CHAPITRE XI

DE LA VERTU D'HUMILITÉ ET DE PLUSIEURS
AUTRES VERTUS QUI BRILLÈRENT
EN ELLE COMME AUTANT D'ÉTOILES

1. Le Seigneur, afin d'établir sa demeure dans cette âme, l'avait ornée de vertus brillantes comme les étoiles. Entre toutes éclatait l'humilité, vraie source de toutes les grâces et gardienne des vertus. Celle-ci en effet s'estimait si indigne des dons de Dieu, qu'elle n'aurait pu consentir à en profiter seule ; elle se voyait au contraire comme un canal destiné, par une mystérieuse disposition de la Providence, à transmettre la grâce aux élus du Seigneur. Non seulement elle s'estimait indigne de recevoir ces dons, mais elle trouvait encore qu'ils ne portaient aucun fruit si elle n'en faisait part au prochain par ses paroles ou ses écrits. Elle agissait en cela avec un tel amour de Dieu et un si grand mépris d'elle-même, que souvent elle se disait « Quand même je devrais subir plus tard les tourments de l'enfer, comme je l'ai mérité, cependant je me réjouis de ce que Dieu recueillera chez d'autres âmes le fruit de ses dons. » Il lui semblait que les grâces de Dieu déposées dans la plus vile de ses créatures rapporteraient encore plus de fruit que dans son âme ; et pourtant elle était prête à chaque heure à les recevoir pour en faire part au prochain comme si c'était surtout pour lui qu'elle les avait reçues. Se jugeant elle-même, elle se voyait comme la dernière de ceux dont le Prophète a dit : « Omnes gentes quasi non sint, sic sunt coram eo : Toutes les nations sont devant lui comme si elles n'étaient pas. » (Isaïe, 40, 17.) Et plus bas « Quasi pulvis exiguus : Comme un peu de poussière. » Car, de même qu'un peu de poussière cachée sous une plume ou quelque objet semblable est préservé des rayons du soleil par cette ombre légère, ainsi se dérobait-elle pour échapper à l'honneur qui pouvait lui revenir de si sublimes faveurs. Elle en renvoyait la gloire à Celui dont l'inspiration prévient ceux qu'il appelle, dont le secours accompagne ceux qu'il justifie, et elle ne découvrait dans son âme qu'indignité et ingratitude en face de dons si gratuits. Cependant son désir de la gloire de Dieu la portait à révéler les bontés du Seigneur à son égard, et elle exprimait son intention par ces paroles : « I1 est juste que Dieu recueille dans le prochain le fruit des bienfaits qu'il m'a accordés à moi si indigne. »

2. Un jour pendant la promenade, elle dit au Seigneur, avec un profond mépris d'elle-même : « Le plus grand de tous vos miracles, ô mon Dieu, est que la terre puisse porter une pécheresse telle que moi ! » Mais le Seigneur, qui exalte ceux qui s'humilient, lui dit avec bonté : « La terre se laisse volontiers fouler sous tes pas, puisque tout le ciel dans sa grandeur attend avec des tressaillements d'allégresse l'heure bienheureuse où il aura l'honneur de te pos-séder. » O douceur admirable de la bonté de Dieu qui se plaît à glorifier une âme en proportion de son humilité!

3. Elle méprisait à ce point la vaine gloire, que si une pensée lui en venait à l'esprit quand elle était occupée à la prière ou à une bonne oeuvre elle continuait son acte en se disant : « Si quelqu'un te voit accomplir ce bien, il sera porté à t'imiter, et le Seigneur eu sera glorifié. » Car elle estimait n'avoir pas plus d'importance dans l'Église que n'en a, dans la maison du père de famille, un épouvantail bon seulement à être attaché à un arbre au temps de la récolte, afin de chasser les oiseaux et de garder les fruits.

4. Elle nous a laissé dans ses écrits une preuve assurée de sa douce et fervente dévotion, et Dieu, qui scrute les reins et les cœurs (Ps. 7, 10), daigna en donner lui-même un témoignage. Un homme très pieux se sentit un jour animé d'une grande ferveur, et il entendit ces paroles du Seigneur : « La consolation dont tu jouis en ce moment remplit fréquemment l'âme de cette Élue dans laquelle j'ai établi ma demeure. »

