

VISIONS
et
instructions
traduction
Ernest Hello
PREMIÈRE PARTIE
● ● ●
Nous déclarons, pour nous
conformer aux décrets d'Urbain VIII en date du 13 mars 1625, du 5 juin 1631, du
5 juillet 1634, concernant la canonisation des saints et la béatification des
bienheureux, que nous ne prétendons donner à aucun des faits ou des mots
contenus dans cet ouvrage, plus d'autorité que ne lui en donne ou ne lui en
donnera l'Église catholique, à laquelle nous nous faisons gloire d'être très
humblement soumis.
Ernest Hello
De loin toutes les étoiles se
ressemblent. Nos yeux sont
si
faibles, que ces mondes, cachés par la distance, sont pour nous des points d'or,
qui, dans les nuits d'été, tremblent dans l'azur noir du même tremblement. Mais,
s'il était permis d'approcher, s'il était possible de regarder, nous
apercevrions avec des admirations inconnues des différences inconnues. Nous
verrions que la distance qui sépare les soleils établit entre eux des rapports
et des contrastes singuliers. Nous verrions que la main du Créateur a semé dans
ses champs des graines différentes, que ses pieds n'ont pas laissé partout la
même trace dans la poussière que sa voix faisait sortir du néant.
De loin tous les élus se
ressemblent, et l'opinion vulgaire croit pouvoir les confondre dans une même
indifférence. L'ignorance, qui affirme toujours, croit que la vie des élus est
une chose monotone, que, pour être élu, il faut être coulé dans un certain
moule, et que ce moule, toujours le même, promet l'uniformité aux figures qu'il
confectionne.
Or rien n'est plus faux.
Le monde des élus est un univers ;
plus grand que l'univers matériel, mais composé, comme celui-ci, d'unité, et de
variété. Pour nommer l'univers, il faut nommer ces deux éléments.
Les élus sont tous élus ; mais
chacun a sa vertu propre.
Jésus-Christ, qui est leur unité,
leur paix, leur type universel, marque sur eux, comme un sceau royal, l'unité
sacrée de l'Esprit. Mais se souvenant d'avoir fait les violettes, les lis et les
roses différemment capables de s'assimiler les rayons du même soleil, il a
laissé à chacun sa marque, son caractère, sa forme et son nom. Il n'y a pas dans
le monde deux feuilles d'arbre qui soient semblables exactement. Toutes les
pierres de l'éternel temple sont les pierres de la Jérusalem qui ne finira pas ;
mais pas une d'entre elles n'est taillée comme sa voisine.
Si sainte Gertrude fut, dit Olier,
la sainte de l'humanité de Jésus-Christ et sainte Catherine de Gênes la sainte
de sa divinité, il semble que la bienheureuse Angèle de Foligno réunit ces deux
genres de contemplation, de lumière et d'adoration. Il semble qu'elle pénétra
dans les abîmes de la hauteur, comme dans ceux de la profondeur. Le double
abîme, dont elle parle quelquefois, nommant sans s'en apercevoir un des douze
apôtres, Thomas Didyme (Thomas Didyme en hébreu signifie double abîme), le
double abîme fut la demeure où elle passa sa vie terrestre. Ce fut son palais,
son temple, sa résidence royale. Quand elle interroge la profondeur, la Passion
de Jésus-Christ lui dit des secrets redoutables. Elle plonge dans ses douleurs
humaines, et même dans ses douleurs physiques, un regard effrayé et effrayant.
Elle voit comme elle aime, c'est pourquoi elle voit jusqu'à la forme des clous ;
elle mesure la douleur au
nombre de leurs facettes. Elle
calcule les aggravations de cette douleur d'après les détails qu'elle a
découverts.
Parmi ces récits de la Passion, il
y a des choses terribles, auxquelles on oublie de penser. La vie de l'homme, qui
d'ailleurs est beaucoup trop courte pour jeter la sonde dans les abîmes, se
passe en outre à autre chose. Angèle a eu avec les tortures physiques de la
Passion de redoutables familiarités, qui ont permis à ses yeux dévorants de
suivre la chair de Jésus, la chair des pieds et des mains dans l'intérieur du
bois où les clous les enfonçaient. Elle assiste à la tension atroce des bras,
des jambes et des nerfs. Elle raconte comme si elle avait vu, comme si elle
avait vu ce que ne voyaient pas même les bourreaux.
L'amour est plus perçant que la
haine. Il entend ce qu'on dit. Il entend ce qu'on ne dit pas. il entend le
silence, lit ce qui n'est pas écrit, et devine ce qu'il faut deviner pour
grandir. Il s'augmente de ses découvertes, s'enrichit de ses trésors, et se
plaint ensuite de sa pauvreté, pour arracher de nouveaux secrets.
Quand elle interroge l'abîme de la
hauteur, sa parole n'est qu'un cri d'impuissance, une lamentation éternelle ;
elle pleure sur la limite qui l'arrête dans son vol au moment du départ. Son
éloquence consiste à se plaindre, de ne pouvoir dire ce qu'elle sent, et cette
plainte, à chaque instant répétée, n'est jamais monotone, parce qu'elle est
toujours vraie.
Heurtant dans son vol les secrets
ineffables, les mystères non révélés, elle a l'air d'un aigle qui, ayant pris
son élan du haut de la montagne où la neige est éternelle, arrive aux régions où
il n'y a plus, même pour lui, d'air respirable. Ses pensées lui font défaut.
Elle redescend, se débat contre les paroles qui manquent à leur tour, engage
contre elles une lutte corps à corps, où elle est à la fois vaincue et
victorieuse, et alors elle a l'air d'un aigle qui, les serrant et les secouant
dans
ses griffes, car il se souvient de
la montagne et du désert, ébranle les barreaux de sa cage...
Au vingt-septième chapitre,
plusieurs âmes qui manquent de paroles trouveront peut-être du pain pour elles.
Il y a là des abîmes entrevus, de magnifiques tentatives pour dire l'Ineffable,
suivies d'un repentir plus magnifique qu'elles-mêmes ; le pardon qu'Angèle
demande pour ses blasphèmes, après avoir balbutié les choses du ravissement,
déchire l'horizon, comme l'éclair dans la nuit noire. Les abîmes s'ouvrent
derrière les abîmes ; l'intelligence humaine apparaît courte et brève, et l'âme
se rassure dans sa soif. Car Dieu se déclare infini, et les trésors de
l'éternité ne s'épuiseront pas.
Le P. Faber parle de cette vie
intime de Dieu, cette vie qu'il appelle inimaginable, où fonctionnent les
attributs qui n'ont pas de nom ici-bas. Au delà, dit-il, de ce qui est probable,
Dieu vit sa vie de gloire. C'est l'infinie réunion des choses ignorées.
Si les mystères que nous
connaissons, dit-il quelque part, sont déjà si redoutables, que devons-nous
penser de ces mystères, plus grands encore, dont la moindre pensée n'a jamais
été donnée à l'homme ?
C'est de cette autorité sublime que
jaillissaient les foudres dont les reflets lointains, éblouissant le cœur
d'Angèle, jetaient son corps à terre sans mouvement dans sa chambre. Heurtant
dans son vol superbe les mystères non révélés, vivant dans la redoutable
familiarité de l'ombre, elle en jouissait sans les connaître. Foudroyée à chaque
instant par quelque joie terrible, c'est toujours, dit-elle, pour la première
fois ; car le dernier éclair éclipse tous les autres. Toutes les lumières sont
des ombres auprès de la dernière lumière. Les trésors où fouille son regard sont
inépuisables à jamais, et l'éternité promet à sa joie toujours renouvelée des
fraîcheurs qui ne finiront pas. Quand après avoir entassé les montagnes de
bonheur dont les élus ont joui sur les montagnes de bonheur dont tous les hommes
auraient joui, si toutes les joies fausses étaient changées en joies vraies, et
duraient, sans interruption, jusqu'à la fin du monde, elle fouille de tous les
côtés, avec l'inquiétude de l'impuissance, pour atteindre, s'il était possible,
l'exagération, et quand, après avoir additionné toutes les joies connues et
inconnues, elle se déclare prête à les abandonner toutes, s'il fallait choisir
entre elles et une seconde de la gloire ineffable pour laquelle il n'y a pas de
mot, cette gloire qui est sa gloire à elle, son éblouissement et son
foudroiement, quand elle frappe l'air de ses lèvres comme pour lui arracher des
sons qu'il ne contient pas, ce qu'il faut admirer le plus dans sa parole, c'est
le silence, qui est au delà.
Au soixante et unième chapitre,
creusant la Passion, comme si elle interrogeait la profondeur pour lui arracher
cette raison inconnue d'adorer qui se dérobe dans la hauteur, elle compte un à
un les instruments de la Passion, et comme les récits ne disent pas tout, comme
l’Évangile est très sobre, comme les détails connus augmentent sa soif au lieu
de l'apaiser, elle aborde face à face la croix du Christ, dans le secret de
l'oraison.
