

CHAPITRE IV
SAINT ANTOINE ET
L'HÉRÉSIE ALBIGEOISE
Dans
la France ensoleillée, des rives de la Garonne aux bords du Rhône,
vivait au xiie siècle, un peuple aimable, au verbe sonore, à
l'enthousiasme facile, aux mœurs légères. Chez lui, la religion cédait
le pas aux préoccupations d'un ordre inférieur. Ses troubadours
chantaient les intrigues galantes ; ses châtelaines s'intéressaient à la
poésie, ses barons à l'agrandissement de leurs domaines, ses bourgeois
au maintien de leurs privilèges, ses marchands à leurs comptoirs. Ses
grandes cités, Arles, Marseille, Narbonne, Montpellier, Toulouse,
étaient les entrepôts du commerce, les unes avec le Levant, les autres
avec l'Espagne. " L'échange des marchandises et des idées, la diversité
des races et des croyances, le mélange des éléments d'Orient et
d'Occident y créaient, avec la richesse, cette mobilité d'esprit et ce
goût de la nouveauté qui favorisent tous les changements. "
Cet état d'âme, ce dilettantisme intellectuel, nous fournit la raison de
la facilité avec laquelle s'infiltrèrent dans les régions du Midi, les
erreurs les plus diverses, celles de Pierre de Bruys, d'Henri de
Lausanne, de Pierre Valdo, enfin la plus radicale, la plus subversive de
toutes, cette hérésie des Cathares que saint Antoine a cent fois
rencontrée sur sa route, de Rimini à Milan, de Toulouse à Bourges ;
hérésie dont il est nécessaire, pour comprendre le bienfait de
l'intervention des Franciscains, de connaître la nature et les
tendances.
D'origine orientale, proscrit par les empereurs de Byzance, le
catharisme s'était réfugié chez les Gréco-Slaves et les Bulgares, dans
la péninsule des Balkans. Colporté de là par les étudiants et les
marchands, véhicules ordinaires de l'hérésie, il avait gagné les bords
de l'Adriatique et peu à peu contaminé l'Italie, la France, l'Allemagne.
En France, il avait atteint sporadiquement quelques villes du Centre et
du Nord (telles la Charité-sur-Loire, Nantes, Saint-Malo), et par
groupes plus considérables, dans la seconde moitié du xiie siècle, le
littoral de la Méditerranée. Le concile de Tours de 1163, présidé par
Alexandre III, anathématisait " l'hérésie qui de Toulouse s'était
répandue, comme un chancre envahisseur, dans la Gascogne et les contrées
avoisinantes ". Quatre ans après, Albigeois et Patarins n'en tenaient
pas moins une sorte de congrès à Saint-Félix de Caraman, aux portes de
la capitale du Languedoc ; et là, enhardis par le succès, ils se
proclamaient sans ambages les disciples de Mânes, en posant comme clef
de voûte au sommet de leur système le dualisme persan ou dualisme
absolu.
Il eût fallu la voix d'un saint Bernard pour réfuter les sophismes et
enrayer les progrès de la secte. Mais non ! " Les pasteurs qui devaient
veiller sur le troupeau se sont endormis, murmure d'un ton mélancolique
un des chroniqueurs de l'époque, et les loups sont entrés dans la
bergerie ! " Même inertie chez les comtes de Toulouse. En face du péril
grandissant, ils ont peur ; Raymond V en fait l'aveu dans une lettre
adressée en 1117 au Chapitre général de Cîteaux. " Le religion nouvelle,
écrit-il, a pénétré partout, semant la discorde dans toutes les
familles. Les prêtres eux-mêmes cèdent à la contagion. Les églises sont
désertes et tombent en ruines, et le mal est si profond que je n'ose ni
ne puis le réprimer. "
Raymond V n'avait osé combattre les hérésiarques ; Raymond VI, son fils
et son successeur, les favorisa. De fait, au moment où le xiie siècle
achevait sa course, les dissidents dominaient un peu partout, " dans la
province de Narbonne, dans les diocèses d'Albi, de Rodez, de Cahors, et
même au delà du Rhône dans les contrées soumises à l'autorité des comtes
de Toulouse ", déclare Guillaume de Puylaurens. Le troubadour Guillaume
de Tudèle cite notamment, de son côté, l'Albigeois, le Carcassais et le
Lauraguais. " De Béziers à Bordeaux, ajoute-t-il, sur toute la route, il
y avait beaucoup de leurs adhérents. Si j'en disais plus, je ne
mentirais pourtant pas. "
Pourquoi répudiaient-ils la religion de leurs pères ? Qui les attirait
sous l'autre drapeau ? Etaient-ce donc les beautés du nouveau symbole ?
