CHAPITRES VIII - IX - X

CHAPITRE VIII

DE SA COMPATISSANTE CHARITE

Outre un zèle ardent pour la justice, celle-ci avait encore un sentiment profond de tendre et compatissante charité. Si elle voyait quelqu'un accablé par un réel chagrin, ou si elle entendait dire qu'une personne éloignée se trouvait dans la peine, aussitôt elle s'efforçait de la consoler ou lui envoyait ses encouragements. Comme un pauvre malade accablé par la fièvre attend de jour en jour la guérison ou un peu de soulagement, ainsi elle demandait à chaque instant au Seigneur qu'il voulût bien consoler ceux dont elle connaissait l'affliction. Sa tendre compassion ne s'exerçait pas seulement envers les êtres raisonnables, mais elle atteignait toute créature. Lorsqu'elle voyait les petits oiseaux ou d'autres animaux souffrir de la faim, de la soif ou du froid, elle était émue de pitié pour les œuvres de son Seigneur. Alors, en raison de la souveraine noblesse et perfection que revêt toute créature considérée en son Auteur, elle offrait à Dieu, comme un tribut de louange, les incommodités de ces êtres dénués de raison, et le suppliait d'avoir pitié des œuvres de ses mains et de les soulager dans leurs nécessités.

CHAPITRE IX

DE SON ADMIRABLE CHASTETÉ

1. La Chasteté, que le bienheureux Bernard appelle la lune du ciel spirituel, brilla en elle d'une grande et pure clarté. Elle avouait n'avoir jamais dans toute sa vie regardé suffisamment le visage d'un homme pour en distinguer les traits. Tous ceux qui l'ont connue peuvent affirmer la même chose : si elle avait avec un homme de Dieu un entretien intime et même de longue durée, elle le quittait sans avoir jeté les yeux sur lui. Cette admirable réserve ne se traduisait pas seulement par la modestie des regards, mais elle l'observait en toute circonstance, soit qu'elle parlât ou écoutât, et tous les mouvements de son corps en portaient l'empreinte. Aussi l'éclat de sa chasteté avait une telle splendeur, que les Sœurs du monastère disaient en plaisantant qu'on aurait pu la placer sur les autels parmi les reliques, à cause de la pureté de son cœur. Cela ne doit pas étonner, car je n'ai connu aucune âme qui trouvât comme elle ses délices dans la sainte Écriture et par conséquent en Dieu même, ce qui est le meilleur moyen de garder la chasteté. C'est pourquoi saint Grégoire dit : « Celui qui goûte les choses de l'esprit rejette tout ce qui est charnel. » Et saint Jérôme écrit au moine Rusticus[1] : « Aime les saintes Lettres, et tu n'aimeras pas les vices de la chair.» Aussi tous les témoignages de sa parfaite chasteté manqueraient, que son amour de la sainte Écriture en serait un indice bien suffisant.

2. S'il lui arrivait de rencontrer dans la sainte Écriture un passage offrant le souvenir de quelque chose de charnel, elle le passait comme à la dérobée par un sentiment de virginale pudeur ; et quand il lui était impossible d'agir ainsi, elle s'efforçait de le dissimuler en le lisant rapidement comme si elle n'y comprenait rien: mais l'incarnat de ses joues trahissait bientôt la révolte de sa délicate pudeur. Si des personnes ignorantes l'interrogeaient sur un semblable passage, elle éludait la réponse avec une sorte de réserve attristée, estimant moins pénible de recevoir un coup de glaive que d'entendre de tels discours. Cependant s'il devenait nécessaire pour le salut des âmes d'aborder ces sujets, elle le faisait sans hésiter et disait ce qu'elle croyait être de son devoir.