Là, comme dans un champ clos, seul
à seul, dans le secret de la vision elle demande à chaque épine de la croix
comment coulait le sang du front du Fils de l'Homme. Interrogeant, chaque
instrument de torture sur la nature des supplices, devinant par la divination de
l'amour, derrière les tortures connues, plusieurs tortures inconnues, appelant
successivement à son secours la parole et le silence, elle raconte quelques-unes
des compassions qui accompagnèrent la Passion, compassion de Jésus pour
lui-même, pour ses disciples, pour sa mère, pour son père. Les inventions de
l'amour, qui est le plus grand des inventeurs, conduisent Angèle, si on ose
ainsi parler, dans l'intérieur des plaies de Jésus ; avec l'audace de
l'adoration elle regarde fixement, et son oeil ne se trouble pas. Car l'amour
est plus fort que la mort, et s'il connaît les tremblements du désir, il ignore
ceux de la peur.
Le P. Faber remarque que les
douleurs de la Vierge furent augmentées par la puissance qu'elle avait de les
regarder en face sans distraction, au lieu de les fuir, comme font les autres
créatures, secourues par leur faiblesse.
Angèle de Foligno voit l'ineffable
douleur de Jésus, qui lui fut accordée et dispensée, avec la lumière divine, par
la main de Dieu. Cette lumière, par laquelle il voyait lui-même ce qu'il était
en lui-même, ce que le péché avait fait de lui, cette lumière terrible par
laquelle il voyait dans toute leur horreur sa mort et le crime de sa mort, et le
péché et le Calvaire, cette lumière qui transforma, dit-elle, Jésus-Christ en
douleur, et en douleur ineffable, semble avoir révélé à la contemplatrice
quelque chose de ce qu'elle révéla à l'âme humaine de Jésus. Et, dans la soif
qui la dévore, d'autant plus altérée de science et d'amour qu'elle en a bu
davantage, tour à tour interrogeant toutes les créatures sur la Passion de leur
Dieu crucifié, et tour à tour les défiant de la lui raconter telle qu'elle la
voit, elle lance ce cri sublime :
« Si quelqu'un me la racontait, je
lui dirais : « C'est toi, c'est toi qui l'as soufferte. » Et dans la sécurité de
ses transports, si un ange lui prédisait la mort de son amour, elle répondrait :
« C'est toi qui es tombé du ciel. »
Saint Denys l'Aréopagite, ayant
éprouvé les insuffisances de la parole et de la lumière, s'adresse à l'obscurité
pour adorer, au fond d'elle, le Dieu inconnu : Obscurité très lumineuse,
dit-il, obscurité merveilleuse qui rayonne en splendides éclairs, et qui, ne
pouvant être ni vue, ni saisie, inonde de la beauté de ses feux les esprits
saintement aveuglés (Saint Denys l'Aréopagite, Traité de la Théologie
mystique, traduction de Mgr Darboy, p. 466).
Ceux qui sont familiers avec les
grands docteurs de la théologie mystique, avec saint Denys l'Aréopagite, avec
saint Jean de la Croix, etc., reconnaîtront dans Angèle de Foligno la pratique
ardente et pure des sublimes théories qui ont illustré la haute science.
La parole manque toujours à Angèle
et toujours de plus en plus, parce que la gloire qu'elle contemple recule en
s'élevant toujours et toujours de plus en plus. La parole est un blasphème à ses
yeux, parce qu'au delà des choses que cette parole détermine, son oeil contemple
celles qu'elle ne peut pas déterminer.
Cela ressemble un peu à ces
traînées aperçues dans les nuits d'été qui se déterminent en nébuleuses, quand
les télescopes se perfectionnent.
Puis au-dessus apparaît une autre
traînée de lumière vague, qui va devenir un nouvel amas d'étoiles au prochain
perfectionnement du télescope.
Après chaque explosion de lumière
et d'amour, Angèle demande pardon. Le sentiment qu'elle a de Dieu fait que son
adoration est un blasphème aux yeux de son âme.
Le ciel est une figure, superbe
quoique limitée, immense quoique finie. Comme la pécheresse du désert, il étale
une chevelure d'or.
On dirait que la lumière, ne se
trouvant pas assez pure pour subsister devant la face de Dieu, voudrait essuyer
avec ses cheveux les pieds du trône, et porter plus haut que les regards le
repentir des soleils.
La traduction est toujours une
oeuvre difficile. La traduction d'une chose intime est une oeuvre très
difficile. Quand il s'agit d'une oraison funèbre, d'un discours d'apparat, on
peut, jusqu'à un certain point, remplacer les périodes latines par des périodes
françaises. Mais quand il s'agit de pénétrer dans les abîmes de l'âme, quand il
s'agit de lutter avec l'intimité des forces intérieures, quand ce sont, non pas
seulement des paroles, mais des cris qu'il faut rendre, des cris, des silences
et des sanglots, la tâche devient redoutable : l'exactitude est la loi de la
traduction. Mais il y a deux sortes d'exactitudes : l'exactitude selon la
lettre, qui rend les mots les uns après les autres ; l'exactitude selon
l'esprit, qui infuse le sang de l'auteur d'une langue dans une autre. Sans
négliger la première de ces deux exactitudes, j'ai essayé surtout de m'attacher
à la seconde. J'ai essayé de faire vivre en français le livre qui vivait en
latin. J'ai essayé de faire crier en français l'âme qui criait en latin. J'ai
essayé de traduire les larmes.
Le frère Arnaud, qui écrivait sous
la dictée d'Angèle, a mis en tète de son livre les deux prologues qu'on va lire.
J'ai essayé de conserver aussi à cet excellent homme les caractères qui le
distinguent, son profond respect et son admirable sincérité.
La vie d'Angèle est un drame où la
vie spirituelle se déclare comme une réalité visible. La vérité secrète devient
quelque chose de tangible et de palpable. Il n'est plus possible de la prendre
pour un rêve ; elle est un drame plein de sang et de feu. En revanche, la vie
extérieure des hommes menteurs, la vie sans lumière, sans vérité, la vie loin de
l'Esprit, apparaît comme une ombre, comme une figure, comme un fantôme et comme
un cauchemar.
L'affinité des choses intimes et
des choses sublimes est la lumière qui éclaire ce drame, où la hauteur et la
profondeur se donnent le baiser de la paix.
Ce drame a pour théâtre
l'Ineffable. C'est un éclair qui déchire une nuée. Le langage d'Angèle est une
lutte corps à corps avec les choses qui ne peuvent pas se dire. Dans
l'atmosphère où elle est introduite, comme un profane épouvanté par le voisinage
du sanctuaire, le vocabulaire des hommes recule silencieusement. Captive dans la
parole humaine, Angèle fait comme Samson. Manué en hébreu veut dire repos. Comme
Samson, fils de Manué, Angèle fille de l'Extase, prend sur ses épaules les
portes de sa prison, et les emporte sur la Hauteur.
Vous qui lirez ce livre, ne portez
pas sur lui le regard froid de la curiosité. Souvenez-vous des réalités
glorieuses, souvenez-vous des réalités terribles, et priez le Dieu d'Angèle pour
le traducteur de son livre.
Ernest Hello
De peur que l'enflure de la
sagesse du monde ne reçût pas du Dieu éternel la confusion qu'elle mérite, le
Seigneur a suscité une femme habituée aux choses du siècle, liée par les
obligations du monde, qui avait un mari, des enfants, une fortune ; une femme
simple, dépourvue de science et de force ; mais qui; ayant reçu et accepté au
fond d'elle-même, avec la croix de Jésus-Christ, la puissance infuse de Dieu,
brisa les liens du monde, gravit le sommet de la perfection évangélique,
renouvela dans sa plénitude absolue la folie de la croix, sagesse des parfaits,
et montra, dans la voie abandonnée du bon Jésus, dans cette voie déclarée
impossible et insupportable par la parole et l'exemple de quiconque fait le
grand personnage, montra, disais-je, non pas seulement une vie possible, non pas
seulement une vie , facile, mais les délices inouïes, les délices de la hauteur.
O Sagesse divine et parfaite,
comme vous avez révélé dans votre servante la folie de toute sagesse humaine !
Vous avez opposé aux hommes une femme, aux enflés une humble, aux habiles une
simple, aux savants une ignorante, aux hypocrites qui s'admirent une créature
qui se méprise, aux langues pleines de paroles et aux mains vides d'actions, le
silence des lèvres et l'activité dévorante, brûlante, stupéfiante de la vie ! Et
la sagesse de la chair a été confrontée avec la sagesse de l'esprit, qui est la
science de Jésus, et de Jésus crucifié ! Dans une femme forte, Dieu a manifesté
sa lumière, qui était enterrée, comme dans un sépulcre de chair humaine, sous
l'aveuglement des théoriciens.
