

VISIONS
et
instructions
traduction
Ernest Hello
DEUXIÈME PARTIE
●
●
●
Un jour, une personne me demanda de prier
Dieu pour
obtenir
certaines connaissances qu'elle voulait avoir. J'hésitais, sa demande me
paraissait pleine de sottise et d'orgueil.
Pendant que j'étais dans cette pensée, je fus
ravie en esprit. Je fus posée dans ce ravissement près d'une table sans
commencement ni fin ; je ne voyais pas la table, mais je voyais ce qui était
placé sur elle. C'était une plénitude divine, une plénitude inénarrable, qui n'a
aucun rapport avec aucune expression ; c'était la plénitude, la Sagesse divine
et le souverain bien.
Et dans la vision de la divine Sagesse, je
voyais qu'il n'est pas permis de l'interroger sur certaines voies futures et
secrètes qu'elle choisira dans l'avenir ; car il y a un manque de respect à
vouloir marcher devant elle. Quand j'aperçois des hommes livrés à ces
investigations, leur erreur est visible pour moi. Le mystère que j'aperçus, sous
la ressemblance d'un objet étendu sur une table, m'a laissé une intelligence
profonde qui discerne, au premier mot que j'entends, les personnes et les choses
spirituelles. Je ne juge plus comme autrefois de mon ancien jugement, qui était
erreur et péché. Je juge d'un jugement vrai, qui me permet d'entrevoir le défaut
de mon ancien jugement. Je ne peux pas raconter cette vision ; car la table est
le seul objet sensible dont l'idée ou le nom m'ait été présenté à l'esprit.
Quant au mystère même de la vision, il
échappe à la parole.
Un jour, j'étais en oraison ; je fis des
questions, non pas pour sortir d'un doute, mais parce que je brûlais d'en savoir
plus sur Dieu, et je lui dis : « Pourquoi avez-vous créé l'homme ? Pourquoi
avez-vous permis sa chute ? Pourquoi la passion de votre Fils, quand vous aviez,
pour nous racheter, tant d'instruments dans les mains ? » Je sentais jusqu'à
l'évidence qu'en effet Dieu pouvait nous vivifier et nous sauver autrement. Je
me sentais poussée et forcée à faire des questions. J'aurais voulu dans ce
moment me fixer dans la prière pure et simple ; mais Dieu me contraignit à
l'interroger. Je restai plusieurs jours ainsi, toujours interrogeant, et
cependant la question ne venait pas du doute. Je comprenais que Dieu avait
choisi la voie la plus appropriée à sa bonté et à nos besoins ; mais cela ne
suffisait pas, car je voyais clairement qu'il eût pu agir d'une tout autre
manière.
Il vint un moment où je fus ravie en esprit ;
je vis alors que le mystère de ses voies est un mystère sans commencement ni
fin. Ravie dans l'immense ténèbre, mon âme voulut rétrograder vers elle-même.
Impossible ! Elle voulut aller plus avant. Impossible ! Puis, enlevée plus haut,
elle aperçut la puissance inénarrable, puis la justice de Dieu, sa volonté, sa
bonté, et je découvris au fond d'elles les choses que j'avais cherchées. Tout à
coup mon âme fut arrachée à l'immense ténèbre. Pendant qu'elle y avait été
abîmée, mon corps était étendu à terre ; mais quand vint la lumière, je me
relevai vivement, me tenant sur l'extrémité de mes doigts de pied. L'agilité de
mon corps était inouïe, et je crus sentir que j'étais créée pour la seconde
fois. Je plongeai mon regard avec une joie immense dans la volonté de Dieu, dans
sa puissance, dans sa justice, et au delà de mes espérances, je buvais avec
transport l'intelligence des mystères ; mais leur manifestation est interdite
aux paroles, parce qu'ils dépassent la nature.
Je savais que Dieu pouvait nous sauver
autrement ; mais je n'avais jamais compris comment le mode de rédemption qu'il a
choisi constitue de lui à nous la plus haute manifestation de sa bonté, et
l'union la plus intime, celle qui se fait par la bouche, l'union eucharistique.
Ce jour-là, j'arrivai à une telle
connaissance de la justice de Dieu et de la rectitude de ses jugements, à une
telle satisfaction, à une telle tranquillité, que dans aucune hypothèse je
n'éprouverais ni douleur, ni négligence, ni relâchement dans la prière. Cette
vision m'a laissé dans l'âme une paix, un repos, une tranquillité sans exemple,
une tranquillité éternelle. Mais je n'ai pas tout dit.
Après avoir contemplé la volonté de Dieu, sa
puissance et sa justice, je fus ravie à une plus grande hauteur où je ne vis
plus rien de tout cela, et le mode de vision fut changé. Je vis une unité
éternelle, inexprimable, dont je ne puis rien dire, sinon qu'elle est le tout
bien. Et mon âme, dans le délire de sa joie, ne distinguait plus l'amour et
contemplait l'inénarrable.
J'étais sortie de ma première vision, j'étais
entrée dans l'inénarrable : avec mon corps ou sans mon corps, je l'ignore
pleinement. Tous les états que j'avais connus étaient moins grands que celui-ci.
Cette vision laissa en moi la mort des vices et la sécurité des vertus. J'aime
tous les biens et tous les maux, les bienfaits et les forfaits. Rien ne rompt
pour moi l'harmonie. Je suis dans une grande paix, dans une grande vénération
des jugements divins. Le matin et le soir, dans mes prières, je dis : Par votée
justice, délivrez-moi, Seigneur ; par vos jugements, délivrez-moi, Seigneur ;
j'ai la même confiance et la même délectation que quand je dis : Par votre
avènement, délivrez-moi, Seigneur; par votre Nativité, délivrez-moi, Seigneur ;
par votre Passion, délivrez-moi, Seigneur. Je ne vois pas mieux la bonté de Dieu
dans un saint ou dans tous les saints, que dans un damné ou dans tous les
damnés. Mais cet abîme ne me fut montré qu'une fois ; le souvenir et la joie
qu'il m'a laissées sont éternels. Si, par un malheur impossible, toutes les
vérités de la foi m'abandonnaient, il me resterait, dans mon naufrage, une
certitude de Dieu, et de ses jugements, et de la justice de ses jugements.
Mais, à profondeur ! ô profondeur ! ô
profondeur ! ô profondeur ! toute créature sert au salut des prédestinés ! C'est
pourquoi l'âme, qui, descendue dans l'abîme, a jeté un coup d’œil sur les
justices de Dieu, regardera désormais toutes les créatures comme les servantes
de sa gloire.
C'était pendant le carême ; j'étais sèche et
sans amour. Je priais Dieu de me donner quelque chose de lui-même ; car, moi, je
n'avais rien. Les yeux intérieurs furent ouverts en moi, et je vis l'amour qui
venait à moi. Je vis son principe, mais non sa fin. Ce que je voyais avait un
prolongement, sans avoir de limite. Les couleurs ne me fourniraient aucun terme
de comparaison. Quand l'amour arriva à moi, je le vis avec les yeux de l'âme
beaucoup plus clairement que je n'ai jamais rien vu avec les yeux du corps.
Je dirai, si vous voulez, que l'amour prit,
en me touchant, la ressemblance d'une faux. Je vous supplie de ne pas croire
qu'il s'agisse d'une ressemblance commensurable. Mais il me sembla qu'un
instrument tranchant me touchait, puis il se retirait, ne pénétrant pas autant
qu'il se laissait entrevoir. Je fus remplie d'amour ; je fus rassasiée d'une
plénitude inestimable. Mais écoutez le secret : cette satiété engendrait une
faim inexprimable, et mes membres se brisaient et se rompaient de désir, et je
languissais, je languissais, je languissais vers ce qui est au delà. Ni voir, ni
entendre, ni sentir la créature. Oh ! silence ! silence !
Mais il y avait un cri au dedans. Oh ! ne me
faites plus languir ! Oh ! la mort ! la mort ! car la vie m’est une mort. La
mort ! bienheureuse Vierge ! Prenez avec vous les apôtres ! Allez ensemble,
ensemble devant le Très-Haut ; et puis, à genoux, à genoux tous à la fois, pour
qu’il ne veuille plus, pour qu’il ne permette plus que je souffre. À genoux
tous, pour que j’arrive vers Celui que je sens ! Saint François, à genoux ! à
genoux, Évangéliste ! Je criais, je conjurais : il approche, pensais-je, il
approche. Voilà que je deviens tout amour ! Il y en a beaucoup qui se croient
dans l'amour, et qui sont dans la haine ; d'autres, qui se croient dans la
haine, et qui sont dans l'amour. Je désirais voir ceci d'une vue claire, Dieu me
donna l'évidence, je demeurai satisfaite. Je fus remplie d'un amour auquel je ne
crains pas de promettre l'éternité ; et si une créature me prédisait la mort de
mon amour, je lui dirais : « Tu mens » ; et si c'était un ange, je lui
dirais : « Je te connais ; c'est toi qui es tombé du ciel. » Je vis en
moi deux parts, comme si une déchirure m'avait coupée en deux. Ici ce qui est de
Dieu, l'amour et le souverain bien ; et là, ma part, sécheresse et vide, vide
absolu.
Et, dans cette lumière, je vis que ce n'était
pas moi qui aimais. Je me voyais pourtant dans l'amour ; mais c'était en vertu
d'un don.
L'amour se rapprocha ; il me fit une plus
ardente brûlure ; et puis, voici le désir, le désir d'aller là où il est. Je ne
sais pas si au-dessus de cet amour il y en a un autre, à moins de parvenir à
l'amour mortel ; car il y en a un qui donne la mort. Entre l'amour généreux et
l'amour mortel, il y a un amour intermédiaire qui ferme les lèvres, parce que sa
joie et son abîme sont au delà des paroles, on m'eût fait un mal horrible, si on
m'eût conté la Passion, et si on eût nommé Dieu devant moi, parce qu'à ce nom,
je suis délectée d'une si infinie jouissance, que je suis crucifiée de langueur
et d'amour.
Et pourtant, tout ce qui est moins grand que
ce Nom me devient un autre supplice.
Ah ! qu'on ne me parle plus ni de l'Évangile,
ni de la vie de Jésus-Christ, ni d'aucune parole divine ! Tout cela ne me
paraîtrait plus rien. Je vois en Dieu de plus grandes grandeurs !
Silence devant l'incomparable !
Et quand je reviens de cet amour, je suis
dans une joie immense; je suis angélique et j'aime jusqu'aux démons.
En cet état le péché me plaît, quand je le
vois commis par d'autres, parce que je sens que Dieu le permet justement. En cet
état, si un chien me mordait, je n'y ferais aucune attention, et je ne sentirais
pas la douleur. En cet état, la Passion de Jésus-Christ ne me laisse ni
souvenir, ni douleur. En cet état, je n'ai plus de larmes.
Or cette attitude me transporte au-dessus des
régions qu'habitait saint François. Il vécut au pied de la croix, par un
souvenir continuel. Souvent j'habite à la fois différents degrés de l'échelle ;
je désire voir cette chair morte pour nous et parvenir à elle. Cet amour, éperdu
de délices, se souvient de la Passion sans éprouver aucune douleur. Une fois le
souvenir du précieux sang, du sang inestimable avec qui le salut coula sur le
monde, se mêla avec l'amour sans parole et supérieur. Je m'étonnai, je m'en
souviens, de voir ces amours debout ensemble, au même moment ; mais la douleur
était totalement absente. La Passion n'est plus pour moi qu'une lumière qui me
conduit.
Un jour mon âme fut ravie et je vis Dieu dans
une clarté supérieure à toute clarté connue, et dans une plénitude supérieure à
toute plénitude. Au lieu où j'étais, je cherchai l'amour, et ne le trouvai plus.
Je perdis même Celui que j'avais traîné jusqu'à ce moment, et je fus faite le
non-amour.
Alors je vis Dieu dans une ténèbre, et
nécessairement dans une ténèbre, parce qu'il est situé trop haut au-dessus de
l'esprit, et tout ce qui peut devenir l'objet d'une pensée est sans proportion
avec lui.
Il me fut alors donné une confiance parfaite,
une espérance certaine, une sécurité sans ombre et sans obscurcissement,
continuelle et garantie.
Dans le bien infini, qui m'apparut dans la
ténèbre, je me recueillis tout entière, et au fond je trouvai la paix, la
certitude de Dieu avec moi, je trouvai l'Emmanuel.
