

CHAPITRE
V
SAINT ANTOINE DANS LE
VELAY ET LE BERRY
De
Toulouse, selon Barthélémy de Pise, le redoutable antagoniste des
Manichéens fut envoyé, à titre de Gardien (ou supérieur), dans ta ville
du Puy-en-Velay.
Il avait lu plus d'une fois le portrait du supérieur esquissé par le
fondateur lui-même; il le réalisa, observant à la lettre le conseil de
saint François : " Soyez l'ennemi du péché et l'ami du pécheur, et que
votre conduite demeure pour vos frères le miroir de la perfection
religieuse. " On ne peut douter que ses sujets, de leur côté, n'aient
été heureux et fiers d'avoir pour maître, dans les luttes de l'ascèse
monastique, un imitateur aussi parfait du Réformateur ombrien; mais nous
sommes obligés de nous borner à cette simple constatation. Les documents
primitifs sont absolument muets sur le passage du thaumaturge dans le
Velay ; et les légendaires du xive siècle ne nous en ont conservé que
deux anecdotes, deux prophéties dont la genèse nous échappe et qu'en
raison de leur provenance, nous n'enregistrons que sous réserves. A un
notaire du Puy, de mœurs dissolues, le serviteur de Dieu annonce sa
conversion et la palme du martyre. A une mère qui se recommande à ses
prières, il prédit que son fils s'enrôlera dans la milice franciscaine
et sera massacré en haine de la foi par les sectateurs du Coran. Il nous
tarde de voir resplendir au grand soleil l'action salutaire et
pacifiante de l'apôtre; et c'est l'hagiographe Jean Rigaud qui va nous
la révéler. Avec lui du moins, malgré l'omission habituelle des dates,
nous n'aurons plus de doutes sur l'authenticité des faits.
Transportons-nous tout d'abord dans la capitale du Berry. Là, le 30
novembre 1225 — c'est-à-dire, selon toutes les probabilités, quelques
mois après l'arrivée du Bienheureux dans le Velay, se tenait un concile
national présidé par le cardinal de Saint-Ange, légat du Saint-Siège. On
y devait traiter les deux questions capitales du temps : la pacification
du Midi et l'extinction de l'hérésie albigeoise. Six archevêques, une
centaine d'évêques, une foule d'abbés mitres et de prieurs, y étaient
présents ainsi que les deux compétiteurs, Raymond VII et Amaury de
Montfort. Le plus célèbre orateur de l'époque avait été invité à prendre
la parole et cet orateur n'était autre que le nouveau Gardien du
Puy-en-Velay. Nous avons sur ce point le témoignage formel de Jean
Rigaud, dont la relation mérite d'être rapportée tout au long.
" Des Frères dignes de foi, écrit-il, m'ont appris le fait suivant.
Saint Antoine prêchait à Bourges dans un synode. Au milieu de son
allocution, il eut une illumination soudaine, et se tournant vers
l'archevêque, il lui dit : " C'est à vous qui portez la mitre, que je
m'adresse. " Alors il se mit à lui reprocher certaines fautes qui
chargeaient sa conscience. Il le fit avec tant de zèle, et tira des
saintes Ecritures, à l'appui de sa thèse, des arguments si clairs et si
décisifs, que le coupable se sentit une vive componction au cœur et des
larmes dans les yeux. Après la clôture du synode, l'archevêque prit le
Saint à part, lui découvrit humblement les plaies de son âme et se
montra, depuis ce moment, plus dévoué à l'Ordre des Mineurs, en même
temps que plus exact et plus vigilant dans l'accomplissement des
obligations de sa charge pastorale. "
L'archevêque de Bourges était alors Simon de Sully, qui gouverna le
diocèse de 1218 à 1232. _ C'était l'homme de confiance du pape Honorius
III et du roi saint Louis, et l'on se demande quelle peut bien être la
nature des griefs formulés par le Saint. " Le docteur Lempp pense qu'il
s'agissait ici du mauvais vouloir de l'archevêque à l'égard des
Frères-Mineurs, à l'encontre des recommandations du Souverain Pontife.