Enfants de notre mère sacrée,
prenez garde au respect humain ! Apprenez de notre Angèle, apprenez de notre
ange, apprenez de l'Ange du grand conseil, la voix de la magnificence et la
sagesse de la croix ! Apprenez la pauvreté, les douleurs, les opprobres et
l'obéissance de Jésus ; apprenez Jésus-Christ, apprenez sa Mère, et quand vous
aurez appris, enseignez cette science aux hommes, enseignez-la aux femmes,
enseignez-la à toute créature dans le langage des actes réels, effectifs et
puissants ! Et pour que la gloire de votre vocation, enfants de la haute
science, apparaisse à vos yeux, sachez, mes bien-aimés, que celle qui nous a
enseigné Dieu a fait ce qu'elle a enseigné. Souvenez-vous, mes bien-aimés, que
les apôtres ont appris d'une femme la vie mortelle du Sauveur, et d'une femme sa
résurrection.
Ainsi, cher fils de notre
mère sacrée, venez apprendre avec moi la loi possédée, la loi prêchée par saint
François d'Assise et ses compagnons, la loi immortalisée par la pratique
d'Angèle.
Il n'est pas dans l'ordre
ordinaire de la Providence qu'une femme enseigne et confonde la grossièreté des
savants. Mais saint Jérôme, parlant de la prophétesse Olda, vers qui se faisait
le concours des peuples, dit que, pour confondre la fierté de l'homme et la
science prévaricatrice, le Seigneur a transporté sur la tête d'une femme le don
de prophétie.
Au nom de la très sainte
Trinité, au nom du Dieu tout-puissant, au nom de Jésus-Christ et de la Vierge,
voici la manifestation des dons du Très-Haut faite sur l'esprit de ma mère,
Angèle de Foligno. Suivant la parole et la promesse qu'il a faite dans son
Évangile : « Si quelqu'un m'aime, il gardera ma parole, et mon père l'aimera,
et nous viendrons à lui, et nous demeurerons en lui » ; et :
« Celui qui m'aime, je me manifesterai moi-même à
lui »
.
Le Seigneur nous a permis
d'éprouver nous-même la vérité de cette parole. Il s'est manifesté récemment à
quelques âmes dévouées, mais très particulièrement à l'esprit de ma mère Angèle.
Moi, frère Arnaud, de l'ordre
des Mineurs, à force de supplications, je lui arrachai le secret de ses yeux et
de son âme. Intimement uni à elle par une familiarité quotidienne et par la
charité du Christ, j'eus cependant besoin, pour lui faire violence, des raisons
les plus graves, les plus sacrées qui soient au monde.
Les dons de Dieu étaient
enfermés en elle par un sceau redoutable et quand j'approchais, quand j'allais
demander, elle répondait : « Mon secret est à moi. » Que de fois j'ai
entendu cette parole ! Selon toute probabilité, j'aurais échoué pour toujours,
et les hommes eussent été frustrés, si Angèle n'eût vu mon immense douleur.
Angèle eut pitié de moi : la compassion fut ce qui l'ébranla d'abord ; puis vint
l'intérêt des âmes humaines, et l'amour qu'elle avait pour le prochain ; mais
enfin et surtout elle reçut un ordre d'en haut : elle fut forcée, et se rendit.
J'écrivis ce qu'on va lire.
Angèle dictait, et
j'écrivais ; mais elle parlait malgré elle. Au milieu de ses révélations, elle
s'interrompait pour me dire : « Tout ce
que je viens d'articuler n'est rien ! tout cela n'a pas de sens ! Je ne peux pas
parler. »
Quelquefois, dans les
instants les plus sublimes, quand la parole lui manquait, vaincue par la hauteur
des choses, comparant ce qu'elle disait avec ce qu'elle aurait voulu dire, elle
s'arrêtait et me criait : « Je
blasphème ! frère, je blasphème ! Notre pauvre langage humain, disait-elle, ne
convient guère que dans les occasions où il s'agit des corps et des idées ;
au-delà, il n'en peut plus. S'il s'agit des choses divines et de leurs
influences, la parole meurt absolument. »
Quelquefois elle se servait
de paroles qui m'étaient absolument inconnues et étrangères : c'était immense,
c'était puissant, c'était éblouissant ; c'était mille fois plus admirable que
tout ce que j'ai écrit. Elle ne pouvait rien formuler. J'entrevoyais quelque
chose d'inouï ; mais, ne sachant pas quoi, je restais là sans écrire.
Quelquefois j'ai vu Angèle dans une douleur profonde, parce qu'il lui était
impossible de rien manifester.
Quant à moi, pour dire la
vérité, je ne comprenais de ses paroles qu'une très petite partie. Je me
comparais souvent à un crible qui laisse passer et qui jette au vent ce qu'il y
a de plus précieux dans la substance, ne retenant que ce qu'il y a de plus
grossier. Je suis évidemment un homme tout à fait incapable ; je n'entends pas
les choses divines : en voici la preuve. Après avoir écrit sous sa dictée, je
relisais à Angèle, afin de soumettre l'œuvre à ses corrections. Très souvent
elle me disait : « C'est singulier !
C'est étonnant ! Qu'avez-vous donc écrit ? Je ne reconnais pas cela. »
Un jour elle me dit :
« Je ne sais comment vous faites
: ce que vous avez écrit là n'a aucune saveur»
.
Une autre fois, elle me fit cette
remarque :
« Les paroles que vous avez
écrites servent tout au plus à me rappeler de loin le souvenir de celles que
j'ai entendues. Mais si je ne voyais les choses dans la lumière intérieure, ce
que vous avez écrit là ne m'en donnerait pas la moindre idée.
Tout ce qu'il y a de bas et
d'insignifiant dans mes paroles, me dit-elle, vous l'avez écrit, mais la
substance précieuse, la chose de l'âme, vous n'en avez pas dit un mot. »
Vous voyez quel homme je
suis. Mille choses ont été perdues par mon incapacité. J'étais là comme un
idiot, écoutant et ne comprenant pas. Par exemple je n'ai pas ajouté un mot qui
vînt de moi.
C'est l'intelligence qui me
manque. Quelquefois je n'ai pu suivre en écrivant sa parole, et, dans le moulent
qui suivait celui-là, le temps ou la mémoire m'a fait défaut pour rétablir le
texte.
Mille autres causes ont
encore altéré mon œuvre. Quelquefois j'allais prés d'elle avec une conscience
troublée ; tans ce cas, tout mon travail était absolument manqué. Je ne pouvais
écrire deux mots avec suite. Je pris alors l'habitude de recourir, avant
d'aborder Angèle, au sacrement de pénitence. Il me semble qu'après l'absolution
j'étais moins incapable d'entendre et de reproduire : je sentais le secours de
la grâce.
Tel qu'il est, mon travail
manque d'ordre. Et cependant, tel que je me connais, je trouve merveilleux
d'avoir fait le peu que voila. L'ordre qui s'y trouve, si insuffisant qu'il
soit, est dû à mes secours surnaturels.
Une de grandes sollicitudes,
une des grandes douleurs de ma vie, c'est de n'avoir pas réussi plus pleinement.
Et pourtant je sentais, par les mérites de ma mère bienheureuse, je sentais une
grâce spirituelle, absolument inconnue, sans exemple dans ma vie.
Je me rends ce témoignage de
n'avoir rien mis qui fût de moi ; j'affirme que je n'ai pas ajouté un mot. J'ai
mis le peu de paroles que j'ai comprises, mais je n'ai pas mis autre chose.
Épouvanté de mon redoutable
ministère, j'écrivais avec un grand tremblement.
Souvent je me faisais répéter
plusieurs fois le mot que je devais écrire. Je tâchais de reproduire les mots
dont elle s'était servie, dans la crainte d'altérer l'idée en altérant
l'expression. Quelquefois Angèle disait, en relisant mon travail :
« Je me repentirais d'avoir
divulgué ces choses, si je n'avais entendu cette parole : «Plus tu donneras la
lumière, plus tu la garderas. »
« Écoutez bien
disait-elle encore,
écoutez bien, frère Arnaud. La voix du
Ciel m'a ordonné plusieurs fois de faire écrire à la fin de chaque chapitre :
« Que le lecteur rendre grâce à Dieu, puisque ce chapitre est écrit. »
À trois lieues d'Assise, à
Foligno, vivait une femme qui venait de se convertir. Elle avait mari et
enfants. Elle entra dans la voie d'une pénitence inouïe ; j'en ai la preuve. En
outre, elle souffrit dans son âme et dans son corps tentations et tourments.