Souvent je vois Dieu ainsi suivant le mode
ineffable et dans la plénitude absolue, qui ne peut être ni exprimée par la
bouche, ni conçue par le cœur. Dans le bien certain et secret, que j'aperçois
avec une immense ténèbre, est enfouie mon espérance ; en Lui je sais et je
possède tout ce que je veux voir et posséder, en Lui est le tout bien. Je ne
puis craindre ni son départ, ni le mien, ni aucune séparation. C'est une
délectation ineffable dans le bien qui contient tout, et rien là ne peut devenir
l'objet ni d'une parole ni d'une conception. Je ne vois rien, je vois tout : la
certitude est puisée dans la ténèbre. Plus la ténèbre est profonde, plus le bien
excède tout ; c'est le mystère réservé. Ensuite je vois avec ténèbre que Celui
qui est là, au-dessus de tout, surpasse jusqu'au bien absolu. Et tout le reste
est ténèbre, et tout ce qu'on peut penser est tout petit à côté.
Faites attention. La divine puissance,
sagesse et volonté, que j'ai vue ailleurs merveilleusement, paraît moindre que
ceci.
Celui-ci c'est un tout ; les autres, on
dirait des parties ; les autres, quoique inénarrables, donnent une joie qui
rejaillit dans le corps.
Mais quand Dieu paraît dans la ténèbre, ni
rire, ni ardeur, ni dévotion, ni amour, rien sur la face, rien dans le cœur, pas
un tremblement, pas un mouvement. Le corps ne voit rien les yeux de l'âme sont
ouverts. Le corps repose et dort, la langue coupée et immobile : toutes les
amitiés que Dieu m'a faites, nombreuses et inénarrables, et ses douceurs et ses
dons, et ses paroles et ses actions, tout cela est petit à côté de Celui que je
vois dans l'immense ténèbre ; et si tout me trompait, il me resterait la paix
suprême, à cause de l'immense ténèbre où repose le tout bien.
À l'altitude ineffable de voir Dieu dans
l'immense ténèbre, mon âme fut ravie trois fois. Je l'ai vu mille fois avec
ténèbre, mais trois fois seulement dans l'obscurité suprême. Mon corps est
travaillé par les infirmités : le monde me poursuit avec ses épreuves et ses
amertumes ; les démons m'affligent et me persécutent presque continuellement ;
ils ont puissance sur moi. Dieu leur a permis d'affliger mon âme et mon corps,
et je vois presque matériellement les assauts qu'ils me livrent.
De l'autre côté Dieu m'entraîne à lui, par le
bien suprême que je vois dans la nuit noire. Dans l'immense ténèbre, je vois la
Trinité sainte, et dans la Trinité, aperçue dans la nuit, je me vois moi-même,
debout, au centre.
Voilà l'attrait suprême, près de qui tout
n'est rien, voilà l'incomparable.
Mes paroles me font l'effet d'un néant ;
qu'est-ce que je dis ? Mes paroles me font horreur, à suprême obscurité ! Mes
paroles sont des malédictions, mes paroles sont des blasphèmes. Silence !
silence ! silence ! silence ! Quand j'habite dans l'ombre noire, je ne me
souviens plus de l'humanité de Jésus-Christ, du Dieu-homme, ni de quoi que ce
soit qui ait une forme. Je vois tout et je ne vois rien.
Sortant de l'obscurité, je recommence à voir
l'Homme-Dieu ; il attire mon âme avec douceur, et il dit quelquefois : Tu es
moi, et je suis toi.
Je vois ses yeux ; je vois sa face
miséricordieuse ; il embrasse mon âme, il la serre contre lui, il la serre d'un
embrassement immensément serré. Ce qui procède de ses yeux et de sa face est le
bien qu'on voit dans la nuit noire. C'est la chose qui sort du fond, et
l'inénarrable délectation vient avec elle. Dans l'Homme-Dieu mon âme puise la
vie, elle se maintient en lui plus longtemps que dans la vision obscure. Mais
l'attrait de l'immense ténèbre est incomparablement supérieur, au moins pour
moi, à l'attrait de l'Homme-Dieu. l'habite désormais dans l'Homme-Dieu presque
continuellement. Un jour je reçus de lui cette assurance qu'entre lui et moi il
n'y a rien qui ressemble à un intermédiaire. Depuis ce moment, de son humanité
sur moi la joie coule nuit et jour.
La louange chante en moi, et je dis : «
Gloire à vous, Seigneur ! Votre croix est en mon lit ; j'ai pour oreiller la
pauvreté ; j'étends et repose mes membres dans la douleur et le mépris. C'est
sur ce lit qu'il est né, qu'il a vécu, qu'il est mort. Dieu a tant aimé la
société de la douleur et du mépris, qu'il l'a choisie pour son Fils, et le Fils
s'est couché dans ce lit, et il s'est accordé avec le Père dans cet amour. C'est
dans ce lit que je me suis reposée et que je me repose ; j'espère y mourir et
être sauvée par lui. O Jésus ! la joie que j'attends de ces pieds et de ces
mains est une joie inénarrable ! Quand je le vois, au lieu de revenir, je
voudrais approcher toujours, toujours, et ma vie est une mort. À son souvenir,
je deviens muette ; ma langue est coupée. Quand je le quitte, le monde et tout
ce que je rencontre augmente ma faim et ma soif. La longueur de l'attente fait
de mon désir une peine mortelle. Dans ces visions et consolations, très souvent
mon âme est ravie et enchantée par le Dieu très doux à qui soit honneur et
gloire dans les siècles des siècles. Amen. »
Je fus ravie en esprit et je me trouvai en
Dieu suivant un mode inconnu. Je me sentais au milieu de la Trinité par un mode
de présence plus grand et plus élevé. Je recevais des biens plus énormes qu'à
l'ordinaire, et de ces biens coulaient des joies, des délices, des délectations
inénarrables, au-dessus de mes habitudes, et supérieures à mon expérience.
Les opérations divines qui se faisaient dans
mon âme étaient trop ineffables pour être racontées par un saint ou par un ange
quelconque. La divinité de ces opérations et la profondeur de leur abîme écrase
la capacité et l'intelligence de toute âme et de toute créature. Si je parle
d'elles, ma parole me fait l'effet d'un blasphème. Je suis arrachée à mes
anciennes habitudes. Adieu, vie cachée du Christ que j'ai tant aimée autre fois
; adieu, contemplation profonde de la profondeur, de la profondeur chérie du
Père, qui de toute éternité prédestina l'abîme à son Fils, pour lui tenir
compagnie ; adieu, pauvreté, souffrances, abjection, qui fûtes la vie du Fils de
Dieu, et qui fûtes aussi mon repos sur la terre. Adieu, ténèbres sacrées où j'ai
vu la face du Seigneur ; adieu, mon antique joie.
Or, mon ancienne vie m'a été arrachée avec
une telle onction, et parmi les oublis d'un si profond sommeil, que je ne sais
comment cela s'est fait ; je ne me souviens que d'une chose, c'est que j'ai eu
ces choses, et que je ne les ai plus.
Dans les biens ineffables et les nouvelles
opérations que subit mon [me, Dieu fait d'abord son opération, puis il se
manifeste, et au moment où il se découvre à mon âme, il l'accable sous des dons
plus énormes, accompagnés d'une plus haute, d'une plus ineffable lumière.
Or, il se présente de deux manières.
Voici le premier mode de manifestation. Il se
manifeste dans l'intime de l'âme : je comprends alors sa présence dans toute
nature, dans toute créature qui a reçu le don de l'être, dans le démon, dans
l'ange, dans le paradis, dans l'adultère, dans l'homicide, dans toute bonne
action, dans tout ce qui a reçu, à un degré quelconque, le don d'exister, dans
toute beauté, dans toute turpitude. Quant je suis dans cette vérité, ma joie
n'est pas plus immense à contempler Dieu dans une vertu que dans un crime, dans
un ange que dans un démon ; ce mode de présence est devenu l'habitude de mon
âme. Cette présence est une illustration pleine de grâce et de vérité, et l'âme
qui la possède est inaccessible au choc des choses ! Elle apporte les joies
divines ; le sentiment profond du Dieu qui est là souffle l'humilité et la
confusion ; on se souvient qu'on est pécheur. Avec la consolation et la joie
divine, l'âme reçoit la sagesse et la gravité.
Quant au second mode de présence, il est tout
à fait différent, et la joie qu'il apporte n'est pas la même joie.
Cette présence inconnue recueille
profondément l'âme en elle, et là, dans le fond, elle accomplit l'opération
divine, avec une grâce incomparablement plus grandiose. Tel est l'abîme où elle
s'accomplit, l'abîme inénarrable des délectations et des illustrations divines,
que cette manifestation de Dieu, sans autre bien que lui-même, est le souverain
bien, celui que les saints possèdent pendant l'éternité. Dans la vie éternelle,
les élus sont traités différemment ; les uns ont plus, les autres ont moins. Si
j'essaie de parler de la vie éternelle, il me semble qu'au lieu de parler, je
blasphème ; et qu'au lieu de cultiver je dévaste. S'il faut dire quelque chose,
je dirai que les dons que reçoivent les saints dans la vie éternelle sont des
délectations de l'âme par lesquelles Dieu augmente sa capacité pour le saisir et
pour le tenir. Oh ! quand Dieu se présente à l'âme, quand le Seigneur découvre
sa face, il dilate l'âme et verse dans cette capacité subitement agrandie des
joies et des richesses inconnues ; et cela se passe dans un abîme dont je n'ai
pas encore parlé ; celui-ci est plus profond. L'âme est arrachée à toute ténèbre
: la connaissance de Dieu dépasse les possibilités prévues par l'intelligence ;
et telle est cette lumière, et telle est cette joie, et telle est cette
évidence, et tel est cet abîme nouveau, qu'il est inaccessible à tout cœur créé.
Après l'abîme, mon cœur ignore ; incapable de rien comprendre, de rien penser
des choses de l'abîme, il ne sait rien, si ce n'est peut-être l'impossibilité
naturelle où il était d'aller là. Des choses de l'abîme, il est impossible de
rien dire ; pas un mot dont le son donne une idée de la chose ; pas une pensée,
pas une intelligence qui puisse s'aventurer là. Elles restent dans leurs
domaines, dans les domaines inférieurs. Pas un mot, pas une idée qui ressemble
au Dieu de l'abîme.
L'Écriture sainte est si profonde, que
l'homme le plus sage du monde entier, trop faible pour la comprendre, est
surpassé par sa profondeur ; l'intelligence est trop courte.
Mais s'il s'agit des opérations absolument
ineffables qui sont et se font dans l'âme, dans l'instant suprême, dans
l'éblouissement de Dieu, il n'y a plus même à balbutier. Mon âme est souvent
ravie aux secrets divins. Je comprends alors pourquoi l'Écriture est facile et
difficile ; pourquoi elle paraît se contredire ; par où l'homme échappe au salut
qui vient d'elle ; comment elle condamne, comment elle sauve. Je sais ces
choses, et je me tiens debout sur elles, pleine de science, et quand je reviens
des secrets divins, je puis prononcer quelques petits mots avec assurance. Mais
s'il s'agit des opérations ineffables, s'il s'agit de l'éblouissement de gloire,
n'approchez pas, parole humaine ; et ce que j'articule en ce moment me fait
l'effet d'une ruine, et j'ai l'épouvante qu'on a quand on blasphème. Si toutes
les consolations spirituelles, si toutes les joies célestes, si toutes les
délectations divines qui ont été senties depuis le commencement du monde ;
allons plus loin, disons autre chose, que dirais-je bien ? Si tous les saints
qui ont vécu avaient sans cesse parlé de Dieu, et si toutes les délectations,
bonnes ou mauvaises, qu'à jamais senties la créature terrestre étaient changées
en délices pures, en délices spirituelles, en délices éternelles, et si ces
délices devaient me conduire à l'inénarrable joie de voir Dieu manifesté ; si
l'on m'offrait tout cela réuni, et si, pour le tenir, il me fallait donner et
changer un instant de ma joie suprême, un instant de mon éblouissement, le temps
qu'il faut pour lever ou pour fermer les yeux, je dirais : Non, non, non. Tout
ce que je viens d'énumérer n'est rien, rien auprès de l'inénarrable. Entre ces
choses et la mienne, la distance est infinie, je te le dis, pour essayer de
déposer un mot dans ton cœur. J'ai parlé du temps qu'il faut pour ouvrir ou
fermer les yeux ; mais ma jouissance est beaucoup plus longue, elle dure
longtemps, elle revient souvent, elle opère avec sa puissance.
