LIVRE PREMIER
CHAPITRE I
RECOMMANDATION DE LA PERSONNE
1. O Profondeur des
richesses et de la science de Dieu ! que ses jugements sont
incompréhensibles et ses voies impénétrables ! (Rom., 11, 33.) C'est
ainsi que par des chemins divers, mystérieux et admirables, Dieu
appelle ceux qu'il a prédestinés. Après les avoir appelés, il les
justifie et les comble des effets de sa grâce, comme s'il
accomplissait en ceci toute justice envers des âmes qu'il jugerait
dignes de partager ses richesses et ses délices. C'est ce qui
apparaît dans cette élue : semblable à un lis éclatant de blancheur,
elle avait été placée par Dieu dans les parterres odorants du jardin
de l'Église, c'est-à-dire dans l'assemblée des âmes justes, lorsque,
petite enfant âgée de cinq ans,
il la retira des agitations du monde, pour l'introduire dans la
demeure nuptiale de la sainte Religion. En cette âme, Dieu joignit à
la candeur de l'innocence l'éclat et la fraîcheur des plus belles
fleurs, de sorte qu'elle charmait non seulement tous les yeux, mais
qu'elle attirait à elle tous les cœurs. Dans un âge aussi tendre,
elle laissait voir déjà la maturité d'un vieillard, se montrait
pleine de savoir et d'éloquence, et son intelligence se portait si
facilement à toutes choses que ceux qui l'entendaient en demeuraient
ravis Lorsqu'elle fut admise à l'école, la vivacité de son esprit et
la finesse de son intelligence lui firent dépasser promptement les
enfants de son âge en toutes sortes de sciences. C'est ainsi que,
gardant la pureté de son cœur pendant les années de l'enfance et de
l’adolescence, se livrant avec ardeur à l'étude des arts libéraux
elle fut préservée par le Père des miséricordes de toutes les
frivolités qui entraînent si souvent la jeunesse. Louanges et
actions de grâces en soient rendues à jamais à ce Dieu tout-puissant
!
2. Vint enfin le moment
où Celui qui l'avait choisie dès le sein de sa mère, et l'avait
introduite, à peine sevrée, au festin de la vie monastique, voulut
encore, par sa grâce, l'amener des choses extérieures à la
contemplation intérieure, des occupations terrestres au soin des
choses célestes. C'est ce qu'il obtint par une révélation que nous
raconterons plus loin.
Celle-ci comprit alors qu'elle était restée loin de Dieu dans une
région de dissemblance
lorsque, s'appliquant jusqu'à ce jour aux études libérales, elle
avait négligé de porter ses regards vers la lumière de la science
spirituelle, et, par un attachement trop vif aux charmes de la
sagesse humaine, elle s'était privée du goût très suave de la
véritable Sagesse. Elle tint aussitôt pour viles et méprisables les
éludes qui l'avaient captivée jusqu'alors, et ce fut à bon droit,
puisque le Seigneur l'avait introduite en ce lieu de l'allégresse et
de la joie, sur cette montagne de Sion qui n'est autre que, la
contemplation de lui-même. Là, il l'avait dépouillée du vieil homme
et de ses actes pour la revêtir de l'homme nouveau qui est créé
selon Dieu, dans la justice et la sainteté de la vérité.
3. C'est ainsi que de
grammairienne elle devint théologienne, relisant sans cesse les
pages divines qu`elle pouvait se procurer, et remplissant son cœur
des plus utiles et des plus douces sentences de la sainte Écriture.
Aussi avait-elle toujours à sa disposition la parole de Dieu afin de
satisfaire ceux qui venaient la consulter et de réfuter toute idée
fausse par des témoignages de la sainte Écriture employés si à
propos, qu'on n'y trouvait rien à objecter. Elle ne pouvait se
rassasier de l'admirable douceur qu'elle trouvait dans la divine
contemplation et dans l'étude des saintes Lettres : ces pages
sacrées étaient pour sa bouche un rayon de miel, pour son oreille
une douce harmonie, pour son cœur une jubilation spirituelle.