Elle souffrit invisiblement certaines tortures auxquelles plusieurs autres âmes
ont été soumises visiblement. Elle souffrit cruellement, car les démons savent
torturer beaucoup mieux que les hommes ! Un homme digne de foi tomba un jour
dans un étonnement épouvantable, parce qu'il avait entendu de la bouche d'Angèle
les tortures que lui faisait subir son ennemi infernal. Cet homme eut une
révélation divine qui lui confirma la réalité du fait. Il est impossible de dire
de quelle compassion il fut touché.
Angèle était profonde et
ardente dans la prière, très sage dans la confession. Un jour elle me confessa
tous les péchés de sa vie avec une telle perfection de connaissance, un si
profond discernement, avec une telle contrition, avec de telles larmes, et ces
larmes ne cessèrent pas un instant de couler depuis la première jusqu'à la
dernière parole, avec une telle puissance d'humilité, que je pleurais dans mon
cœur : « O mon Dieu,
disais-je, Seigneur mon Dieu, quand
vous abandonneriez le monde entier à l'erreur, vous ne permettriez pas qu'une
telle sincérité, une telle véracité, une telle droiture fût trompée jamais ! »
La nuit suivante, elle fut
malade à la mort. Le lendemain matin, elle se traîna très difficilement à
l'église des Frères ; je dis la messe et je lui donnai la communion. Je sais que
jamais elle n'a communié sans recevoir quelque grâce immense et chaque fois une
grâce nouvelle. Telle était la puissance des illuminations, des illustrations et
des joies dont son âme était enivrée, que tout cela rejaillissait à chaque
instant sur le corps. Très souvent, quand je voulais lui relire ce que j'avais
écrit sous sa dictée, le ravissement l'emportait, et elle n'entendait plus un
mot. Quand elle causait avec le Seigneur, la joie donnait à Angèle une autre
figure et un autre corps j la délectation du Saint-Esprit mettait sa chair en
feu : j'ai vu ses yeux ardents comme la lampe de l'autel ; j'ai vu sa figure
ressembler à une rose pourpre. Sa tête avait par moments une richesse, une
plénitude de vie, une splendeur, une magnificence angéliques qui l'élevaient
au-dessus de la condition humaine ; elle oubliait alors de boire et de manger ;
on eût dit un esprit sans corps, et pourtant le corps était éblouissant.
Elle avait pour compagne une
vierge chrétienne qui vivait avec elle ; cette femme m'a raconté qu'un jour elle
était en route avec Angèle. Je ne sais où elles allaient. Tout à coup, dans le
chemin, voici la tête d'Angèle qui devient resplendissante, ses joues changent
de couleur ; transfigurée par la joie, elle n'offre plus avec elle-même aucun
trait de ressemblance. Ses yeux, plus grands qu'à l'ordinaire, étaient
éblouissants à regarder. Sa compagne était une femme extraordinairement naïve,
et qui, à cette époque, ne connaissait pas encore les coups de foudre de Dieu et
les habitudes d'Angèle. Ignorant tout cela, cette bonne femme avait peur de
rencontrer quelqu'un. Dans l'excès de sa naïveté, elle se couvrit elle-même la
tête.
« Faites comme moi,
disait-elle à Angèle ; couvrez-vous, couvrez-vous. Vous ne savez donc pas que
vos yeux sont comme deux candélabres. »
Et la pauvre femme se lamentait, se frappait la
poitrine et disait :
« Mais qu'est-ce donc, qu'est-ce donc qui vous est
arrivé-là ! Désormais cachez-vous aux hommes. Eh ! qu'est-ce donc que nous
allons devenir !
— Ne craignez pas,
répondit Angèle ;
si nous rencontrons quelqu'un, Dieu
veillera sur la rencontre. »
Sa compagne finit par
s'habituer, car la transfiguration d'Angèle arrivait à tout instant. Un jour, je
tiens ce fait de la même personne, Angèle était étendue et en extase. Son amie
vit sur son côté une étoile magnifique qui, sans être très grande, réunissait un
nombre immense de couleurs éblouissantes. Puis elle lança des rayons d'une
beauté inouïe, les uns très fins, les autres plus gros : ils sortaient du cœur
d'Angèle, se repliaient vers lui, puis remontaient au ciel. Ce phénomène dura
trois heures.
Quand Angèle était tourmentée
par la tentation, ou saisie par des langueurs d'amour, elle pâlissait, elle
séchait sur pied, elle faisait compassion.
Cette femme avait un corps
débile.
Moi, frère Arnaud, après
avoir écrit ce livre, je priai Angèle de demander à Dieu si je n'avais rien
écrit de faux ou d'inutile. J'éprouvais le besoin que Dieu lui-même, dans sa
miséricorde, me dît si je ne m'étais pas trompé.
Elle répondit :
« J'ai demandé plusieurs fois
à Dieu si dans ce que j'ai dit et dans ce que tu as écrit il y avait mensonge ou
inutilité. Or, voici quelle réponse me fut faite et quelle certitude me fut
donnée :
« Tout ce que j'ai dit, tout ce que vous avez
écrit, tout cela est vrai ; il n'y a rien de faux, il n'y a rien d'inutile, mais
il y a insuffisance. Les choses n'ont pas trouvé la perfection dans nos paroles.
La hauteur et la douceur des visions ne pouvait être renfermée dans le langage
humain.
« Tout cela, avait dit le
Seigneur,
est selon ma volonté ; tout cela vient de moi, et je poserai mon sceau sur ce
livre (Sigillabo). » Et comme Angèle ne comprenait pas ce mot : « Je
poserai mon sceau », la voix reprit, et se servit d'un autre mot : « Je
confirmerai ma parole (Firmabo). »
Moi, frère Arnaud, qui
écrivais sous sa dictée, je répète que je n'ai rien ajouté, mais que j'ai
beaucoup omis ; j'ai omis beaucoup de choses trop hautes pour entrer dans mon
misérable entendement.
Par la volonté de Dieu, mon
livre a été examiné par deux frères mineurs dignes de foi ; ils l'ont examiné
dans la compagnie d'Angèle ; ils ont eux-mêmes entendu ce que j'ai écrit ; ils
ont conféré de toutes ces choses avec Angèle elle-même afin d'avoir des
renseignements plus certains. Un nouvel examen eut encore lieu plus tard. Ce fut
le seigneur Jacques de la Colonne qui s'en chargea. Il prit pour l'aider huit
frères mineurs fameux entre tous. Parmi eux il y avait des lecteurs, des
inquisiteurs, des custodes. Ils étaient tous dignes de foi, modestes et
spirituels. Pas un n'attaqua un seul mot du livre. Ils ne firent que vénérer
humblement et embrasser tendrement.
J'engage le lecteur à ne pas
s'étonner si les paroles ardentes de l'amour remplissent ce livre. La sainte
Écriture en est pleine aussi. Le Cantique des Cantiques est là pour l'attester.
Le lecteur sentira, d'ailleurs, qu'au milieu des transports et des sublimités,
la grâce divine préserva si parfaitement Angèle de l'orgueil, que la hauteur des
révélations approfondit l'âme de son humilité.
J'ai encore une observation à
faire.
Angèle déclare plusieurs
fois, au milieu des transports et des transformations, qu'elle est élevée pour
toujours à un nouvel état de lumière, de joie et de délectation, et que cette
joie sera éternelle.
Voici, je pense, dans quel
sens il faut entendre ces paroles.
Une nouvelle illustration
divine la constitue dans un état nouveau de transformation divine. Cet état est
continuel. Elle entre dans une nouvelle lumière, dans un nouveau sentiment de
Dieu. Elle entre dans une solitude qu'elle n'a pas encore habitée.
Bien que cette demeure soit
permanente, et n'affecte pas la ressemblance d'un acte interrompu, cependant
elle est susceptible d'accroissements toujours nouveaux, Angèle y trouve à
chaque instant de nouvelles ardeurs, de nouvelles joies, de nouvelles
impressions, des suavités nouvelles ; et cependant c'est toujours la même
illustration qui dure, quant à son principe immuable. La transformation en
elle-même n'est pas un acte passager, elle est continuelle comme une habitude ;
mais des transports de plus en plus sublimes, des suavités, des illustrations et
des visions de plus en plus hautes peuvent se produire en elle et par elle.
Frère Arnaud
Moi, dit Angèle de Foligno,
entrant dans la voie de la pénitence, je fis dix-huit pas avant de connaître
l'imperfection de la vie.
Premier pas :
·
Angèle prend connaissance de ses
péchés
Je regardai pour la première
fois mes péchés, j'en acquis la connaissance ; mon âme entra en crainte ; elle
trembla à cause de sa damnation, et je pleurai, je pleurai beaucoup.