Cette explication concorde assez bien avec la fin du récit, où il est
dit que le prélat changea de dispositions envers les fils de saint
François, et avec ce que nous savons de l'accueil qui fut fait à ces
derniers, quand ils apparurent en France. Le clergé était en défiance à
l'égard de cette nouvelle famille religieuse, qui semblait s'écarter des
voies battues et qui contrastait avec les Ordres déjà existants. Aussi
voyons-nous le pape Honorius III intervenir à plusieurs, reprises pour
les recommander et défendre un de leurs privilèges, celui d'avoir des
offices propres chez eux. Il interdit (Le 17 septembre 1225) à l'évêque
de Paris de les excommunier, comme celui-ci les en avait menacés, s'ils
usaient de ce privilège. "
Quoi qu'il en soit, les saintes audaces de l'orateur et la conversion du
prélat ont, il faut bien l'avouer, quelque chose d'étrange qui nous
surprend au premier abord; mais ce côté insolite de la scène démontre
précisément, mieux que n'importe quel prodige, que notre Bienheureux
était universellement considéré comme un homme extraordinaire, comme un
envoyé de Dieu.
Peut-être est-ce, également à Bourges qu'eut lieu le plus étonnant de
ses prodiges, le miracle eucharistique, qui devait avoir un si grand
retentissement dans toute l'Europe, avant d'être un objet de dispute
entre les différentes villes qui revendiqueraient l'honneur d'en avoir
été le théâtre. Nous étudierons plus loin la question secondaire du
lieu; commençons par l'exposé du fait, tel que nous le trouvons dans la
chronique de Jean Rigaud.
Parmi les auditeurs du thaumaturge se trouvait un hérétique que l'évêque
de Tréguier qualifie " d'esprit fourbe et pervers ", sans le désigner
autrement. Son langage et son opiniâtreté trahissent en lui un des
prosélytes du catharisme albigeois. Les discours du Bienheureux
l'avaient ébranlé, mais sans le convaincre entièrement. Un dogme lui
paraissait, entre tous, inadmissible, celui de la Presence réelle. Le
docte missionnaire avait beau rappeler la parole si formelle du Maître :
" Ceci est mon corps ", il avait beau répéter que Dieu ne saurait nous
tromper et que son témoignage doit nous suffire : l'incrédule échappait
à toutes les règles de la dialectique, et se retranchait, à chaque passe
d'armes, derrière l'éternelle objection du scepticisme: " Croire ne me
suffit pas: je voudrais voir ! "
En face d'un esprit si rebelle à la lumière de la vérité, le thaumaturge
se sentit pris d'une immense commisération, et n'écoutant que son désir
de sauver les âmes, il lui dit : " Vous avez un cheval que vous montez
souvent. S'il se prosterne devant l'Eucharistie, n'admettrez-vous pas le
dogme de la Présence réelle, tel que l'enseigne l'Église ?" La
proposition tenta 1'hérétique. " J'accepte, répliqua-t-il. J'enfermerai
mon cheval et le laisserai à jeun pendant trois jours. Au bout de ces
trois jours, je l'amènerai sur la place publique et lui présenterai de
l'avoine. De votre côté, vous apporterez l'hostie qui, selon vous,
contient le corps de l'Homme-Dieu. Si la bête affamée dédaigne l'avoine
pour se prosterner devant le corps du Christ, je confesserai de bouche
et de cœur la réalité du sacrement. "
Le défi était solennel ; le Franciscain l'accepta, en ajoutant toutefois
que si le miracle n'avait pas lieu, il ne faudrait l'imputer qu'à ses
propres péchés. Dans l'intervalle, il se prépare et emploie les armes
des saints : le jeûne et la prière. Au jour convenu, le cheval affamé,
amené par son maître, débouche sur la place publique. On lui présente
l'avoine, pendant qu'en face se tient le serviteur de Dieu, debout,
recueilli, le ciboire à la main.
" Alors, en présence de la foule accourue sur les lieux, la bête,
laissée libre dans ses mouvements, s'avance vers le ciboire contenant
l'Eucharistie, fléchit les genoux dans l'attitude de l'adoration et ne
se relève que sur l'ordre du thaumaturge. "
" Rougissez, incrédules ! s'écrie en terminant l'hagiographe limousin.
