité du joug de votre amour, que j'avais estimé auparavant dur et insupportable.

CHAPITRE II

DE L'ILLUMINATION DU CŒUR

1. Je vous salue, ô mon Sauveur et lumière de mon âme : que tout ce que les cieux renferment dans leur sphère, la terre en son globe et l'abîme des mers dans ses profondeurs, vous rende grâces, pour cette faveur extraordinaire par laquelle vous m'avez appris à connaître et à considérer les secrets de mon cœur. Jusqu'à ce jour je n'en avais pas eu plus de souci que de voir l'intérieur de mes pieds, si je puis ainsi parler. Dans cette lumière, il m'a été donné de rechercher avec soin et de découvrir en mon âme plus d'une souillure qui offensait votre pureté si parfaite. J'y vis de plus un tel désordre et une telle confusion que vous ne pouviez, selon votre désir, fixer en ce lieu la demeure de votre Majesté. Cependant, ni ce désordre ni mon indignité ne vous ont tenu éloigné, ô Jésus mon bien-aimé ; et chaque fois que je me nourrissais de l'aliment vivifiant de votre corps et de votre sang, je jouissais de votre présence visible, mais d'une manière un peu incertaine, comme on découvre les objets à la première lueur du jour. Par cette douce condescendance, vous engagiez mon âme à faire effort pour s'unir plus familièrement à vous, pour vous contempler d'un œil plus clairet pour jouir de vous en toute liberté.

2. Je travaillai à obtenir ces faveurs en la fête de  l'Annonciation de la sainte Vierge Marie, dont le sein très pur fut l'asile béni où vous avez daigné en ce jour épouser la nature humaine. O Dieu, qui avant d'être invoqué répondez : Me voici[5], vous avez voulu hâter pour moi les joies de cette journée, en me prévenant dès la veille par les bénédictions de votre douceur. (Ps. 20, 4.) Nous tenions alors le Chapitre après Matines, parce que ce jour était un dimanche. Aucun terme ne peut exprimer de quelle manière, ô Lumière qui venez d'en haut, vous avez visité mon âme par les entrailles de votre douceur et de votre bonté. (Luc, I, 78.) Aussi donnez-moi, ô Source de tous lés biens, donnez-moi d'immoler sur l'autel de mon cœur l'hostie de jubilation, afin que j'obtienne d'expérimenter souvent avec tous vos élus cette union si douce, cette douceur si unifiante qui jusqu'à cette heure m'était restée complètement inconnue.

3. Quand je considère ce qu'était ma vie avant ce jour et ce qu'elle a été depuis, je dois proclamer en vérité que ce fut là un bienfait tout gratuit et que je n'avais aucunement mérité. Dès lors vous me donniez une connaissance de vous-même si lumineuse, que je me trouvais plus touchée par la douce tendresse de votre familiarité que je ne l'aurais été par les châtiments. Cependant je ne me souviens pas avoir éprouvé ces délices en d'autres jours que ceux où vous m'appeliez au banquet de votre table royale. Était-ce là une disposition de votre Sagesse ? Était-ce le résultat de ma profonde négligence? Je n'ai pu le savoir exactement.


[1] Allusion au verset 8 du psaume XLI.
[2] C'était en l'année 1281, et la sainte écrivit ceci en 1289.
[3] C'est-à-dire pendant l'Avent. Voir au ch. XXIII du 2e livre.
[4] 1er Répons du 2e dimanche de l'Avent.
[5] Allusion à la parole d'Isaïe : Tune invocabis, etc., LVIII, 9.

     

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