Deuxième pas :
·
La confession
Puis je rougis pour la
première fois, et telle fut ma honte, que je reculais devant l'aveu. Je ne me
confessai pas, je n'osais pas avouer, et j'allai à la sainte table, et ce fut
avec mes péchés que je reçus le corps de Jésus-Christ. C'est pourquoi ni jour ni
nuit ma conscience ne cessait de gronder. Je priai saint François de me faire
trouver le confesseur qu'il me fallait, quelqu'un qui pût comprendre et à qui je
pusse parler. La même nuit, le vieillard m'apparut.
« Ma sœur, dit-il, si tu m'avais appelé plus tôt, je t'aurais exaucée plus tôt.
Ce que tu demandes est fait. »
Le matin, je trouvai dans
l'église de Saint-Félicien un frère qui prêchait.
Après le sermon, je résolus
de me confesser à lui. Je me confessai pleinement ; je reçus l'absolution. Je ne
sentis pas d’amour ; l'amertume seulement, la honte et la douleur.
Troisième pas :
·
La satisfaction
Je persévérai dans la
pénitence qui me fut imposée ; j'essayai de satisfaire la justice, vide de
consolation, pleine de douleur.
Quatrième pas :
·
Considération de la Miséricorde
Je jetai un premier regard
sur la divine miséricorde ; je fis connaissance avec celle qui m'avait retirée
de l'enfer, avec celle qui m'avait fait la grâce que je raconte. Je reçus sa
première illumination ; la douleur et les pleurs redoublèrent. Je me livrai à
une pénitence sévère ; mais je ne veux pas dire laquelle.
Cinquième pas
·
Connaissance profonde d’elle-même
Ainsi éclairée, je n'aperçus
en moi que des défauts, je vis avec une certitude pleine que j'avais mérité
l'enfer ; je gémissais dans l'amertume, et je prononçai ma condamnation.
Comprenez que tous ces pas ne
se suivirent pas sans intervalle. Ayez donc pitié d'une pauvre âme, qui se meut
si lourdement, qui traîne vers Dieu son grand poids, sa grande lourdeur, et qui
fait à peine un petit mouvement. Je me souviens qu'à chaque pas je m'arrêtais
pour pleurer, et je ne recevais pas d'autre consolation que celle-ci, le pouvoir
de pleurer ; c'était la seule, et celle-là était amère.
Sixième pas :
·
Elle se reconnaît coupable envers
toutes les créatures
Une illumination me donna la
vue de mes péchés dans la profondeur. Ici je compris qu'en offensant le
Créateur, j'avais offensé toutes les créatures, qui toutes étaient faites pour
moi. Tous mes péchés me revenaient profondément à la mémoire, et dans la
confession que je faisais à Dieu, je les pesais très profondément. Par la sainte
vierge et par tous les saints j'invoquais la miséricorde de Dieu, et me sentant
morte, je demandais à genoux la vie. Et je suppliais toutes les créatures que je
sentais avoir offensées, de ne pas prendre la parole pour m'accuser devant Dieu.
Tout à coup je crus sentir sur moi la pitié de toutes les créatures, et la pitié
de tous les saints. Et je reçus alors un don : c'était un grand feu d'amour, et
la puissance de prier comme jamais je n'avais prié.
Septième pas :
·
Vue de la Croix
Ici je reçus la grâce
spéciale du regard sur la croix sur laquelle je contemplais avec l’œil du cœur
et celui du corps Jésus-Christ mort pour nous. Mais cette vision était insipide,
quoique très douloureuse.
Huitième pas :
·
Connaissance de Jésus-Christ
Je reçus, avec le regard sur
la croix, une plus profonde connaissance de la façon dont Jésus-Christ était
mort pour nos péchés. J'eus de mes propres péchés un sentiment très cruel, et je
m'aperçus que l'auteur du crucifiement c'était moi. Mais l'immensité du bienfait
de la croix, je ne m'en doutais pas encore. Mon salut, ma conversion, sa mort,
je ne pénétrais pas dans le comment de ces choses. La profondeur de
l'intelligence me fut donnée plus tard. Dans le regard que je raconte il n'y
avait que du feu, feu d'amour et de regret, feu tel, que, debout au pied de la
croix, je me dépouillai de toutes choses par la volonté et m'offris tout
entière, et avec tremblement, je fis vœu de chasteté, et accusant mes membres,
l'un après l'autre, je promis de les garder sans tache désormais. Et je priais
qu'il me gardât fidèle à cette chasteté : d'une part je tremblais de faire cette
promesse ; de l'autre le feu me l'arrachait, et il me fut impossible de
résister.
Neuvième pas :
·
La voie de la Croix
Ici le désir me fut donné de
connaître la voie de la croix, afin de savoir me tenir debout à ses pieds, et
trouver le refuge, l'universel refuge des pécheurs. La lumière vint, et voici
comment me fut montrée la voie. Si tu veux aller à la croix, me dit l'Esprit,
dépouille-toi de toutes choses, car il faut être légère et libre. Il fallut
pardonner toute offense, me dépouiller de toute chose terrestre, hommes ou
femmes, amis, parents et toute créature ; et de la possession de moi, et enfin
de moi-même, et donner mon cœur à Jésus-Christ, de qui je tenais tout bien, et
marcher par la voie épineuse, la voie de la tribulation. Je me défis pour la
première fois de mes meilleurs vêtements et des aliments les plus délicats, et
des coiffures les plus recherchées. Je sentis beaucoup de peine, beaucoup de
honte, peu d'amour divin. J'étais encore avec mon mari, c'est pourquoi toute
injure qui m'était dite ou faite avait un goût amer. Cependant je la portais
comme je pouvais. Ce fut alors que Dieu voulut m'enlever ma mère, qui m'était,
pour aller à lui, d'un grand empêchement. Mon mari et mes fils moururent aussi
en peu de temps. Et parce que, étant entrée dans la route, j'avais prié Dieu
qu'il me débarrassât d'eux tous, leur mort me fut une grande consolation.
Ce n'était pas que je fusse
exempte de compassion ; mais je pensais qu'après cette grâce, mon cœur et ma
volonté seraient toujours dans le cœur de Dieu, le cœur et la volonté de Dieu
toujours dans mon cœur.
Dixième pas :
·
Larmes
Je demandai à Dieu la chose
la plus agréable à ses yeux. Alors, dans sa pitié, il m'apparut plusieurs fois
dans le sommeil, ou dans la veille, crucifié. « Regarde, disait-il,
regarde vers mes plaies. » Et par un procédé étonnant il me montrait comment
il avait tout souffert pour moi. Ceci se renouvela plusieurs fois. Il me
montrait chaque souffrance l'une après l'autre, en détail, et me disait : «
Que peux-tu faire pour moi qui me récompense ? » Il m'apparut plusieurs fois
dans le jour.
Les visions du jour étaient
plus apaisées que celles de la nuit ; toutes avaient l'aspect de la plus
horrible douleur. Il me montrait les tortures de sa tète, les poils de sourcils,
les poils de barbe arrachés ! Il comptait les coups de la flagellation, me
montrait en détail à quelle place chacun d'eux avait porté, et me disait : «
C'est pour toi, pour toi, pour toi. » Alors tous mes péchés m'étant
présentés à la mémoire, je compris que l'auteur de la flagellation, c'était moi.
Je compris quelle devait être ma douleur. Je sentis ce que jamais je n'avais
senti. Il continuait toujours, étalant sa Passion devant moi, et disant : «
Que peux-tu faire qui me récompense ? » Je pleurai, je pleurai, je pleurai,
je sanglotai à ce point que je vis mes larmes brûler ma chair ; quand je vis que
je brûlais, j'allai chercher de l'eau froide.
Onzième pas :
·
Pénitence
Je me portai vers une
pénitence trop rude pour que je la dise ; et je m'efforçai de la pratiquer. Mais
comme elle était incompatible avec les choses du siècle, je résolus de tout
quitter pour suivre l'inspiration divine qui me poussait vers la croix. Ce
projet fut une grâce étonnante, et voici comment elle me fut donnée. Le désir de
la pauvreté me vint, et je craignis de mourir avant d'avoir été pauvre : d'un
autre côté, j'étais combattue de mille tentations, j'étais jeune, la mendicité
était entourée de périls et de hontes. Il me faudra, disais-je, un jour de faim,
mourir de froid et mourir nue : personne au monde ne m'approuvera. Enfin Dieu
eut pitié, et la lumière se fit dans mon cœur, et l'illumination fut si
puissante, que jamais elle ne s'éteindra ; je résolus de persévérer dans mon
dessein, dussé-je mourir de faim, de froid, de honte. Je résolus d'aller en
avant, eussé-je la certitude de tous les maux possibles. Je sentis qu'au milieu
d'eux je mourrais pour Dieu, et je me décidai résolument.
Douzième pas :
·
La Passion
Je priai la mère du Christ et
son évangéliste saint Jean, par la douleur qu'ils ont supportée, de m'obtenir un
signe qui gravât pour l'éternité dans ma mémoire la Passion de Jésus-Christ.