Semblable à la colombe qui recueille des grains de froment, elle
écrivit plusieurs livres remplis de suavité où sont compilées les
paroles des saints. Son but était de rendre clairs et lumineux
certains passages qui semblent obscurs aux intelligences moins
ouvertes. Elle composa aussi des prières plus douces que le rayon de
miel, et des Exercices spirituels
très propres à édifier. I1s étaient écrits dans un langage si
correct, que les maîtres, loin de trouver rien à reprendre dans sa
doctrine, goûtèrent, au contraire ces œuvres d'un génie facile,
toutes parsemées ou plutôt parfumées des paroles de la sainte
Écriture, ce que ne peuvent manquer d'apprécier les théologiens et
les âmes pieuses. II est donc évident que ces travaux ne sont pas le
produit de l'esprit humain, mais le fruit de la grâce spirituelle
dont elle était douée. Cependant, comme en ce qui vient d'être dit
on pourrait trouver matière à des louanges purement humaines, nous
ajouterons ici ce qui mérite vraiment d'être exalté ; la sainte
Écriture ne nous dit-elle pas : La grâce est trompeuse et la beauté
est vaine : la femme qui craint le Seigneur sera seule louée ? (Prov.,
31, 30.)
4. Elle était donc une
très forte colonne de la Religion, un défenseur si zélé de la
justice et de la vérité, qu'il est permis de lui appliquer ce qui
est dit du grand prêtre Simon au même livre de la Sagesse : Il a
soutenu la maison durant sa vie, c'est-à-dire elle a soutenu la
Religion ; et il a durant ses jours affermi le temple (Ecclé., 50,
1), en ce sens que par ses exemples et ses avis elle a affermi le
temple spirituel de la dévotion et a excité dans les âmes une
ferveur plus grande. Nous pourrions dire aussi qu'en ses jours les
puits ont épanché leurs eaux (ibid.), parce que nul en nos temps n'a
répandu avec plus de profusion les flots d'une salutaire doctrine.
5. Elle avait une
parole douce et pénétrante, un langage si éloquent, si persuasif, si
efficace et si rempli de grâce, que plusieurs affirmèrent entendre
l'Esprit de Dieu parler par sa bouche, tant leurs cœurs avaient été
attendris et leurs volontés transformées. En effet, la parole
vivante et efficace, qui est plus pénétrante qu'un glaive à deux
tranchants et atteint jusqu'à la division de l'âme et de l'esprit (Héb.,
4, 12), habitait en elle et opérait ces merveilles. Aux uns elle
inspirait le repentir qui les conduisait au salut, d'autres
recevaient la lumière qui leur faisait connaître Dieu en même temps
que leur propre misère, beaucoup trouvaient auprès d'elle
soulagement et consolation, chez d'autres enfin elle allumait un
plus ardent amour de Dieu. Plusieurs personnes du dehors qui
n'avaient pu jouir qu'une seule fois de ses entretiens assuraient en
avoir reçu une grande consolation. Bien qu'elle possédât largement
les dons qui plaisent au monde, il ne faudrait pas en conclure que
ce qui fait l'objet de ce livre ait été le produit de son génie, de
la vivacité de son imagination et de son esprit, ou encore le
résultat de sa facilité d'élocution. À Dieu ne plaise ! Il faut
croire fermement et sans hésiter que tout découlait de cette
fontaine sacrée de la divine Sagesse, répandue en son âme par un don
gratuit de l'Esprit-Saint qui souffle où il veut (Jean, 3, 8), quand
il veut, à qui il veut et ce qu'il veut, selon la convenance du
temps, du lieu et de la personne.
6. Mais comme les
choses visibles et invisibles ne peuvent être comprises de
l'entendement humain que par les images visibles et corporelles, il
est nécessaire de les recouvrir de formes sensibles. C'est ce que
Maître Hugues démontre parfaitement dans son Discours de l'Homme
intérieur, chapitre xvi : « Les divines Écritures, dit-il, pour
aider notre contemplation et condescendre à la faiblesse humaine,
décrivent les choses invisibles sous la forme de choses visibles, et
impriment ainsi dans notre esprit les notions spirituelles par des
images dont la beauté excite nos désirs. C'est ainsi qu'elles
parlent tantôt d'une terre où coulent le lait et le miel, tantôt de
fleurs et de parfums ; d'autres fois elles expriment l'harmonie des
joies du ciel par les chants des hommes et les concerts des oiseaux.
Lisez l'Apocalypse de saint Jean, et vous trouverez une Jérusalem
céleste ornée d'or, d'argent, de perles et de quantité d'autres
pierres précieuses. Or nous savons qu'il n'y a rien de semblable au
ciel, où rien cependant ne manque. Mais si aucune de ces choses ne
s'y trouve matériellement, elles y sont toutes cependant dans leur
« substance spirituelle ». (Hugues de Saint-Victor.)
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