Non, rien d'incohérent, d'immoral et d'inhumain comme la théosophie
manichéenne. Elle a pour point de départ une question qui de tout temps
a été le tourment des intelligences, la question du mal. " Le mal
existe. D'où vient-il ? " Grâce aux lumières de la révélation, ce
problème n'en est plus un pour nous. L'homme est un être intelligent et
libre ; il a abusé de sa liberté : voilà l'origine du mal. Mais, au iiie
siècle, un apostat du nom de Mânes s'était levé, cherchant une solution
en dehors des données chrétiennes et ressuscitant le système dualiste de
Zoroastre, c'est-à-dire l'antagonisme de deux principes co-éternels : un
Dieu bon, créateur du monde des esprits et de tout ce qui est bien, et
un Dieu mauvais, auteur des corps et de la matière, du mal physique et
du mal moral. C'était un recul vers le paganisme. L'hérésie albigeoise,
avec son dualisme, n'est qu'une dernière vague des flots impurs du
manichéisme oriental.
De cette erreur fondamentale découlaient, sur le problème des destinées
humaines et sur tout le reste, les plus funestes conséquences, les plus
folles aberrations. Dans le catholicisme, tout est lumière, tout nous
grandit. Il n'y a qu'un Créateur ; la vie présente est un lieu
d'épreuve, le ciel, une conquête, le prix des efforts de la volonté
élevée au-dessus d'elle-même et soutenue par la grâce. Notre terrestre
pèlerinage revêt dès lors des proportions infinies, et nos actions les
plus vulgaires ont des reflets d'éternité. Dans le système manichéen, au
contraire, l'homme, procédant à la fois du Bien et du Mal par une double
création, était une contradiction vivante. L'âme, captive dans le corps,
ne pouvait retrouver la paix que par la séparation, par la mort. Une
pareille doctrine poussait à l'anéantissement de l'élément matériel, au
mépris de la dignité humaine, au suicide. C'est en effet ce qui avait
lieu. L'usage de la viande, des œufs et du laitage était interdit.
L'endura, suicide à petit feu, était à l'ordre du jour ; le mariage et
la famille, sévèrement proscrits comme perpétuant " l'œuvre diabolique "
de la création ; tout serment, prohibé ; le libre-arbitre, battu en
brèche. Au point de vue social, les Cathares déniaient au pouvoir civil
le droit de haute justice, "jus gladii" ; et abhorrant la guerre, ils
refusaient de servir la patrie, même pour la défense des frontières,
préludant ainsi aux théories qu'a développées Tolstoï dans la "Guerre et
la Paix" et que propagent nos modernes internationalistes.