Quant à l'autre mode de présence, la présence
intérieure, dont j'avais parlé d'abord, je l'ai presque continuellement.
Les joies et les tristesses du dehors
peuvent, jusqu'à un certain point et dans une faible mesure, m'affecter
intérieurement ; mais j'ai dans l'âme un sanctuaire où n'entre ni joie, ni
tristesse, ni délectation, ni vertu, ni quoi que ce soit qui ait un nom, c'est
le sanctuaire du souverain bien.
Cette manifestation de Dieu (c'est
Jésus-Christ que je veux dire, mais je blasphème au lieu de parler, parce que
les expressions me manquent), cette manifestation de Dieu contient toute vérité,
en elle je comprends et possède toute vérité, toute vérité qui soit au ciel, sur
terre ou en enfer, ou enfouie dans une créature quelconque, et je la possède
avec un telle certitude, une telle évidence que si le monde entier se levait
pour me contredire, au lieu d'être troublée, je rirais.
C'est là que je vois l'Être de Jéhovah. Je
vois aussi comment il a agrandi ma capacité de le connaître, depuis les jours
d'autrefois, depuis les jours où je le voyais dans cette ténèbre qui fit les
délices de mes années d'apprentissage. À présent je me vois seule avec Dieu,
toute pure, toute sanctifiée, toute vraie, toute droite, toute certaine, toute
céleste en lui ; et quand je suis dans cet état, j'oublie les mondes. Et
quelquefois alors, Dieu m'a dit : « O fille de la divine sagesse, temple du
Bien-Aimé, son temple et ses délices ; ô fille de la paix, en toi repose la
Trinité ; en toi est toute vérité ; tu me tiens, et je te tiens. »
Une des opérations que Dieu fait dans l'âme,
c'est le don d'une immense capacité, pleine d'intelligence et de délices, pour
sentir comment Dieu vient dans le sacrement de l'autel avec sa grande et noble
société. Or, quand je redescends, quand je quitte le point culminant, je me vois
tout péché, tout obéissance au péché, oblique et immonde, tout mensonge et tout
erreur ; mais je suis tranquille ; car l'onction divine me demeure fidèle pour
toujours, l'onction la plus élevée que je me souvienne d'avoir eue pendant les
jours de ma vie terrestre. Ce n'est pas moi-même qui m'embarque sur cet océan ;
non, je suis conduite par le Seigneur, conduite et enlevée. Je ne suis pas même
capable de désirer cette béatitude ; je ne sais même pas comment je ferais pour
la demander. Et cependant elle ne me quitte plus. Dieu ravit mon âme sans me
demander mon consentement. Au moment où j'y pense le moins, mon Seigneur et taon
Dieu m'emporte tout à coup. Et j'embrasse le monde, et il ne me semble plus
être sur terre, mais dans le ciel, et en Dieu. Les hauteurs de ma vie passée
sont bien basses près de celles-ci. O plénitude, plénitude ! ô lumière
remplissante, certitude, majesté et dilatation, rien n'approche de votre
gloire ! Or, cet éblouissement de Dieu, je l'ai eu plus de mille fois, et jamais
il n'a ressemblé à lui-même, éternellement varié et nouveau à jamais.
Dans une fête de la Chandeleur, Dieu me donna
l'éblouissement de gloire, et, pendant l'acte intérieur, mon âme eut la
représentation d'elle-même, et elle se vit. O altitude ! ô
majesté ! Ni sur terre, ni au ciel, je n'aurais pu ni croire, ni
soupçonner, ni inventer une telle gloire. Et mon âme, trop étroite pour
elle-même, ne put s'embrasser ni se comprendre. Si l'âme créée et finie ne peut
se comprendre, jusqu'où grandira son impuissance en face de l'immense et de
l'infini, en face de l'incirconscrit ?
Mon âme se présenta devant la face de Dieu
avec une immense sécurité, sans ombre et sans nuage ; elle se présenta avec une
joie inconnue, avec un transport jeune, supérieur, au-dessus de toute
excellence : la nouveauté et la splendeur du prodige que j'étais dépassa mon
intelligence.
Dans la rencontre que j'eus avec le Seigneur,
je sentis l'ineffable, la chose dont j'ai parlé, l'éblouissement de Dieu ; puis
des paroles me furent dites, paroles sorties des lèvres du Très-Haut. Mais je ne
veux pas qu'elles soient écrites.
Quand, après cela, l'âme revient en
elle-même, elle y trouve une disposition à jouir de toute peine et de toute
injure portée pour Dieu : elle sent l'impossibilité d'une séparation. Aussi je
criai : « O doux Seigneur, qu'est-ce qui pourra me séparer de vous ? » Et
j'entendis cette réponse : « Rien, avec ma grâce. »
Mais j'ai pitié des paroles que je rapporte ;
ce qu'il y a d'admirable, c'est la manière dont elles furent dites, et je ne
peux pas rapporter ceci. La voix me dit que cette chose que j'appelle
l'éblouissement de Dieu est la chose qu'ont les saints dans la vie éternelle ;
que c'est celle-là, et non pas une autre ; que les uns l'ont à un degré
supérieur, les autres à un degré inférieur ; que le moindre éblouissement du
ciel surpasse le plus grand éblouissement de la terre, et ce fut dans l'instant
même de l'éblouissement que j'appris cela.
Quelque temps après ma conversion, c'était ce
jour-là une des fêtes de la Vierge, je la suppliai de m'obtenir cette grâce
immense, la certitude de n'être pas trompée par les voix qui me parlaient. Je
reçus une réponse qui était une promesse, et la voix qui parlait ajouta :
«
Dieu s'est manifesté à toi, il t'a parlé, il t'a donné de Lui le sentiment qu'il
a en lui-même. Évite donc de parler, de voir et d'entendre, autrement que selon
Lui. »
Je sentais dans celui qui parlait une
discrétion et une maturité inexprimables. Je demeurai dans la joie et dans
l'espérance, avec le sentiment de la prière exaucée. Il me fut dit au même
instant que je n'agirais plus autrement que par la conduite de Dieu. Voir,
parler, entendre selon Lui ! Je commençai à faire ces trois choses ; tout à coup
mon cœur fut soulevé de la terre et posé en Dieu, et quand il fallut descendre
aux choses de la vie, comme parler ou manger, rien ne dérangea mon cœur de sa
position ; je ne pouvais ni penser, ni voir, ni sentir que Dieu. Quand, à la fin
de l'oraison, j'allais prendre de la nourriture, j'en demandais la permission :
« Va, disait la voix, mange avec la bénédiction du Père, et du Fils,
et du Saint-Esprit. » Quelquefois la permission se faisait attendre,
quelquefois non. Cela dura trois jours et trois nuits.
Enfin, ravie en esprit, pendant la messe, je
vis Dieu au moment de l'élévation. Après cette vision, il resta en moi une
douceur inénarrable, et une joie immense qui durera toute ma vie. C'est dans
cette vision que je reçus l'assurance demandée, et le doute prit la fuite. Je
reçus pleine satisfaction ; j'eus la certitude de Dieu m'ayant parlé.
Une autre fois, j'étais en oraison.
J'entendis des paroles de paix : « O ma fille chérie, disait la voix, je
t'aime beaucoup plus que tu ne m'aimes ; à mon temple choisi, le cœur du Dieu
tout-puissant est appliqué sur ton cœur. »
Un sentiment inconnu et inexprimablement
délicieux coula dans tous mes membres, et je tombai à terre, et je restai
étendue. La voix reprit : « Le Dieu tout-puissant t'a élue par-dessus toutes
les femmes de cette ville, et a posé son amour en toi. Il fait ses délices en
toi, en toi et en ta compagne. Que votre vie soit donc lumière et miséricorde
pour quiconque la regardera ; qu'elle soit justice et jugement pour quiconque ne
la regardera pas. »
Et mon âme vit dans une lumière que ce
jugement serait plus terrible pour les prêtres que pour les laïques, parce que
le mépris qu'ils font des choses divines est rendu plus effroyable par la
connaissance qu'ils ont des Écritures.
La voix reprit :
« L'amour que le
Tout-Puissant à posé en vous est si grand que sa présence est continuelle dans
votre âme, quoique le sentiment ne soit pas le même toujours. En ce moment, ses
yeux sont sur vous. »
Alors des yeux de l'esprit je vis..., comment
dirai-je... pour parler un langage quelconque ? Je dirai, parmi les transports
d'une joie inénarrable, je vis, des yeux de mon esprit, les yeux de l'Esprit
divin... Mais qu'est-ce que mes misérables paroles ? J'en suis dégoûtée, j'en ai
honte ; elles me font l'effet d'indignes plaisanteries.
Au milieu de ma joie, mes péchés revinrent à
ma mémoire, et aucun bien ne me paraissait être en moi, et je ne voyais rien
dans ma vie qui fût présentable devant Dieu.
La chose était si grande, que je ne pouvais y
croire : et je répondis : « Si Celui qui me parle était le Fils de Dieu, ma
joie ne serait-elle pas plus énorme ? Si j'étais sûre que c'est bien vous qui
êtes en moi, en moi, telle que je me connais, je ne pourrais pas supporter ce
délire. Comment se fait-il que je ne meure pas de joie ? »
Il répondit :
« Tu as la joie que je veux
; si elle n'est pas plus énorme, c'est que je ne veux pas ; mais la voici qui va
devenir plus énorme. Regarde ! le monde entier est plein de moi. »
Et je vis que toute créature était pleine de
Dieu.
« Je peux tout, dit-il ; tout, et
même ceci : je peux faire que tu me voies avec les yeux du corps, comme les
apôtres m'ont vu, et que tu n'aies aucun plaisir, ni aucun sentiment. »
Il ne disait rien de tout cela dans un
langage humain ; mais mon âme comprenait tout ! Elle comprenait cela, et
beaucoup de choses plus grandes, et elle sentait la vérité des choses.
Pourtant elle voulut de cette vérité une
preuve, une manifestation, et elle cria :
« Oh ! puisqu'il en est ainsi,
puisque vous êtes le Dieu tout-puissant, vous qui dites les grandes choses :
Oh ! donnez-moi un signe, un signe que c'est vous, un signe, Seigneur, que c'est
bien vous. »
Je pensais à un signe matériel et visible,
une chandelle allumée dans la main, une pierre précieuse, n'importe quoi. Un
signe ! Un signe ! Tout ce que vous voudrez, pourvu que ce soit un signe ;
personne ne le verra sans votre permission.
Celui qui me parle répondit :
« Le signe que tu demandes ne te donnerait
qu'un moment de joie, le temps de voir et de toucher ; mais le doute
reviendrait, et l'illusion serait possible dans un signe de cette nature.
Laisse-moi le choix. Je te donnerai un
signe d'un ordre supérieur, qui vivra éternellement dans ton âme, et tu le
sentiras éternellement. Ce signe, le voici : Tu seras illuminée et embrasée,
maintenant et toujours, brûlante d'amour, et dans l'amour, maintenant et à
jamais. voilà le signe le plus assuré qui soit, le signe de ma présence, le
signe authentique, et personne ne peut le contrefaire.
Je t'en fais présent, qu'il descende au
fond de toi. Je te donne plus que tu ne m'as demandé. Voici que je plonge
l'amour en toi : Tu seras chaude, embrasée, ivre, ivre sans relâche ; tu
supporteras pour mon amour toutes les tribulations. Si quelqu'un t'offense en
paroles ou en actes, tu crieras que tu es indigne, indigne d'une telle grâce.