Rougissez de honte, alors qu'un être irraisonnable vous donne une
pareille leçon ! "
" L'hérétique avait résisté au raisonnement ; il ne résista pas au
miracle. Fidèle à sa promesse et convaincu jusqu'à l'évidence, il abjura
publiquement ses erreurs. "
Une âme reprise à l'hérésie, c'est toujours la plus difficile comme la
plus noble des conquêtes. Ce fut pour notre Bienheureux la source des
plus pures jouissances, et pour toute la contrée, d'après la Légende "Benignitas",
un fécond et puissant ferment de rénovation. " Les catholiques
applaudirent et se sentirent affermis dans leurs croyances ; les
sectaires, confondus, rentrèrent dans l'ombre et le silence. La religion
triomphait. "
Ainsi la victoire du Saint était complète, ou plutôt la victoire du
divin Rédempteur ; car c'est Lui qui s'affirmait de nouveau en face du
manichéisme, le maître de la création, le docteur de la vérité, le
triomphateur de l'enfer. C'est lui qui rentrait dans les intelligences
et y ressaisissait l'empire qui lui appartient de droit et dont il n'est
jamais impunément dépossédé. Ainsi se réalisaient, d'une façon
inattendue, les prévisions et les espérances du Patriarche séraphique.
Le "miracle eucharistique" nous offre un des épisodes les plus
attachants de la lutte éternelle entre la vérité et l'erreur. Voilà
pourquoi nous l'avons raconté tout au long, dans ses plus menus détails
et avec ses heureuses conséquences. Reste un point secondaire à
examiner, le point controversé, c'est-à-dire le lieu du prodige.
Le fait en lui-même, hâtons-nous de le dire, est hors de litige, attesté
qu'il est par tous les hagiographes et notamment par 1'évêque de
Tréguier, Jean Rigaud, qui le rapporte, non comme un trait oublié par
ses prédécesseurs, mais comme un " événement mémorable, extrait d'une
relation antérieure, d'un recueil des miracles du Saint ". Les
divergences ne s'accusent que lorsqu'il s'agit d'assigner le nom de la
ville privilégiée qui en fut le théâtre. Jean Rigaud se tait; Surius
désigne Toulouse ; Barthélémy de Pise, Rimini ; Wadding se prononce en
faveur de Bourges, Le "Liber miraculorum " dit vaguement : " Dans le
comté de Toulouse. " En face de cet enchevêtrement d'opinions opposées,
qu'il nous soit permis d'exprimer la nôtre.
Si nous écartons les historiens, qui se divisent, pour interroger une
autre forme de la traditions, les monuments lapidaires, nous verrons
qu'une seule ville, Bourges, possède des titres sérieux à l'honneur
qu'elle revendique. Et, en effet, Toulouse n'offre pas le moindre
vestige de cet événement, pas une pierre, pas une inscription; Rimini ne
parle que du discours aux poissons de l'Adriatique. La capitale du
Berry, seule, montre un témoin de ces temps, un témoin six fois
séculaire, l'église Saint-Pierre-le-Guillard, consacrée en 1231 par
Simon de Sully : édifice de style ogival, dans le goût de l'époque, et
dont la construction tout près des remparts, mais en dehors, implique
l'idée d'un monument commémoratif destiné à perpétuer le souvenir de
quelque événement extraordinaire. L'origine et la date d'érection de ce
sanctuaire corroborent ainsi la tradition dont Wadding s'est fait
l'interprète; et nous estimons que, dans le litige qui nous occupe, les
présomptions sont plutôt en faveur de Bourges.
En dehors des deux scènes mémorables où le champion des croyances
antiques a joué un rôle si important, nous n'avons rien de précis.
Fut-il consulté par les Pères du concile de 1225 ?
Aborda-t-il le terrain politique, et eut-il l'occasion d'émettre son
opinion sur l'affaire des deux prétendants, Raymond VII et Amaury, à
l'heure où ce dernier cédait au roi Louis VIII le fruit des conquêtes
paternelles ? Nous l'ignorons. Dans tous les cas, l'assemblée se sépara
sans avoir réglé le litige, et ce ne fut que l'année suivante, au
concile provincial de Paris (30 janvier 1226), que le roi, décidé à user
de ses droits de suzerain pour intervenir dans les troubles du Midi,
déploya l'oriflamme de saint Denys et marcha sur Avignon, dont le siège
le retint trois longs mois.
A travers le cliquetis des armes et au-dessus du fracas des lances qui
s'entrechoquent, résonne une note d'une harmonie toute céleste et brille
une de ces lueurs surhumaines, une de ces visions si fréquentes aux
premiers temps de l'Ordre séraphique et qui leur donnent un charme si
pénétrant. Voici, en effet, ce que nous racontent les historiens du
Poverello.