5. Le dégoût absolu qu'elle ressentait pour tous les plaisirs passagers de ce monde atteste merveilleusement la douceur et la joie qu'elle trouvait dans le Seigneur, car, ainsi que l'a dit saint Grégoire : «Ce qui est charnel n'a plus de saveur pour celui qui a goûté les choses spirituelles. » Et le bienheureux Bernard ajoute : « Tout est à charge à celui qui aime Dieu tant qu'il ne jouit pas de l'unique objet de ses désirs. » Un jour donc qu'elle éprouvait du dégoût en face des joies humaines, elle s'écria : « Rien ne peut me plaire ici-bas, si ce n'est vous, ô mon très doux Seigneur ! » Le Seigneur répondit : « Et moi je ne vois rien au ciel et sur la terre qui puisse me plaire sans toi, car mon amour t'unit à toutes mes joies. Si je prends mes délices dans des choses diverses, c'est avec toi que je les trouve ; et plus ces délices sont abondantes, plus grande est la part que tu en reçois. » C'est ce que saint Bernard atteste lorsqu'il dit : « Que l’honneur du Roi aime la justice, soit ; mais l'amour de l'Époux ne demande qu'un retour de tendresse et de fidélité[1]. »

6. Elle était assidue aux veilles et aux heures régulières de la prière, à moins que la maladie ne la retint, ou que pour la gloire de Dieu elle travaillât au salut du prochain. Aussi, comme le Seigneur daignait dans l'oraison la favoriser de sa douce présence, elle fut portée à prolonger ses pieux exercices bien au delà de ce qu'auraient permis ses forces naturelles. Elle observait avec un tel amour les coutumes de l'Ordre concernant l'assistance au chœur, les jeûnes et les travaux communs, qu'elle ne s'en dispensait jamais sans éprouver un profond déplaisir. Le bienheureux Bernard ne dit-il pas : « Celui qui a été enivré une seule fois des douceurs de la charité se trouve préparé à accepter toute peine et tout labeur » ?

7. Sa liberté d'esprit était si grande qu'elle ne pouvait supporter, même un instant, quelque chose de contraire à sa conscience. Le Seigneur en rendit lui-même témoignage, car une personne lui ayant demandé ce qui lui plaisait davantage dans cette Élue, il répondit : « La liberté de son Cœur. » Cette personne manifesta. un grand étonnement et parut faire peu de cas de cette qualité : « Je croyais, dit-elle, ô Seigneur, que, par un effet de votre grâce, cette âme était arrivée à une sublime intelligence de vos saints mystères et possédait un très ardent amour ? — Oui, il en est ainsi, répondit le Seigneur, et c'est le résultat de la liberté de son cœur. Ce bien est si grand qu'il conduit à la plus haute perfection : à toute heure je trouve ma bien-aimée prête à recevoir mes dons, car elle ne supporte dans son âme absolument rien qui puisse entraver mon action. »

8. Comme conséquence de cette liberté d'esprit, elle ne gardait à son usage que ce qui lui était indispensable, et si elle recevait quelques présents, elle les distribuait aussitôt au prochain, ayant soin de favoriser les indigents et de préférer ses ennemis à ses amis. Si elle avait quelque chose à faire ou à dire, elle s'exécutait sur-le-champ, dans la crainte que la moindre préoccupation l'éloignât du service de Dieu et de l'assiduité à la contemplation. Le Seigneur daigna révéler que cette conduite lui était agréable : Un jour il se montra à Dame M., notre chantre, assis sur un trône magnifique. Devant lui, celle-ci semblait marcher, aller et venir, dirigeant sans cesse son regard vers le Seigneur, et très attentive à suivre les moindres indications de son Cœur sacré. Comme M. admirait ce spectacle, le Seigneur lui dit: « Tu le vois, mon Élue se tient toujours devant moi et cherche sans cesse à connaître mon bon plaisir. Quand elle l'a découvert, elle emploie toutes ses forces à l'accomplir, pour revenir bientôt rechercher mes autres volontés et les exécuter fidèlement : c'est ainsi que toute sa vie est consacrée à ma louange et à ma gloire. » — « Mais, reprit M., si sa vie est admirable, d'où vient qu'elle juge parfois avec tant de sévérité les fautes et les négligences d'autrui ? » Le Seigneur répondit avec bonté: « Comme elle ne souffre jamais la moindre tache sur son âme, elle ne petit tolérer avec indifférence les défauts du prochain. »