Cet amour que je te donne pour moi, c'est celui que j'ai eu pour vous quand je
portai pour vous jusqu'à la croix la patience et l'humilité. Tu sauras que je
suis en toi, si toute parole et toute action ennemie provoquent en toi, non pas
la patience, mais la reconnaissance et le désir. Ceci est le signe certain de ma
grâce. En ce moment, je te fais une onction que je fis à saint Cyr et à
plusieurs autres. »
Je sentis l'onction ; je la sentis, je la
sentis avec une douceur tellement inexprimable, que je désirais mourir, mais
mourir dans toutes les tortures possibles. Je ne comptais plus pour rien les
tourments des martyrs ; j'en désirais de plus terribles. J'aurais voulu que le
monde entier me fit don, avec toutes les injures possibles, de toutes les
tortures dont il dispose. Il m'eût été si doux de prier pour ceux qui m'en
auraient fait cadeau. Au lieu de m'étonner de ces saints qui ont prit pour leurs
persécuteurs et leurs bourreaux, ils devaient, me dis-je, insister auprès de
Dieu et lui arracher pour eux quelque grâce spéciale. Oh ! comme j'aurais prit
pour ceux qui m'auraient donné ce que je demandais ! De quel amour je les aurais
aimés !1 Comme j'aurais compati à leurs misères ! Ni peu, ni beaucoup, dans
aucune mesure, je ne puis exprimer la douceur de cette onction qui m'était
inconnue. Dans d'autres consolations, j'aurais désiré une mort prompte. Mais
dans celle-ci, qui était tout autre et d'une autre nature, j'ambitionnais une
mort horrible et lente, accompagnée de tous les tourments possibles. J'appelais
ainsi toutes les tortures du monde entier, et je les appelais sur celui de mes
membres qu'elles auraient voulu choisir ; et, réunies, elles étaient peu de
chose devant les yeux de mon désir. Mon âme comprenait leur petitesse auprès des
biens promis pour la vie éternelle. Et elle comprenait dans la certitude ; et si
tous les sages du monde venaient me dire le contraire, je ne les croirais pas.
Et je jurerais le salut éternel de tous ceux qui vont par cette voie ; je
jurerais sans peur. Le signe a plongé dans le fond de mon âme illustrée d'une
telle splendeur, qu'elle serait invincible à tout amour. Et je suis le signe
sans interruption ; et il est lui-même la voie du salut, l'amour de Dieu et de
la souffrance désirée pour son nom.
Dieu parla encore et me dit :
« Fais écrire ce que je viens de faire en
toi. Et à la fin du récit, je veux qu'on ajoute ces mots : Que grâces soient
rendues au Seigneur ! Que dans la joie comme dans la tristesse, quiconque veut
conserver la grâce tienne les yeux fixés sur la croix. »
Quant au signe et à ce qui le concerne, mon
âme comprenait ce que la parole ne peut rendre, et elle comprenait avec une
plénitude qui la plongeait dans les choses qu'on ne peut pas dire, et
l'inexprimable joie de cette plénitude échappe à toute expression et à toute
tentative d'expression, et le premier mot de cela ne sera jamais dit dans une
langue humaine.
Que Dieu me pardonne mes misérables paroles !
Qu'il ne m'impute pas, qu'il ne me reproche pas le vide et le défaut de ce
mauvais récit !
Je méditais un jour sur la Passion du Fils de
Dieu et sur sa pauvreté. Or, le Christ me donna la vision de sa pauvreté.
Il me la montra immense dans mon cœur. Sa volonté était empressée ; il
m'ordonnait de la voir et de la bien considérer. Et je voyais ceux pour lesquels
il se fit pauvre. J'eus un tel sentiment de reproche et de douleur, que mon cœur
tomba en défaillance.
Puis il augmenta en moi la lumière qui
donnait sur sa Passion. Je le vis pauvre d'amis, pauvre de parents ; enfin je le
vis pauvre de lui-même, et relativement à son humanité, incapable de s'aider. On
dit quelquefois que sa puissance divine était cachée, à cause de son humanité ;
elle n'était pas cachée, j'en ai reçu de Dieu l'assurance ; mais quand je vis où
Jésus fut réduit quant à son humanité, je commençai à entrevoir pour la première
fois les dimensions de mon orgueil : je sentis une douleur que je ne connaissais
pas, plus grande que jamais, et tellement profonde, que je me crois désormais
incapable de la joie. J'étais debout dans ma méditation, debout dans ma douleur,
et il lui plut de me découvrir, dans l'abîme de sa Passion, des choses que je ne
savais pas. Je compris de quel oeil il voyait tous ces cœurs de bourreaux
obstinés contre lui. Il voyait tous leurs membres conspirer ensemble dans
l'unique sollicitude d'abolir son nom et sa mémoire. Il voyait leur colère
rassembler leurs souvenirs et ramasser leurs forces pour détruire le Sauveur ;
il voyait leurs subtilités, leurs ruses, leurs machinations ; il voyait tous
leurs conseils et la multitude de leurs calomnies, et leur rage, et leur atroce
colère ; il comptait un à un leurs préparatifs ; il assistait à leurs pensées,
aux recherches intérieures et extérieures que faisait leur cruauté pour préparer
à son supplice des raffinements inconnus. Leur férocité eut d'innombrables
inventions. Il voyait les tortures qu'on lui préparait, et les injures, et les
ignominies.
Dans cette lumière mon âme vit, de la Passion
du Christ, plus de choses que je ne puis et même que je ne veux en déclarer.
J'ai fait certaines découvertes pour lesquelles je demande la permission de me
taire.
Et alors mon âme cria :
« O Mère désolée, sainte Marie, dites-moi
quelque chose de la Passion du Fils ; car vous en avez vu plus que tout autre
saint, à cause de votre grand amour. Vous l'avez vu avec les yeux du corps et
avec ceux de l'âme ; vous avez beaucoup vu, parce que vous avez beaucoup aimé. »
Et mon âme redoubla ses cris.
Il y a encore un autre saint qui pourrait me
dire un mot de la Passion.
Et je criai dans mon délire :
Tout ce qu'on dit de cette Passion, tout ce
qu'on raconte, tout cela n'est rien prés de ce qu'a vu mon âme. Et je ne peux
pas beaucoup plus que les autres la dire comme je l'ai vue. J'ai vu dans ma
vision, trois fois épouvantable, que la Mère des douleurs, bien qu'elle ait
plongé dans la Passion plus à fond que tout autre saint, plus à fond que le
disciple aimé, j'ai vu de mille manières, qu'elle est incapable de raconter la
chose comme elle est ; le disciple bien-aimé en est incapable aussi.
Et si quelqu'un me racontait la Passion telle
qu'elle fut, je lui répondrais : C'est toi, c'est toi qui l'as soufferte! ! !
Cette vision me fit faire connaissance avec
des douleurs que je ne connaissais pas. Je commençai à souffrir ce que je
n'avais pas souffert.
Je ne sais pas comment mon corps ne tombe pas
par morceaux. Ce souvenir m'interdit la légèreté ; j'ai perdu depuis ce jour une
certaine disposition d'âme ; ayant su ce que c'était que l'infirmité totale, les
jours se sont écoulés sans m'apporter les joies qu'ils m'apportaient jadis.
Une autre fois encore, la douleur de
Jésus-Christ fut mise devant mes yeux. Ni la langue ne suffit pour dire ce que
j'ai vu, ni le cœur pour le sentir. Tout sentiment me devient impossible,
excepté le sentiment d'une douleur sans exemple dans ma vie. Et je fus
transformée en douleur.
Et mon âme vit dans l'âme du Christ
quelques-unes de ses douleurs avec leurs causes.
Cette âme était sans tache, absolument
sainte, et ne devait, quant à elle, jamais connaître le châtiment.
Il ne souffrait donc que pour nous, que pour
nous très ingrats, très indignes, qui nous moquions de lui dans le moment même
où il nous rachetait. Le péché de ses bourreaux étant sans proportion, Jésus,
qui haïssait le péché d'une haine infinie, ne sentait pas seulement sa Passion
en tant que supplice, il la sentait en tant que péché, et souffrait d'elle en
tant que péché plus que des autres crimes. Le péché avait pour auteur des
peuples entiers, les Gentils, les Juifs, ou plutôt le genre humain réuni contre
Dieu dans un jour de grande fête. Sa douleur sans mesure, digne du crime et des
criminels, de leur nombre et de son énormité se répandait sur les nations. Il
souffrait inexprimablement de la malice de ses ennemis ; leur zèle à abolir son
souvenir, son nom et ses élus lui perçait le cœur. Il compatissait À ses
disciples, persécutés à cause de lui, qui tombaient du haut de la foi. Il
compatissait aux douleurs de sa mère. Il était abandonné dans sa détresse, sans
secours, sans consolation. Cette âme très sainte et très noble recevait la
douleur de partout à la fois. Toutes les tortures de son corps très délicat,
très pur, très sensible, retombaient, avec toutes les amertumes, toutes les
angoisses, tous les déchirements spirituels, retombaient sur son âme déchirée à
la fois par la souffrance sans restriction et par la souffrance universelle.
Ne croyez pas que ce soit là tout. La lumière
de la vision me montra la foule des autres tortures pour lesquelles j'ai demandé
la permission du silence.
C'est pourquoi, arrachée à moi-même par la
douleur, ravie hors de moi dans l'extase de la douleur : Je fus
transformée en la douleur de Jésus-Christ crucifié.
Ce fut pour cette compassion que Dieu
m'accorda une grâce double : d'abord il fortifia tellement ma volonté, que je ne
peux plus vouloir autre chose que ce qu'il veut ; puis il établit mon âme dans
un état à peu près immuable. Je possède Dieu avec une telle plénitude, que j'ai
été transportée dans un lieu nouveau. J'ai été ravie avec mon cœur, ma chair et
mon âme, sur les montagnes de la paix, et je suis contente de toutes
choses.
Une autre fois je songeais à la douleur
incommensurable de Jésus-Christ sur la croix, et je pensais à ces clous qui,
d'après une certaine parole, avaient porté la chair des mains et des pieds dans
l'intérieur du bois, et je désirais voir au moins cette petite partie de la
chair du Christ que ces clous avaient portée dans l'intérieur du bois. Cette
souffrance du Christ me donna une telle douleur, que je ne fus plus capable de
me tenir debout. Je baissai la tète et je tombai. Alors je vis Jésus-Christ
incliner sa tète sur mes bras, qui étaient étendus à terre ; il me montra les
siens, et en même temps son cou. Aussitôt ma douleur se changea en une joie
telle, que je perdis le sentiment et la vue de tout ce qui n'était pas lui. Le
cou était d'une beauté à faire mourir la parole humaine. Je compris que cette
beauté inouïe était le rejaillissement de la divinité, et cependant mes yeux ne
voyaient que son cou, dans une splendeur merveilleuse. Beauté incomparable qui
n'a pas de pareille en ce monde, couleur qui ne ressemble à aucune couleur
connue, si quelque chose se rapproche de vous, c'est la lumière dans laquelle
quelquefois à la messe j'aperçois le corps du Christ, à l'élévation !
Une autre fois, c'était le quatrième jour de
la semaine sainte, j'étais plongée dans une méditation sur la mort du Fils de
Dieu, et je méditais avec douleur, et je m'efforçais de faire le vide dans mon
âme, pour la saisir et la tenir tout entière recueillie dans la Passion et dans
la mort du Fils de Dieu, et j'étais abîmée tout entière dans le désir de
trouver la puissance de faire le vide, et de méditer plus efficacement.
Alors cette parole me fut dite dans l'âme :
« Ce n'est pas pour rire que je t'ai aimée ».
Cette parole me porta dans l'âme un coup
mortel, et je ne sais comment je ne mourus pas ; car mes yeux s'ouvrirent, et je
vis dans la lumière de quelle vérité cette parole était vraie. Je voyais les
actes, les effets réels de cet amour, jusqu'où en vérité il avait conduit le
Fils de Dieu. Je vis ce qu'il supporta dans sa vie et dans sa mort pour l'amour
de moi, par la vertu réelle de cet amour indicible qui lui brûlait les
entrailles, et je sentais dans son inouïe vérité la parole que j'avais entendue
; non, non, il ne m'avait pas aimée pour rire, mais d'un amour épouvantablement
sérieux, vrai, profond, parfait, et qui était dans les entrailles.
Et alors mon amour à moi, mon amour pour lui,
m'apparut comme une mauvaise plaisanterie, comme un mensonge abominable. Ici ma
douleur devint intolérable, et je m'attendis à mourir sur place.