Ils exigeaient des prosélytes la rupture avec l'Église romaine,
rejetaient l'Ancien Testament et ne gardait du culte catholique que le
Pater et l'Évangile, un Évangile défiguré par des interpolations
sacrilèges. Plus de Rédempteur ni de rédemption ! Plus de sacrements,
plus de croix, plus d'autels ! Un seul rite était obligatoire, le "consolamentum"
ou imposition des mains, odieuse parodie du baptême. Il ne pouvait être
réitéré, et quiconque, après l'avoir reçu, avait le malheur de pécher, "
tombait pour toujours sous la puissance du démon ". De là, d'incroyables
excès. Parfois les croyants, de leur propre mouvement ou par suite des
conseils de leurs ministres, poussaient le fanatisme jusqu'à se laisser
mourir de faim ou à s'empoisonner, pour ne pas perdre le bénéfice du
consolamentum. Et quand l'instinct de conservation se révoltait, les
parents étaient là pour le dompter. Les fausses religions sont toujours
inhumaines par quelque endroit.
Comment s'expliquer que des spéculations si antirationnelles et des
règles d'ascétisme si contraires aux aspirations de la nature aient pu
avoir prise sur le tempérament méridional ? Faut-il donc attribuer
l'engouement général à la parole enflammée des Guilabert de Castres, des
Pons Jourdain, des Arnaud d'Arifat et autres hérésiarques ? Non : la
cause en est ailleurs et moins haut, dans les satisfactions sensibles et
les promesses fascinatrices dont l'erreur a coutume de se montrer
prodigue. Quiconque s'affiliait à, la secte " était sûr par là-même
d'échapper à l'éternité des peines ", il n'avait donc plus à se
préoccuper de l'origine du mal, ni des terrifiants mystères de
l'au-delà. Quant aux préceptes disciplinaires énoncés plus haut, et
d'une si extrême rigidité, ils n'étaient obligatoires, au témoignage des
auteurs contemporains, que pour les parfait, minorité ardente mais peu
nombreuse. A la masse des prosélytes, aux simples croyants, il était
loisible pas tolérance de fonder une famille et de mener la vie commune"
II leur suffisait, à la dernière heure, de recevoir le consolamentum, et
leur salut était assuré.
Autre motif de séduction : la richesse des abbayes ! Elle servait de
thème habituel aux chefs de la secte pour exciter toutes les
convoitises. " Les moines et les clercs sont indifférents à vos misères
! criaient-ils aux foules besogneuses. Venez à nous, et vous aurez le
paradis sur terre ! " Et aux barons ambitieux: " Prenez,
enrichissez-vous ! Qu'importent les moyens, puisque tous les biens
matériels émanent du génie du mal ? " Par leurs dehors austères, ils
avaient su en imposer aux esprits naïfs, fanatiser le peuple, et capter
les bonnes grâces de Raymond VI, des capitouls et des seigneurs. Ils
étaient reçus avec honneur dans les châteaux. Bien plus, ils possédaient
dans le Midi sept groupes solidement constitués, avec une hiérarchie
calquée sur celle da catholicisme (ce qui faisait leur force) et des
privilèges qui témoignaient hautement de leur influence sociale : telle
l'autorisation d'ouvrir des écoles et de recevoir des legs, l'exemption
des redevances du guet et de la taille, et (chose plus étonnante encore
!) la jouissance de cimetières réservés.
Connus sous les noms les plus divers, Bonshommes, Pauliciens, Bogomiles,
Patarins, Albigeois, Lucifériens, divisés entre eux, séparés de
croyances et d'intérêts d'avec les Vaudois, ils savaient faire taire
leurs rivalités et discordes intestines, " pour s'unir dans une vaste
conspiration ", dont le triple caractère, cosmopolitisme, haine
satanique et loi du secret, accuse déjà, non seulement la participation
occulte, mais l'influence prépondérante de la Juiverie. Le secret, nous
dirions aujourd'hui le "secret maçonnique", c'était l'écrasement du
catholicisme, par tous les moyens.
