CHAPITRES IV - V - VI

CHAPITRE IV

DU TROISIEME TÉMOIGNAGE

1. Un troisième et irrécusable témoignage sera sa vie elle-même, pendant laquelle nous l'avons vue rechercher uniquement la gloire de Dieu. Non seulement elle la recherchait, mais elle la poursuivait avec ardeur; jusqu'à lui sacrifier son honneur, sa vie, et en quelque sorte son âme. On croit facilement à un tel témoignage, suivant ce que dit le Seigneur dans l'Évangile de saint Jean : Celui qui cherche la gloire de celui qui l'a envoyé, celui-là est véridique, et il n'y a pas d'injustice en lui. (S. Jean, 7, 18.) Âme vraiment heureuse dont la vie trouve son approbation dans la vérité de l'Évangile ! On peut aussi lui appliquer ces paroles de la Sagesse : Le juste a la hardiesse d'un lion. (Prov. 28, 1.) En effet, l'amour de la gloire divine lui fit soutenir avec tant de constance les droits de la justice et de la vérité, qu'elle méprisait les peines et les contrariétés pour ne songer qu'à la gloire de son Seigneur.

2. Elle travaillait assidûment à recueillir et à écrire tout ce qu'elle croyait pouvoir être utile aux autres, afin de procurer l'honneur de Dieu et le salut des âmes, sans jamais attendre les remerciements des hommes. Elle communiquait ses écrits aux personnes qui devaient en profiter le plus, et si elle apprenait que des livres de la sainte Écriture manquaient en certains lieux, elle en procurait aussi largement que possible, afin de gagner tous les hommes à Jésus-Christ.

3. Prendre sur son sommeil et son repos, différer ses repas, négliger ce qui regardait sa commodité personnelle, tout cela était pour elle plutôt une joie qu'un labeur. Bien plus, il lui arriva souvent d'interrompre sa douce contemplation lorsqu'il fallait secourir une personne éprouvée par la tentation, consoler les affligés ou remplir quelque office de charité. Comme le fer plongé dans le feu devient feu lui-même, ainsi cette âme embrasée par le divin Autour était devenue toute charité et n'aspirait qu'au salut des hommes.

4. Bien qu'à notre connaissance aucune âme sur la terre à cette époque n'ait eu avec le Dieu de Majesté des entretiens aussi élevés et aussi fréquents, son humilité cependant n'en devenait que plus profonde. Aussi avait-elle coutume de dire que les faveurs dont l'excessive bonté de Dieu enrichissait son indignité lui semblaient des trésors cachés sous le fumier lorsqu'elle les retenait et en jouissait seule, mais, aussitôt qu'elle les révélait au prochain, ces faveurs devenaient des pierres précieuses enchâssées dans l'or pur. Elle croyait en effet que les autres, en raison de la pureté et sainteté de leur vie, rendaient plus de gloire à Dieu par une seule pensée, qu'elle-même par la donation de tout son être, à cause de sa vie indigne et de ses négligences. C'est la seule raison qui l'engagea à découvrir parfois les faveurs qu'elle recevait de Dieu : s'en jugeant si indigne, elle ne pouvait croire qu'elles lui eussent été données pour elle seule, mais bien plutôt pour le salut du prochain.

CHAPITRE V

CARACTÈRES ET BEAUTÉS D'UN CIEL SPIRITUEL

1. Puisque deux ou trois témoins suffisent pour confirmer toute assertion, il ne conviendrait pas de récuser la vérité lorsqu'elle se présente accréditée par tant de témoignages dignes de foi. L'incrédule doit plutôt rougir, car, non content de n'avoir mérité rien de semblable pour lui-même, il néglige encore de s'approprier par les sentiments de la reconnaissance ce que la divine libéralité a daigné opérer dans son Élue. Il n'est pas douteux en effet que celle-ci soit une de ces élues, que dis-je? de ces bienheureuses dont saint Bernard a écrit dans son Commentaire sur le Cantique des Cantiques[1] : « J'estime que l'âme du juste n'est pas seulement céleste à cause de son origine, mais qu'elle peut être appelée à bon droit le ciel même à cause de sa ressemblance avec le ciel, puisque sa vie et conversation est clans les cieux. C'est de telles âmes qu'il est écrit dans la Sagesse : « L'âme du juste est le siège de la sagesse[2]. » Et encore : « Le ciel est ma demeure. » (Isaïe, 16, 1.) Dès que l'on conçoit Dieu comme un pur esprit, il convient de lui assigner un siège tout spirituel, et je suis confirmé dans ce sentiment par cette parole de la Vérité : « A lui, c'est-à-dire à l'homme saint, nous viendrons, et nous ferons en lui notre demeure. » (S. Jean, 14, 23.) Le prophète ne devait pas parler d'un autre ciel lorsqu'il a dit : « Vous habitez dans le sanctuaire, vous qui êtes la louange d'Israël » (Ps. 21, 4), et l'Apôtre déclare que le Christ habite en nos cœurs par la foi (Eph., 3, 17 ). C'est de bien loin que je soupire vers ces bienheureux, desquels il est dit : « J'habiterai en eux et je marcherai au milieu d'eux » (II Cor., 6, 16). Oh! que cette âme est grande et vaste et que sont glorieux les mérites de celle qui renferme en elle-même la divine puissance ! Non seulement elle la renferme, mais elle a été trouvée digne de la recevoir, capable de la contenir, et d'offrir même en elle à la divine Majesté les espaces nécessaires au déploiement de son œuvre. Cette âme a grandi dans le Seigneur et elle est devenue le temple de Dieu. Elle a grandi, elle a crû, dis-je, en la Charité, et nous savons que l'âme est grande en proportion de sa charité. Nous l'appellerons donc un ciel où le soleil figure l'intelligence, où la lune représente la foi, et les étoiles les diverses vertus. Ou bien encore en cette âme, le soleil sera la justice ou la ferveur d'un brûlant amour, et la lune la sainte continence. Quoi d'étonnant que le Seigneur se plaise à l'habiter? Pour créer ce ciel, il ne s'est pas contenté d’une simple parole, mais il a combattu pour l'acquérir, et il est mort pour le racheter. Aussi après un tel labeur, arrivé au comble de ses vœux, il dit : « Ce sera pour jamais le lieu de mon repos ; j'y établirai ma demeure etc. » (Ps. 131, 14.) Ceci est de saint Bernard.

