

VISIONS
et
instructions
traduction
Ernest Hello
TROISIÈME PARTIE
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Un jour, je priais Dieu qu'il me donnât
quelque chose de
lui.
Et je fis sur moi le signe de la croix. Et je le priais aussi de me montrer
quels sont ses enfants. Entre autres réponses, cet exemple me fut donné :
« Un homme qui a beaucoup d'amis prépare un
festin avec un soin immense et les invite ; mais beaucoup d’entre eux ne
viennent pas. Quelle sera la douleur de celui qui a préparé un festin très
abondant, et qui a immensément dépensé ? Mais avec quelle joie il reçoit ceux
qui se présentent ! Il les reçoit tous avec transport. Mais il y a des places
réservées, des places voisines de lui, pour ses amis intimes : ceux-là mangent
avec lui, et boivent dans sa coupe.
« Seigneur,
dis-je avec joie, quel est le festin ? Quand avez-vous invité tout le monde ?
Oh ! dites-moi, dites-moi ! » Il répondit : « J'ai invité tous les hommes
la vie éternelle : que ceux-là viennent qui veulent venir ! Personne ne peut
s'excuser et dire : Je ne suis pas invité. Quelques-uns viennent et prennent
place. »
Ici Jésus me donnait à entendre qu'il est
lui-même la table et la nourriture des convives.
— « Et ces appelés, dis-je alors,
par quelle voie sont-ils venus ? » —« Par la voie de la tribulation,
me fut-il répondu. La virginité, la chasteté ont leurs épreuves. »
Et il appela par leur nom les pauvretés et
les douleurs de ceux qu'il me montrait. Et ma joie fut immense ; car je compris
l'ordre et la raison de toutes ces choses. Tous ces élus portaient le nom de
fils. Je vis comment la virginité, comment la pauvreté agissaient sur les
enfants du Seigneur. Je vis comment la souffrance se convertissait en action de
grâces. On ne comprend pas d'abord, mais ensuite on remercie. Je vis la route
commune des élus de la vie éternelle, et il n'y a pas d'autre voie. Mais les
invités qui boivent à la coupe du Seigneur sont ceux qui veulent connaître la
bonté de leur Père, ceux qui veulent l'imiter et partager volontairement les
fardeaux qu'il porta. Dieu permet leurs épreuves, par une grâce spéciale, pour
les admettre à sa coupe.
« C'est à cette table,
me dit Jésus-Christ, que je fus invité à boire le calice de la Passion, si
terrible en lui-même et si doux, tant je vous aimais ! » Ainsi, pour ces
enfants, l'amertume des tribulations se change tout entière en grâce, en douceur
et en amour ; car ils sentent le prix de leurs larmes. Ils sont attaqués, ils ne
sont pas affligés ; car plus ils sentent la tribulation, plus ils sentent Dieu,
et plus leur joie grandit. C'est pourquoi je dis et j'affirme que ceux qui
passent par cette voie divine, en buvant le breuvage de la pénitence, boivent
des joies divines. Cela m'a été dit, et je le sais d'ailleurs par une expérience
personnelle, indéfiniment répétée.
Mes frères se sont beaucoup moqués de moi ;
il n'y a pas de paroles pour rendre l'onction divine des larmes de joie qui
coulaient alors sur mes joues.
Un jour j'étais faible, malade et réduite au
silence, Jésus-Christ m'apparut, les mains pleines de consolations ; il me
témoigna une compassion profonde et prononça cette parole :
« Je suis venu
pour te servir. »
Or ce service consista à se tenir debout près
de mon lit, et à me montrer l'apaisement de sa face, qui me plongea dans
l'ineffable. Je ne le voyais que des yeux de l'esprit ; mais je le voyais dans
une lumière et dans une évidence que ne peuvent connaître les yeux du corps, et
je ne dirai rien de ma joie, car j'étais dans l'ineffable.
Un jour, c'était le lundi saint, je dis à ma
compagne : « Cherchons-le, il faut que j'aille aujourd'hui à la recherche de
Jésus-Christ. » Et j'ajoutai : « Allons à l'hôpital ; c'est peut-être là
que nous le trouverons parmi les pauvres et les misérables. »
Nous prîmes avec nous toutes les coiffures
que nous pouvions emporter (nous ne prîmes pas autre chose, parce que nous ne
disposions pas d'autres choses), et nous priâmes une servante de l'hôpital
d'aller les vendre au profit des repas des pauvres. Elle fit mille difficultés ;
cependant, vaincue par notre grande insistance, elle vendit ces objets et acheta
des poissons. Quant à nous, nous apportâmes des pains qui nous avaient été
donnés à nous-mêmes pour l'amour de Dieu. Après avoir fait ces petites
offrandes, nous nous mîmes à laver les pieds des femmes pauvres et les mains des
hommes. Parmi ceux-ci se trouvait un lépreux dont les mains étaient hideuses,
fétides et pourries. Pour celui-ci, nous ne nous sommes pas contentées de le
laver. La chose faite, nous avons bu de l'eau qui venait de nous servir. Ce
breuvage nous inonda d'une telle suavité, que la joie nous suivit et nous ramena
chez nous. Jamais je n'avais bu avec de pareilles délices. Il s'était arrêté
dans mon gosier un morceau de peau écailleuse sorti des plaies du lépreux. Au
lieu de le rejeter, je fis de grands efforts pour l'avaler, j'y réussis. Il me
sembla que je venais de communier. Jamais je n'exprimerai les délices dans
lesquelles j'étais noyée. Si l'homme trouve l'anxiété au commencement de la
pénitence, je sais quelles joies l'attendent quand il aura marché.
Un jour j'étais dévorée par une peine
d'esprit ; pendant un mois, il me sembla que je ne sentais plus rien de Dieu. La
chose devint tellement horrible, que je me crus abandonnée du Seigneur. Je
n'étais plus même en état de me confesser. D'un côté, je voyais en moi un
orgueil qui me semblait la cause de mon malheur ; de l'autre côté, l'abîme de
mes péchés s'ouvrit devant moi une telle profondeur, qu'il me semblait
impossible de les confesser avec une contrition digne de leur horreur, ou même
de les exprimer par la parole.
Je suis condamnée, disais-je, à ne pas même
pouvoir me montrer dans mon horreur. Impossible de me confesser. Impossible de
louer Dieu. Impossible de prier. Je ne voyais plus de divin en moi que la
volonté absolue de ne pas pécher. Ni tous les biens, ni tous les maux du monde
n'eussent ébranlé cela, et même je ne me trouvais pas aussi malheureuse que
j'aurais mérité de l'être.
Cela durait depuis un mois. J'étais torturée
horriblement.
Enfin Dieu eut pitié et j'entendis ces
paroles :
« O ma fille et ma bien-aimée, la
bien-aimée du paradis : l'amour de Dieu se repose en toi ; et il n'est pas de
femme dans la vallée de Spolète où il se repose si profondément. »
Et mon âme cria :
« Comment ferais-je pour
vous croire, du fond de mon abîme, quand je me sens abandonnée ? »
Il répondit :
« Plus tu te crois
abandonnée, plus tu es aimée de Dieu et serrée contre lui. »
Il ajouta : —
« Un père qui aime beaucoup
son fils, lui donne avec mesure les aliments, il lui interdit le poison, et mêle
de l'eau à son vin. Ainsi Dieu : il mêle les tribulations aux joies, et dans la
tribulation, c'est encore lui qui les tient. S'il ne la tenait pas, l'âme
s'abandonnerait et tomberait en défaillance ; au moment où elle se croit
abandonnée, elle est aimée plus qu'à l'ordinaire. »
Ces paroles ne m'enlevèrent pas ma douleur,
elles ne firent que la modifier un peu. Seulement le désir des sacrements, qui
m'avait abandonné, me fut rendu.
Au bout de quelque temps, la tentation me fut
enlevée totalement.
Alors j'entendis une voix qui tue disait :
« Va communier. Si tu le fais, tu me
reçois ; si tu ne le fais pas, tu me reçois encore. Cependant communie avec la
bénédiction du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. Communie en l'honneur du
Dieu tout-puissant et de la Vierge bienheureuse et du saint dont tu célèbres la
fête (c'était ce jour-là saint Antoine). Tu recevras une grâce nouvelle que tu
n'as pas encore reçue. »
La volonté de communier m'ayant été rendue,
je me confessai ; mais, pendant la messe, je me vis si horriblement pleine de
péchés et de défauts, que, réduite au silence, je me dis intérieurement : La
communion que je vais faire sera ma condamnation.
Mais tout à coup je me trouvai dans une
disposition admirable, et je reçus la puissance d'entrer dans l'intérieur de
Jésus-Christ ; je me plaçai au fond de lui avec une sécurité nouvelle, je
sentais une confiance inconnue. Je me renfermai en lui comme une morte qui
aurait la certitude admirable d'être immédiatement ressuscitée. Je communiai
dans la confiance, et, après la communion, j'eus un sentiment merveilleux : je
sentis que la tentation avait été un bien pour moi. Cette communion fit naître
dans mon âme un désir nouveau de me donner toute à Celui qui se donnait tout à
moi, de me livrer à Jésus-Christ. Et depuis ce moment je suis brûlée d'un feu
nouveau ; c'est le désir du martyre : ce désir fait mes délices, et j'éprouve
dans les tribulations des joies que je n'avais pas encore connues.
Oui, Dieu console les misérables.
Un autre jour, j'étais dans de telles
douleurs que je me voyais abandonnée ; j'entendis la même voix, et elle disait :
« O ma bien-aimée, sache qu'en cet état
Dieu et toi vous êtes plus intimes l'un à l'autre que jamais. »
Et mon âme cria : —
« S'il en est ainsi,
qu'il plaise au Seigneur d'enlever de moi tout péché et de me bénir, et de bénir
ma compagne, et de bénir celui qui écrit quand je parle. »
La voix répondit : —
« Tous tes péchés
sont enlevés, et je vous bénis avec cette main qui fut étendue sur la croix. »
Et je vis une main étendue sur nos têtes pour
nous bénir, et la vue de cette main m'inondait de joie, et vraiment cette main
était capable d'inonder de joie quand elle se montrait.
Et il nous dit à tous les trois :
« Recevez, gardez, possédez à jamais
la bénédiction du Père et du Fils, et du Saint-Esprit. »
Et il ajouta en me parlant : —
« Dis au
frère qui écrit quand tu parles de travailler à se faire petit. Il est aimé du
Dieu tout-puissant. Dis-lui d'aimer le Dieu tout-puissant».
Celui qui console les misérables m'a consolée
bien des fois. Qu'à lui soit honneur et gloire dans les siècles des siècles.
Amen.
Un jour j'étais en oraison dans ma cellule,
et j'entendis ces paroles :
« Ceux qui ont le Seigneur Dieu pour
illuminateur voient leur voie particulière dans la lumière intérieure et
spirituelle. Mais quelques-uns d'entre eux ferment les oreilles de peur
d'entendre, et les yeux de peur de voir. Ne voulant pas écouter la parole de
Celui qui parle dans l'âme, quoiqu'ils sentent de ce côté-là la saveur divine,
ils se détournent, malgré la voix intime, et suivent la voie commune. Ceux-ci
seront maudits par le Dieu tout-puissant. »
J'entendis cette parole, non pas une fois
mais mille fois. Mais, saisie d'une tentation violente, je pris cet enseignement
pour une illusion. « Comment, disais-je, voici une âme que Dieu éclaire de sa
lumière, qu'il comble de ses dons, et parce qu'elle suit une route ordinaire, il
la maudit. » Cette parole me parut trop terrible. Je refusai avec horreur
d'écouter seulement la voix qui parlait.
Alors, par complaisance pour ma faiblesse, un
exemple grossier me fut offert, et je reçus plusieurs fois l'ordre absolu de
faire écrire et de ne pas passer sous silence. Voici cette parabole.
« Un père voulait faire de son fils
un savant. Le père n'épargne rien, il fait d'énormes dépenses. Il fournit
magnifiquement au fils de son amour tout ce qui est nécessaire à la grande
figure qu'il doit faire dans le monde. Quand certaines études sont terminées
sous la direction d'un premier maître, le père fait transporter le bien-aimé
dans une autre demeure, où un autre maître plus élevé lui donne de plus sublimes
enseignements. Mais si le disciple ingrat, négligeant la haute science, s'en va
travailler dans la boutique d'un artisan, et oublie chez un mercenaire ce qu'il
tenait de la sagesse de son maître et de la magnificence de son père, celui-ci
s'abîmera dans une douleur et dans une indignation proportionnées à la grandeur
et à la profondeur de son amour trahi. »
Le fils, c'est l'âme qui, éclairée d'abord
par la prédication et par l'Écriture, est admise dans le sanctuaire où retentit
la parole de Dieu ; il voit dans la lumière spirituelle comment il doit suivre
la voie du Christ. Il est touché intérieurement. Dieu, qui l'a d'abord confié
aux hommes et aux livres, intervient directement et lui montre la lumière que
lui seul peut montrer. Il donne la haute science, afin que celui qui aura vu sa
route si magnifiquement devienne la lumière des autres hommes. Mais si ce
bien-aimé néglige le don de Dieu, s'il s'encroûte, s'il s'épaissit, s'il
repousse cette lumière qui est la sienne, et la science de Dieu et son
inspiration, Dieu lui soustrait la lumière et lui donne sa malédiction.