Treizième pas :
·
Le Cœur
Au milieu du désir je fus
saisie par un songe où le Cœur du Christ me fut montré, et j'entendis ces
paroles : « Voici le lieu sans mensonge, le lieu où tout est vérité.
» Il me sembla que cela se rapportait aux paroles d'un certain prédicateur
dont je m'étais beaucoup moquée.
Quatorzième pas :
·
Agrandissement de la connaissance
Comme j'étais debout dans la
prière, le Christ se montra à moi et me donna de lui une connaissance plus
profonde. Je ne dormais pas. Il m'appela et me dit de poser mes lèvres sur la
plaie de son côté. Il me sembla que j'appuyais mes lèvres, et que je buvais du
sang, et dans ce sang encore chaud je compris que j'étais lavée. Je sentis pour
la première fois une grande consolation, mêlée à une grande tristesse, car
j'avais la Passion sous les yeux. Et je priai le Seigneur de répandre mon sang
pour lui comme il avait répandu le sien pour moi. Je désirais pour chacun de mes
membres une passion et une mort plus terrible et plus honteuse que la sienne. Je
réfléchissais, cherchant quelqu'un qui voulût bien me tuer ; je voulais
seulement mourir pour la foi, pour son amour, et puisqu'il était mort sur une
croix, je demandais à mourir ailleurs, et par un plus vil instrument. Je me
sentais indigne de la mort des martyrs ; j'en voulais une plus vile et plus
cruelle. Mais je ne pouvais en imaginer une assez honteuse pour me satisfaire,
ni assez différente de la mort des saints, auxquels je me trouvais indigne de
ressembler.
Quinzième pas :
·
Marie et Jean
Je fixai mon désir sur la
vierge et saint Jean ; ils habitaient dans ma mémoire, et je les suppliais par
la douleur qu'ils reçurent au jour de la Passion de m'obtenir les douleurs de
Jésus-Christ, ou au moins celles qui leur furent données, à eux. Ils m'acquirent
et m'obtinrent cette faveur, et saint Jean m'en combla tellement un jour, que ce
jour-là compte parmi les plus terribles de ma vie. J'entrevis, dans un moment de
lumière, que la compassion de saint Jean en face de Jésus et de Marie fit de lui
plus qu'un martyr. De là un nouveau désir de me dépouiller de tout avec une
pleine volonté. Le démon s'y opposa ; les hommes aussi, tous ceux de qui je
prenais conseil, sans excepter les Frères Mineurs ; mais tous les biens, ni tous
les maux du monde réunis n'auraient pu m'empêcher de donner ma fortune aux
pauvres, ou du moins de la planter là, si on m'eût ôté les moyens de m'en
débarrasser autrement. Je sentis que je ne pouvais rien réserver sans offenser
Celui de qui venait l'illumination. Cependant je restais encore dans l'amertume,
ne sachant si Dieu agréait mes sacrifices ; mais je pleurais, je criais et je
disais : « Seigneur, si je suis damnée, je n'en veux pas moins faire
pénitence, et me dépouiller et vous servir. » Je restais dans l’amertume du
repentir, vide de douceur divine.
Voici comment je fus changée.
Seizième pas :
·
L’oraison dominicale
Entrée dans une église, je
demandai à Dieu une grâce quelconque. Je priais : je disais le Pater ; tout à
coup Dieu écrivit de sa main le Pater dans mon cœur avec une telle accentuation
de sa bonté et de mon indignité, que la parole me manque pour en dire un seul
mot. Chacune des paroles du Pater se dilatait dans mon cœur ; je les disais
l'une après l'autre avec une grande lenteur et contrition profonde, et malgré
les larmes que m'arrachait une connaissance plus vive de mes fautes et de mon
indignité, je commençai à goûter quelque chose de la douceur divine. La bonté
divine se fit sentir à moi dans le Pater mieux que nulle part ailleurs, et cette
impression dure au moment où je parle. Cependant, comme le Pater me révélait en
même temps mes crimes, mon indignité, je n'osais lever les yeux ni vers le ciel,
ni vers le crucifix, ni vers rien ; mais je suppliai la Vierge de demander grâce
pour moi, et l'amertume persistait.
O pécheurs ! avec quelle
lourdeur l'âme part pour la pénitence ! Que ces chaînes sont pesantes ! Que de
mauvais conseillers ! Que d'empêchements ! Le monde, la chair et le démon !
Et à chacun de ces pas,
j'étais retardée un certain temps avant de me traîner un pas plus loin : tantôt
l’arrêt était plus long, tantôt il était moindre.
Dix-septième pas :
·
L’espérance
Il me fut ensuite montré que
la Vierge bienheureuse m'avait acquis un privilège par lequel une autre foi me
fut donnée que la foi qui est donnée aux hommes. Alors mon ancienne foi me parut
morte, et mes anciennes larmes m'apparurent comme de petites choses. Une
compassion me fut donnée sur Jésus et sur Marie plus efficace qu'auparavant, et
tout ce que je faisais de plus grand m'apparut comme petit, et je conçus le
désir d'une pénitence plus énorme. Mon cœur fut enfermé dans la Passion du
Christ, et l'espérance me fut donnée de mon salut par cette Passion. Je reçus
pour la première fois la consolation par la voie des songes. Mes songes étaient
beaux, et la consolation m'était donnée en eux. La douceur de Dieu me pénétra
pour la première fois au dedans dans le cœur, au dehors dans le corps. Éveillée
ou endormie, je la sentais continuellement. Mais comme je n'avais pas encore la
certitude, l'amertume se mêlait à ma joie ; mon cœur n'était pas en repos, il me
fallait autre chose.
Un de ces songes, choisi
entre beaucoup d'autres. Je m'étais enfermée pendant le carême dans une retraite
profonde, j'aimais, je méditais, j'étais arrêtée sur une parole de l'Évangile,
parole de miséricorde et d'amour : il y avait un livre à côté de moi, c'était le
Missel : j'eus soif de voir écrite la parole qui me tenait fixée. Je m'arrêtai,
je me contins, craignant d'agir par amour-propre ; je résistai à la soif
excessive, et mes mains n'ouvrirent pas le livre. Je m'endormis dans le désir.
Je fus conduite dans le lieu de la vision : et il me fut dit que l'intelligence
de l’Écriture contient de telles délices, que l'homme qui la posséderait
oublierait le monde.
« En veux-tu la preuve ? me dit mon guide. — Oui, oui, »
répondis-je. Et j'avais soif, j'avais soif. La preuve me fut donnée : je
compris, j'oubliai le monde. Mon guide reprit : « Il n'oublierait pas
seulement le monde, celui qui goûterait la délectation inouïe de l'intelligence
évangélique, il s'oublierait lui-même.» Il parla et j’éprouvai. Je compris,
je sentis, et je demandai à ne plus sortir de là jamais. « Il n'est pas
encore temps», dit-il, et il me conduisit. J'ouvris les yeux ; je sentais à
la fois la joie immense de la vision donnée, la douleur immense de la vision
perdue. Je garde encore aujourd'hui la délectation du souvenir. Alors la
certitude me vint et me resta ; c'était une lumière, c'était une ardeur dans
laquelle je vis, et j'affirme avec une science parfaite que tout ce qu'on prêche
sur l'amour de Dieu n'est absolument rien : les prédicateurs ne sont pas
capables d'en parler, et ne comprennent seulement pas ce qu'ils disent. Mon
guide me l'avait dit pendant la vision.
Dix-huitième pas
·
Le sentiment de Dieu
Ici je commençai à sentir
Dieu, et saisie dans la prière par l'immense délectation, je ne me souvenais
plus de la nourriture, et j'aurais voulu ne plus manger pour être toujours
debout dans la prière. La tentation de ne plus manger se mêla à mon état
nouveau, de ne plus manger, ou de manger trop peu ; mais je compris que ceci
était une illusion. Tel était le feu dans mon cœur qu'aucune génuflexion ou
qu'aucune pénitence ne me fatiguait. Et pourtant je fus conduite vers un plus
grand feu et une ardeur plus brûlante. Alors je ne pouvais plus entendre parler
de Dieu sans répondre par un cri, et quand j'aurais vu sur ma tète une hache
levée, je n'aurais pas pu retenir ce cri. Ceci m'arriva pour la première fois le
jour où je vendis mon château pour en donner le prix aux pauvres. C'était la
meilleure de mes propriétés.
À partir de ce moment, quand
on parlait de Dieu, mon cri m'échappait, même en présence des gens de toute
espèce. On me crut possédée. Je ne dis pas le contraire ; c'est une infirmité,
disais-je ; mais je ne peux pas faire autrement.