9. En ce qui concernait les vêtements ou les objets à son usage, elle se contentait du nécessaire, n'apportant aucune recherche ou délicatesse. Ces objets lui plaisaient, en proportion de ce qu'ils l'aidaient à servir Dieu, comme le livre qu'elle lisait plus fréquemment, la tablette sur laquelle elle écrivait, les livres dont le prochain s'édifiait davantage. Ce n'était pas pour elle-même qu'elle faisait usage des choses créées par Dieu, mais uniquement pour la gloire de son Seigneur. Aussi se réjouissait-elle, parce qu'il lui semblait alors présenter une offrande à l'autel de Dieu ou la distribuer en aumônes. C'était donc avec joie qu'elle usait du sommeil, de la nourriture et de toute autre chose, car elle pensait donner ces biens au Seigneur qu'elle voyait en elle comme elle se voyait en lui, selon cette parole de l'Évangile : « Quod uni ex minimis meis fecistis, mihi fecistis : Ce que vous avez fait à l'un de ces petits, c'est à moi que vous l'avez l'ait » (Mat. 25, 40) ; et s'estimant la dernière et la plus vile des créatures à cause de son indignité, tout ce qu'elle s'accordait à elle-même, elle le regardait comme donné au plus petit des serviteurs de Dieu. Le Seigneur daigna lui révéler un jour combien cette pensée lui était agréable : comme elle souffrait de maux de tête, elle chercha, pour la gloire de Dieu, à se soulager en gardant dans la bouche certaines substances odoriférantes. Le Seigneur, s'inclinant avec bonté, sembla puiser aussi lui-même un soulagement dans ces parfums. Après avoir respiré doucement, il se releva et dit aux saints, avec un air satisfait, et comme s'il eût trouvé sa gloire en cet acte : « Je viens de recevoir de mon épouse un nouveau présent. » Toutefois elle éprouvait encore plus de joie à donner quelque chose au prochain : c'était alors l'allégresse d'un avare qui, au lieu d'une pièce de monnaie, reçoit cent marcs.

10. Elle voulait que tous les biens lui vinssent du Seigneur lui-même : aussi, s'agissait-il de faire un choix, soit pour les vêtements ou la nourriture, elle prenait au hasard la part qui lui tombait sous la main, croyant s'attribuer ainsi ce que Dieu lui destinait. Elle recevait alors cette part avec autant de reconnaissance que si le Sauveur la lui eût offerte de sa propre main; et que ce fût bon ou mauvais, elle était également satisfaite. Elle trouvait une si grande satisfaction à exécuter ainsi tous ses actes, que parfois elle exprimait sa vive compassion pour les païens et les juifs, qui, dans le choix qu'ils font des choses, ne peuvent agir de la sorte, ni entrer en part avec Dieu.

11. Elle possédait à un très haut degré la vertu de discrétion : en effet, bien que surabondamment instruite du sens et des paroles de la sainte Écriture, à ce point que tous venaient demander ses conseils et se retiraient ensuite ravis de sa haute prudence, cependant, lorsqu'il s'agissait de sa propre conduite, elle cherchait, par une humble discrétion, l'avis de ses inférieurs eux-mêmes et les écoutait avec tant de déférence, que presque toujours elle abandonnait ses idées personnelles pour adopter celles d'autrui.

12. Il nous paraîtrait superflu de montrer comment chaque vertu brillait en elle d'un vif éclat, à savoir l'obéissance, l'abstinence, la pauvreté volontaire, la prudence, la force, la tempérance, la miséricorde, la charité fraternelle, la constance, la reconnaissance, la joie du bonheur d'autrui, le mépris du monde, et bien d'autres encore, car nous avons vu que cette âme possédait à un haut degré la discrétion, appelée mère de toutes les vertus[2]. Elle avait aussi cette admirable confiance, fondement de toutes les vertus, et à laquelle Dieu ne refuse rien, surtout lorsqu'il s'agit de biens spirituels; et la noble humilité, fidèle gardienne des vertus, avait, comme nous l'avons dit, jeté dans son âme de profondes racines. En parlant de sa charité envers Dieu et le prochain, nous avons prouvé que cette vertu, reine des reines, avait établi son trône en elle et se traduisait à l'extérieur par les témoignages d'une compatissante bonté. Nous omettrons donc de parler en détail de ses autres vertus, bien qu'un bon nombre de faits surpassent ceux que nous avons cités, et soient de nature à charmer le dévot lecteur plutôt qu'à le lasser. Ce que nous avons dit suffira à prouver que cette Élue fut un de ces cieux dans lequel le Roi des rois daigne habiter comme sur un trône parsemé d'étoiles.


[1] Sermon LXXXIII, 5, sur le Cantique des cantiques.
[2] Règle de saint BenoÎt, ch. LXIV.

     

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