Je reçus l'ordre d'écrire ces paroles et de
les montrer au frère qui me confessait, parce qu'elles le regardent
personnellement.
Un autre jour, Dieu me parla et me dit :
« Il y a une classe d'hommes qui ne
connaissent le Seigneur que par les biens qu'ils tiennent de lui. Ceux-là le
connaissent peu. Une autre classe d'hommes, qui possède aussi cette
connaissance, en possède une autre plus intime. Ceux-ci sentent au fond d'eux la
bonté essentielle du Seigneur. »
Dans un autre entretien, je reçus une
lumière, et j'entendis une voix qui criait, et dans les cris je distinguai ces
paroles :
« Oh ! qu'ils sont grands ! Qu'ils
sont grands ! Je ne parle pas de ceux qui lisent les Écritures que j'ai données
aux hommes. Je parle de ceux qui les accomplissent. »
Et elle ajouta que toute l'Écriture est
accomplie dans la vie du Christ.
Un jour je priais et je disais au Seigneur :
« Je sais que vous êtes mon Père, je
sais que vous êtes mon Dieu ; dites-moi ce que je dois faire : montrez-moi la
route qui est la mienne ; car je suis prête à obéir. »
J'étais arrêtée dans cette parole depuis le
matin jusqu'à l'heure de tierce.................... Et je vis et
j'entendis...................
Mais ce que je vis et ce que j'entendis, il
m'est absolument impossible de l'exprimer. C'était un abîme absolument
ineffable, et l'abîme me montra ce qu'est Dieu, quels hommes vivent en lui,
quels hommes ne vivent pas en lui, et l'abîme me dit :
« Je te le dis en vérité, il n'est
pas d'autre route droite que celle où j'ai marché : dans cette route, qui est la
mienne, la déception n'est pas. »
Cette parole me fut dite souvent. Elle
m'apparut dans sa vérité et me fut montrée dans une lumière immense.
Il est important de savoir à quels signes on
peut connaître la présence de Dieu dans l'âme, et la reconnaître avec certitude.
Quelquefois il arrive sans être appelé, ni
prié, et apporte avec lui un feu, un amour, une suavité inconnus. Dans ce feu
l'âme cueille la joie, et croit reconnaître la présence et l'opération de Dieu ;
mais la certitude lui manque encore. L'âme voit que Dieu est en elle, bien
qu'elle ne l'y voie pas, quand elle sent sa grâce et la joie de sa grâce. Mais
rien de tout cela n'est la certitude. L'âme sent l'arrivée de Dieu quand elle
entend de douces paroles portant avec elles leur délectation, quand elle sent la
Divinité par un attouchement délicieux ; mais un doute peut rester encore, un
léger doute. L'âme ne sait pas encore parfaitement et absolument si Dieu est en
elle ; car un autre esprit peut apporter avec lui ces sentiments. Le doute vient
ou des défauts de l'âme, ou de la volonté de Dieu, qui lui refuse la certitude.
L'âme possède la certitude de Dieu présent
quand il se manifeste par un sentiment absolument inconnu, nouveau pour elle,
étonnant et réitéré, par un feu qui arrache l'amour que l'homme a pour lui-même
; l'âme possède la certitude quand elle reçoit des pensées et des paroles et des
conceptions qui ne viennent d'aucune créature, quand ces conceptions sont
illustrées de lumière, quand elle a de la peine à les cacher, quand elle les
cache de peur de blesser l'amour, quand elle les cache par discrétion, par
humilité, et pour ne pas divulguer un secret trop immense.
Il m'est arrivé quelquefois, portée par une
ardeur qui voulait sauver, il m'est arrivé de dire quelques secrets ; on me
répondait : « Ma sœur, revenez à la sainte Écriture » ; ou : « Nous ne
vous comprenons pas. » Je comprenais la leçon, et rentrais dans le silence.
Dans le sentiment dont je parle et qui
garantit la présence du Dieu tout-puissant, l'âme reçoit le don de vouloir
parfaitement. Elle est tout entière d'accord avec elle-même pour vouloir la
vérité vraiment et absolument, en toutes choses et à tous les points de vue, et
tous les membres du corps concordent avec elle et ne font plus qu'un avec elle,
dans la même vérité voulue, sans résistance et sans restriction. L'âme veut
parfaitement les choses de Dieu qu'elle ne voulait pas auparavant, dans toute la
plénitude de toutes ses puissances réunis. Le don de vouloir absolument et
parfaitement est conféré par une grâce où l'âme sent la présence du Dieu
tout-puissant, qui lui dit : « C'est moi, ne crains pas. » L'âme
reçoit le don de vouloir Dieu et les choses de Dieu d'une volonté qui ressemble
à l'amour absolument vrai dont Dieu nous a aimés ; et l'âme sent que le Dieu
immense s'est immiscé en elle et lui tient compagnie.
Quand le Dieu très haut visite l'âme
raisonnable, l'âme reçoit quelquefois le don de le voir ; elle le perçoit au
fond d'elle, sans forme corporelle, mais plus clairement qu'un homme en voit un
homme. Les yeux de l'âme voient une plénitude spirituelle, sans corps, de
laquelle il est impossible de rien dire, parce que les paroles et l'imagination
font défaut.
Dans cette vue l'âme, délectée d'une
délectation ineffable, est tendue tout entière sur un même point, et elle est
remplie d'une plénitude inestimable. Cette vue par laquelle l'âme voit le Dieu
tout-puissant sans pouvoir regarder autre chose est si profonde, que je regrette
le silence auquel me réduit l'abîme. La chose ne peut être ni touchée, ni
imaginée ; elle ne peut pas non plus être appréciée.
La présence de Dieu a d'autres signes, et je
vais en citer deux :
Le premier est une onction qui renouvelle
subitement l'âme, qui rend le corps docile et doux, l'esprit invulnérable à la
créature, et inaccessible au trouble. L'âme sent et écoute les paroles que Dieu
lui dit. Dans cette immense et ineffable onction, l'âme reçoit la certitude que
vraiment le Seigneur est là : car il n'y a ni saint ni ange qui puisse faire ce
qui est fait en elle. Elles sont tellement ineffables, ces opérations, que
j'éprouve une vraie douleur de ne rien dire qui soit digne d'elles. Que Dieu me
pardonne, car ce n'est pas ma faute ; je manifesterais de tout mon cœur quelque
chose de sa bonté, si je pouvais et s'il voulait.
Quant à l'autre opération qui révèle à l'âme
raisonnable la présence du Dieu tout-puissant, la voici : c'est un embrassement.
Dieu embrasse l'âme raisonnable comme jamais père ni mère n'a embrassé un
enfant, comme jamais créature n'a embrassé créature. Indicible est
l'embrassement par lequel Jésus-Christ serre contre lui l'âme raisonnable ;
indicible est cette douceur, cette suavité. Il n'est pas un homme au monde, qui
puisse dire ce secret, ni le raconter, ni le croire, et quand quelqu'un pourrait
croire quelque chose du mystère, il se tromperait sur le mode. Jésus apporte
dans l'âme un amour très suave par lequel elle brûle tout entière en lui ; il
apporte une lumière tellement immense, que l'homme, quoiqu'il éprouve en lui la
plénitude immense de la bonté du Dieu tout-puissant, en conçoit encore
infiniment plus qu'il n'en éprouve. Alors l'âme a la preuve et la certitude que
Jésus-Christ habite en elle Mais qu'est-ce que tout ce que je dis auprès de la
réalité ? L'âme n'a plus ni larmes de joie, ni larmes de douleur, ni larmes
d'aucune espèce ; la région où l'on pleure de joie est une région bien
inférieure à celle-ci. Au-dessus de toute plénitude et de toute joie, Dieu
apporte en lui la chose qui n'a pas de nom, qui serait le paradis, et qui défie
le désir de demander au delà d'elle. Cette joie rejaillit sur le corps, et toute
injure qu'un vous dit ou qu'on vous fait est non avenue ou changée en douceur.
Les contrecoups que je reçois dans le corps
trahissent mes secrets ; ils les livrent à ma compagne ou à d'autres personnes.
Quelquefois — d'après ma compagne — je deviens éclatante et resplendissante ;
mes yeux brillent comme des flambeaux, ou bien je suis pâle comme une morte,
suivant la nature des visions. Cette joie dure, sans s'épuiser, bien des jours.
J'en ai d'autres qui dureront éternellement : l'éternité ne les changera pas ;
elle leur donnera plénitude et perfection. Mais je les ai déjà, je les ai sur la
terre. S'il survient quelque tristesse, le souvenir de ces joies me défend
contre le trouble. Enfin tant de signes peuvent donner à l'âme la certitude de
Dieu possédé, que je ne puis ni les dire, ni les énumérer tous.
Nous venons de dire comment l'âme reconnaît
en elle la présence de Dieu. Mais nous n'avons rien dit de l'accueil qu'elle lui
fait, et tout ce qui précède est peu de chose auprès de l'instant où l'âme
reconnaît Dieu pour son hôte.
Quand l'âme a donné l'hospitalité à
l'étranger qui vient en elle, elle entre dans une si profonde connaissance de
l'infinie bonté du Seigneur, que, souvent recueillie au fond de moi, j'ai connu
avec certitude que plus on a le sentiment de Dieu, moins on peut parler de lui.
Plus on a le sentiment de l'infini et de l'indicible, plus on manque de paroles
; car auprès de ce qu'on veut rendre, les mots font pitié.
Si un prédicateur était introduit là, s'il
sentait ce que j'ai quelquefois senti, ses lèvres se fermeraient ; il n'oserait
plus parler, il se tairait, il deviendrait muet. Dieu est trop au-dessus de
l'intelligence et de toute chose ; il est trop au-dessus du domaine des paroles,
des pensées et des calculs, pour que la bouche essaie d'expliquer parfaitement
les mystères de sa bonté. Ce n'est pas que l'âme ait quitté le corps, ou que le
corps soit privé de ses sens, mais c'est que l'âme perçoit sans leur secours.
L'homme, à force de voir l'Ineffable, arrive à la stupeur, et si un prédicateur,
au moment de parler, entrait dans cet état, il dirait au peuple : «
Allez-vous-en, car je suis incapable de parler de Dieu ; je suis insuffisant. »
Quant à moi, je sens et j'affirme que toutes les paroles sorties de la bouche
des hommes depuis le commencement des siècles, ainsi que les paroles de
l'Écriture sainte n'ont pas touché la moelle de la bonté divine, et ne sont pas,
devant cette bonté, ce qu'est un grain de millet devant la grosseur de
l'univers.
Quand l'âme reçoit la sécurité de Dieu et est
récréée par sa présence, le corps, rassasié aussi, est revêtu d'une certaine
noblesse, et partage, quoique à moindre degré, la joie de l'âme. La raison et
l'âme, parlant au corps restauré et aux sens, leur disent :
« Voyez quels sont les biens que Dieu vous
fait par moi. Infiniment plus grands sont ceux qui sont promis et seront donnés
si vous m'obéissez ; et maintenant comprenez quelle perte nous avons faite, vous
et moi, quand vous m'avez désobéi. Obéis-moi donc désormais quand je te parlerai
des choses de Dieu. »
Alors le corps et les sens, sentant qu'ils
partagent la délectation divine de l'âme, se soumettent et lui disent :
« Mes plaisirs venaient d'en bas parce que
je suis le corps ; mais toi qui possèdes ces immenses capacités de joie et de
gloire, tu ne devais pas te faire mon esclave : tu ne devais pas te priver et me
priver des biens immenses que j'ignorais. »
Le corps se plaint de l'âme et la sensualité
de la raison ; mais cette longue plainte ne manque pas de douceur. Car le corps
sent le plaisir et la délectation de l'âme bien supérieurs à tout ce qu'il
aurait pu soupçonner, et la joie le conduit à l'obéissance.
Mais ceux qui mènent une vie spirituelle
peuvent quelquefois tomber dans l'illusion. Une des causes d'erreur, et la plus
grande, c'est un amour impur, mêlé d'amour-propre et de volonté propre ; cet
amour a, dans une certaine mesure, l'esprit du monde.
Aussi le monde l'approuve et l'encourage.
Cette approbation est un piège, cet encouragement est un mensonge. Dans cet
état, l'homme, que le monde voit et approuve, semble brûler d'amour ; il a
certaines larmes, certaines douceurs, certains tremblements et certains cris qui
portent les caractères de l'impureté spirituelle. Mais ces larmes et ces
douceurs, au lieu de venir du fond de l'âme, sont des phénomènes qui se passent
dans le corps ; cet amour ne pénètre pas dans le cœur ; cette douceur s'évanouit
rapidement, s'oublie facilement, et produit l'amertume. J'ai fait ces
expériences ; je manquais alors de discernement. Je n'étais pas parvenue à la
possession certaine de la vérité.
Quand l'amour est parfait, l'âme, après avoir
senti Dieu, sent sa part propre, qui est le néant et la mort : elle se présente
avec sa mort, avec sa pourriture ; elle s'humilie, elle adore, elle oublie toute
louange ou tout bien qui revienne à elle-même ; elle a une telle conscience de
ses vides et de ses maux, qu'elle sent sa délivrance entière au-dessus de la
puissance des saints, et réservée à Dieu seul. Elle appelle cependant les saints
à son secours ; car du fond de son abîme elle n'ose parler à Dieu : elle invoque
la Vierge et les saints. Si dans cet état on vous adresse une louange, la chose
vous fait l'effet d'une mauvaise plaisanterie. Cet amour droit et sans mélange
éclaire l'âme sur ses défauts en même temps que sur la bonté de Dieu. Les larmes
et les douceurs qui se produisent alors, au lieu d'engendrer l'amertume,
engendrent la joie et la sécurité. Cet amour introduit Jésus-Christ dans l'âme,
et l'absence de toute illusion devient pour elle alors un fait d'expérience.