Pour rendre plus odieuses les mesures de répression que l'Eglise et le
pouvoir civil prirent contre les novateurs, Michelet et nombre d'autres
écrivains rationalistes nous dépeignent ces derniers comme de pieux
illuminés, comme des rêveurs inoffensifs que la cruauté des gens
d'Église est venue arracher brutalement à leurs illusions... pour les
conduire au bûcher ! C'est là une thèse qui peut plaire aux natures
imaginatives, mais qui a le tort, aux yeux de ceux qui placent le souci
du vrai au-dessus de tout, d'être en contradiction manifeste avec les
données de l'histoire. Nul doute, en effet, que les Cathares n'aient
vite passé de la théorie à la pratique ; les mémoires du temps sont là
pour le prouver. Citons quelques faits.
Lorsque Foulques de Marseille prend possession du siège de Toulouse, il
trouve la mense épiscopale complètement dilapidée par les Bonshommes. —
Guillaume de Rochefort égorge, sans autre forme de procès, l'abbé
cistercien de Caulnes. — A Pamiers, les séides du comte de Foix,
Raymond-Roger, se ruent sur un chanoine, au moment où il disait la
messe, et le coupent en morceaux. Ils crèvent ensuite les yeux à un
Frère de l'abbaye de Saint-Antonin. Le comte arrive bientôt après, avec
ses chevaliers, ses bouffons et ses courtisanes, enferme l'abbé et ses
religieux dans l'église, où il les laisse trois jours à jeun, et les
expulse ensuite, presque nus, du territoire de leur propre ville.
Dans une autre circonstance, ce " fauve déchaîné", comme l'appelle
Pierre de Vaux-Cernay, assiège l'église d'Urgel et n'en laisse que les
quatre murs. Avec les bras et les jambes du crucifix, ses routiers font
des pilons pour broyer les condiments de leur cuisine. Leurs chevaux
mangent l'avoine sur les autels. Eux-mêmes, fous d'impiété, affublent
d'un casque et d'un écu les images du Rédempteur et s'exercent à les
percer de leurs lances. Horribles profanations entremêlées de blasphèmes
non moins horribles ! " En avant ! crie le comte à ses routiers.
L'abbaye de Saint-Antonin et Sainte-Marie d'Urgel sont en cendres ; il
ne nous reste plus qu'à détruire Dieu ! " Et il continue la série de ses
tristes exploits, ayant pour émules les comtes ou vicomtes de Béziers,
de Comminges et de Béarn. Enfin, le 12 janvier 1208, un attentat inouï
met le comble à tant d'atrocités ! Un des écuyers de Raymond VI frappe
traîtreusement le légat pontifical, Pierre de Castelnau, qui tombe en
adressant à l'assassin cette parole digne d'un représentant dm
Saint-Siège : " Que Dieu te pardonne, comme moi-même je te pardonne ! "
Et l'on jette la responsabilité du meurtre sur le comte de Toulouse,
esprit flottant et indécis, dont la conduite équivoque autorise tous les
soupçons.
Les Patarins d'Italie ne se comportent pas autrement que leurs
coreligionnaires de France. Dès qu'ils sont les maîtres du pouvoir ou
pour le devenir, ils terrorisent les populations, ils oppriment les
consciences. A Brescia, en 1225, ils incendient l'église et lancent des
torches enflammées sur les maisons des catholiques ; et de même
ailleurs. Seulement, dans le Languedoc, les méfaits de ce genre se
renouvellent plus fréquemment et sur une plus vaste échelle.
Que conclure de là, sinon que le néo-manichéisme menaçait du même coup,
dans leur existence, le christianisme et la société civile ? " Hélas !
s'écrie le chroniqueur toulousain que nous aimons à citer, Guillaume de
Puylaurens, nos contrées ne produisaient plus que des épines,
c'est-à-dire des brigands, des routiers, des voleurs, des homicides, des
libertins et des usuriers notoires. " Et ce qui est pis (les historiens
modernes ne l'ont pas assez remarqué), les principes mêmes du
catharisme, en faisant remonter jusqu'au Dieu mauvais la responsabilité
des fautes de l'humanité, innocentaient tous les actes de banditisme ou
d'immoralité que dénoncent les contemporains. Toute hérésie est une
semeuse de crimes, celle-là plus que toutes les autres, étant plus
radicale et mieux disciplinée. Un auteur protestant le reconnaît avec
une parfaite loyauté : " Si l'albigéisme avait triomphé, l'Europe fût
retournée aux horreurs de la sauvagerie."