Et d'autres paroles vinrent, qui augmentèrent
ma souffrance : « Ce n'est pas pour rire que je t'ai aimée ; ce n'est pas par
grimace que je me suis fait ton serviteur ; ce n'est pas de loin que je t'ai
touchée ! »
Ma douleur, déjà mortelle, allait toujours en
augmentant, et je criais : « Eh bien ! moi, c'est tout le contraire. Mon
amour n'a été que plaisanterie, mensonge, affectation. Je n'ai jamais voulu
approcher de vous, en vérité, pour partager les travaux que vous avez
(soufferts) pour moi, et que vous avez voulu souffrir ; je ne vous ai jamais
servi dans la vérité et dans la perfection, mais dans la négligence et dans la
duplicité. »
Lorsque je vis ces choses, lorsque je vis de
mes yeux la vérité de son amour et les signes de cette vérité, comment il
s'était livré tout entier et totalement à mon service, comment il s'était
approché de moi, comment il s'était vraiment fait homme pour porter et sentir en
vérité mes douleurs ; quand je vis en moi tout le contraire absolument, je crus
mourir de douleur. Il me semblait que ma poitrine allait se disjoindre et mon
cœur éclater. Et comme j'étais occupée spécialement de cette parole : « Ce
n'est pas de loin que je t'ai touchée », il en ajouta une autre, et
j'entendis qu'il disait : « Je suis plus intime à ton âme qu'elle-même. »
Et ma douleur augmenta. Plus je voyais Dieu
intime à moi, plus je me voyais éloignée de lui. Il ajouta d'autres paroles qui
me firent voir les entrailles de l'éternel amour :
« Si quelqu'un voulait me sentir dans son
âme, je ne me soustrairais pas à lui ; si quelqu'un voulait me voir, je lui
donnerais avec transport la vision de ma face ; si quelqu'un voulait me parler,
nous causerions ensemble avec d'immenses joies. »
Ces paroles excitèrent en moi un désir : ne
rien sentir, ne rien voir, ne rien dire, ne rien faire qui pût déplaire à Celui
qui parlait. Je sentis que Dieu demande spécialement à ses fils, à ses élus, aux
élus de sa vision et de la parole divine, de n'avoir pas l'ombre d'un rapport
avec son ennemi.
Il me fut encore dit :
« Ceux qui aiment et suivent la voie que
j'ai suivie, la voie des douleurs, ceux-là sont mes fils légitimes. Ceux dont
l'œil intérieur est fixé sur ma Passion et sur ma mort, sur ma mort, vie et
salut du monde, sur ma mort, et non pas ailleurs, ceux-là sont mes enfants
légitimes, et les autres ne le sont pas. »
Un jour j'étais à la messe dans l'église
Saint-François. On approchait de l'élévation et le chœur des Anges retentissait
: Sanctus, Sanctus, Sanctus, etc. ; mon âme fut emportée et ravie dans la
lumière incréée ; elle fut attirée, elle fut absorbée, et voici une plénitude
ineffable, ineffable, en vérité.
Regardez comme rien, comme absolument rien,
tout ce qui peut être exprimé en langue humaine.
O création inénarrable du Dieu incréé et
tout-puissant, les louanges qu'on peut chanter sont de la poussière auprès de
vous. Absorption sacrée de l'abîme où me plonge la main du Dieu ravissant, après
votre transport, mais encore sous l'influence de ce qui l'avait précédé,
m'apparut l'image du Dieu crucifié, comme un instant après la descente de croix
; le sang était frais et rouge et coulant encore des blessures, et les plaies
étaient récentes. Alors dans les jointures je vis les membres disloqués ;
j'assistai au brisement intérieur qu'avait produit sur la croix l'horrible
tiraillement du corps, je vis ce qu'elles avaient fait, les mains homicides. Je
vis les nerfs, je vis les jointures, je vis le relâchement, l'allongement contre
nature qu'avaient fait dans le supplice, quand ils avaient tiré sur les bras et
sur les jambes, les déicides. Mais la peau s'était tellement prêtée à cette
tension, que je n'y voyais aucune rupture.
Cette dissolution des jointures, cette
horrible tension des nerfs, qui me permit de compter les os, me perça le cœur
d'un trait plus douloureux que la vue des plaies ouvertes. Le secret de la
Passion, le secret des tortures de Jésus, le secret de la férocité des
bourreaux, m'était montré plus intimement dans la douleur des nerfs que dans
l'ouverture des plaies, dans le dedans que dans le dehors. Alors je sentis le
supplice de la compassion ; alors, au fond de moi-même, je sentis dans les os et
dans les jointures une douleur épouvantable, et un cri qui s'élevait comme une
lamentation, et une sensation terrible, comme si j'avais été transpercée tout
entière, corps et âme.
Ainsi absorbée et transformée en la douleur
du Crucifié, j'entendis sa voix bénir les dévoués qui imitaient sa Passion et
qui avaient pitié de lui. «Soyez bénis, disait-il, soyez bénis par la main du
Père, vous qui avez partagé et pleuré ma Passion, vous qui avez lavé vos robes
dans mon Sang. Soyez bénis, vous qui, rachetés de l'enfer par les immenses
douleurs de ma croix, avez eu pitié de moi ; soyez bénis, vous qui avez été
trouvés dignes de compatir à ma torture, à mon ignominie, à ma pauvreté. Soyez
bénies, à fidèles mémoires ! Vous qui gardez au fond de vous le souvenir de ma
Passion ! Ma Passion, unique refuge des pécheurs, ma Passion, vie des morts, ma
Passion, miracle de tous les siècles, vous ouvrira les portes du royaume éternel
que j'ai conquis pour vous, par elle. Dans les siècles des siècles, vous qui
avez eu pitié, vous partagerez la gloire ! Soyez bénis par le Père, soyez bénis
par l'Esprit-Saint, bénis en esprit et en vérité par la bénédiction que je
donnerai au dernier jour ; car je suis venu chez moi, et au lieu de me repousser
comme un persécuteur, vous avez offert au Dieu désolé l'hospitalité sacrée de
votre amour ! J'étais nu sur la croix, j'avais faim, j'avais soif, je souffrais,
je mourais, j'étais pendu par leurs clous, vous avez eu pitié ! Soyez bénis,
ouvriers de miséricorde ! À l'heure terrible, à l'heure épouvantable, je vous
dirai : Venez, les bien-aimés de mon Père ; car j'avais faim sur la terre, et
vous m'avez offert le pain de la pitié... »
Il ajouta des choses étonnantes ; mais ce qui
est absolument impossible, c'est d'exprimer l'amour qui brillait sur ceux qui
ont pitié... « O bienheureux ! ô bénis ! Suspendu à la croix, j'ai crié,
pleuré et prié pour mes bourreaux : « Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce
qu'ils font », qu'est-ce que je ferai, qu'est-ce que je dirai pour vous, pour
vous qui avez eu pitié, pour vous qui m'avez tenu compagnie, pour vous mes
dévoués, qu'est-ce que je dirai pour vous, quand j'apparaîtrai, non pas sur la
croix, mois dans la gloire, pour juger le monde ? »
Je demeurai frappée au fond, beaucoup plus
émue que je ne puis le dire ; les affections qui me venaient de la croix sont
au-dessus des paroles. Il ajouta plusieurs paroles qui me mirent en feu ; mais
je n'ai ni la volonté ni le pouvoir de les écrire.
Un autre jour j'étais en prière. Je méditais
avec une douleur profonde, absolument intérieure, sur la Passion. Je cherchais à
mesurer, à peser mes crimes, puisque leur rédemption n'a pas coûté au Fils de
Dieu seulement des prières ou seulement des larmes, mais la mort et cette mort !
Je tâchais de calculer ce que peut peser la damnation, puisque, pour soulever ce
poids, il n'a fallu ni la mort d'un ange, ni celle d'un archange, mais celle du
vrai Dieu ! Et je me plongeais dans la pensée de l'enfer et de ses tourments
immenses, et de sa misère infinie, et de ses tortures innombrables ! Puis je
tâchais de peser mon ingratitude. Pour le bienfait sans nom ni mesure, qu'est-ce
que j'apporte en retour ? Le péché. Le péché quotidien, l'oubli de la
résurrection, le refus de coopérer. La miséricorde de Dieu contemplée dans un
abîme, dans l'autre mon injustice et ma démence, tout cela me conduisit à une
espèce de sagesse. Dans cet état, j'eus la révélation des péchés de toute
espèce, et des tortures, et des supplices dont la Passion de Jésus nous a
sauvés. J'étais dans la foule ; mais telle fut la lumière de cette vision
épouvantable, que ce fut à peine si je pus m'empêcher de rugir au milieu des
hommes.
J'eus l'apparition du Christ crucifié. Il me
montra comment il avait été suspendu à la croix, et comment l'homme qui se perd
est sans excuse à jamais. Car le salut exige de l'homme ce que le médecin exige
du malade ; il faut avouer son mal, et exécuter l'ordonnance. Il n'y a pas de
dépense à faire pour le traitement. Il n'y a qu'à se montrer au médecin, faire
les choses prescrites, et se garder des choses défendues.
Mon âme eut alors l'intelligence de
l'antidote qui réside dans le sang du Christ. L'antidote se distribue gratis, et
n'exige qu'une disposition. Alors tous mes péchés furent étalés devant mon âme,
et je reconnus dans chacun de mes membres une infirmité spirituelle.
Alors, conformément à ce que je venais
d'apprendre, je m'efforçai d'étaler devant Dieu toutes les misères de mon âme et
de mon corps, et je criai : « O Seigneur, mon Dieu, qui tenez dans vos mains
ma guérison éternelle, puisque vous avez promis de me guérir si seulement
j'étale devant vos yeux mes plaies, Seigneur, puisque je suis l'infirmité même ;
puisqu'il n'y a pas en moi un atome qui ne soit une infection et une pourriture,
du fond de mon abîme, j'étale devant vos yeux mes misères une à une, et tous les
péchés de tous mes membres, et toutes les plaies de mon âme, et toutes les
plaies de mon corps. Alors, je comptai, je désignai chaque misère, et je dis :
Seigneur miséricordieux, qui tenez dans vos mains ma guérison, regardez ma
tète : je l'ai couverte mille fois des insignes de l'orgueil ; j'ai donné à mes
cheveux, en les tordant, des formes contre nature ; et, disant cela, je ne dis
pas tout. Seigneur, regardez mes misérables yeux, pleins d'impudicité et
injectés d'envie, etc. »
Je continuais à accuser chacun de mes membres
et à raconter leur lamentable histoire.
Jésus écouta tout avec une grande patience,
et répondit avec une grande joie. Il montra pour chaque chose le remède dans sa
main et l'ordre qui présidait à la rédemption, et je vis sa compassion immense
pour mon âme, et il disait :
« Ma fille, ne crains ni ne désespère.
Quand tu serais infectée de toutes les putréfactions, et morte de toutes les
morts, je suis puissant pour te guérir, si tu veux appliquer sur ton âme et sur
ton corps ce que je te donnerai. Tu m'as longuement détaillé les infirmités
spirituelles de la tète : tu t'es lamentée au fond de moi. Les attentats que tu
as commis, dans tes parures, par les couleurs contre nature que tu as données à
tes joues et les torsions contre nature que tu as données à tes cheveux, toute
la fierté honteuse, tout ton orgueil, toute la vaine gloire avec laquelle tu
t'es montrée devant les hommes et contre Dieu, toutes ces misères pour
lesquelles il te semble qu'une honte éternelle t'attend en enfer, dans l'endroit
du lac le plus profond, tout cela est expié i J'ai satisfait, j'ai porté ta
pénitence, j'ai souffert horriblement. Pour toutes ces peintures et ces onguents
qui ont déshonoré ta tète, la mienne fut tirée par la barbe, dépouillée de
cheveux, percée d'épines, frappée à coups de roseau, ensanglantée, moquée,
méprisée jusqu'au couronnement !
Tu te peignais les joues pour les montrer
à des hommes malheureux et mendier leurs faveurs ; sois tranquille ; ma face a
été couverte par les crachats des ces misérables ; elle a été déformée et
gonflée de leurs soufflets ; elle a été cachée sous un voile honteux. Tu t'es
servie de tes yeux pour regarder en vain, pour regarder ce qui nuit, pour te
réjouir contre Dieu ; mais les miens ont été voilés, ils ont été noyés dans mes
larmes d'abord, et dans mon sang ensuite. Le sang qui coulait de ma tète les
aveuglait.
Pour les crimes de tes oreilles, qui ont
entendu l'inutile et le mauvais, et qui ont pris plaisir dans les paroles
nuisibles, j'ai fait l'épouvantable pénitence qui a fait pénétrer en moi une
tristesse abondante et immense, j'ai entendu les fausses accusations, les
paroles dénigrantes, les insultes, les malédictions, les moqueries, les rires,
les blasphèmes, la sentence de mort portée par le juge inique, et les pleurs de
ma mère ! J'ai entendu sa compassion. Tu as connu les plaisirs de la
gourmandise, et tu as même abusé des choses qu'on boit ; mais j'ai eu la bouche
desséchée par la faim, la soif et le jeûne. On m'a présenté le fiel et le
vinaigre.