Voici une autre illusion où Dieu permet
quelquefois que tombent les âmes intérieures.
Quand une personne dévouée à l'Esprit sent
l'amour de Dieu pour elle, éprouve, fait et raconte les oeuvres de l'Esprit, si
elle passe la mesure de la prudence, si cette âme perd la crainte, Dieu permet
qu'elle tombe dans quelque illusion, afin de connaître qui elle est, et qui il
est.
Voici encore une cause d'erreur.
Une âme est dans la voie de l'amour sans
mélange ; elle sent Dieu ; ses mains sont pures, son cœur est pur ; elle renonce
à l'estime du siècle ; elle renonce à passer pour sainte ; elle veut plaire tout
entière au Christ seul ; elle se place tout entière dans le Christ, elle habite
en lui ; elle éprouve la joie inénarrable, elle sent l'embrassement de Dieu.
Oh ! qu'elle rende alors à elle-même ce qui
est à elle-même, et à Dieu ce qui est à Dieu ! Autrement Dieu permet qu'elle se
trompe, il le permet pour la garder, il le permet pour qu'elle ne lui échappe
pas ; car il l'aime d'un amour jaloux ; il la plonge dans un abîme où elle
trouve deux sciences, la science d'elle-même et la science de Dieu ; c'est ici
qu'il n'y a plus de place pour l'erreur ; l'âme voit la vérité pure. Dans cette
contemplation, elle éprouve une plénitude telle, qu'elle ne se voit pas capable
d'un plus immense ravissement. Absorbée d'abord dans la vue d'elle-même, elle se
ferme à toute autre pensée, à tout autre souvenir.
Tout à coup la bonté divine lui apparaît.
Puis elle voit simultanément les deux abîmes, et le mode de sa vision est un
secret entre elle et Dieu.
Mais ce n'est pas tout. Dieu, qui est jaloux,
lui permet encore les tribulations.
Il y a une sauvegarde qui enlève toute place
à l'illusion. Cette sauvegarde, c'est la pauvreté d'esprit. Un jour, j'entendis
une parole divine qui me recommanda la pauvreté d'esprit comme une lumière, et
comme un bonheur qui passe toutes les conceptions de l'entendement humain.
Voici ce que dit le Seigneur :
« Moi, si la pauvreté n'eût pas été
si heureuse, je ne l'aurais pas aimée ; et si elle eût été moins glorieuse, je
ne l'aurais pas prise. Car l'orgueil ne peut trouver place qu'en ceux qui
possèdent ou croient posséder. L'homme et l'ange tombèrent, et tombèrent par
orgueil ; car ils crurent posséder. Ni l'homme ni l'ange ne possèdent rien. Tout
appartient à Dieu. L'humilité n'habite qu'en ceux qui se voient destitués de
tout. La pauvreté d'esprit est le bien suprême. »
Dieu a donné à son Fils, qu'il aimait, une
pauvreté telle, qu'il n'a jamais eu et n'aura jamais un pauvre égal À lui. Et,
cependant, il a pour propriété l'Être. Il possède la substance, et elle est
tellement à lui, que cette appartenance est au-dessus de la parole humaine. Et
cependant Dieu l'a fait pauvre, comme si la substance n'eût pas été à lui.
Ceci est folie aux yeux des pécheurs et des
aveugles. Les sages nomment la même chose d'un autre nom. Cette vérité est si
profonde, la pauvreté est si réellement la racine et la mère de toute humilité
et de tout bonheur, que l'abîme où je vois cela ne peut se décrire. Le pauvre ne
peut ni tomber ni périr par illusion.
L'homme qui verrait le bien de la pauvreté,
l'amour de Dieu tomberait sur lui ; si vous considériez l'immense valeur de ce
trésor, et comment il attira le cœur de Dieu, vous ne pourriez plus rien garder
de périssable ni rien avoir en propre, rien.
Tel est l'enseignement de la divine Sagesse
qui montre à l'homme ses vides, sa pauvreté, qui le présente à lui-même dans un
miroir sans mensonge, destitué de tout mérite et de tout bien ; puis qui lui
donne le don de la lumière, et avec la lumière, l'amour de la pauvreté.
Puis l'âme voit la divine bonté, et ne
trouvant rien À aimer en elle-même, elle se tourne tout entière à aimer le Dieu
tout-puissant ; elle fait comme elle aime, ayant perdu toute confiance en elle,
et pris toute confiance en Dieu, et dans cette confiance elle trouve
l'illumination, par laquelle est chassé le doute. Qui posséderait cette vérité
serait inaccessible à toute illusion diabolique ou humaine ; car l'esprit de
pauvreté éclaire l'âme d'une lumière immense, et à cette lumière toute la vie
lui apparaît, avec tout son mécanisme, et l'illusion est impossible.
J'ai vu cette lumière, j'ai vu que la
pauvreté, mère des vertus, sort la première des lèvres de la divine Sagesse.
La divine Sagesse nous a dit par
l'incarnation du Verbe : « Vous êtes mortels » ; par la pauvreté d'esprit
elle nous dit : « Vous êtes bienheureux. »
C'est pourquoi toute sagesse humaine qui
n'entre pas dans cette vérité est un néant qui conduit en enfer. Et tous les
sages du monde, s'ils n'entrent pas dans cette vérité, sont des néants qui vont
en enfer. Et quand l'âme voit cette vérité, elle agit sans vaine gloire, et sans
retour sur elle-même.
Tout ce que l'âme conçoit ou saisit
lorsqu'elle est renfermée dans ses étroites limites, n'est rien auprès du
ravissement. Mais quand elle est élevée au-dessus d'elle-même, illustrée par la
présence de Dieu, quand Dieu et elle sont entrés dans le sein l'un de l'autre,
elle conçoit, elle jouit, elle se repose dans les divins bonheurs qu'elle ne
peut raconter. Ils écrasent toute parole et toute conception. C'est là que l'âme
nage dans la joie, dans la science ; illustrée à la source de la lumière, elle
pénètre les paroles obscures et embarrassantes de Jésus-Christ. Elle comprend
aussi pourquoi, et de quelle manière la douleur sans adoucissement habita l'âme
du Christ.
Mon âme, ainsi illustrée, et transformée en
Jésus-Christ souffrant, chercha s'il y avait là quelque adoucissement, et trouva
qu'il n'y en a point. Quand mon âme se recueille dans les douleurs de l'âme du
Christ, elle ne trouve là aucune place pour la joie : il n'en est pas ainsi
quand elle se recueille dans les douleurs de son corps : dans ce dernier cas,
elle trouve la joie après la tristesse, et à la hauteur où elle est portée, elle
découvre le mystère de ces contrastes. Mon âme voit, à cette lumière, que
Jésus-Christ souffrit autant, à l'expérience près, dans le sein de sa mère que
sur la croix. Mon âme plonge alors dans les jugements de Dieu et dans les
secrets de l'Ineffable, vers lesquels Dieu la transporte. Souvent Dieu fait de
tels prodiges dans mon âme que je le reconnais dans mes merveilles intérieures ;
car aucune créature n'en est capable, et Lui seul peut les opérer.
Souvent mon âme est élevée en Dieu à de si
foudroyantes joies que leur durée serait intolérable au corps qui laisserait là
sur place ses sens et ses membres. Il y a un jeu que Dieu joue quelquefois dans
l'âme et avec l'âme, c'est de se retirer, quand elle veut le retenir ; mais la
joie et la sécurité qu'il laisse en se retirant disent à l'âme : « C'était
bien Lui ! » Oh ! quelle vue et quel sentiment ! Ne me demandez ni
explication, ni analogie ; il n'y en a pas. Cette illustration, ce ravissement,
cette délectation, cette joie sont chaque jour différentes d'elles-mêmes.
Chaque extase est une extase nouvelle, et
toutes les extases sont une seule chose inénarrable. Les révélations et les
visions se succèdent sans se ressembler. Délectation, plaisir, joie, tout se
succède sans se ressembler. Oh ! ne me faites plus parler. Je ne parle pas, je
blasphème ; et si j'ouvre la bouche, au lieu de manifester Dieu, je vais le
trahir.
Je suis une aveugle, je vais dans les
ténèbres. La vérité n'est pas en moi. Suspectez, à mes enfants, les paroles de
cette pécheresse, et ne les suivez que quand elles ressemblent aux vestiges de
Jésus-Christ et placent vos pieds dans l'endroit où il a mis les pieds.
Mes enfants, je ne suis plus disposée à
écrire, mais à pleurer. Quand pleurerai-je enfin mes péchés et leur terrible
rédemption ? Quand pleurerai-je la Passion du Fils de Dieu, du Juste, la Passion
de l'Immaculé ? Mais vous m'écrivez ! Je suis obligée d'écrire pour vous
répondre. Ce que je vous dis, c'est la plus récente impression de mon cœur.
Sachez que rien ne vous est nécessaire, rien, excepté Dieu. Trouver Dieu,
recueillir en Lui vos puissances, voilà l'unique nécessaire. Pour ce
recueillement il faut couper toute habitude superflue, toute familiarité
superflue avec les créatures, quelles qu'elles soient, toute connaissance
superflue, toute curiosité superflue, toute opération et occupation superflues.
En un mot, il faut que l'homme se sépare de tout ce qui divise. Il faut
qu'essayant de pénétrer dans l'abîme de ses misères, il se recueille dans son
passé, dans son présent, dans les probabilités de son avenir éternel. Que ceci
soit fait tous les jours, ou du moins toutes les nuits. Puisque l'homme tourne
et retourne son cœur, qu'il tâche de pénétrer dans la connaissance du Dieu des
miséricordes, dans la dispensation de sa pitié suprême, réalisée par
Jésus-Christ vis-à-vis de toutes nos misères ; qu'il veille sur sa mémoire, pour
qu'elle garde le souvenir du bienfait infini. Se connaître i connaître Dieu !
voilà la perfection de l'homme, et je n'ai aucun goût à rien dire ou écrire en
dehors de ces deux paroles : Se connaître ! Connaître Dieu ! Contempler sa
prison, sa prison sans issue, et si l'homme ne trouve pas le bonheur dans cette
prison, qu'il s'adresse à un autre et ne se repose par sur son grabat !
O mes chers enfants, visions, révélations,
contemplations, tout n'est rien sans la vraie connaissance de Dieu et de soi :
je vous le dis en vérité, sans elle, rien ne vaut. Aussi je me demande pourquoi
vous désirez mes lettres, puisque mes lettres ne peuvent rien pour votre joie,
excepté si elles vous portent la vertu de mon cri : se connaître ! Connaître
Dieu ! Quel ennui de parler pour dire autre chose ! Silence ! Silence sur tout
ce qui n'est pas cela ! Oh ! priez Dieu qu'il donne cette lumière à tous mes
enfants, et qu'il fixe votre demeure en elle ! Que la connaissance de Dieu vous
soit nécessaire, ceci est évident ; mais comme notre fin est le royaume des
cieux, auquel nous ne pouvons ni ne devons parvenir, qu'informés sur le type de
l'Homme-Dieu, il est nécessaire de le connaître, Lui, sa vie, ses oeuvres, et sa
route vers la gloire, pour posséder son royaume par ses mérites, transformés en
lui-même par la grâce de sa ressemblance.
Il est absolument nécessaire de connaître
l'Homme-Dieu, sa croix, sa Passion, et la forme de vie qu'il nous a donnée.
C'est là que son infinie charité et son amour inestimable ont éclaté plus
visiblement que dans toute autre grâce divine. C'est pourquoi il est absolument
nécessaire, sous peine d'ingratitude, de l'aimer comme il nous a aimés,
d'embrasser le prochain dans cet amour, de pleurer sur la croix, sur la Passion
du Bien-Aimé, et d'être transformés en la substance de son amour. La
connaissance de notre rédemption, et des choses immenses que Dieu a faites pour
nous, nous provoque, nous incite et nous appelle à considérer notre noblesse
immense, puisque Dieu nous a aimés jusqu'à mourir. Si cette créature que je suis
eût été moins noble, si ma valeur eût été moins immense, Dieu n'eût pas fait, en
vue de moi, connaissance avec la mort. Cette connaissance du Dieu crucifié
découvre à notre âme la nécessité du salut. Puisque le Dieu très haut,
infiniment distant de la créature, infiniment satisfait dans sa plénitude,
inaccessible, s'est incliné jusqu'à notre salut, ne négligeons pas cette oeuvre,
qu'il n'a pas négligée, et soyons, par la pénitence, les coadjuteurs de ses
éternels décrets. La connaissance du Dieu crucifié entraîne un nombre infini
d'autres bienfaits. Le sang qui sauve allume le feu.
Voici encore une des nécessités qui nous
obligent à descendre dans l'abîme où l'on connaît le Dieu crucifié. L'homme,
mes enfants, aime comme il voit. Plus nous voyons de cet Homme-Dieu
crucifié, plus grandit notre amour vers la perfection, plus nous sommes
transformés en Celui que nous voyons. Dans la mesure où nous sommes transformés
en son amour, nous sommes transformés en sa douleur ; car notre âme voit cette
douleur. Plus l'homme voit, plus il aime ; plus il voit de la Passion, plus il
est transformé, par la vertu de la compassion, en la substance même de la
douleur du Bien-Aimé. Plus l'homme voit de la Passion, plus il aime, plus il est
transformé en Celui qu'il aime, par la vertu de la douleur. Comme il est
transformé en amour, il est transformé en douleur par la vision de Dieu et de
soi-même.