Jamais, depuis les jours de l'arianisme, la barque de Pierre et la
civilisation chrétienne n'avaient subi plus formidable assaut. Mais la
Providence veillait. A l'Église qu'elle n'abandonne jamais, elle donne
pour pilote un grand pape, Innocent III; à la France, ce nouveau peuple
de Dieu pour lequel, comme pour l'Israël d'autrefois, elle manifeste,
depuis le baptistère de Reims, une prédilection marquée, elle envoie un
libérateur, un grand Saint : Dominique de Gusman. Innocent III sait que
le glaive n'atteint pas la conscience et qu'il n'y a rien de plus
difficile à ramener que les intelligences perverties. Aussi, avant de
faire appel à l'épée de Simon de Montfort, pour mettre un terme aux
méfaits des Cathares, a-t-il commencé par prescrire à ses légats une
campagne préventive, moins bruyante mais plus efficace. " Nous vous
ordonnons, leur mande-t-il, de choisir des hommes d'une vertu éprouvée
et que vous jugerez capables de réussir dans le mode d'apostolat que
voici. Marchant sur les traces du Maître, qui est aussi leur modèle,
humbles et pauvres comme lui, pleins d'ardeur pour la cause de
l'Évangile, ils iront trouver les hérétiques, et par l'exemple de leur
vie comme par leur enseignement, ils tâcheront, Dieu aidant, de les
arracher au joug de l'erreur. " Ce que veut le Pasteur suprême (il y
revient dans toutes ses lettres), c'est la conversion des réfractaires,
et non leur extermination.
Programme idéal, programme de l'Evangile ! C'est le mérite d'Innocent
III de l'avoir rajeuni en le retraçant, et l'éternel honneur du
Patriarche des Frères-Prêcheurs de l'avoir réalisé à la lettre. Diego d'Acébès,
évêque d'Osma, propose le plan. Saint Dominique se lève le premier ; les
légats Pierre de Castelnau et Arnaud Amalric le suivent, puis Guy de
Vaux-Cernay, Foulques, évêque de Toulouse; tous à la façon des apôtres,
à pied, sans faste, sans argent, opposant aux mensonges des novateurs la
plus lumineuse des réfutations, celle d'une vie sainte et mortifiée.
Bientôt, de ces ouvriers apostoliques, un seul reste en scène : le fils
des Gusman, autour duquel gravitent des disciples " d'une vertu éprouvée
", une élite. C'est l'âge d'or des Ordres mendiants.
Le Patriarche d'Assise, le frère d'armes de saint Dominique, pouvait-il
demeurer étranger à cette croisade spirituelle, lui qui professait si
ouvertement son admiration pour la " terre des croisades ", son peuple
chevaleresque et sa langue " moult délectable " ? Malgré l'acuité de la
crise qu'elle traversait, il avait foi dans ses destinées (son attitude
le prouve), et il se refusait à croire qu'elle se laisserait enténébrer
sans retour par les rêves creux et les dégradantes insanités du
matérialisme albigeois. Retenu en Italie, mais résolu à coopérer quand
même au grand œuvre de sa restauration sociale, il lui députe, dès
l'année 1218, trois de ses disciples, des plus éminents: le Frère
Pacifique, " le troubadour converti ", Jean Bonelli de Florence et
Christophe de Cahors. Vers l'an 1.224, il leur adjoint un auxiliaire
destiné à les éclipser, l'homme de sa droite, celui qu'il appelait
familièrement "son évêque", le lecteur de Bologne Il semble avoir voulu
l'opposer plus particulièrement, comme un mur d'airain, aux sacrilèges
entreprises des coryphées du néo-manichéisme.