Je ne pouvais donner
satisfaction à ceux qui détestaient mon cri : cependant une certaine pudeur me
gênait. Si je voyais la Passion du Christ représentée par la peinture, je
pouvais à peine me soutenir ; la fièvre me prenait et je me trouvais faible ;
c'est pourquoi ma compagne me cachait les tableaux de la Passion. À cette époque
j'eus plusieurs illuminations, sentiments, visions, consolations, dont
quelques-unes seront écrites plus loin.
De peur que la grandeur et la
multitude des révélations et des visions ne m'enflât, de peur que leur
délectation ne m'exaltât, il me fut donné un tentateur à mille formes qui
multiplie autour de moi les tentations et les peines : peines du corps et peines
de l'âme. D'innombrables tourments déchirent mon corps : ils viennent des
démons, qui les excitent de mille manières. Je ne crois pas qu'on puisse
exprimer les douleurs de mon corps. Il ne me reste pas un membre qui ne souffre
horriblement. je ne suis jamais sans douleur et sans langueur, toujours débile
et fragile, au point de rester couchée, pleine de souffrance. je n'ai pas un
membre qui ne soit frappé, tordu, affligé par les démons. je suis faible,
gonflée, remplie dans tous mes membres d'une sensibilité douloureuse. je ne me
remue qu'avec la plus grande peine ; je suis fatiguée du lit, et je ne peux
manger suffisamment.
Quant aux tourments de l'âme,
sans comparaison plus nombreux et plus terribles, les démons me les infligent à
peu près sans relâche. Je ne peux mieux me comparer qu'à un homme suspendu par
le cou qui, les mains liées derrière le dos, et les yeux couverts d'un voile,
resterait attaché par une corde à la potence, et vivrait là, sans secours, sans
remède, sans appui. je crois même que ce que je subis de la part des démons est
plus cruel et plus désespéré. Les démons ont pendu mon âme : et de même que le
pendu n'a pas de soutien, mon âme pend sans appui, et mes puissances sont
renversées, au vu et au su de mon esprit. Quand mon âme voit ce renversement et
cet abandon de mes puissances sans pouvoir s'y opposer, il se fait une telle
souffrance que je peux à peine pleurer, par l'excès de la douleur, de la rage et
du désespoir ; quelquefois aussi je pleure sans remède. Quelquefois ma fureur
est telle, que c'est beaucoup pour moi de ne pas me mettre en pièces.
Quelquefois je ne peux m'empêcher de me frapper horriblement, au point de me
gonfler la tête et les membres. Quand mon âme assiste au départ et à la chute de
ses puissances, le deuil se fait en elle, et je vocifère à Dieu, et je crie sans
relâche : Mon Dieu, mon Dieu, ne m'abandonnez pas !
Je souffre un autre
tourment : c'est le retour, au moins apparent, des anciens vices. Ce n'est pas
qu'ils soumettent réellement mon âme à leur empire, mais ils me torturent
cruellement. Les vices même que je n'eus jamais viennent en moi, s'allument et
me déchirent. Mais ils ne vivent pas toujours, et leur mort me donne une grande
joie. Je suis livrée à de nombreux démons qui ressuscitent en moi les vices que
j'avais, et en produisent d'autres que je n'eus jamais. Mais quand je me
souviens que Dieu fut affligé, méprisé et pauvre, je voudrais voir tous mes maux
redoubler.
Quelquefois, il se produit
une affreuse et infernale obscurité où disparaît toute espérance, et cette nuit
est horrible. Et les vices que je sens morts dans mon âme ressuscitent dans mon
corps ; mais les démons les réveillent en dehors de l'âme, et en excitent
d'autres qui n'y furent jamais. Je souffre alors particulièrement dans trois
endroits du corps : le feu de la concupiscence est tel dans ces moments-là,
qu'avant d'en avoir reçu la défense, je me brûlais avec le feu matériel, dans
l'espoir d'éteindre l'autre. Ah ! j'aimerais mieux être brûlée vive ! Je crie,
j'appelle la mort, la mort quelle qu'elle soit, et je dis à Dieu : « Si je
suis damnée, eh bien ! tout de suite : pas de retard ; puisque vous m'avez
abandonnée, achevez, achevez, et que l'abîme m'engloutisse. » Et, je
comprends alors que ces vices ne sont pas dans l'âme, puisqu'elle n'y consent
jamais, et que c'est le corps qui souffre violence. L'ennui se joint à la
douleur et, si cela durait, le corps n'y tiendrait pas. L'âme se voit dépourvue
de ses puissances, et quoiqu'elle ne consente pas aux vices, elle se voit sans
force contre eux : elle voit entre Dieu et elle une effroyable contradiction ;
elle voit sa chute et sent son martyre. Un vice que je n'eus jamais vient en moi
par une permission spéciale : je sens clairement et je connais qu'il y vient par
permission. Il surpasse, je crois, tous les autres ; la vertu par laquelle je le
combats est un don manifeste du Dieu libérateur, et si je doutais de Dieu, dans
la ruine de toutes mes croyances, ce don senti me rendrait la foi. Il y a là une
espérance assurée, tranquille, et le doute est impossible ; la force l'emporte ;
le vice a le dessous ; la force me tient suspendue au-dessus de l'abîme. Telle
est cette force et telle est la puissance communiquée par elle, que tous les
hommes, tous les démons, toutes les ruses de la terre et de l'enfer ne peuvent
obtenir de moi-même le plus léger mouvement, et c'est elle qui garde la foi. Et
pourtant ce vice que je n'ose nommer m'altère si cruellement, que si la force
divine se cache un instant et menace de me quitter, aucune puissance comme
aucune honte et aucun châtiment ne m'empêcherait de me ruer sur lui. Mais la
force divine survient et me délivre : tous les biens et tous les maux de ce
monde ne peuvent plus rien contre lui. Et j'ai souffert ainsi pendant plus de
deux ans !
Dans mon âme une certaine
humilité et un certain orgueil se combattent douloureusement, et j'ai dégoût de
toutes ces choses. Ce genre d'humilité, qui me montre destituée de tout bien,
chassée de toute vertu et de toute grâce, qui me montre en moi la multitude des
vices et des vides, m'enlève toute espérance et me cache toute miséricorde. Je
me vois alors comme la maison du diable, sa dupe, sa fille et son agent, chassée
de toute rectitude, de toute véracité, digne du dernier fond de l'enfer
inférieur. Cette misérable humilité n'est pas l'autre, la vraie, celle qui
écrase l'âme sous la bonté divine sentie. La fausse humilité entraîne tous les
maux. Engloutie en elle, je me vois entourée de démons ; dans mon âme et dans
mon corps je ne vois que des défauts : Dieu m'est fermé ; puissance grâce, tout
est caché. Le souvenir même du Seigneur m'est interdit ; me voyant damnée, je ne
m'inquiète que de mes crimes, que je voudrais n'avoir pas commis au prix de tous
les biens et de tous les maux qui peuvent être nommés. Au souvenir de mes
crimes, je me raidis tout entière pour combattre le démon et triompher de mes
vices. Mais je ne vois, pour me sauver, ni porte, ni fenêtre, et je mesure la
profondeur de l'abîme où je suis tombée. L'humilité m'a engloutie comme un Océan
sans rivage. Je contemple dans l'abîme la surabondance de mes iniquités ; je
cherche inutilement par où les découvrir et les manifester au monde : je
voudrais aller nue par les cités et par les places, des viandes et poissons
pendus à mon cou, et crier : Voilà la vile créature, pleine de malice et de
mensonge ! Voilà la graine de vice, voilà la graine du mal. Je faisais le bien
aux yeux des hommes ; je faisais dire : Elle ne mange ni poisson, ni viande.
Écoutez-moi: j'étais gourmande et ivrogne : je faisais semblant de ne vouloir
que le nécessaire ; je jouais à la pauvreté extérieure. Mais je me faisais un
lit avec des tapis et des couvertures que j'enlevais le matin pour les cacher
aux visiteurs. Voyez le démon de mon âme et la malice de mon cœur ! Écoutez
bien : je suis l'hypocrisie, fille du diable : je me nomme celle qui ment ; je
me nomme l'abomination de Dieu ! Je me disais fille d'oraison, j'étais fille de
colère, et d'enfer et d'orgueil. Je me présentais comme ayant Dieu dans mon âme,
et sa joie dans ma cellule, j'avais le diable dans ma cellule, et le diable dans
mon âme. Sachez que j'ai passé ma vie à chercher une réputation de sainteté :
sachez, en vérité, qu'à force de mentir et de déguiser les infamies de mon cœur,
j'ai trompé des nations.
Homicide, voilà mon nom !
Homicide des âmes, homicide
de mon âme !