O perfection de la connaissance !
O Dieu ! Quand l'âme plonge dans l'abîme sans
fond de l'altitude divine que je blasphème si je la nomme, quand l'âme plonge
dans l'abîme de son indignité, de sa vileté, de son péché, quand l'âme voit le
Dieu très haut devenu l'ami, le frère, la victime du pécheur, verser pour ce
misérable, dans une mort infâme, le sang précieux, plus elle plonge profondément
ses regards dans le double abîme, plus profondément se réalise dans l'intime de
ses entrailles le mystère de l'amour, la sacrée transformation.
Quand l’âme voit la créature à ce point
remplie de défauts que sa lumière même est un aveuglement ; car elle en est
tellement encombrée qu'auprès de la réalité tout ce qu'elle en voit n'est rien ;
quand l'âme se voit, à la lumière que Dieu lui montre, quand elle se voit cause
de la douleur inouïe que Jésus-Christ a soufferte pour elle ; quand elle
aperçoit cette immensité plus qu'excellente, s'inclinant vers cette vile
créature, naissant et mourant pour elle dans l'ineffable crucifiement ; quand
l'âme entre dans cette connaissance, elle se transforme en douleur, et plus
profonde est la connaissance, plus profonde est la douleur. Si pendant sa vie un
homme cherche à en satisfaire un autre, au moment de la mort il redouble de
sollicitude.
Mais le Roi des rois, bien qu'une douleur
immense et continue l'eût d'avance étendu sur la croix depuis sa conception, au
lieu d'un lit de pourpre et d'un tapis doré, quand vint l'heure de sa mort il se
trouva en face de cette croix si vile, si abominable qu'il ne peut être soutenu
et attaché à elle que par le moyen des clous qui le perçaient ; il fallut les
clous des pieds et les clous des mains pour le retenir, autrement il tombait. Au
lieu de serviteurs empressés, il eut les satellites du diable, s'ingéniant à
rendre le supplice plus cruel, et aidant la torture à pénétrer plus profondément
dans l'intime des entrailles ; et ils lui refusèrent la goutte d'eau qu'il
demandait, et qu'il demandait en criant.
Oh ! mon Dieu, quand l'âme voit ces choses,
quand elle s'abîme dans la contemplation de sa misère, quand elle se connaît
telle qu'elle est, elle qui s'est précipitée dans la misère infinie, qui a
mérité des supplices éternels, qui est devenue la risée de Dieu, des anges, des
démons et de toute créature ; quand elle voit le Dieu très haut, le Seigneur
Jésus-Christ, Celui qui possède tout, ayant envahi la pauvreté, pour relever
l'homme de cet opprobre ! Lui qui trouve dans son essence toutes délices et
toute béatitude, quand elle le voit plongé dans la douleur, pour nous arracher à
l'éternel tourment, satisfaire et porter pour nous i Lui Dieu, au-dessus de la
louange, à qui seul appartient la gloire, dans l'obéissance, dans l'humiliation,
dans tous les mépris, dans tous les opprobres ; quand il apparaît revêtu de
honte, pour nous communiquer la gloire ; quand l'âme entre dans cette vue; elle
est transformée en douleur, et sa transformation n'a pour mesure que la
profondeur de sa contemplation.
Oui, oui, encore et toujours, plus
profondément l'âme connaît cette altitude divine, cette bonté infinie, prouvée
par des faits, et ce vide humain, cette ingratitude, cette vileté de la
créature, plus profondément elle est blessée d'amour et de douleur, plus
absolument elle est transformée en Lui. Voilà toute la perfection : se
connaître ! Connaître Dieu ! Nécessité suprême qui domine toute nécessité ! Être
éternellement penchée sur le double abîme, voilà mon secret ! O mon fils, je
t'en supplie de tout mon cœur, ne lève pas les yeux ; tiens-les fixés sur la
Passion, parce que cette vue, si tu lui es fidèle, allume dans l'âme lumière et
feu !
Si tes yeux s'égarent, essaie de les tenir et
de les fixer là. Je t'en prie, je t'en supplie ! Quand ton âme n'est pas levée à
la contemplation de l'Homme-Dieu crucifié, recommence, et rumine intérieurement
les voies de la croix. Si ceci est encore trop fort pour toi, prononce au moins
des lèvres les paroles qui représentent la Passion ; parce que l'habitude des
lèvres finira par devenir une habitude du cœur : il prendra feu à son tour.
Sa vue, mon fils, sa vue !... Si l'homme
voyait la Passion de l'Homme-Dieu par une parfaite contemplation, s'il
embrassait d'un regard profond sa pauvreté, ses opprobres, ses douleurs,
l'anéantissement qu'il a subi pour nous ; si, par la vertu de la grâce, il
voyait ces choses telles qu'elles sont, il suivrait Jésus-Christ par la
pauvreté, par une continuelle compassion, par la route du mépris : il se
compterait pour rien, j'en suis certaine.
Quant à la grâce divine, tout le monde peut
l'avoir et la trouver ; et l'homme est sans excuse ; car Dieu, dans sa
munificence, la donne généreusement à qui la veut et la cherche.
Je désire, mon fils, que ton cœur soit vide
de tout ce qui n'est pas le Dieu éternel, sa connaissance et son amour, et que
ton esprit n'essaie pas de se remplir de ce qui n'est pas Lui. Si la chose est
trop haute pour toi, possède au moins et garde la connaissance du Dieu crucifié
; si cette seconde vue t'est retirée comme la première, refuse le repos, mon
fils, jusqu'à ce que tu aies retrouvé et reconquis l'un ou l'autre de ces deux
rassasiements. Écoute encore, mon fils, crois fermement ce
que je vais te dire.
Celui qui cherche la route et l'approche de
Dieu, celui qui veut jouir de Dieu dans ce monde et dans l'autre, que celui-là
connaisse Dieu en vérité, non pas par le dehors et superficiellement, qu'il ne
s'arrête pas aux paroles dites ou écrites, ou aux analogies tirées des
créatures. Cette façon de connaître, qui est en rapport avec la parole humaine,
est une connaissance sans profondeur. Il faut connaître Dieu en vérité par une
intelligence profonde de sa valeur absolue, de sa beauté absolue, de son absolue
hauteur et douceur, et vertu, bonté, libéralité, miséricorde et tendresse ; il
faut le connaître comme étant le souverain Bien, dans l'absolu. L'homme sage et
l'homme vulgaire connaissent tous deux, mais bien différemment. Celui qui
possède la sagesse connaît la chose dans son fond et dans sa réalité, l'autre,
dans son apparence. L'homme vulgaire, qui trouve une pierre précieuse,
l'apprécie et la désire pour son éclat et pour sa beauté, sans voir plus loin ;
le sage l'aime et la désire, parce qu'au delà de son éclat et de sa beauté il
voit sa valeur vraie et sa vertu cachée. Ainsi l'âme qui a la sagesse ne se
soucie pas de connaître Dieu par la considération superficielle des apparences.
Elle veut le connaître en vérité ; elle veut expérimenter ce qu'il vaut, sentir
le goût de sa bonté ; il n'est pas pour elle seulement un bien, mais le
souverain Bien.
Pour cette bonté immense, en le connaissant
elle l'aime, en l'aimant elle le désire. Et le souverain Bien se donne à elle,
et l'âme le sent : elle goûte sa douceur et jouit de sa délectation ; et l'âme
participe au souverain Bien.
Blessée du souverain Amour, blessée et
brûlante, elle désire tenir Dieu ; elle l'embrasse, elle le serre contre elle et
se serre contre lui ; et Dieu l'attire avec l'immense douceur, et la vertu de
l'amour les transforme l'un dans l'autre, l'aimant et l'aimé, l'aimé et
l'aimant.
L'âme embrasée par la vertu de l'amour se
transforme en Dieu, son amour. Comme le fer embrasé reçoit en lui la chaleur, et
la vertu, la puissance et la forme du feu, et devient semblable au feu, et se
donne tout entier au feu, et s'arrache à ses propres qualités, donnant asile au
feu dans l'intime de sa substance ; ainsi l'âme, unie à Dieu par la grâce
parfaite de l'amour, se transforme en Dieu sans changer sa substance propre,
mais par la vertu du mouvement qui transporte en Dieu sa vie divinisée.
Connaissance de Dieu ! O joie des joies,
Seigneur ! C'est elle qui précède, l'amour vient après, l'amour transformateur !
Qui connaît dans la vérité, celui-là aime dans le feu.
Or, cette connaissance profonde, l'âme ne
peut l'avoir ni par elle-même, ni par l'Écriture, ni par la science, ni par
aucune créature ; ces choses extérieures peuvent disposer l'âme à la
connaissance ; mais la lumière divine et la grâce de Dieu peuvent seules l'y
introduire. Pour obtenir de Dieu, souverain bien, souveraine lumière et
souverain amour, cette connaissance, je ne connais pas de voie plus sûre et plus
courte qu'une prière pure, continuelle, humble et violente ; une prière qui ne
sorte pas seulement des lèvres, mais de l'esprit et du cœur, et de toutes les
puissances de l'âme, et de tous les sens du corps ; une prière pleine d'immenses
désirs, qui supplie et qui se précipite sur son objet.
Que l'âme qui veut découvrir la Pierre
précieuse et connaître en vérité et voir la Lumière, prie, médite et lise
continuellement le livre de vie, qui est la vie mortelle de Jésus-Christ. Notre
Père, le Dieu très haut, enseigne et montre à l'âme la forme, le mode et la voie
de la connaissance, cette voie qui est l'amour ; et cet exemplaire, ce modèle,
ce type, c'est dans le Fils que le Père le montre.
C'est pourquoi, mes chers enfants, si vous
désirez la lumière de la grâce, si vous voulez arracher votre cœur aux soucis,
mettre des freins aux funestes tentations, et devenir parfaits dans la voie de
Dieu, fuyez sans paresse à l'ombre de la croix de Jésus-Christ. En vérité, il
n'est pas d'autre voie ouverte aux fils de Dieu ; il n'est pas d'autre moyen
pour le trouver et le garder que la vie et la mort de Jésus-Christ crucifié :
c'est ce que j'appelle le livre de vie. La lecture n'est permise qu'à l'oraison
continuelle, laquelle illumine l'âme, l'élève et la transforme. L'âme illuminée
par la lumière de l'oraison voit clairement la voie du Christ préparée et foulée
par les pieds du Crucifié. Quand elle court dans cette voie, l'âme se sent non
seulement délivrée du poids que pèsent le monde et ses soucis accablants, mais
élevée vers la délectation et la douceur divine. Consumée et brûlée par
l'incendie que Dieu allume, elle est changée en lui-même : l'oraison assidue
trouve tout dans la vue de la croix.
Fuis vers cette croix, mon fils, et mendie la
lumière au Crucifié qu'elle soutient. Va lui demander de te connaître, afin de
puiser dans ton abîme la force de t'élever jusqu'à sa joie divine. Au pied de sa
croix, tu t'apparaîtras incompréhensible, quand tu verras quel misérable Dieu
t'a racheté et adopté pour fils. Ne sois pas ingrat ; fais toujours, toujours la
volonté d'un tel Père.
Si les enfants légitimes de Dieu ne font pas
sa volonté, que feront les adultérins? J'appelle adultérins ceux qui, loin de la
maison paternelle, s'égarent dans la concupiscence. J'appelle enfants légitimes
ceux qui, dans la pauvreté, la douleur et l'opprobre, cherchent la ressemblance
du Crucifié. Ces trois choses, mon fils, sont le fondement et le sommet de la
perfection. Ce sont elles qui éclairent l'âme, l'achèvent et la préparent à la
transformation divine. Connaître Dieu, se connaître, ici toute immensité, toute
perfection, et le bien absolu ; là, rien ; savoir cela, voilà la fin de l'homme.
Mais cette manifestation n'est faite qu'aux enfants légitimes de Dieu, aux fils
de la prière, aux ardents lecteurs du livre de vie. C'est devant leurs yeux que
le Seigneur étale les caractères sacrés du livre. C'est là que sont écrites
toutes les choses que le désir cherche ; c'est là qu'on boit la science qui
n'enfle pas, toute vérité nécessaire à soi et aux autres. Si tu veux la Lumière
supérieure à toute lumière, lis dans le livre ; si tu ne lis pas légèrement,
comme quelqu'un qui court, tu trouveras, pour toi et pour tout homme, ce qu'il
faut. Et si tu prends feu dans cette fournaise, tu recevras, toute tribulation
comme une consolation dont tu n'étais pas digne. Je vais dire quelque chose de
plus fort. Si la prospérité et la louange viennent à toi, attirées par les dons
de Dieu, tu ne seras ni enflé, ni exalté : car dans le livre de vie tu verras en
vérité que la gloire n'est pas à toi.
Un des signes, mon fils, qui montre à l'homme
la grâce de Dieu présente en lui, c'est, en face de la gloire, le don d'inventer
un abîme pour s'humilier de plus bas. Avant tout, mon fils, sache cela : le
double abîme et le livre de vie.