2. Pour montrer dans la faible mesure de mes forces que celle-ci est du nombre de ces bienheureux desquels saint Bernard a dit que Dieu les a choisis pour sa demeure préférablement au ciel matériel, j'exposerai ici ce qu'une amitié toute spirituelle m'a permis de découvrir en cette âme, durant le cours d'un assez grand nombre d'années.

3. Saint Bernard dit que « le ciel spirituel, qui est l'âme bienheureuse, vraie demeure du Seigneur, doit avoir pour parure le soleil, la lune et les étoiles, c'est-à-dire l'ensemble des vertus » (Sermon 27, 8) ; or je montrerai brièvement, et comme je le pourrai, le rayonnement de perfection qui brillait autour de cet âme. On ne doutera plus que le Seigneur l'ait réellement habitée, lorsque ces éclatantes lumières auront été manifestées au dehors.

CHAPITRE VI

DE SON INFLEXIBLE JUSTICE

1. La justice, c'est-à-dire le zèle d'une ardente charité, que le bienheureux Bernard dans le passage précédent appelle le soleil de l'âme, brillait en elle avec tant d'éclat que s'il eût fallu pour sa défense affronter des bataillons armés, elle s'y serait exposée volontiers. Il n'y avait pas d'ami, si cher lui soit-i1, qu'elle ait consenti à défendre par un mot de sa bouche, même contre son propre ennemi, s'il eût fallu pour cela s'écarter tant soit peu du sentier de la justice. Bien plus, elle eût préféré, si l'équité l'avait exigé, voir condamner sa propre mère plutôt que de commettre la moindre injustice contre un ennemi, lors même que celui-ci lui aurait été à charge.

2. Si l'occasion se présentait de donner quelque avis pour l'édification du prochain, elle mettait de côté toute modestie (vertu qui brillait cependant en elle par-dessus toutes les autres), déposait tout respect humain, et, pleine de confiance en celui qui l'avait armée de sa foi et à qui elle aurait désiré soumettre l'univers, elle puisait dans son cœur des paroles remplies d'un si grand amour et d'une sagesse si profonde que les esprits les plus durs et les plus pervers, pour peu qu'ils eussent une étincelle de piété, se sentaient attendris en l'écoutant, et concevaient au moins la volonté ou le désir de s'amender. Si elle voyait une âme touchée de componction par ses avis, elle l'entourait d'une si affectueuse compassion et d'une si tendre charité que son cœur semblait se fondre, tant elle souhaitait lui donner de consolation. Et cette consolation, elle la lui procurait, non moins par ses paroles que par ses désirs et ses ferventes prières. Elle eut un soin constant, dans ses rapports avec le prochain, de ne s'attacher le cœur d’aucune créature pour éviter toute occasion qui l'aurait, si peu que ce soit, éloignée de Dieu.

3. Elle rejetait comme un poison toute amitié humaine qui n'aurait pas eu, autant qu'elle en pouvait juger, son fondement en Dieu, et son cœur souffrait vivement lorsque, même par une seule parole, on lui avait témoigné une affection trop naturelle. Dans ce cas, elle refusait les services les plus utiles que ces personnes auraient pu lui rendre, préférant manquer d'un secours plutôt que de consentir à occuper, au détriment de Dieu, le cœur d'une créature.


[1] Sermon XXVII, n° 8, 9, 10.
[2] Ces mots sont aussi cités par saint Augustin et saint Grégoire, comme s'ils faisaient partie du texte suivant d'Isaïe.

     

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