Voilà le plan du Poverello. On y reconnaît un regard d'aigle et le coup
d'œil du génie. Mais que de projets échouent par suite de l'incapacité
des hommes ou de la trahison des événements ! Celui-ci obtiendra, au
contraire, un succès des plus retentissants. Pourquoi ? Est-ce parce que
le disciple choisi a le prestige de la science et de la sainteté ? Ces
deux motifs n'expliqueraient pas, à eux seuls, un pareil résultat. Il y
faut autre chose ; il y faut un facteur plus puissant.
A l'orateur, en effet, qui s'adresse à des auditoires chrétiens, la
lucide exposition de la vérité et la connaissance du cœur humain
suffisent. Il n'en est plus de même, lorsqu'il se trouve en présence des
hérétiques et qu'il a devant lui toutes les passions ameutées, l'orgueil
qui blasphème, l'ignorance qui méprise, l'obstination qui se cabre
devant le devoir entrevu. Il a besoin alors d'une autre armure, d'une
démonstration plus saisissante. Or, de toutes les preuves de la divinité
de la religion, la plus palpable, la plus éloquente, la plus
irrésistible, c'est l'intervention directe du Créateur, apposant pour
ainsi dire sa signature au bas de la doctrine de ses envoyés.
Intervention toujours libre de sa part, mais nécessaire à leur succès.
C'est lui qui armera plus tard le bras d'une jeune paysanne, Jeanne
d'Arc, et lui octroiera le génie des batailles. C'est le même Dieu qui
jette les yeux sur le fils de don Martin et l'établit le grand
thaumaturge du xiiie siècle.
Le thaumaturge ! C'est à bon escient que nous employons une expression
"qui est, à elle seule, un portrait en même temps qu'une affirmation
fondée. Elle personnifie saint Antoine de Padoue, comme le " poète grec
" et " l'orateur latin " personnifient Homère et Cicéron. Quelques
auteurs modernes, et entre antres le Dr Lempp, prétendent qu'il m'opéra
aucun miracle " de son vivant " ; mais bien à tort. Ils ont contre-eux
les lois de la logique, lesquelles exigeait l'existence de certains
phénomènes surnaturels comme le prélude obligé et la cause déterminante
d'une action universelle qui, sans ces phénomènes, resterait un mystère
inexplicable. Ils ont contre eux, ce qui vaut mieux encore, le
témoignage formel d'un contemporain, Jean Rigaud, dont la chronique
semble réapparaître à la lumière tout exprès pour réfuter leurs
dénégations. Celui-ci déclare positivement, en effet, que " le Seigneur
était avec son missionnaire et qu'il authentiquait son enseignement par
toutes sortes de prodiges ".
D'aucuns, même des catholiques, s'étonnent, se scandalisent presque, de
la profusion des prodiges attribués au disciple du Patriarche
séraphique. " Hommes de peu de foi ! " Est-ce qu'on reproche aux
conquérants leurs largesses vis-à-vis de leurs compagnons d'armes ?
Pourquoi refuser au Maître suprême le droit de combler de faveurs
exceptionnelles, d'attentions plus délicates, ceux qui consacrent leurs
talents et leurs forces à la défense de sa cause ? Et pourquoi
dépouiller saint Antoine de l'auréole des thaumaturges, si la main du
Christ l'a vraiment posée à son front ? Laissons donc les savants à
leurs systèmes, les sceptiques à leurs négations, les pusillanimes à
leurs défiances. Enregistrons sans crainte les faits marqués au nom de
l'empreinte du divin, qui reposent sur des autorités sérieuses ; et
suivons, dans sa marche rapide, le conquérant évangélique qui s'en va,
sous le souffle d'en haut, porter en tout lieu, non la désolation ou la
mort, mais les biens les plus excellents qui soient, les plus
indispensables à la vie des nations : la vérité, la justice et la paix.