Sachez que ce livre de vie n'est autre que
Jésus-Christ, Fils de Dieu, Verbe et sagesse du Père, qui a paru pour nous
instruire par sa vie, sa mort et sa parole. Sa vie, quelle fut-elle ? Elle est
le type offert à qui veut le salut ; or sa vie fut une amère pénitence. La
pénitence fut sa société depuis l'heure où, dans le sein de la Vierge très pure,
l'âme créée de Jésus entra dans son corps, jusqu'à l'heure dernière où son âme
sortit de ce corps par la mort la plus cruelle. La pénitence et Jésus ne se quittèrent pas.
Or voici la société que le Dieu très haut,
dans sa sagesse, donna en ce monde à son Fils bien-aimé : d'abord, la pauvreté
parfaite, continuelle, absolue ; ensuite, l'opprobre parfait, continuel, absolu
; enfin, la douleur parfaite, continuelle, absolue.
Telle fut la société que le christ choisit
sur la terre pour nous montrer ce qu'il faut aimer, choisir et porter jusqu'à la
mort. En tant qu'homme, c'est par cette route qu'il est monté au ciel ; telle
est la route de l'âme vers Dieu, et il n'y a pas d'autre voie droite. Il est
convenable et bon que la route choisie par la tète soit la route choisie par les
membres, et que la société élue par la tète soit élue par les membres.
La première compagne de Jésus fut une
pauvreté continuelle, parfaite, immense. Elle a trois formes : l'une grande,
l'autre plus grande, qui s'unit à la première ; la troisième, qui, jointe à la
première et à la seconde, fut parfaite. Voici le premier degré. Jésus fut
destitué de tous les biens de ce monde. Il n'eut ni terre, ni vigne, ni jardin,
ni propriété, ni or, ni argent ; il ne reçut de secours humain que dans la
mesure rigoureusement nécessaire au soulagement de l'extrême indigence. Il eut
faim, il eut soif, il fut misérable, il eut froid, il eut chaud, il travailla ;
tout fut pour lui austère et dur ; il ne voulut aucune des recherches de la vie
; il usa des choses communes et grossières qui se rencontraient dans cette
province, où, sans feu ni lieu, il vivait en mendiant. La seconde pauvreté,
supérieure à la première, fut la pauvreté de parents et d'amis, l'éloignement
des grands, des puissants, des amitiés naturelles : il n'eut ni du côté de sa
mère, ni du côté de Joseph, ni du côté de ses disciples, personne qui lui évitât
un soufflet, un coup de marteau, un coup de fouet ou une injure.
Il voulut naître d'une mère pauvre et
humiliée ; être soumis À un père putatif, un charpentier pauvre. Il se dépouilla
de l'amour et de la familiarité des rois, des pontifes, des scribes, des amis,
des parents, et ne sacrifia pour l'amour de personne aucun sacrifice qui plût ou
qui pût plaire à Dieu.
Mais voici la pauvreté suprême, sublime,
absolue. Jésus-Christ se dépouilla de lui-même, et le Tout-Puissant se montra
pauvre. Il se montra comme pauvre de puissance ; il fit semblant d'être
incapable. Il revêtit la misère et l'enfance ; hormis le péché, il revêtit toute
douleur. Les courses, les prédications, les guérisons, les visites, les
opprobres, tout l'accabla, et il fit connaissance avec la fatigue.
Non seulement il donna sur lui puissance aux
pécheurs, mais les choses inanimées et les éléments qu'il avait créés de sa main
reçurent puissance de l'affliger. Il jouait l'impuissance, il ne résistait pas,
il supportait à cause de nous. Il donna aux épines la puissance de pénétrer et
de percer cruellement cette tète divine et trois fois redoutable. Il donna aux
liens et aux chaînes le pouvoir de l'attacher à la colonne ; Celui qui en
mourant fit trembler la terre, laissa quelqu'un lui lier les mains, oh i
donnez-moi, fils de Dieu, la joie de vous voir fidèles à lui ; arrachez-vous les
entrailles pour les verser dans cet abîme sans fond d'humilité fidèle. Voici
l'Auteur de la Vie qui s'anéantit pour toi et pour ta gloire ; les créatures
déchirent leur Créateur, et l'Incirconscrit est attaché à une colonne. Il donna
à un voile la puissance de le voiler, lui, la vraie lumière illuminant toutes
choses. Il donne aux fouets de le battre ; il donne aux clous de pénétrer et de
percer ces pieds et ces mains qui avaient ouvert les yeux des aveugles et les
oreilles des sourds. Il donne à la croix de le tenir, blessé, percé, sanglant,
nu, exposé devant tous, et de lui infliger la plus cruelle des morts. Il donne à
la lance d'entrer, de briser, de pénétrer ce flanc divin, ce cœur, ces
entrailles ; de répandre sur la terre le sang et l'eau, sortis des profondeurs
sacrées de son cœur et de ses entrailles. Les créatures devaient obéir au
Créateur, non au pécheur, qui abusait d'elles. Mais que cette humilité très
profonde, invincible et sans exemple, que cette humilité du Dieu de gloire
écrase et confonde l'orgueil de notre néant. L'Auteur de la vie s'est soumis aux
choses inanimées pour te rendre la vie, à toi, misérable, qui étais devenu, dans
la mort, insensible au divin.
Homme qui ne sais rien, il t'a aimé au point
de t'offrir la perfection. La lance aurait dû se plier et résister à la créature
qui abusait d'elle ; elle eût dû refuser d'entrer et de percer son Créateur. Les
choses inanimées auraient refusé d'obéir à l'homme et de se tourner contre leur
Dieu, si elles n'avaient reçu puissance sur lui.
Il a donné aux bourreaux, aux soldats, aux
Juifs, à Pilate, à tous les méchants la puissance de le juger, de la perfection.
La lance aurait dû se plier et résister à l'accuser, de le blasphémer, de
l'insulter, de le frapper, de se moquer de lui, de le tuer, lui qui pouvait tout
empêcher d'un mot, tout renverser d'un geste et tout anéantir, ou donner un
ordre au plus petit parmi les Anges, les Puissances ou les Vertus, pour tout
précipiter d'un seul coup au fond de la mer. S'il n'eût lui-même donné puissance
sur lui aux choses créées, elles eussent reculé d'horreur devant la Passion.
Mais il s'est soumis à tout, et il a caché sa puissance, et il s'est dépouillé
aux yeux des hommes, pour apprendre aux mortels la patience, pour racheter
l'homme, qui s'était lui-même dépouillé de toute sa royauté, pour lui donner,
par la gloire de la résurrection, la qualité d'impassible et d'invincible.
Il y a plus : pour délivrer l'homme du démon,
il a donné puissance au démon de le tenter, de l'entourer de ses membres, qui
sont les méchants, de le persécuter jusqu'à la mort. Le Dieu invincible par
nature, l'acte premier, l'acte pur a fait à toute créature et à toute douleur
cette universelle soumission, pour confondre la délicatesse de l'homme
misérable, qui ne refuse pas seulement la pénitence et la douleur volontaire,
mais qui repousse de toutes ses forces la douleur imposée, et murmure contre
Dieu.
Jésus-Christ s'est imposé une autre pauvreté.
Il s'est dépouillé de sa sagesse, de la sagesse qui est à lui. on eût dit
quelqu'un de vulgaire, le plus ignorant, le plus grossier des hommes. Il ne prit
pas l'attitude d'un philosophe ou d'un docteur, d'un parleur, d'un écrivain,
d'un savant ou d'un sage fameux ; mais il se mêlait aux hommes, en toute
simplicité et en toute douceur, montrant en même temps la route de la vérité par
la vertu thaumaturgique. Lui, la sagesse du Père, et le Dieu des sciences,
maître de l'esprit prophétique, et le soufflant là où il veut, il eût pu étaler
le génie scientifique et philosophique, se montrer et se glorifier ; mais il dit
la vérité si simplement, qu'il passait non seulement pour un homme vulgaire,
mais pour un aliéné et un blasphémateur. Faudra-t-il ensuite nous enfler de
notre science, chercher à passer pour des maîtres, mendier auprès des hommes un
nom creux et une gloire vide ?
Il s'est dépouillé de lui-même, en abdiquant
jusqu'à la gloire d'être saint, juste et innocent. Voici le mystère des
mystères. Il suivit une voie mystique tellement en dehors de l'attente humaine,
qu'au lieu de passer pour le Saint des saints, il fut tenu pour un pécheur, ami
des pécheurs, pour un traître, un séducteur, un conspirateur, un ennemi public,
un blasphémateur, condamné et exécuté entre deux voleurs. Et cependant il
pouvait faire notre salut.
Il eût pu incliner le monde, Lui, le Saint
des saints, devant la gloire de sa sainteté ! Lui, l'Impeccable, qui portait les
péchés des peuples ; Lui, le Roi des vertus et le Dieu des saints, au lieu de
garder le nom de Saint, il le donna à Jean-Baptiste, son serviteur. Mais tant
qu'il le put sans blesser la vérité et la doctrine, il se dépouilla en apparence
de la sainteté, pour confondre notre hypocrisie, à nous misérables, qui
cherchons les apparences sans avoir la réalité, qui, par mille chemins
détournés, falsifiant les faits et les tournant à notre avantage, courons à tort
et à travers après la gloire qui n'est pas à nous.
Il s'est encore dépouillé de lui-même, en se
dépouillant de l'empire qui est à lui. Lui, le Roi des rois, le Seigneur des
seigneurs, dont le règne n'aura pas de fin, il vécut au milieu des hommes comme
esclave. Et, en effet, on l'a vendu, il s'est trouvé des acheteurs. On lui a
offert l'empire. Il a refusé. Il a obéi jusqu'à la mort à de mauvais rois,
payant le tribut, se soumettant aux jugements iniques. Et non seulement les rois
le trouvèrent sans défense, mais leurs plus vils ministres et sujets purent
l'accabler de coups et le coucher sur la croix ; et jusqu'à l'âge de trente ans
c'étaient sa mère et son père putatif qui lui avaient donné leurs ordres. Parmi
ses disciples, qu'il choisit rares et pauvres, au lieu de se conduire comme un
maître, il déclara qu'il n'était pas venu pour être servi, mais pour servir ;
enfin il donna sa vie pour eux, pour les pécheurs. Au milieu de ces pauvres
disciples, s'il fut roi et maître, ce fut en fait de misère, dans la faim, dans
la soif, dans la douleur ; il fut jaloux et prima les autres ; ambitieux de la
dernière place, il les servit à table, et leur lava les pieds. O immensité de
notre folie ! Après avoir vu ce Dieu fait domestique, nous aspirons, sans ordre
et sans amour, à de vaines grandeurs et de vaines présidences !
Autre était ta sagesse, autre était ta
sagesse, ô Christ Emmanuel ! Tu savais combien terrible sera le destin des
maîtres du monde, et que les puissants seront puissamment torturés,
et que de leur vie, de leur autorité, et des péchés de leurs
sujets, le compte le plus rigoureux sera exigé rigoureusement. Oh ? que ce livre
vivant confonde notre orgueil ! Concevons donc enfin le désir de la dernière
place, pour l'amour de Celui qui la choisit, et par pitié pour nos amis, ne
supportons pas l'obéissance, mais désirons-la d'un immense désir.
Le Dieu à qui tout appartient, pour nous
donner l'amour de la pauvreté, fut donc pauvre absolument, pauvre en fait, en
esprit et en vérité, écrasant par sa pauvreté les pensées des créatures, et sa
pauvreté venait de son amour : c'est pourquoi il fut mendiant. Pauvre d'argent,
pauvre d'amis, pauvre de puissance, de sagesse, et de réputation, et de dignité,
pauvre de toutes choses, il prêcha la pauvreté, il annonça qu'elle jugerait le
monde. Il condamna les riches ; sa vie, sa parole, son exemple, tout enseigna le
mépris des richesses. Mais, ô misère ô à douleur ! la pauvreté d'esprit est
chassée et rejetée de partout, et, pour comble d'abomination, elle est en
horreur à ceux-là mêmes qui lisent le livre de la vie, qui prêchent et qui
glorifient cette même pauvreté. En fait, en esprit, en vérité, elle est
repoussée et détestée. Le monde la hait ; Jésus l'aime ; il l'a choisie pour lui
et les siens ; il l'a proclamée bienheureuse. Mais où est aujourd'hui l'homme,
où est la femme, où est la créature qui a adopté, comme Jésus-Christ, cette
glorieuse compagne ? Bienheureux celui-là ! Mais moi ! Mais moi ! Nous savons
quel fut le partage du Fils de Dieu, notre Créateur et Rédempteur, quant aux
vêtements, quant aux palais, quant aux festins, quant à la famille, quant aux
amis, quant aux honneurs rendus par la vie et la science. Et cependant nous
osons prendre le nom de chrétiens, nous qui avons horreur de ressembler au
Christ ! En paroles nous louons la pauvreté ; mais nous détestons en fait l'état
où a vécu le Christ. O misérables ! Après de telles leçons, nous repoussons le
salut ! Errant loin de Jésus, nous courons après des superfluités, qui, au
dernier moment, nous abandonnent, et alors nous restons seuls, seuls et vides.
Car, au lieu de suivre la voie droite, nous
avons dévié, et la honte nous attend.