Tu as médit, tu as calomnié, tu t'es
moquée, tu as blasphémé, tu as menti, et menti jusqu'au parjure. Ce n'est pas
tout. Tu as fait autre chose ; mais j'ai gardé le silence devant les juges et
les faux témoins, et mes lèvres closes ne m'ont pas excusé. Mais j'ai toujours
annoncé la vérité, et prié Dieu de tout mon cœur pour mes bourreaux. Ton odorat
n'est pas pur : tu te souviens de certains plaisirs dus à de certains parfums ;
mais j'ai senti l'odeur infecte des crachats : je les ai supportés sur ma face,
sur mes yeux, sur mes narines.
Ton cou s'est agité par les mouvements de
la colère et de la concupiscence, et de l'orgueil ; souviens-toi qu'il s'est
dressé contre Dieu. Mais le mien a été frappé et meurtri par les soufflets. Pour
les péchés de tes épaules, les miennes ont porté la croix. Pour les péchés de
tes mains et de tes bras, qui ont fait ce que tu sais bien, mes mains ont été
percées de gros clous, fixées au bois, et j'étais suspendu par elles, et elles
supportaient mon corps. Pour les péchés de ton cœur, où se sont déchaînées la
haine, l'envie et la tristesse, de ton cœur possédé par la concupiscence et par
l'amour mauvais, le mien a été percé d'un coup de lance, et c'est de ma blessure
qu'a coulé ton remède, l'eau pour éteindre le mauvais feu, le sang pour la
rédemption des colères et la rédemption des tristesses.
Pour les péchés de tes pieds, pour les
danses inutiles, pour leurs marches lascives, pour leurs courses vaines, les
miens, qu'on aurait pu attacher seulement, ont été percés et cloués à la croix.
Au lieu de tes chaussures à jour, élégamment façonnées, ils ont été couverts de
sang. Le sang sortait de leurs blessures, le sang de tout le corps tombait sur
eux.
Pour les péchés de tout ton corps, pour
toute ta sensualité dans la veille et dans le sommeil, j'ai été cloué à la
croix, frappé horriblement, tiraillé à la façon d'une peau, et étendu sur la
croix, j'ai été mouillé des pieds à la tète par la sueur de sang, qui a coulé
jusqu'à terre ; j'ai été serré très fortement contre le bois très dur, souffrant
d'atroces tortures, criant, soupirant, pleurant, gémissant, et je suis mort dans
mon gémissement, tué par ces tigres ! Pour la rédemption de tes parures vaines,
choisies et portées sans but, j'ai été nu sur la croix. Ces misérables se
disputaient ma robe et mes vêtements ; ils les jouaient sous mes yeux. Nu comme
je suis sorti du sein de la Vierge, livré à l'air, au froid, au vent, aux
regards des hommes et des femmes, au haut d'une croix, pour être mieux vu, mieux
moqué, mieux déshonoré, j'ai été étendu et étalé.
Pour tes richesses mal acquises, que tu as
retenues ou dépensées, j'ai porté la pauvreté, sans palais, sans maison, sans
abri pour naître ni pour vivre, ni pour mourir, et je n'aurais pas eu de
sépulcre, et j'aurais été livré aux chiens et aux oiseaux de proie, si quelqu'un
par pitié pour ma grande misère,
ne m'eût donné place dans un sépulcre à
lui. j'ai dépensé pour les pécheurs mon sang et ma vie, je n'ai rien gardé pour
moi. La pauvreté m'a tenu compagnie dans la vie et dans la mort. »
Le Christ parla ainsi, et parce que mon âme
avait reçu la délectation des péchés du corps, je vis les douleurs de toute
nature portées par l'âme du Christ, je les vis dans leur diversité et dans leur
horreur. je vis son âme torturée par la passion de son corps, par la douleur de
sa mère, par notre refus d'adorer, par notre refus de compatir :
Et il ajouta :
« Tu ne trouveras ni péché ni maladie de
l'âme, dont je n'ai porté la peine et offert le remède. À cause des immenses
douleurs que vos âmes misérables devaient subir en enfer, j'ai voulu être
torturé pleinement et totalement. Ne t'afflige donc pas ; mais tiens-moi
compagnie dans la douleur, dans l'opprobre et dans la pauvreté.
Marie-Madeleine était malade, elle fit ce
que j'ai dit et désira sa délivrance, et fut délivrée de tout, parce qu'elle
l'avait désiré. Celui qui désirerait serait délivré comme elle. »
Le Crucifié ajouta :
« Quand mes fils, abandonnant mon royaume,
se sont faits enfants du diable, s'ils reviennent au Père, le Père a une grande
joie et leur fait sentir la délectation supérieure. Le Père a une telle joie,
qu'il leur donne une certaine délectation qu'il ne donne pas aux vierges
fidèles. Ceci vient de l'immense amour qu'il a pour eux, et de l'immense
miséricorde qu'excite la vue de leur misère. Ceci vient encore de ce que le
pécheur, devant la majesté et la clémence du Seigneur, se reconnaît digne de
l'enfer. C'est pourquoi plus grand l'homme aura été dans le péché, plus grand il
pourra être aussi dans l'autre abîme. »
Et il ajouta :
« L'homme qui veut trouver la grâce doit
toujours, soit dans la joie, soit dans la tristesse, tenir ma croix de bois
immobile devant ses yeux. »
Un jour, je regardais la croix, et sur elle
le Crucifié ; je le voyais avec les yeux du corps. Tout à coup mon [me fut
embrasée d'une telle ardeur, que la joie et le plaisir pénétrèrent tous mes
membres intimement. Je voyais et je sentais le Christ embrasser mon âme avec ce
bras qui fut crucifié, et ma joie m'étonna ; car elle sortait de mes habitudes,
et, au degré qu'elle atteignit, je ne la connaissais pas encore. Depuis cet
instant, il me reste une joie, et une lumière sublime dans laquelle mon âme voit
le secret de notre chair en communion avec Dieu. Cette délectation de l'âme est
inénarrable ; cette joie est continuelle ; cette illustration est éblouissante
au delà de tous mes éblouissements. Depuis cet instant, il m'est resté une telle
certitude, une telle sécurité quant aux opérations divines qui se font en moi,
que je m'étonne d'avoir autrefois connu le doute, et si tous les mondes créés
prenaient une voix pour essayer de le faire renaître, ils parleraient
inutilement ; car je vois, dans les transports d'un plaisir qui ne se raconte
pas, je vois cette main qu'il m'a montrée avec la marque des clous, et qu'il
montrera le jour où il dira :
« Voilà ce que j'ai souffert pour vous. »
Maintenant encore, quand je suis dans cette
vision et dans cet embrassement, une telle joie est communiquée à mon âme, que
j'essaierais inutilement de souffrir des souffrances de Jésus ; cependant je
vois sa main et la plaie de sa main. Toute ma joie est désormais dans ce Dieu
crucifié. Quelquefois l'embrassement est si serré qu'il semble à mon âme qu'elle
entre dans la plaie du côté. Elle y est illustrée par des joies dont la parole
humaine n'a pas le droit d'approcher. Foudroyante joie, qui enlève à mes jambes
la force de me porter, qui me jette à terre, qui me renverse, qui m'étend là,
couchée et sans parole ! Ceci m'arriva une fois sur la place Sainte-Marie. On
représentait la Passion ! On aurait pu croire que j'allais pleurer. Je fus
touchée et inondée d'une joie qui n'était pas naturelle ; la joie grandit, elle
grandit ; je perdis la parole, et je tombai à terre, foudroyée : je venais
d'avoir la chose inénarrable, l'éblouissement de gloire.
J'avais eu soin de m'écarter de ceux qui
m'entouraient, étonnée moi-même de ma joie en face de la Passion. Alors je
perdis l'usage de mes membres, je tombai à terre, sans parole, foudroyée. Et il
me sembla que mon âme entrait dans la plaie du Christ, la plaie du côté. Et dans
cette plaie, au lieu de la douleur, je buvais une joie dont il m'est impossible
de dire un seul mot.
C'était pendant la messe ; je tâchais de me
plonger dans les abîmes où me jettent l'humilité et la bonté de Dieu, quand il
veut bien s'approcher de nous dans le saint sacrement de l'autel.
Je fus ravie en esprit, et j'eus pour la
première fois une vision intellectuelle relative au saint Sacrement. Il me fut
dit d'abord que le corps du Christ peut être en même temps sur tous les autels
du monde, par la vertu de la Toute-Puissance, qui ne peut entrer dans la mesure
étroite des pensées d'un homme vivant sur cette terre.
« L'Écriture,
disait la voix, parle beaucoup de cette puissance ; mais ceux qui lisent
comprennent peu. Ceux à qui j'accorde un certain sentiment de moi-même
comprennent plus, mais ceux-là même comprennent fort peu. Mais un instant
viendra où vous verrez la lumière. »
Ensuite, je vis dans un éclair comment Dieu
vient dans le saint Sacrement. Ni avant, ni depuis, je n'ai rien éprouvé de
semblable.
Puis je vis comment Jésus-Christ vient avec
une armée d'anges, et la magnificence de son escorte se laissa savourer par mon
âme avec une immense délectation. Je m'étonnai un moment d'avoir pu prendre
plaisir à regarder des anges. Car habituellement toute ma joie est condensée en
Jésus-Christ seul. Mais bientôt j'aperçus dans mon âme deux joies parfaitement
distinctes : l'une venant de Dieu, l'autre des anges, et elles ne se
ressemblaient pas. J'admirais la magnificence dont le Seigneur était entouré. Je
demandais le nom de ceux que je voyais. « Ce sont des Trônes »,
dit la voix. Leur multitude était éblouissante et si parfaitement innombrable,
que, si le nombre et la mesure n'étaient pas les lois de la création, j'aurais
cru sans nombre et sans mesure la sublime foule que je voyais. Je ne voyais
finir cette multitude ni en largeur ni en longueur ; je voyais des foules
supérieures à nos chiffres.
C'était en septembre, à la fête des saints
anges. J'étais à l'église de Foligno et je voulais communier. Je priais les
anges, surtout saint Michel et les séraphins, et je disais :
« O anges administrateurs, qui avez reçu
de Dieu l'office et le pouvoir de le communiquer par la connaissance et l'amour,
je vous supplie de me présenter Jésus tel que le Père des miséricordes l'a donné
aux hommes, tel qu'il veut lui-même être reçu et adoré, pauvre, souffrant,
méprisé, blessé, ensanglanté, crucifié et mort. »
Les anges me répondirent avec une douceur et
une complaisance indicible :
« Puisque tu as trouvé grâce devant le
Seigneur, le voici ; tu le possèdes. Nous te le présentons ; et pardessus ce que
tu as demandé, nous te donnons la puissance de le présenter et de le communiquer
aux autres. »
En effet, je vis, dans le Saint-Sacrement,
avec les yeux de l'esprit, la présence réelle ; je vis Celui que j'avais voulu
voir, tel que j'avais voulu le voir, souffrant, ensanglanté, crucifié et mort ;
je ressentis une telle douleur que mon cœur me sembla prêt à éclater ; et, de
l'autre côté, la présence des anges m'inonda d'une telle joie, que, si je ne
l'avais pas sentie, je n'aurais pas cru la vue des anges capable de la donner.
Pendant ce temps-là, une messe se disait. Le
prêtre approchait de la communion. Comme il rompait l'hostie pour la prendre,
j'entendis une voix lamentable qui disait :
« Oh ! combien il y en a qui, rompant
l'hostie, font couler le sang de mes veines ! »
Je pensai que ce prêtre n'était peut-être pas
ce qu'il aurait dû être, et je dis : « Seigneur, que ce pauvre frère ne soit
plus ainsi. »
La voix me répondit :
« Il ne sera pas ainsi pendant l'éternité.
»
Un jour j'entendais la messe ; et au moment
de l'élévation, à l'instant où les assistants se mettaient à genoux, je fus
ravie en esprit : la Vierge m'apparut et me dit :
« Ma fille, la bien-aimée
de Dieu, et ma bien-aimée, mon Fils est déjà venu à toi, et tu as reçu sa
bénédiction. »
Elle me fit comprendre que son Fils était sur
l'autel après la consécration de l'hostie. J'entendis ce que je n'avais jamais
entendu ; j'entendis qu'il s'agissait d'une joie nouvelle absolument. En effet,
la joie qui résulta des paroles entendues fut telle, que si l'on me disait :
« Existe-t-il une créature qui puisse l'exprimer par une parole quelconque ? »
Je répondrais : « Je ne sais pas et je ne crois pas. » La vierge parlait
avec une grande humilité, et déposait dans mon âme un sentiment nouveau d'une
douceur inconnue. Une chose m'étonnait : c'était d'avoir pu rester debout. Je ne
tombai pas à terre, et je n'y comprends rien.