3. Elle découvrit un jour à un vieillard de grande expérience les tendres familiarités dont elle était l'objet de la part du Seigneur. Celui-ci, considérant la pureté de son cœur, avoua ensuite qu'il ne connaissait personne qui fût autant qu'elle étranger à toute émotion des sens. Aussi, se taisant sur les autres vertus, puisqu'il n'avait regardé attentivement en elle que ce seul don de pureté, il ne s'étonnait pas que Dieu l'ait choisie de préférence pour lui révéler ses secrets, car il est dit clans l'Évangile : Bienheureux les cœurs purs parce qu'ils verront Dieu (Mat, 5, 8), et nous lisons dans saint Augustin : « Ce n'est pas avec les yeux du corps que nous voyons Dieu, mais avec le regard de l'âme[2] ». Le même docteur dit ailleurs que si la lumière du jour n'est perçue que par un œil sain, de même Dieu n'est vu due par le cœur pur, qui a banni le souvenir du péché, et qui est vraiment le temple saint du Seigneur.

4. Afin de prouver encore sa parfaite chasteté, je citerai un autre témoignage digne de foi. Une personne ayant prié le Seigneur de lui confier un message pour son Élue, c'est-à-dire celle dont nous parlons en ce livre, elle reçut cette réponse : « Dis-lui de ma part : C'est beau et rempli de charmes. » Comme cette personne ne comprenait pas, elle réitéra sa demande une deuxième, une troisième fois, et reçut toujours la même réponse. Très étonnée, elle dit : « Veuillez me donner, ô Dieu très aimé, l'intelligence de ces paroles. » « Apprends à ma bien-aimée, répondit le Seigneur, que je me complais dans sa beauté intérieure, parce que la splendeur de ma pureté et de mon immuable Divinité répandent en son âme un incomparable éclat. De même, je prends mes délices dans les charmes tout particuliers de ses vertus, parce que la sève vivifiante de mon humanité déifiée communique à ses oeuvres une vie incorruptible. »

CHAPITRE X

DU DON DE CONFIANCE QUI BRILLA EN GERTRUDE

1. Nous pourrions démontrer par d'admirables témoignages à quel degré elle possédait, je ne dis pas la vertu, mais le don de confiance. En effet, elle sentait à toute heure une telle sécurité dans sa conscience, que ni les tribulations, ni les blâmes, ni les obstacles, ni même ses propres fautes, ne pouvaient altérer cette ferme confiance dans la miséricorde infinie. S'il arrivait que Dieu la privât des faveurs auxquelles elle était accoutumée, elle ne s'en troublait pas, car ce lui était pour ainsi dire une même chose de jouir de la grâce ou d'en être privée. En effet, durant l'épreuve, elle s'appuyait sur l'espérance, et croyait fermement que tout coopère au bien des âmes, qu'il s'agisse d'événements extérieurs ou d'opérations intimes. Comme on attend avec espoir un messager qui porte les nouvelles, longtemps désirées, ainsi elle entrevoyait avec joie l'abondance des consolations divines dont l'adversité du moment lui semblait être la préparation et le gage certain. La vue de ses fautes ne pouvait l'abattre ni la décourager, parce que, raffermie bientôt par la présence de la grâce divine, son âme devenait plus apte à recevoir les dons de Dieu quels qu'ils fussent.

2. Lors même qu'elle se voyait aussi privée de lumière qu'un charbon éteint[3], elle s'efforçait encore de chercher le Seigneur, et, se ranimant bientôt sous l'action de Dieu, elle se trouvait prête à recevoir de nouveaux traits de la ressemblance divine. L'homme qui, des ténèbres, passe au plein midi se trouve éclairé tout à coup ; de même elle se voyait illuminée par la splendeur de la divine présence, et recevait non seulement la lumière, mais aussi les ornements nécessaires à la reine qui ne se présente devant le Roi immortel des siècles (1 Tim. 1, 17) que vêtue de la robe d'or enrichie de broderies. C'est ainsi qu'elle se trouvait préparée à l'union divine.