Le "Liber miraculorum" signale la présence du thaumaturge à Montpellier,
à Toulouse, au Puy. L'hagiographe limousin, de son côté, nous le montre
à Bourges, à Limoges, à Saint-Junien, à Brives. Pas un de ses historiens
ne s'occupe de l'ordre chronologique ; et nous n'avons pas d'autre
ressource, pour mettre un peu de lumière dans notre récit, que de suivre
le plan communément adopté par les annalistes franciscains.
Le Saint, ayant franchi les Alpes, se dirigea tout d'abord, d'après eux,
vers Montpellier, ville seigneuriale que Marie, fille unique de
Guillaume VIII, avait apportée en apanage à Pierre II d'Aragon, cité
active, essentiellement catholique, où les évêques de France venaient de
tenir un concile provincial (1224), dans le but d'apaiser les troubles
du Midi. Là, comme un peu plus tard à Toulouse, comme toujours, il eut à
cœur de se conformer aux instructions du fondateur et de s'acquitter de
la double tâche qui lui était imposée : la rénovation des études
théologiques et la croisade spirituelle contre l'hérésie albigeoise.
A son séjour dans cette ville se rattache un de ces épisodes qui
charmaient nos ancêtres du moyen âge, si amis du merveilleux, et que
nous ne voulons pas omettre entièrement, bien qu'il ait été recueilli
par une compilation sujette à caution, le "Liber miraculorum". Le
Bienheureux possédait un Psautier annoté de sa main et dont il se
servait pour son cours. Un novice, dégoûté des austérités de la vie
religieuse, le lui déroba et s'enfuit du monastère. Antoine, désolé, se
mit en prière; et bientôt le fugitif, saisi de remords, vint restituer
le précieux manuscrit et solliciter son pardon.
Après Montpellier, Toulouse, la célèbre capitale du Languedoc, la patrie
du gai savoir et des jeux floraux, une des " cités saintes " du Midi, la
plus vénérée des pèlerins à cause de la richesse de ses reliques et de
la magnificence de ces reliquaires de pierre qui se nomment Saint-Sernin,
Saint-Etienne, la Daurade. Elle était alors désolée et méconnaissable.
Partout l'anarchie, dans la rue comme dans les idées; partout la guerre
: entre les fils de Raymond VI et de Simon de Montfort, Raymond VII et
Amaury, qui s'en disputaient la possession les armes à la main ; entre
les catholiques et les Albigeois; entre la Confrérie blanche établie par
l'évêque Foulques, et la Confrérie blanche, composée d'usuriers, Juifs
ou enjuivés. Conjonctures douloureuses, au milieu desquelles le
courageux prélat et les fils de saint Dominique luttaient, — avec une
intransigeance dont l'Ecole rationaliste leur fait un grief, — pour la
défense de la vérité. Les Franciscains descendent à leur tour dans
l'arène, et avec saint Antoine, ils se placent d'un bond au premier
rang.
Nous le savons à Toulouse, en face des Cathares. Nous voudrions
davantage, le voir aux prises avec leurs chefs, assister aux joutes
théologiques, où il est le tenant de la divinité du Christ, entendre les
applaudissements des multitudes frémissantes... Mais non ! Là encore,
comme au début de son apostolat, cette jouissance d'esprit nous est
refusée. Ni les chroniques du moyen âge ni les traditions locales ne
nous permettent d'articuler, d'une manière certaine, un seul fait qui
nous indique ou même nous fasse soupçonner la part que prit
personnellement le thaumaturge à la pacification de la province, et nous
sommes réduits à répéter le cri désespéré d'un écrivain du XVe siècle,
Sicco Polentone : " Nous ne connaissons pas la moitié des belles actions
de notre héros. La plupart sont tombées dans l'oubli, soit faute de
documents authentiques, soit par suite d'une déplorable négligence de la
part des premiers biographes. "
Si regrettables que soient ces omissions, il n'en faudrait pas tirer des
conséquences trop rigoureuses, par rapport au passage du Bienheureux
dans la capitale du Languedoc. Peut-être les premiers biographes ont-ils
tout simplement dédaigné cette page d'où le merveilleux était absent.