Bienheureux, bienheureux en vérité, suivant
la parole de Dieu ; bienheureux pour le temps et pour l'éternité celui qui,
réellement et en vérité, en esprit et en fait, veut l'universelle pauvreté. S'il
ne se dépouille de toutes choses, dans le sens matériel, qu'il se dépouille en
esprit ; qu'il se dépouille dans son cœur. voilà la vraie beauté ; voilà la
béatitude ; voilà la clef du royaume des cieux !
Mais l'autre, celui qui prêche et qui n'agit
pas, l'homme des sermons sans pratique. Ah ! le misérable, ah ! le maudit ! Il
verra ce que c'est que la misère éternelle, l'éternelle inanition qu'on a dans
les enfers, l'éternelle faim, l'éternelle soif ! Ni ami, ni frère, ni père, ni
secours, ni rédemption ! Pas d'issue pour sortir i pas un seul remède dans toute
la sagesse humaine ! L'éternelle privation des biens qu'on a désirés contre
l'ordre, et l'éternelle torture dans tous les siècles des siècles !
La seconde compagne que Jésus-Christ ne
quitta pas pendant sa vie terrestre, ce fut la honte ; il porta continuellement
le poids de l'opprobre volontaire et parfait. Il vécut comme un esclave vendu et
non racheté, non pas seulement comme un esclave, mais comme un esclave méchant
et vicieux. Il fut chargé d'opprobres, de mépris, de chaînes, de coups, de
soufflets, de meurtrissures, sans procès, sans défenseur, comme un misérable qui
ne vaut pas la peine d'être jugé, que l'on envoie, entouré de voleurs, au plus
honteux et au plus cruel supplice.
Si quelque mortel songea à l'honorer, il
échappa toujours, soit par un mot, soit par un fait, et prit le fardeau de la
honte, qu'il choisissait toujours, sans le mériter jamais. Sans cause, sans
prétexte, sans occasion, des hommes, à qui il n'avait fait que du bien,
poursuivirent gratuitement le Maître du monde de leurs moqueries et de leurs
insultes.
Ils l'ont persécuté depuis le berceau ; ils
l'ont jeté sur une terre barbare. Le voilà qui grandit ; alors on lui donne les
noms de Samaritain, d'idolâtre ; on le prend pour un possédé, pour un gourmand,
pour un séducteur, un faux prophète. Les hommes disent entre eux : « Voilà ce
viveur, ce buveur ; au lieu du prophète, du juste, du thaumaturge, c'est un
misérable qui chasse les démons au nom du prince des démons. » On le
poussait vers les montagnes, vers les abîmes, dans l'intention de le précipiter
; d'autres prenaient des pierres pour le lapider. Tout cela était entremêlé de
cris contradictoires et furieux, de moqueries, de sourires, d'injures, de
complots : « Il blasphème », disait-on. On tâchait de le faire mentir, de
le prendre à ses paroles comme un renard à un piège ; on le repoussait ; toutes
les portes se fermaient devant lui. Enfin, on le saisit comme un animal ; on le
traîne, chargé de liens, de tribunaux en tribunaux ; voici les soufflets, les
crachats, le roseau, la couronne d'épines ; on s'agenouille ironiquement ; on
lui frappe la tête ; on lui voile la face ; on entasse les moqueries les unes
sur les autres.
Voici la flagellation. Comme des chiens qui
ont faim, les hommes grincent des dents, le condamnent, le réprouvent comme un
malfaiteur. On le conduit à la Passion, et ses disciples l'abandonnent. Un
d'entre eux le renie ; l'autre le trahit ; tous s'enfuient ; il reste seul et
nu, au milieu des multitudes. C'était un jour de fête, et les hommes étaient
rassemblés. Comme un méchant, nu entre deux voleurs, le voilà crucifié jusqu'à
ce que mort s'ensuive. À l'heure de la mort, des larmes et de l'oraison funèbre,
en voici un qui raille : « Ah ! c'est donc toi qui détruis le temple ? »
Un autre, sur un ton de mépris : « Il sauve les autres et il ne peut se
sauver lui-même. » Un autre, quand la voix suppliante du mourant demandait
un peu d'eau, lui offre du fiel et du vinaigre. En voici un qui, après sa mort,
lui perce le cœur d'un coup de lance. Descendu de la croix, il resta couché sur
la terre, nu et sans sépulcre, jusqu'à ce que quelqu'un eût obtenu pour lui la
sépulture. D'autres lui cherchaient une autre querelle, divulguant ces paroles :
«Nous nous souvenons, disaient-ils, que ce séducteur, etc. » Les uns
cachent la résurrection, les autres la nient. Dans la vie, dans la mort, après
la mort, mépris, ignominie, opprobre ; il les voulut ; il les par ta ; il
choisit cette route pour aller à la résurrection et nous entraîner dans la
gloire.
Ainsi le Fils de Dieu s'est fait la forme,
l'exemplaire, le maître et le docteur de cette science inconnue, qui est le
mépris de la gloire. Absente, ne la recherchons pas. Présente, ne nous prêtons
pas à elle ; car il n'a jamais cherché sa gloire, mais la gloire de son Père. Il
a à ce point repoussé et méprisé les honneurs, qu'il s'est précipité du haut du
ciel jusqu'aux pieds de ses disciples ; il s'est anéanti jusqu'à prendre la
livrée de l'esclave ; il a obéi jusqu'à la mort, non pas à une mort quelconque,
mais à une mort choisie, la plus honteuse et la plus cruelle, celle de la croix.
O misère !
Qui donc aujourd'hui choisirait la société
qu'il a choisie ? Qui donc fuirait l'honneur et aimerait le mépris, fils de la
pauvreté, l'humble état, l'humble office, et tout ce qui est humble ? Qui
voudrait le néant et le déshonneur ? Qui ne désire l'estime et la louange pour
le bien qu'il a ou qu'il fait, en action et en parole, ou qu'il croit avoir fait
?
En vérité, chacun a dévié, et personne n'est
fidèle, personne, pas une âme. Si quelqu'un demeurait ferme, c'est que celui-là
serait un membre vivant uni à la tête du corps par un amour vivant. Il verrait
Jésus-Christ agir, et chercherait la ressemblance.
Il y en a qui disent : « J'aime et je veux
aimer Dieu. Je ne demande pas que le monde m'honore ; mais je ne veux pas non
plus qu'il me méprise, qu'il me mette le pied sur la tête ; je ne veux pas être
confondu en sa présence. » Ceci indique évidemment peu de foi, peu de
justice, peu d'amour et beaucoup de tiédeur. Ou vous avez commis ce qui mérite
peine et confusion, et nous en sommes là à peu près tous, ou vous ne l'avez pas
commis.
Dans le premier cas, si vous êtes pénitent,
et non pas innocent, supportez avec patience et avec joie les conséquences de
vos actes publics ou secrets, acquiescez corps et âme : cette peine et cette
confusion satisfont à Dieu et au prochain suivant l'ordonnance de la divine
justice.
Dans le second cas, si votre cœur est
innocent comme vos mains, supportez le mépris, avec la permission de Dieu, et
réjouissez-vous mille fois plus dans le second cas que dans le premier cas ;
toute votre confusion, toute votre douleur va devenir un poids de grâce, et avec
la grâce croîtra la gloire.
Cette acceptation de la honte, subie et non
méritée, cette acceptation de la pauvreté et des souffrances supportées en vue
de Dieu grandissent les âmes saintes. L'exemple de Jésus-Christ, fuyant ce qu'on
recherche, et recherchant ce qu'on fuit, montre la route de la grandeur. Sa
seconde compagne lui fut fidèle comme la première. Si nous voulons pénétrer la
vie du Christ Fils de Dieu dans son principe, son milieu et sa fin, nous
trouvons un ensemble qui s'appelle l'humilité. Être méprisé, réprouvé du monde
et des amis du monde, tel fut son choix sur la terre.
La troisième compagne de Jésus-Christ, plus
assidue, plus intime que les deux autres, ce fut cette souveraine douleur qui,
depuis l'heure où son âme fut unie à son corps, ne quitta plus le Fils de Dieu.
Au premier instant de l'union hypostatique, cette âme fut remplie de la Sagesse
suprême. À la fois « voyageur » et « compréhenseur », dans le sein de sa mère,
Jésus commença à sentir la souveraine douleur : toutes les peines que son âme et
son corps devaient porter pour nous, il les connut, il les vit, il les pesa, il
les pénétra dans leur ensemble et dans leur détail. Quand la mort approcha, il
entra en agonie. Sa science certaine de sa mort prochaine, envisagée dans toutes
ses horreurs, fit pénétrer en lui la tristesse sans nom : il sua le sang, et la
terre but cette sueur. Ainsi l'âme du Christ, prévoyant la Passion dans le sein
de sa mère, connut déjà l'angoisse immense ; cependant le corps n'était pas
encore associé à ses tortures.
Jésus-Christ voyait d'avance les mouvements
de ces langues infimes, et chacun des sons que produirait chacune d'elles, tous
ses supplices, sa mort, la honte et la douleur, toutes les tortures pour
lesquelles il naissait, pour lesquelles il entrait parmi nous, tout lui était
présent d'une présence prophétique et incessante, avec toutes les circonstances
du temps marqué, de l'instrument employé, et de la mesure indiquée. Il se voyait
vendu, trahi, pris, renié, abandonné, lié, souffleté, moqué, frappé, accusé,
blasphémé, maudit, flagellé, jugé, réprouvé, condamné, conduit au Golgotha,
comme un voleur dépouillé, nu, crucifié, mort, percé de la lance. Où
habitait-il, sinon dans la douleur ? Il connaissait chaque coup de marteau,
chaque coup de fouet, chaque trou, chaque clou, chaque larme, chaque goutte de
sang : il avait compté d'avance ses soupirs, ses gémissements, ses plaintes et
celles de sa mère. Dans cette considération profonde et continuelle, comment la
compagne de sa vie, comment la douleur l'aurait-elle abandonné ?
Outre les douleurs de l'avenir, senties
prophétiquement, celles du présent furent innombrables. À l'heure de sa
naissance, il ne fut ni déposé dans un bain, ni couché sur la plume, ni
enveloppé de fourrures. Il fut placé sur le foin, entre deux bêtes, dans une
étable sans douceur. Et lui, le plus tendre des nouveau-nés, il commença à
subir, en ouvrant les yeux, les rigueurs matérielles. Immédiatement après la
crèche, voici un long voyage entrepris par cet enfant, un vieillard, puis une
femme, la plus douce des mères, la plus délicate des vierges. Il faut aller en
Égypte à travers ce désert immense, où les fils d'Israël vécurent quarante ans
sans moyens humains. Puis ce furent les voyages au temple qu'il faisait
régulièrement, suivant l'ordre établi. L'enfant faisait la route à pied, et la
distance était bien grande.
À l'âge d'homme, aussitôt après son baptême,
il entra au désert, où il souffrit de la faim et de la soif, au point de donner
au diable une espérance ; car c'est ici que se place la première tentation.
Jésus allait à pied à travers les campagnes, les villes, supportant la faim, la
soif, la pluie, la chaleur, la froidure, la sueur, la fatigue, toutes les
misères, et enfin la mort. Et, s'il porta son fardeau, ce fut pour chasser
Satan, pour le renverser, pour indiquer aux hommes la voie vraie, pour leur
annoncer la pénitence dans sa forme la plus humble, pour les attirer à sa suite,
pour donner l'exemple, pour montrer où est le bonheur et la gloire.
Quant aux douleurs de la Passion, elles sont
au-dessus des paroles de l'homme et des soupçons de son cœur. La douleur de
Jésus fut multiple et ineffable.
Parlons d'abord de ses compassions. Sa
compassion pour le genre humain, qu'il aimait d'un amour immense, le remplit
d'une douleur aiguë et déchirante. Ce n'était pas seulement une compassion
générale pour l'espèce humaine tombée et condamnée ; c'était une compassion
immense, particulière à chaque individu. Et il ne voyait pas seulement d'une vue
générale les péchés de chaque individu ; il mesurait exactement chaque péché et
chaque châtiment, dans le passé et dans l'avenir. Chaque homme passé, présent ou
futur, chaque péché de chacun de ces hommes, perça d'une douleur sans mesure
Celui qui nous aimait avec une miséricorde et une compassion sans mesure. S'il
était un regard capable d'entrer dans ces détails innombrables des péchés
humains et des souffrances humaines, ce regard-là verrait quelque chose de ce
qu'a souffert le Christ pour nous. Il aimait chacun de ses élus d'un amour
ineffable. La profondeur de cet amour, mesuré sur chacun d'eux, rendit
continuellement présente à Jésus toute offense et toute peine passée, présente
ou future, et telle était sa compassion pour chaque douleur qu'il les prit
toutes sur lui dans une douleur immense. Ce fut cette compassion, immense,
épouvantable, qui précipita Jésus vers la croix, vers la mort, vers l'abîme des
tortures. Il voulait nous racheter ! Il voulait nous soulager !
Une des douleurs les plus oubliées de
Jésus-Christ fut sa compassion pour lui-même. Ses tortures innombrables, et
l'ineffable douleur dont il se voyait menacé, firent qu'en se regardant
lui-même, il eut le cœur déchiré. Voyant et considérant que la mission qu'il
tenait de son Père était de porter le poids de tous les péchés et de toutes les
douleurs des élus, sentant que ces choses terribles étaient infaillibles,
certaines, immanquables, et qu'il était dévoué corps et âme à leur étreinte, il
fut saisi, en se regardant, d'une pitié déchirante.