Elle ajouta :
« Après la visite et la bénédiction du
Fils, il est convenable que tu reçoives celle de la Mère. Sois bénie par mon
Fils et par moi. Que ton travail soit d'aimer dans toute la mesure de tes
puissances ; car tu es beaucoup aimée, et tu arriveras vers l'objet sans fin ».
J'éprouvai une joie nouvelle, qui n'était
surpassée par aucune joie connue, mais elle fut bientôt surpassée par elle-même
; car elle augmenta au moment de l'élévation. Je ne vis pas le corps de
Jésus-Christ sur l'autel ; je le vois souvent ; je ne le vis pas ce jour-là.
Mais je sentis la présence de Jésus-Christ dans mon âme ; je la sentis en
vérité.
J'appris alors que, pour embraser une âme, il
n'y a pas d'embrasement semblable à la présence du Christ ; ce n'était pas le
feu qui me brûle ordinairement ; celui-là était extraordinairement doux.
Quand cette flamme est dans l'âme, je réponds
de la présence de Dieu ; lui seul peut l'allumer.
Dans les moments comme celui-là, mes membres
croient
qu'ils vont se séparer. J'entends même le bruit qu'ils font ; on dirait
un déboîtement. J'éprouve surtout cette impression-là au moment de l'élévation.
Mes doigts se séparent et mes mains s'ouvrent.
Un jour je m'approchais de la sainte table,
et j'entendis la voix, et elle me disait :
« Bien-aimée, tout bien est en toi, et tu
vas recevoir
tout bien. »
Je me dis intérieurement : « Si le bien
est en toi, pourquoi vas-tu le recevoir ? »
Et la voix répliqua :
« L'un n'empêche pas l'autre. »
Le moment de la communion approchait, et
j'entendis :
« Le Fils de Dieu est maintenant sur
l'autel, et selon son humanité et selon sa divinité. La multitude des anges est
unie à lui. »
Je désirai voir, et je vis. Je ne voyais
Jésus sous aucune forme ; mais je voyais une plénitude et une beauté ; je voyais
le souverain Bien.
« O bien-aimée, dit la voix, tu seras
ainsi devant lui pendant l'éternité. »
Je renonce encore une fois à raconter ma
joie.
Depuis peu, quand je communie, l'hostie
s'étend dans ma bouche ; elle n'a ni la saveur du pain, ni celle d'aucune chair
connue ; mais une certaine saveur de chair inconnue, saveur très prononcée et
délicieuse, qui ne peut se comparer absolument à rien. L'hostie n'est pas dure
comme autrefois, et ne descend pas par fragments, suivant l'ancienne habitude.
Mais elle reste entière, et sa suavité est tellement divine que, si on ne
m'avait recommandé de l'avaler sans tarder trop, je la garderais longuement dans
ma bouche. Et elle descend tout entière, et elle a la saveur inconnue dont j'ai
parlé, sans en rien dire. Quand elle descend, elle me donne un plaisir
inexprimable, qui se manifeste même au dehors. Mon corps tremble, et
l'immobilité m'est extrêmement difficile.
Maintenant, quand je fais le signe de la
croix, quand je porte la main au front, disant : Au nom du Père, je ne sens rien
de nouveau. Mais quand je porte la main à la poitrine, disant : Et du Fils,
j'éprouve un tel amour et une telle joie, qu'il se révèle et que je le sens là.
Sans ordre, je n'aurais ni dit, ni permis
d'écrire, ni tout le reste, ni ceci.
C'était la fête des Anges. J'étais malade, je
voulais communier. il n'y avait personne pour m'apporter la communion. Ma
tristesse était immense. Tout à coup, au plus profond de ma douleur et de mon
désir, je fus portée en esprit à considérer la louange éternelle des anges, et
leur office sublime, et leur assistance et leur ministère. Et voici que je fus
ravie, et la multitude immense des anges m'apparut, et ils me conduisirent près
d'un autel, et ils me dirent : « Voici l'autel des Anges. » Et sur
l'autel ils me montrèrent la louange des Anges, c'est-à-dire celui-là qui est
leur louange, et la louange universelle, et la louange elle-même. Et les anges
dirent à mon âme : « Dans celui qui est sur l'autel est la perfection et le
complément du sacrifice que tu cherches. Prépare-toi donc à le recevoir. Tu as
déjà au doigt l'anneau de son amour ; déjà tu es son épouse. Mais l'union qu'il
veut contracter aujourd'hui avec toi est une union nouvelle ; c'est un mode
d'union que personne ne connaît. »
Je n'essaierai pas d'exprimer la joie dans
laquelle je fus ravie ; car mon âme sentait tout cela dans le lieu même de la
vérité, et tout ce qui peut être dit n'est qu'un vide auprès de cette plénitude
inaccessible à notre pauvre langue. ceci me fut un signe de nia prochaine
délivrance ; c'était au commencement de la maladie dont je vais mourir.
Un jour je vis Jésus-Christ dans l'hostie
consacrée ; je le vis sous forme d'enfant. Mais cet immense enfant, Seigneur
au-dessus des seigneurs, me semblait avoir en main le sceptre et le signe de la
domination. Que tenait-il donc dans sa main ? C'était le signe de la
toute-puissance ; et il s'assit sur son trône. Que tenait-il donc dans sa main ?
Il m'est impossible de le dire, et pourtant je voyais cela avec les yeux du
corps. Le prêtre élevait l'hostie ; tous tombèrent à genoux, excepté moi. Je
restai debout ; l'excès de ma joie tenait mes yeux fixés sur lui. Mais le prêtre
reposa trop vite pour moi l'hostie sur l'autel. J'eus un moment cruel de
tristesse et d'ennui. Si j'essayais de dire la beauté et la splendeur de Celui
que je vis, il me faudrait une langue que je ne sais pas. À sa taille je lui
aurais bien donné douze ans. La joie de cette vision fut tellement immense, que
je la crois éternelle. Sa réalité fut si certaine, qu'elle ne laissa place à
aucun doute.
Dans l'éblouissement de ma joie, je ne fus
pas même capable de crier, comme à mon ordinaire : Au secours ! Je ne dis rien,
ni de bon, ni de mauvais. Ravie par cette splendeur, je ne trouvai pas un mot à
dire.
XLIII
Un autre jour, pendant la messe, je fut ravie
en esprit, et je parlai au Seigneur, et je lui demandai : « Vous êtes dans le
Saint-Sacrement ; mais, Seigneur, où sont vos fidèles ? » Mais lui, m'ouvrant
l'intelligence, répondit, et me dit : « Là où je suis, là ils sont avec moi. »
J'ouvris les yeux de l'âme, et je vis cela être ainsi ; et parmi les fidèles je
me distinguai clairement ; mais cet être que nous avions là n'était pas en
dedans de la Divinité, il était en dehors. Il est seul en lui-même partout où il
est ; seulement il comprend toutes choses. J'ai vu le corps de Jésus-Christ dans
le Saint-Sacrement, souvent et sous divers aspects. Quelquefois j'ai vu le coude
Jésus-Christ, mais avec une telle splendeur et une telle magnificence, qu'auprès
de lui le soleil en avait bien peu. C'est cette beauté qui m'a révélé Dieu. Que
le soleil est pâle à côté de lui ! J'ai vu à la maison la même vision, plus
belle encore. Inexprimable joie qui Sera, je pense, une joie éternelle ! Cette
splendeur que j'ai vue à la maison ne peut se comparer qu'à celle que je vois
dans l'hostie. Mais j'éprouve une peine profonde : je ne puis faire entendre ce
que j'ai vu. Il m'est arrivé aussi de voir deux yeux éblouissants, puis la
bouche, et je ne voyais plus que cela. Ces visions ressemblent à des créations
nouvelles ; c'est la joie qui les opère. Ces joies immenses et variées ne
peuvent être comparées entre elles ; mais chacune d'elles, à force d'être
immense, paraît devoir être éternelle.
Ce jour-là je n'étais pas en prière : je
venais de manger et je me reposais. Au moment où j'y pensais le moins, je fus
ravie en esprit, et je vis la Vierge dans sa gloire. Une femme pouvait donc être
placée sur un tel trône et dans une telle majesté ? Ce sentiment m'inonda d'une
joie ineffable. Cette gloire était possible à une femme : cela est, et je l'ai
vu. Elle était debout, priant pour le genre humain ; l'aptitude qui vient de la
bonté et celle qui vient de la force donnaient à sa prière des vertus
inénarrables. J'étais transportée de bonheur à la vue de cette prière ; et
pendant que je regardais la Vierge, tout à coup Jésus-Christ apparut près
d'elle, revêtu de son humanité glorifiée. J'eus la notion des douleurs que cette
chair avait souffertes, des opprobres qu'elle avait subis, de la croix qu'elle
avait portée ; les tortures et les ignominies de la Passion me furent mises dans
l'esprit. Mais voici ce qu'il y eut de merveilleux : le
sentiment des tourments inouïs dont j'avais connaissance, et que
Jésus a soufferts pour nous ; ce sentiment, au lieu de me briser de douleur, me
brisait de joie.
Transportée d'un bonheur inénarrable, je
perdis la parole et j'attendis la mort. Et j'éprouvai une peine au-dessus de
toute peine : car j'attendis en vain. La mort ne venait pas, et je ne parvenais
pas immédiatement, puisqu'elle refusait de briser mes liens, à l'Inénarrable qui
était sous mes yeux.
Cette vision dura trois jours sans
interruption. Je mangeais, quoique très peu, mais, languissante de désir, je ne
pouvais pas parler : j'étais renversée, prosternée, surmontée.
Si j'avais quelque chose à faire, je le
faisais ; mais il ne fallait pas nommer Dieu devant moi, car ma joie devenait
alors absolument insupportable.
C'était le jour de la Purification de la
Vierge. J'étais à Foligno, dans l'église des Frères Mineurs. Et la voix parla,
elle me dit : « Voici l'heure où Marie, Vierge et Reine, vint au temple avec
son Fils. »
Mon âme écouta avec un grand amour, et, ayant
écouté, elle fut ravie ; et dans son ravissement elle vit entrer la Reine, et
elle alla au devant d'elle, tremblante de respect. l'hésitais pourtant ; je
craignais d'approcher. Elle me rassura, et tendit vers moi Jésus, et me dit :
« O toi qui aimes mon Fils, reçois celui que tu aimes. » Elle le déposa dans
mes bras ; il était enveloppé de langes ; il avait les yeux fermés comme dans le
sommeil.
La Reine s'assit, comme une femme fatiguée.
Ses gestes étaient si beaux, son attitude si merveilleuse, sa personne si noble,
sa vue si sublime, que mes yeux ne pouvaient se fixer sur Jésus seul, et étaient
forcés de regarder sa mère. Tout à coup l'enfant s'éveilla dans mes bras : ses
langes étaient tombés, il ouvrit et leva les yeux. Jésus me regarda ; dans ce
coup d’œil il me surmonta, il me vainquit absolument. La splendeur sortait de
ses yeux, et sa joie brillait comme une flamme aveuglante.
Alors il apparut dans sa majesté immense,
ineffable, et il me dit :
« Celui qui ne m'aura pas vu petit ne me
verra pas grand. » Il ajouta : « Je suis venu à toi, et je m'offre à toi
pour que tu t'offres à moi. »
Alors mon âme s'offrit à lui par un mode
d'oblation étonnant, sans rapport avec les paroles : je m'offris tout entière :
j'offris mes fils avec moi d'une oblation entière et parfaite, ne gardant rien
pour moi, rien de leurs personnes, et rien de leurs choses.
Mon âme eut l'intelligence que son oblation
était bien reçue, et la joie de Dieu, l'agréant, ne me resta pas inconnue. Quant
à la mienne, je n'essaierai pas d'en dire un mot. Quand je sentis mon oblation
agréée, la délectation intime que j'éprouvai fut trop grande, trop immense et
trop douce pour que la parole approche d'elle. Une autre fois je vis la Vierge ;
elle m'exhorta à la connaître plus profondément ; elle me bénit, et me montra la
douleur qu'elle souffrit pendant la Passion.