Le Frère Jean Bonelli de Florence, que saint François avait établi
Provincial de Provence, présidait alors, à Arles , " un Chapitre auquel
assistaient le Frère Monald, prêtre renommé pour ses talents et plus
encore pour sa sainteté, et le bienheureux Antoine, à qui le Seigneur
avait accordé l'intelligence des saintes Ecritures et une éloquence plus
douce que le miel pour chanter le Christ et ravir les multitudes.
Antoine prêcha sur le titre même de la Croix : "Jésus de Nazareth, roi
des Juifs". Pendant qu'il développait ce texte avec une chaleur et une
onction indicibles, le Frère Monald aperçut, sous une forme sensible, à
l'extrémité de la salle, le Patriarche séraphique suspendu dans les
airs, les bras en croix, et bénissant tous les Frères. Au même moment,
tous se sentirent remplis d'une telle consolation intérieure, qu'ils
n'eurent aucune peine, dans la suite, à ajouter foi au récit qui leur
fut fait de la merveilleuse apparition de leur glorieux Père. "
Derrière saint François et au-dessus de lui, ne faut-il pas voir le ciel
lui-même approuvant et sanctionnant par ce prodige la stratégie, toute
faite de persuasion, de douceur et de patience, employée par le héros
portugais dans les guerres du Languedoc ?
Est-ce au Chapitre d'Arles que le Bienheureux fut promu " custode de
Limoges " ? Nous ne saurions l'affirmer positivement. Jean Rigaud
mentionne bien le titre, mais d'une façon transitoire et sans s'occuper
ni de la date de l'élection ni de la durée de la charge. Custode,
c'est-à-dire supérieur de deux ou trois couvents ayant pour centre la
ville de Limoges, avec pleine juridiction et les obligations afférentes
: maintenir la discipline au dedans, prêcher au dehors, ranimer partout
la foi et la ferveur, sans négliger la diffusion de l'Ordre.
Il est toujours difficile de gouverner une Province en fondation.
Antoine ne sera pas au-dessous de sa tâche. Mais dieux événements
importants vont, dès son entrée en charge et malgré lui, le mettre plus
en relief et imprimer un nouvel essor à son activité ; la mort de saint
François et la croisade de Louis VIII.
Une quinzaine de jours après son élection, en effet, le 3 octobre 1226,
le fondateur, le Patriarche d'Assise, rend sa belle âme à Dieu, parmi
les doux ramages de ses sœurs les alouettes et les mélodieux concerts de
ses frères les séraphins. Elisée avait hérité du manteau d'Elie. Antoine
héritera du manteau de François, non seulement d'une part de son
autorité, mais de ses vertus, de son humilité, de sa douceur, de son
zèle. Apôtre non moins intrépide, thaumaturge plus puissant, orateur
plus entraînant et plus fécond, c'est lui qu'on invoquera pour conjurer
le péril social et désarmer les haines irréconciliables.
Pendant ce temps-là se déroulent les scènes de la courte épopée dont
Louis VIII est le héros. Maître d'Avignon, il parcourt en vainqueur le
comté du Languedoc et déjà s'approche de Toulouse, lorsqu'il est
brusquement terrassé par un mal implacable (8 novembre 1226), laissant à
son épouse, la régente Blanche de Castille, le soin de continuer et de
terminer la croisade contre les Albigeois. L'effervescence causée par la
reprise des hostilités a franchi, avant l'apôtre franciscain, les
massifs du Centre ; mais à Limoges, comme à Toulouse, il sera, sans y
avoir visé, le plus habile des diplomates et le plus puissant des
pacificateurs; il fera l'œuvre de Dieu, rien que l'œuvre de Dieu,
seulement avec moins d'obstacles et beaucoup plus d'éclat.
Ces pays montueux seront sa terre de prédilection. Il y versera plus
abondamment ses sueurs, y sèmera plus de bienfaits, plus de miracles, et
y laissera un souvenir plus vivace ; et de notre côté, nous marcherons
d'un pas plus ferme, étant conduits par le guide sûr qu'est
l'hagiographe limousin. Entrons donc avec confiance, à la suite de notre
héros, dans le nouveau champ ouvert à son activité, et jetons hardiment
la faucille dans la gerbe d'or de ses travaux apostoliques.



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