Imaginez l'état de l'homme qui verrait d'une
vue prophétique et infaillible la plus inouïe, la plus ineffable douleur
s'approcher de lui, avec la certitude d'être atteint, et qui aurait
continuellement devant les yeux les détails de toutes ses tortures : il aurait
pitié de lui-même. Mais jusqu'où grandirait cette pitié, si la douleur prévue et
imminente était sans proportion, et s'il était doué d'une intelligence et d'une
sensibilité effrayante, pour sonder d'avance l'abîme de ses tortures, leur
nature et leur qualité ? Ces suppositions se sont réalisées dans le Christ, et
tout ce que je dis n'est rien près de la réalité de ses angoisses.
Si je descends à ces comparaisons, c'est pour
mettre quelque chose de son agonie à la portée de cette grossière intelligence
humaine.
Sa Passion fut toute sa vie dans sa mémoire.
Mais voici une des souffrances les plus
inconnues de Jésus-Christ. Ce fut sa compassion pour Dieu le Père, pour le Père
des miséricordes.
L'amour de Jésus pour le Père, pour le Dieu
de toute compassion, dépasse les conceptions de l'homme.
Voyant Dieu, l'objet de son immense amour, à
ce point blessé de compassion pour nous qu'il livrât son Fils unique, son
Bien-Aimé à la mort, et qu'il se fût livré lui-même, si cela eût été convenable,
il fut saisi d'une douleur immense, et eut pitié de cette pitié. Pour inventer
un remède, un soulagement au cœur de son Père, il s'humilia jusqu'à la mort et
obéit jusqu'à la croix.
Mais la parole humaine ne peut aborder les
souffrances que j'entrevois. Je vais parler sans espérance de me faire entendre.
J'affirme que la douleur du Christ fut chose ineffable. Ineffable, parce qu'elle
fut une concession, une permission, un don de la Sagesse divine. Une
dispensation divine, antérieure à nos pensées, supérieure à nos paroles, lui
dispensait la douleur ; et c'était la douleur suprême.
Plus la dispensation divine fut admirable,
plus la douleur qui en résulta fut perçante et déchirante. C'est pourquoi aucun
entendement créé n'a la capacité nécessaire pour embrasser cette douleur. Cette
dispensation divine fut le principe de toutes les douleurs de Jésus-Christ. Elle
est leur alpha et elle est leur oméga. Et s'il est impossible à l'intelligence
de concevoir l'amour par lequel il nous racheta, il est également impossible de
concevoir la douleur dont il souffrit. Impossible, car cette douleur était fille
de la lumière. Elle provenait directement de la lumière donnée au Christ, et
cette lumière était ineffable. La divinité elle-même lumière ineffable,
illuminait le Christ ineffablement, et, vivant en lui avec la dispensation dont
je parle, le transformait en douleur au sein de la lumière divine.
Cette douleur est un sanctuaire dont la
parole n'approche pas.
Jésus-Christ voyait, dans la lumière divine,
l'ineffable immensité de la douleur qui faisait en lui des prodiges : douleur
cachée à toute créature par la vertu de l'Ineffable. Car cette douleur, je veux
dire cette lumière divine, eut pour principe et pour origine la dispensation de
Dieu.
Parmi les suprêmes douleurs fut la compassion
de Jésus pour sa Mère, la très douce Marie. Il l'aima par-dessus toute créature.
C'est d'elle qu'il avait pris sa chair virginale ; et elle partageait,
par-dessus toute créature, les douleurs de son Fils, car elle avait une capacité
de cœur haute et profonde, par-dessus toute créature. Jésus-Christ avait une
immense compassion de cette immense compassion qui du cœur, du corps et de
l'âme, ne faisait qu'une seule douleur immense. Sa Mère souffrait la douleur
suprême, et Jésus portait en lui la douleur de sa Mère, et cette douleur était
fondée sur la dispensation divine.
Une autre douleur fut l'offense du Père,
objet de son immense amour. Jésus voyait quel péché était sa mort, et ce que
faisait l'homme quand il crucifiait Dieu. Sa mort est le plus grand des crimes
humains, passés, présents et futurs. L'injure que sa mort faisait à Dieu fut
pour l'âme de Jésus-Christ un océan de douleur. Percé de compassion pour le Dieu
blasphémé, percé de compassion pour l'homme déicide, la douleur lui arracha ce
cri : « Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font ! »
À cause du crime sans nom, à cause du
déicide, peut-être Dieu le Père allait damner le genre humain, si Jésus, comme
s'il eût pour un instant oublié toute autre douleur, n'eût crié et pleuré dans
la mort, pour nous et vers Dieu.
La douleur de compassion pour ses apôtres et
disciples pénétra Jésus-Christ. Les apôtres, les disciples, les femmes qui
l'avaient suivi, souffraient horriblement. Jésus, qui les aimait d'un amour
immense, porta en lui la douleur des disciples dispersés et persécutés.
Outre ces douleurs, le Christ en supporta
mille autres de mille natures. Je pourrais compter quatre glaives et quatre
flèches sur son corps crucifié.
D'abord la cruauté scélérate de ces cœurs
endurcis. Ils étaient là, tout le jour, obstinés, studieux et diligents,
inventant et machinant : c'était à qui trouverait la calomnie la plus noire ou
le supplice le plus atroce pour exterminer le Sauveur, son nom et sa suite.
La malice et l'abomination de cette colère
implacable que les bourreaux portaient incessamment en eux, chacune de leurs
pensées, de leurs intentions, de leurs iniquités intérieures, était un poignard
pointu qui perçait l'âme de Jésus.
Puis la méchanceté et la duplicité des
langues qui vociféraient. Chacune des accusations, des calomnies, des
résolutions injustes, des malédictions ; chacun des blasphèmes, chacun des
mensonges, chacun des faux témoignages, tomba sur lui, lui faisant une
meurtrissure spéciale.
Enfin l’œuvre barbare de sa Passion, où ils
inventèrent des raffinements de cruauté qui épouvantent au premier regard.
Combien de tortures compterait l’œil qui pourrait compter les violences qu'il
subit, les brutalités, les soufflets, les cheveux, les poils de barbe tirés, les
crachats, les coups de fouet ! Par-dessus tout, les clous. Ils étaient très
gros, carrés et si mal battus, qu'ils présentaient sur toutes leurs faces mille
petits éclats qui lui percèrent les pieds, les mains, qui le déchirèrent, qui le
torturèrent avec des souffrances épouvantables. Une douleur au-dessus de toute
douleur résulta de la forme de ces clous. Quand ses pieds et ses mains n'eussent
pas été ainsi cloués au bois, la Passion eût encore été effroyable. Mais les
clous eux-mêmes n'ont pas satisfait les bourreaux. Ils tirèrent ses pieds et ses
mains avec une telle violence, qu'ils disloquèrent son corps, brisèrent ses
nerfs, et comptèrent ses os quand ils le couchèrent sur le bois dur, et le
tendirent horriblement.
Ce n'est pas tout. Au lieu de laisser la
croix couchée, il la dressèrent, offrant la Victime nue au froid, au vent et au
peuple. Le poids entraînant le corps, il était suspendu par les mains et par les
pieds, pour que la dureté des clous fût sentie plus cruellement ; pour que les
plaies, toujours renouvelées, ouvrissent au sang des voies nouvelles ; pour que
la mort fût parfaite en torture et les hommes en malice.
Pour nous manifester quelque chose de sa
souffrance insondable, pour nous avertir qu'il la supportait pour nous, et non
pour lui, pour apprendre à nos entrailles une compassion inconnue, au point
culminant de la douleur ineffable, il poussa le cri suprême : « Mon Dieu, mon
Dieu, m'avez-vous abandonné ? » Mais il cria pour nous ; il cria pour nous
dire qui avait placé le fardeau sur sa tète, et quelle compassion nous devons à
ses douleurs. Et ne croyez pas que ses douleurs aient commencé sur la croix ;
depuis que son âme anima son corps, depuis l'heure première de l'union
hypostatique, la sagesse ineffable dont il était rempli disait à Jésus tous les
secrets du présent et tous les secrets de l'avenir. Aussi, dès cette heure, il
vit venir à lui la douleur au-dessus de toute douleur, et il soutint le fardeau
sans nom depuis l'union de son âme et de son corps, jusqu'à leur séparation ; et
c'est ce qu'il voulait dire quand il parlait pendant sa vie de la croix qu'il
portait d'avance, qu'il portait pour ses disciples, non pour lui-même ; et c'est
ce qu'il voulait dire quand il prononça cette parole terrible :
« Mon Âme est
triste jusqu'à la mort. »
Il nous provoquait ; il nous demandait notre
compassion.
Cette douleur, comme toutes les douleurs,
contracta une amertume particulière qui venait de la noblesse immense de l'âme
blessée. Plus l'âme était sainte, douce et noble, plus cruelle, plus tendue
était la douleur ; car cette âme, en raison de sa noblesse, était incroyablement
sensible à l'injure et à la souffrance. Et toutes ces tortures, qui prenaient
leur source dans la dispensation ineffable de Dieu, rejaillirent de l'âme de
Jésus sur son corps, et nul ne peut savoir quelle était la délicatesse et la
sensibilité de ce corps. Aucun corps humain formé dans le sein d'une femme ne
fut plus noble. Aucun corps ne fut plus sensible et ne reçut de la douleur une
blessure plus cruelle. C'est pourquoi il trouvait dans toute injure et dans tout
affront une incroyable matière à souffrance.
Au milieu de ses horreurs, que faisait
l'Homme-Dieu, Jésus-Christ, Sauveur du monde? Je n'entends pas une menace, une
malédiction, une défense, une excuse, une vengeance. On lui crache à la figure,
il ne se cache pas la face ; on lui étend sur la croix les mains et les bras, il
ne les retire pas ; on le cherche pour la mort, il ne se cache pas. Mais
absolument et de toute manière, il se livre à la volonté des hommes, et se sert
de leur scélératesse pour les racheter malgré eux. Au moment du crime, ineffable
pensée I la Victime donnait l'exemple de la patience, enseignait aux bourreaux
l'éternelle vérité, élevait pour eux au ciel ses bras, ses cris et ses larmes.
Et pour leur immense péché, qui devait damner le genre humain, il leur rendait
un bien plus fort que ce péché.
Tournant le crime contre lui-même, il se
servit, pour satisfaire l'éternelle justice, de leur péché épouvantable. Il se
servit de la mort qu'ils lui infligeaient pour ouvrir le ciel à ses bourreaux.
Il réconcilia le monde avec Dieu ; il nous fit rentrer en grâce, et au moment où
la créature portait la main sur le Créateur, il se servit de l'attentat qu'elle
commettait pour restituer à Dieu sa fille. O pitié, ô miséricorde immenses ! O
bonté supérieure à toute bonté conçue !
Où l'iniquité avait surabondé, la grâce
surabonda, et la grâce n'a pas de limite.
Et puisque voilà notre exemple, ne nous
bornons pas à ne pas nous venger : rendons le bien pour le mal à cause du
Rédempteur.
Si un patriarche, un prophète, un ange, un
saint, nous eût offert ce modèle, il serait déjà acceptable ; mais puisque c'est
l'éternelle Sagesse, l'infaillible vérité à qui l'erreur est aussi impossible
que le mensonge, la négligence serait déplorable ; c'est la perfection qui est
demandée.
On dit, on entend dire, on prêche toute la
journée que le Fils de Dieu fut l'homme de douleurs ; que non content de
supporter patiemment celles qui se présentaient, il les cherchait, lui,
l'Innocent, il les trouvait, il les prenait, il les aimait, en paroles, en actes
; il proclamait bienheureux ses imitateurs. Cette proclamation ne fut pas une
parole vaine. Il porta dans son âme et dans son corps la souffrance inexplicable
; ce fut par elle et grâce à elle qu'il déclara entrer dans son royaume. Il
affirma qu'aucune autre route ne menait à la vie éternelle ; et Dieu choisit la
voie royale. Puisque c'est lui qui l'a tracée, l'aveuglement est grand de ne pas
suivre ce Guide infaillible, qui est Créateur et Rédempteur.
C'est parce qu'il savait la vertu cachée des
souffrances qu'il les choisit, fuyant les voluptés, détestant en paroles et en
actes les plaisirs temporels où le ciel n'entre pas. Avant ce choix de
l'Homme-Dieu (bien qu'il eût déjà depuis longtemps indiqué ses prédilections par
les Prophètes), les amis de la volupté humaine avaient cependant une excuse.
Mais depuis que le Fils de Dieu a fait son choix lui-même, après une telle
vérité si clairement montrée, si hautement prêchée et manifestée au monde dans
un si grand seigneur, quelqu'un doit-il hésiter encore ! Quelque insensé
peut-être, qui mérite tout blâme. Nous, misérables pécheurs, dignes de toute
condamnation et de toute confusion, non seulement nous ne demandons pas à la
pénitence la souffrance volontaire, mais les souffrances que Dieu nous envoie
dans sa grande miséricorde et sagesse, pour nous sauver et nous délivrer du mal,
les souffrances voulues ou permises par lui, nous les fuyons, nous les
repoussons, nous murmurons contre elles, nous nous armons de toutes nos armes
pour les mettre en fuite et chercher le plaisir.