Un jour je fus ravie en esprit ; attirée,
élevée, absorbée dans la lumière sans commencement ni fin, je voyais ce qui ne
peut se dire. Pendant cette influence, l'image de l’Homme-Dieu m'apparut encore,
à l'instant de la descente de croix. Le sang était récent, frais, rouge ; il
coulait des blessures ouvertes ; il venait de sortir du corps. Alors dans les
jointures je vis de tels déchirements je vis les nerfs tellement étendus, et les
os tellement disloqués par l'effort des bourreaux, qu'un glaive me traversa, et
mes entrailles furent percées ; et, quand je me souviens des douleurs que j'ai
subies dans ma vie, je n'en trouve pas une qui soit égale à celle-ci.
J'étais là, absorbée dans ma douleur ; autour
du Crucifié, j'aperçus une foule dévouée, qui prêchait en paroles et en actes la
pauvreté, l'opprobre et la douleur du Crucifié. Cette foule, c'étaient mes fils
spirituels. Jésus les appela, les attira à lui, les embrassa un à un avec un
immense amour ; puis il leur prit la tète avec ses mains, et leur donna à baiser
la plaie sacrée de son Cœur. Je sentis quelque chose de l'amour qu'il avait dans
les entrailles, et ma joie fut telle, que la douleur dont je viens de parler, la
douleur sans exemple, s'évanouit dans mon transport.
L'application que fit Jésus de mes enfants
sur son Cœur ne fut pas la même pour eux tous. Pour quelques-uns d'entre eux il
la répéta ; pour les uns elle était plus complète, moins complète pour les
autres. Quelques-uns d'entre eux furent absorbés tout entiers dans le Cœur de
Dieu ; la rougeur du sang vermeil était sur leurs lèvres ; quelques-uns d'entre
eux avaient les joues colorées ; il y a certaines figures que je vis couvertes
et teintes tout entières, suivant les degrés que j'indiquais tout à l'heure ; et
Jésus prodiguait des bénédictions, et il disait :
«O bien-aimés fils, faites connaître aux
hommes le chemin de la croix, par où j'ai marché dans la pauvreté, le mépris et
la douleur : prenez-y la grande part qui convient à mes coopérateurs ; car je
vous ai choisis singulièrement pour manifester par la parole et l'exemple, pour
mettre au jour ma lumière cachée et méprisée. »
Mon âme comprit que ces paroles
s'appliquaient à mes fils, dans les mêmes différences et les mêmes proportions
que s'était appliquée la plaie du côté. Quant à l'amour qui sortait de ses
entrailles pour resplendir sur sa face et dans ses yeux ; quant à l'amour qui
pénétra tous ces baisers, toutes ces paroles, toutes ces bénédictions, il est
dans le domaine de l'ineffable, et le silence lui convient seul.
Un autre jour, j'assistais à une procession,
je sentis l'attrait de l'abîme. Le Dieu incréé m'appela suivant le mode
ineffable dont j'ai parlé plus haut.
Je vis le Dieu un en trois personnes, et sa
majesté habitait l'âme de mes fils, et les transformait en elle-même suivant les
degrés dont j'ai déjà constaté les lois. Cette vue fut pour moi quelque chose
comme une immensité paradisiaque. Les entrailles de Dieu se répandaient sur mes
enfants, et je ne pouvais pas me rassasier de voir. Et la profondeur de la
bénédiction qui tombait sur leur tète est un mystère au dessus des paroles.
Puis j'entendis Dieu leur demander quelque chose : c'était le
sacrifice sans réserve, l'holocauste entier, parfait, de
leurs corps et de leurs âmes.
Pesez, mes frères, pesez. Comment faut-il
aimer, comment faut-il servir ce jaloux qui veut posséder, ce Dieu qui se donne,
ce Dieu qui demande ?
J'eus encore sous les yeux la représentation
du Dieu crucifié, avec la tension des jointures que j'avais déjà vue. Il était
porté à travers l'air, et volait là où marchait la procession ; et cette image
nous suivait, sans qu'aucune main humaine fût là pour la soutenir. Je revis mes
fils réunis, et l'application de leurs lèvres faite à la plaie du côté ; et
Jésus leur disait :
« Je suis Celui qui enlève les péchés du
monde. J'ai porté les vôtres, et éternellement ils ne vous seront pas imputés.
Ce sang que vous voyez est le bain de la purification vraie. Ce sang est le prix
de votre rédemption. Ce cœur est le lieu de votre résidence. Ne craignez pas,
mes enfants, de découvrir par vos paroles et vos actions cette vérité de ma voie
et de ma vie, que les méchants combattent ; car je suis toujours avec vous pour
vous aider et vous secourir. »
Ce jour-là, et plusieurs autres jours, je vis
la purification de mes fils et les trois degrés qu'elle comporte. La première
purification est une grande grâce de force qui rend facile l'absence du mal.
La seconde est une grande grâce de joie dans
l'accomplissement du bien.
La troisième est la plénitude de la
perfection, et la transformation de l'âme en Dieu.
Dans toutes ces grâces de rénovation, l'âme
reçoit une beauté admirable. La splendeur du second degré est immense et
joyeuse. Quant au troisième, il est dans le domaine de ces excès qui me
réduisent au silence. Je ne peux pas en dire autre chose.
Les élus du troisième degré m'apparaissaient
transformés en Dieu, de sorte qu'en eux je ne vois plus que Jésus, tantôt
souffrant, tantôt glorifié ; il me semble qu'il les a transsubstantiés et
engloutis dans son abîme.
Dans cette même procession, nous approchions
d'une église dédiée à la sainte Vierge. Voici la Reine de grâce et de
miséricorde qui s'inclina sur ses fils et ses filles ; elle était d'abord sur la
hauteur immense. Elle s'inclina et les bénit d'une bénédiction inconnue, et les
attirant sur son cœur, elle les embrassait inégalement. On eût dit les bras
tendus de l'amour. Elle était lumineuse tout entière, et semblait les absorber
au dedans d'elle-même dans une lumière immense. N'allez pas vous figurer que je
voyais oies bras de chair : tout cela était lumière, et lumière admirable ; la
Vierge, pressant les enfants contre son cœur, par la vertu de l'amour qui
sortait du fond de ses entrailles, les absorbait en elle-même.
Un autre jour, parmi des multitudes de
visions, saint François m'apparut dans la gloire. Il me salua de sa salutation
habituelle, et la voici : «Avec toi soit la paix du Très-Haut. » La voix
de saint François est toujours très pieuse, très humble, très gracieuse et très
tendre.
Chez ceux de mes fils qui observent avec une
ardeur de feu la loi de pauvreté, il loua beaucoup l'intention et demanda
l'agrandissement pratique. Il ajouta :
« Que la bénédiction éternelle,
parfaite et abondante, reçue par moi du Dieu sans commencement ni fin, tombe sur
la tête de ces enfants chéris, tes fils et les miens : dis-leur qu'ils vivent
suivant la voix du Christ, qu'ils la manifestent en paroles et en actions.
Qu'ils ne craignent pas ; car je suis avec eux, et le Dieu éternel est leur
soutien. »
François louait mes fils de leurs bonnes
intentions : il les fortifiait, il leur disait de marcher en paix, de l'aider
dans ses desseins ; sa bénédiction était si tendre, que ses entrailles avaient
l'air de sortir de lui pour se répandre sur eux.
Je reçus beaucoup d'autres communications qui
me concernaient, moi et mes filles ; mais je ne puis les faire connaître. Ce que
je viens de dire, je l'ai vu. J’ai vu clairement tomber sur nous la bénédiction
de Dieu et de sa Mère. J'ai vu qu'ils veulent porter le fardeau de notre
pénitence. Ils vous demandent, mes enfants, d'être les exemplaires lumineux de
leur vie lumineuse, et de suivre, dans la pauvreté, le mépris et la souffrance,
la route qu'ils ont suivie. Leur volonté, leur désir est de vous voir morts et
vivants, ayant votre habitation dans les cieux et votre corps sur la terre.
Un mort n'est remué ni par le mépris ni par
l'estime des hommes. Soyez donc immuables absolument. Que la vie extérieure du
monde n'atteigne pas jusqu'à vous. Prêchez la mortification plus par votre vie
que par votre discussion. Que dans tous vos actes ,notre intention soit dans les
cieux, immuable avec Jésus et Jésus crucifié. Que vous agissiez, que vous
parliez, ou que vous mangiez, soyez toujours occupés intérieurement dans
l'intérieur de l'Homme-Dieu, qui veut vous porter partout, enfermés en lui-même,
et vous assister dans toutes vos actions. Que Celui qui daigne demander ces
choses de vous, daigne aussi, à mon Dieu, les accomplir en vous, par les mérites
de sa sainte Mère. Amen.
● ● ●
Ces paroles demandent à être entendues dans le sens mystique
où elles sont prononcées. L'horreur du péché, l'horreur du démon est
l'élément fondamental et essentiel de toute vérité, de toute sainteté par
conséquent; mais dans un état d'âme qu'on pourrait appeler transcendantal,
le sentiment de la justice accomplie réconcilie l'âme divinisée non pas avec
le mal, avec le péché, avec le démon, mais avec l'ordre absolu, qui, par le
moyen de l'enfer éternel, les fait rentrer dans son sein immense. L'âme
déiforme, ne voyant plus dans l'enfer, comme dans le ciel, que la vérité, la
justice et l'ordre, adore autant Dieu pour avoir creusé l'abîme que pour
avoir élevé les cieux. C'est ce que j'ai voulu expliquer au cinquième
chapitre de l'ouvrage intitulé : M. Renan, l'Allemagne et l’athéisme au
XIXe siècle. (Note du traducteur)
Cette parole sublime a pour commentaire tout
le traité de saint Denys l'Aréopagite sur les Noms divins. Le grand docteur,
après avoir épuisé les affirmations, les trouvant inférieures à Celui qui
s'est désigné, dans la langue humaine, par le Tetragrammaton trois
fois mystérieux, le nom terrible et ineffable, le grand docteur ajoute :
«Quoique l'on approprie à la
Divinité, qui dépasse toutes choses, les noms d'Unité et de Trinité,
toutefois, cette Trinité et cette Unité ne peuvent être connues ni de nous
ni d'aucun être ; mais, afin de glorifier saintement cette essence
indivisible et féconde, nous désignons par les noms divins de Trinité et
d'Unité ce qui est plus sublime qu'aucun nom, plus sublime qu'aucune
substance ; car il n'est ni unité ni trinité ; il n'est ni nombre, ni
singularité, ni fécondité; il n'est aucune existence, ni aucune chose connue
qui puisse dévoiler l'essence divine si excellemment élevée par-dessus
toutes choses, dévoiler un mystère supérieur à toute raison, toute
intelligence. Et Dieu ne se nomme pas, et ne s'explique pas ; sa majesté est
absolument inaccessible... De là vient que les théologiens ont préféré
s'élever à Dieu par la voie des locutions négatives » (S. Denys, Des Noms
divins, ch. XIII, traduction de Mgr Darboy).
Peut-être Angèle de Foligno
atteignit la pratique intérieure des théories de l'Aréopagite, peut-être
arriva-t-elle à un état mystique qui correspondait aux grandeurs
métaphysiques qu'entrevoyait le disciple de saint Paul. Réalisant la nuit
noire sur laquelle saint Denys fixait son œil d'aigle, Angèle vit Dieu dans
l'immense ténèbre, et fut faite le non-amour. (Note du traducteur)
Celui qui écrivait sous sa dictée plaça ici
une note.
« Bien qu'elle eût vu les rangs que ses
enfants occupaient, elle n'en désigna aucun. Elle ne voulut pas nous dire
qui de nous étaient les plus aimés, il ne nous parut pas convenable
d'insister pour le savoir. Chacun de nous n'a qu'à faire, dans toute la
mesure de ses forces, ce qu'il faut pour s'unir ».
Moi, qui écris sous sa dictée, je contemplais
en secret sa figure; ce n'était plus une figure humaine, c'était quelque
chose d'angélique, c'était la joie glorifiée. La douceur et l'immensité de
la bénédiction qu'elle avait vue tomber du ciel est trop ineffable pour être
honorée autrement que par le silence.
(Note du frère qui écrivait sous la dictée
d'Angèle)
FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE



|