3. Elle avait pris l'habitude de se prosterner souvent aux pieds du Seigneur, pour obtenir le pardon de ces fautes légères qui sont inévitables ici-bas. Mais elle interrompait cette pratique quand elle recevait, ainsi que nous l'avons dit, une effusion plus abondante de la miséricorde divine. Alors elle se livrait volontiers au bon plaisir de Dieu, devenait comme un instrument destiné à manifester les opérations de l'amour en elle et par elle, et n'hésitait pas à prendre avec le Dieu de l'univers une sorte de revanche de tendresse.

4. Cette confiance lui inspirait aussi une manière très surnaturelle de considérer la sainte Communion, car elle ne lisait ou n'entendait rien dire concernant le danger de recevoir indignement le Corps du Seigneur, sans s'approcher du sacrement avec une espérance plus ferme encore dans la bonté de Dieu. Si elle avait oublié de réciter les prières par lesquelles il est d'usage de se préparer, elle ne s'abstenait pas cependant de la Communion, parce que, jugeant ces actes nuls ou de peu de valeur, elle croyait que tous les efforts de l'homme en face de cet incomparable don gratuit sont comme une goutte d'eau comparée à l'immensité de l'océan. Bien qu'elle ne vit aucune manière de se préparer dignement, cependant, après avoir mis sa confiance dans l'infinie bonté de Dieu, elle s'efforçait par-dessus tout de recevoir le sacrement avec un cœur pur et un fervent amour.

5. Elle attribuait à sa seule confiance en Dieu tout le bien spirituel qu'elle recevait, et trouvait que ce bien était d'autant plus gratuit que ce don de confiance lui avait été accordé par l'Auteur de toute grâce, sans aucun mérite de sa part.

6. C'est encore la confiance qui lui inspirait un fréquent désir de la mort, désir si parfaitement tempéré par l'union à la divine Volonté, qu'il lui était toujours indifférent de vivre ou de mourir : par la mort, en effet, elle espérait jouir de la Béatitude, tandis que la vie lui était une occasion d'augmenter la gloire de Dieu. I1 lui arriva un jour, en marchant, de faire une chute dangereuse. Elle ressentit aussitôt dans son âme une grande joie et dit au Seigneur : « Quel bonheur pour moi, ô mon bien-aimé Seigneur, si cette chute m'eût donné l'occasion d'aller tout à coup vers vous. » Et comme nous lui demandions tout étonnés si elle ne craignait pas de mourir sans les sacrements de l'Église : « En vérité, dit-elle, je désire de tout mon cœur recevoir les sacrements ; mais la volonté et l'ordre de mon Dieu seront pour moi la meilleure et la plus salutaire préparation. J'irai donc avec joie vers lui, que la mort soit subite ou prévue, sachant que de toute façon la miséricorde divine ne pourra me manquer, et que sans elle nous ne serions pas sauvés, quel que soit le genre de notre mort. »

7. Tous les événements la trouvaient dans une égale disposition de joie, parce que son esprit restait fixé inébranlablement en Dieu, dans une constance pleine de vigueur. Aussi peut-on lui appliquer ces paroles : « Qui confidit in Deo, forcis est ut leo : Celui qui se confie en Dieu est fort comme le lion.»(Prov., 28, l.).

8. Notre-Seigneur daigna rendre lui-même à la confiance de sou Élue le témoignage suivant : Une personne, après avoir prié Dieu, s'étonnait de ne pas recevoir de réponse ; il lui dit enfin : « J'ai tardé à te répondre, parce que tu n’as pas confiance en ce que ma bonté toute gratuite daigne opérer en toi. Ma bien-aimée au contraire est si fortement enracinée dans la confiance qu'elle s'abandonne toujours à ma bonté ; c'est pourquoi je ne lui refuserai jamais ce qu'elle désire. »


[1] S. Jérôme, Lettre 125.
[2] S. Augustin, Lettre 147 et ailleurs. C'est le sens, et non le texte exact.
[3] Voir au livre III, chap. XVIII.

     

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