Nous sommes vraiment malheureux. Non
seulement nous ne nous soucions pas de la souffrance, qui peut quelquefois
remédier au péché, mais nous la refusons quand elle est offerte par le très sage
Médecin. Si, par la disposition de Dieu, une légère impression de froid ou de
chaud se faisait sentir, comme on cherche vite le feu, le double vêtement, ou la
fraîcheur ! Si quelque impression douloureuse est à la tête ou à l'estomac, que
de cris, que de plaintes, que de soupirs, que de médecins, que de remèdes, que
de lits moelleux, que de choses délicates, que de prières, que de vœux ! Et ce
que nous faisons pour ces inconvénients qui, quelquefois, peuvent être utiles,
nous ne le faisons jamais pour la rémission de nos péchés et pour le bien de nos
âmes.
Si encore, par la permission de Dieu, quelque
homme nous fait un tort ou une injure, quel trouble, quelle agitation, quelle
colère, que de récriminations, que d'invectives, que de malédictions ! Nous
haïssons, nous saisissons avec avidité, si elle s'offre à nous, la vengeance ;
nous refusons violemment ce qui peut-être était un remède administré par le
Médecin céleste.
Que d'efforts et de dépenses pour échapper
aux afflictions que Dieu envoie !Et cependant elles sont sans doute plus
salutaires et plus méritoires que les pénitences volontaires ; car Dieu sait
mieux que nous de quoi notre âme a besoin pour être lavée et purifiée.
D'ailleurs les douleurs volontaires, les pénitences choisies par l'homme,
laissent le champ libre à son amour-propre. Mais celles qui nous arrivent malgré
nous, quoique supportées avec patience et avec joie, semblent aux yeux des
hommes des nécessités subies. Je vous engage donc, mes fils, à supporter le
froid, le chaud, mille petits accidents, mille inconvénients physiques, sans
cependant nuire à la vie du corps. Ne cherchez de remèdes que quand ils sont
nécessaires. Mais il faut les chercher à l'instant où le mal physique serait un
obstacle au bien de l'âme.
Si nous sommes pauvres d'amis, supportons
aussi cette indigence. Si, par la volonté ou par la permission de Dieu, des
oppressions, des persécutions, des opprobres, des violences, des rapines se
produisent, ne les acceptons pas seulement avec patience, mais avec joie, comme
un bien que nous aurions conquis. Mais, pauvres créatures, nous faisons tout le
contraire, absolument tout le contraire : nous passons nos jours et nos nuits à
inventer, à méditer, à rechercher, à conquérir de vaines joies et de vaines
gloires. Telle n'est pas la voie de Jésus-Christ. Et comment cette malheureuse
âme, qui ne recherche que les consolations de la vie mondaine, pourra-t-elle
aller à lui ? L'âme sage qui veut pratiquer la sagesse, ne doit en vérité
chercher que la croix.
Une âme qui aurait une étincelle d'amour
voudrait suivre au Calvaire Jésus-Christ.
Ce que je dis des consolations temporelles,
je le dis des consolations spirituelles. Il s'en trouve dans le service de Dieu,
mais ce n'est pas là qu'il faut viser par-dessus tout. Marie, sur le Calvaire,
voyant ce qu'elle voyait, a-t-elle cherché le goût de la suavité divine ? Non ;
elle a accepté l'angoisse, l'amertume et la croix. Imitez-la ; il y a un peu
d'amour, et souvent beaucoup de présomption, à demander autre chose. L'âme
enrichie de douceur sensible, qui court à Dieu pleine de joie, a moins de mérite
que celle qui fait le même service sans consolation, dans la douleur. La lumière
qui sort de la vie de Jésus me montre, ce me semble, que c'est la douleur qui
mène à Dieu, et que là où a passé la tête, là doivent passer la main, le bras,
le pied et tous les membres. Par la pauvreté temporelle, l'âme arrivera aux
richesses éternelles ; par le mépris, à la gloire ; par une légère pénitence, à
la possession du souverain bien, à la douceur infinie, à la consolation sans
limites. Qu'à Dieu soit honneur et gloire dans les siècles des siècles. Amen.
Gloire soit au Dieu tout-puissant à qui il a
plu de nous tirer du néant pour nous faire à son image et ressemblance. Honneur,
puissance et gloire soient au Dieu de miséricorde, en qui a triomphé la bonté,
et qui a ouvert aux misérables, aux pécheurs, aux condamnés, les portes de son
royaume, sans exclure aucun de ceux qui ne veulent pas être exclus. Mais gloire
et honneur soient aussi au Dieu très doux qui a voulu donner son royaume, sa
société, sa jouissance, aux pauvres, aux petits, aux méprisés. S'il eût fallu,
pour posséder son royaume, de l'or, de l'argent, des diamants, des ressources de
toute espèce, comme la plupart d'entre nous sont destitués de tous ces trésors,
son royaume n'eût pas été l'héritage universel. Mais comme tout le monde peut
pratiquer, au moins dans le cœur, la pauvreté et la pénitence, l'occasion est
offerte à tous de conquérir le royaume de Dieu. Béni soit Dieu, qui n'a pas mis
son royaume au prix d'une longue patience, mais qui a fait cette vie très courte
auprès de l'éternité. Si pour l'amour de Dieu et de son royaume éternel il
fallait porter pendant mille milliers d'années la plus rude épreuve, il faudrait
encore accepter avec joie et rendre grâces les mains jointes ; mais il nous est
accordé et octroyé par la miséricorde divine de ne supporter qu'une lutte d'un
instant. En vérité, la vie ne dure rien.
Gloire soit au Dieu béni qui a voulu
promettre par sa parole, montrer par son exemple, et confirmer par la réalité
visible de sa chair pure ses voies et notre récompense. Nous savons qu'il est
possible et nécessaire d'obtenir ce qu'il a promis par la route d'un court
travail dont lui-même a donné l'exemple. Lui-même n'a voulu posséder son propre
royaume qu'au prix des douleurs dont nous avons parlé.
Venez donc, fils de Dieu, à la croix de
Jésus-Christ. Transformez-vous de toutes vos forces en lui. Voyez son amour, et
l'exemple qu'il donne, et sa mort, et notre rédemption. Car le signe qui marque
les enfants de Dieu est l'amour de Jésus et l'amour du prochain : voilà la
perfection. Le Christ nous a aimés d'un amour parfait ; sans rien réserver de
lui-même, il s'est livré tout entier. Il veut que ses enfants légitimes
correspondent suivant leurs forces à sa générosité. J'entends la voix de ce Dieu
crucifié. Il m'ordonne, à fils de Dieu, de vous conjurer sans me lasser jamais,
et je vous conjure d'être fidèles comme il est fidèle, et d'aimer vos frères
d'un amour sans défaut, sans faiblesse et sans trahison. Si vous êtes fidèles à
Dieu, vous serez fidèles aux hommes.
Quant à la pureté et à la fidélité de
l'amour, l'Homme-Dieu a fait ses preuves : voyez sa vie et sa mort.
Mais parce que nous sommes infidèles, nous ne
voyons ni la pauvreté de sa naissance, ni les horreurs de sa mort, ni les
duretés de sa vie, ni les douceurs de sa doctrine. Parce que nous ne la
contemplons pas avec les yeux du cœur, sa mort ne nous empêche de vivre ni au
monde, ni au péché. Quel est l'homme qui réponde à cette fidélité éternelle et
divine par un peu de réciprocité ? La vie de Jésus est comme non avenue ; nous
la jetons derrière notre dos pour ne plus la voir.
Venez donc, fils de la bénédiction ; regardez
cette croix, regardez Celui qu'elle porte, et pleurez avec moi, car c'est nous
qui l'avons tué. Connaissez-vous quelqu'un qui puisse compter nos crimes ? Moi,
je ne suis que péché. Mais si vous êtes innocents, pleurez comme moi, car ce
n'est pas par vos propres forces que vous avez gardé la robe blanche ; c'est par
la grâce de Dieu et la vertu de la croix. Pleurez donc, à mes enfants, comme si
vous me ressembliez. Plus vous avez reçu, plus vous devez rendre.
Votre reconnaissance n'a pas été parfaite.
Votre vie n'a pas été sans tache, votre pureté n'a pas été infinie ; pleurez
donc tous, et que tous les yeux de tous les cœurs regardent la croix ! C'est
dans la vue de la croix que l'âme trouve l'abîme de son néant. Et c'est
l'oraison continuelle qui donne à l'homme la lumière par laquelle on voit le
péché. Par la lumière, vous recevrez la douleur et la contrition. Quand l'âme,
contemplant la croix, voit ses péchés dans leur ensemble et dans leur détail, et
sa victime expirante, l'esprit de contrition s'émeut en elle pour châtier et
réformer sa vie.
Regardez l'exemplaire vivant, et que la forme
de la divine perfection s'imprime sur vous. Lisez le livre de vie, c'est la vie
et la mort de Jésus qui conduit à l'abîme de la lumière, de la douleur et de
l'humilité. La vue de la croix ouvre la porte de l'abîme. L'âme voit et connaît
la multitude de ses péchés, et comment elle y a employé tous les membres de son
corps ; puis elle voit les entrailles de la miséricorde divine qui s'ouvrent
ineffablement pour l'engloutir dans leurs abîmes. Pour les péchés de chacun des
membres de son corps, elle voit comment fut traité chacun des membres du Christ.
Voyez la tète de l'homme, et les péchés dont
elle est l'occasion. Comptez les recherches de la toilette, et comment nous nous
déshonorons la face pour plaire à la créature et pour déplaire à Dieu ; comptez
les vanités qui se déploient autour de la figure humaine.
Puis voyez ce que Jésus-Christ a souffert
dans sa tète.
Au lieu de nos délicatesses efféminées, de
nos onguents et de nos raffinements, comptez les cheveux arrachés, comptez les
blessures faites par la couronne d'épines, comptez les coups de roseau, comptez
les gouttes de sang. Ainsi tous les membres de Dieu et tous les membres de
l'homme pourraient comparaître en face les uns des autres, dans une vision, et à
chaque nouvelle apparition d'un instrument nouveau de torture ou de plaisir,
nous entendrions quelle plainte sortirait des lèvres de Jésus-Christ.
Après la multitude des crimes, l'homme voit
leur gravité. L'âme, qui regarde la croix, mesure l'énormité du crime à
l'énormité de la rédemption. Tel est le péché, que Dieu, pour le racheter, a
pris sur ses épaules le poids qu'on ne peut peser, la douleur au-dessus des
paroles.
Le livre de vie montre à l'âme comment le
péché ne peut demeurer impuni. Elle voit comment Dieu le Père a préféré le
supplice de son Fils à l'impunité du crime humain. Elle voit cette bonté infinie
de Dieu, qui, nous voyant insolvable et toute créature avec nous, a payé
lui-même notre rédemption. Elle voit l'infinie volonté de sauver le monde. Cette
volonté qui réside en Dieu ; elle voit que la mort et une telle mort ne le fait
pas reculer, tant il veut nous rendre l'héritage perdu et sa société éternelle.
Dans le même miroir, l'âme voit sa sagesse
infinie. Sa justice et sa miséricorde se sont embrassées dans l'œuvre de notre
salut et de notre exaltation ; mais le mode est ineffable. Le mode défie les
pensées de toute créature. Dieu a su nous exalter par sa mort, sans qu'il en
coûtât rien à l'immensité de la nature divine. Le jour où l'homme mangea le
fruit défendu, le séducteur, homicide du genre humain, avait trompé par le bois.
Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme, nous a sauvés par le bois. Il a tourné
contre Satan l'instrument de son triomphe. Il a su détruire la mort universelle
par sa mort particulière, et tout vivifier quand l'haleine lui manquait. Il a su
par les tourments, les douleurs et le mépris, préparer au genre humain les
délices sans amertume et la gloire qui ne finira pas. Il a su par la mort de la
croix, c'est-à-dire par le procédé le plus radicalement fou aux yeux des hommes,
confondre la sagesse humaine, et manifester la sagesse divine.
Quand j'ai montré les douleurs de Jésus,
l'humilité, la miséricorde, le Roi de gloire portant la mort de l'esclave, la
rédemption, le ciel rouvert, l'exemple, la sagesse, la force, la joie éternelle,
et tout le reste, ne croyez pas, mes enfants, que je vous aie donné la moindre
idée de Jésus-Christ. La vérité est ineffable ; pour lire à haute voix le livre
de vie, il faudrait exprimer et révéler l'infini. J'ai beaucoup répété, mais je
n'ai pas dit ce qui échappe. Au regard du contemplateur, si la grâce se place
entre le Calvaire et l'œil qui regarde, toutes choses sont manifestées dans la
croix, toutes choses, ai-je dit..., j'ajoute maintenant... et beaucoup d'autres,
mais elles sont ineffables.
Qu'à Jésus-Christ soit honneur et gloire dans
les siècles. Amen.
● ● ●
[1] Sagesse : VI ; 7.
[2] Ceci se rapporte à
l'Eucharistie.
[3] Arbor vitæ
crucificæ Jesu. Prologue. I. Venise 1485.
[4] L'Idéalisme franciscain
spirituel au XIVe siècle. Étude sur Ubertin de Casale par Frédégand
Callaey O. M. Cap. Université de Louvain, 1911. Recueil de travaux publiés par
les membres des conférences d'histoire et de philologie. 28e
fascicule. (XXVIII ; 280 p. p.).
[5]
Alvarus Pelajius. De Planctu Ecclesiæ, liv. Il art. 66
(cité dans Callaey, p. 18).
[6] Arbor Vitæ. Prolog. I. cité
Callaey, p. 20.
FIN DE LA TROISIÈME PARTIE



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