Une version postérieure, celle de Surius, mérite d'être signalée à nos
lecteurs, quoique nous ignorions à quelles sources elle a été empruntée.
Elle nous montre le thaumaturge prêchant selon les occurrences, ici
perçant à jour les vains arguments des docteurs de l'hérésie, là
démasquant l'hypocrisie des barons qu'attiraient au manichéisme, non
l'amour de la vérité, mais l'appât des biens ecclésiastiques et une
insatiable cupidité, et parlant avec d'autant plus de vigueur, " que les
bêtes fauves qui ravageaient la vigne du Seigneur étaient plus
malfaisantes ". C'est même à cette occasion, prétend-elle, qu'il fut
surnommé le "marteau des hérétiques".
Cette expression s'étend plutôt, à notre avis, à l'ensemble de sa
carrière apostolique. Quoi qu'il en soit, elle a été mal interprétée par
quelques auteurs modernes, plus soucieux d'attaquer l'Église que de
chercher l'intègre vérité. L'un d'eux n'a pas craint de dire : " Saint
Antoine, venu pour convertir les Albigeois, excite l'ardeur des Croisés
contre eux et en fait brûler un grand nombre. " L'accusation est grave,
elle exige un mot de réponse.
Le disciple du Poverello, " un promoteur d'autodafés ! " On ne saurait,
en vérité, mentir plus effrontément à l'histoire. Nous défions nos
contradicteurs de relever chez lui un seul acte, un seul conseil, une
seule parole, qui justifient une pareille assertion. Qu'ils ouvrent les
documents de l'époque, et ils verront que cet orateur si puissant dans
l'art d'ébranler les masses ne les subjuguait pas moins par l'aménité de
son caractère que par l'éclat de son éloquence ou de ses miracles. "
Savoir immense, parole de feu, sublimes envolées sur la doctrine, toutes
ces qualités, nous dit Jean Rigaud, se fondaient harmonieusement en lui
dans cette juste mesure qui fait les grands orateurs. Son langage était
toujours si parfaitement approprié aux besoins de son auditoire, que
tous se sentaient intérieurement transformés, pendant que la beauté de
sa diction charmait leurs oreilles. Les hérétiques rentraient dans le
bercail de l'unité catholique, les pécheurs se frappaient la poitrine,
les bons devenaient meilleurs; personne ne s'en retournait froissé ni
mécontent. "
Voilà le témoignage que lui rendent ses contemporains : témoignage
sincère et sans emphase que n'infirmeront ni les accusations tardives ni
les phrases sentimentales de la libre-pensée. Sa croisade était donc
toute spirituelle, et ses procédés, ceux d'un apôtre. Il voulait
exterminer le mal et sauver le coupable : intransigeant sur le dogme,
parce qu'il était persuadé, et avec raison, que l'erreur est pour les
peuples le plus redoutable des fléaux, mais en même temps rempli de
condescendance et de commisération pour les personnes, parce qu'il
savait combien il est difficile de guérir les cœurs ulcérés par la
passion ou aveuglés par l'erreur.
Alla-t-il jusqu'à faire des conférences contradictoires, où les chefs de
l'hérésie étaient invités à venir défendre leurs doctrines ? Surius
l'affirme ; il cite même notamment, parmi les centres populeux où eurent
lieu ces colloques, Rimini, Toulouse et Milan. L'assertion n'a rien que
de vraisemblable : les tournois dogmatiques étaient dans les goûts du
temps, et saint Antoine n'avait, sous ce rapport, qu'à s'inspirer des
grands exemples donnés par saint Dominique à Montréal et à Fanjeaux.



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