Couchée dans l'abîme, je me
roulais aux pieds de mes frères, ceux-là qu'on appelle mes fils, et je leur
disais : « Ne me croyez plus ; ne me croyez plus. Est-ce que vous ne voyez
pas que je suis possédée ? Vous qui vous appelez mes fils, priez la justice de
Dieu pour que les démons sortis de mon âme manifestent mes actes dans toute leur
horreur, et que Dieu ne soit pas plus longtemps déshonoré par moi. Est-ce que
vous ne voyez pas que tout ce que je vous ai dit est mensonge ? Est-ce que vous
ne voyez pas que si tout à coup le monde devenait vide de malice, je le
remplirais toute seule par la surabondance de la mienne ? Ne me croyez plus.
N'adorez plus cette idole où est caché le diable ; tout ce que je vous ai dit
est mensonge, et mensonge diabolique. Suppliez la justice de Dieu pour que
l'idole tombe et se brise, pour que ses oeuvres diaboliques soient manifestes ;
car je me couvrais d'or avec des paroles divines, pour être honorée et adorée à
la place de Dieu. Priez pour que le diable sorte de l'idole, afin que le monde
ne soit plus trompé par cette femme. C'est pourquoi je supplie le Fils de Dieu,
que je n'ose nommer, que, s'il ne me manifeste pas par lui-même, il me manifeste
par la terre qui s'ouvre et m'engloutisse, afin que, posée en spectacle et en
exemple, je fasse dire aux hommes et aux femmes : « Oh ! comme elle était dorée,
dorée en dedans et dorée au dehors ! » Ah ! que je voudrais avoir au cou un
collier ou un lacet, et me faire traîner par les places et par les villes : et
les enfants me traîneraient et diraient : « Voilà la misérable qui a menti toute
sa vie ! » Et les hommes crieraient, ainsi que les femmes :
« Oh ! voilà le miracle, le miracle qu'a fait
Dieu ! La malice cachée de toute sa vie vient d'être manifestée par elle-même !
»
Mais tout cela est peu de
chose, et rien ne suffit. Voici un désespoir nouveau, un désespoir inconnu. J'ai
absolument désespéré de Dieu et de tous ses biens. C'est fini, c'est réglé,
réglé entre lui et moi. J'ai la certitude que dans le monde entier l'enfer n'a
pas une proie aussi parfaite que moi-même ; toutes les grâces de Dieu, toutes
ses faveurs, tout cela est pour exaspérer mon désespoir et mon enfer ! Oh ! je
vous en supplie, mettez-vous en prière ; que la justice de Dieu fasse sortir les
démons de l'idole, que la justice de Dieu manifeste mon cœur ; ma tête se fend,
mon corps plie, mes yeux sont aveuglés de larmes, mes membres se disjoignent
parce que je ne peux pas manifester mes mensonges ! Sache, toi qui écris, que
toutes mes paroles ne sont rien auprès de mes maux, de mes iniquités et de mes
mensonges ; j'étais toute petite quand j'ai commencé ! Voilà ce que je suis
forcée de dire dans le gouffre de l'abaissement. Et puis l'orgueil arrive !
Et je suis faite toute
colère, toute superbe, toute tristesse, toute amertume et tout enflure ! Les
biens que m'a faits Dieu se changent dans mon âme en amertume infinie. Ils ne me
servent à rien i Ils ne remédient à rien ! Ils excitent seulement une
douloureuse admiration qui ressemble à une insulte faite à mon désespoir !
Pourquoi toujours en moi ce vide de vertu ? Pourquoi Dieu a-t-il permis cela ?
Et puis je doute et je me dis : Est-ce qu'il m'aurait trompée ? Cette tentation
ferme et cache tout bien. Colère, orgueil, tristesse, amertume, enflure et
peine, la parole ne peut rien exprimer de tout cela. Quand tous les sages du
monde et tous les saints du paradis m'accableraient de leurs consolations et de
leurs promesses, et Dieu lui-même de ses dons, s'il ne me changeait pas
moi-même, s'il ne commençait au fond de moi une nouvelle opération, au lieu de
me faire du bien, les sages, les saints et Dieu exaspéreraient au delà de toute
expression mon désespoir, ma fureur, ma tristesse, ma douleur et mon
aveuglement !
Ah ! si je pouvais changer
ces tortures contre tous les maux du monde, et prendre toutes les infirmités et
toutes les douleurs qui sont dans tous les corps des hommes, je croirais tous
ceux-ci plus légers et moindres. Je l'ai dit souvent, que mes tourments soient
changés contre le martyre, de n'importe quelle espèce !
Mes tourments ont commencé
quelque temps avant le pontificat du pape Célestin (1294) ; ils ont duré plus de
deux ans, et leurs accès étaient fréquents. Je ne suis pas encore parfaitement
guérie, quoique leur atteinte soit maintenant légère, et seulement extérieure.
La situation étant changée, je comprends que l'âme, broyée entre l'humilité
mauvaise et l'orgueil, subît une immense purgation, par laquelle j'ai acquis
l'humilité vraie sans laquelle le salut n'est pas. Et plus grande est
l'humilité, plus grande la purgation de l'âme. Entre l'humilité et l'orgueil,
mon âme passe par le martyre et passe par le feu. Par la connaissance de ses
vides et de ses fautes qu'elle acquiert par cette humilité, l'âme est purgée de
l'orgueil et purgée des démons. Plus l'âme est affligée, dépouillée et humiliée
profondément, plus elle conquiert, avec la pureté, l'aptitude des hauteurs.
L'élévation dont elle devient
capable se mesure à la profondeur de l'abîme où elle a ses racines et ses
fondations.
Béni soit Dieu et le Père de
Notre-Seigneur Jésus, qui nous console en toute tribulation.
Oui, il a daigné consoler la
pécheresse en toute tribulation. Après le dix-huitième pas, où le nom de Dieu me
faisait crier, après l'illumination que m'apporta le Pater, je sentis la douceur
de Dieu, et voici comment. Je considérai l'union en Jésus-Christ de l'humanité
et de la divinité. Absorbée dans cette vue, buvant la contemplation et la
délectation, j'obéissais dans mon âme à des inspirations intimées par l'attrait.
Ce fut jusqu'à cette époque la plus grande joie de ma vie. Pendant la plus
grande partie du jour je restai debout dans ma cellule, abîmée dans la prière,
enfermée, seule et stupéfaite. Et mon cœur reçut si fort le coup de la joie que
je tombai à terre, incapable de parole. Ma compagne courut à moi, s'agita et me
crut morte ; mais elle m'ennuyait et me faisait obstacle.
Un jour, au milieu des
persévérances de la prière, avant d'avoir tout donné, quoiqu'il s'en fallût de
fort peu, pendant une oraison du soir, privée de sentiment divin, je me
lamentais et je criais à Dieu : « Tout ce que je fais, je le fais pour vous
trouver. Vous trouverai-je, quand je l'aurai fini ?... » La réponse vint.
« Que veux-tu ? dit-elle. — Ni or, ni argent, ni le monde entier ; vous seul. —
Fais donc et hâte-toi ; quand tu auras terminé, toute la Trinité viendra en toi.
» Je reçus beaucoup d'autres promesses ; je fus arrachée à toute douleur, je
fus congédiée avec la suavité divine. Puis j'attendis l'exécution. Quand je
racontai le fait à ma compagne, je manifestai quelque doute, à cause de la
grandeur des promesses : cependant la suavité de l'adieu entretenait mon
espérance.
Ce fut alors que je fis à
Assise le pèlerinage de saint François, et ce fut pendant la route que la
promesse s'accomplit. Pourtant je n'avais pas tout donné aux pauvres. Peu s'en
fallait à la vérité ; mais la mort d'un saint homme, qui s'était chargé de mes
affaires, en avait retardé la dernière phase. Cet homme, converti par moi,
voulut aussi tout donner ; pendant qu'il allait et venait pour cette affaire, il
mourut en chemin. Sa sépulture est honorée et illustrée par des miracles.
Revenons à moi. Je faisais
donc mon pèlerinage : je priais en route, je demandais entre autres choses au
bienheureux François l'observation fidèle de sa règle, à laquelle je venais de
m'astreindre ; je demandais de vivre et de mourir dans la pauvreté.
J'étais déjà allée à Rome
pour demander au bienheureux saint Pierre la grâce et la liberté qu'il faut pour
être pauvre réellement. Par les mérites de saint Pierre et de saint François, je
reçus, avec une certitude sensible, le don de la vraie pauvreté. J'étais arrivée
à cette grotte au delà de laquelle on monte à Assise par un étroit sentier.
J'étais là, quand j'entendis une voix qui disait :
« Tu as prié mon serviteur François ; mais j'ai
voulu t'envoyer un autre missionnaire, le Saint-Esprit. Je suis le Saint-Esprit,
c'est moi qui viens, et je t'apporte la joie inconnue. Je vais entrer au fond de
toi, et te conduire près de mon serviteur.
« Je vais te parler pendant
toute la route ; ma parole sera ininterrompue et je te défie d'en écouter une
autre, car je t'ai liée, et je ne te licherai pas, que tu ne sois revenue ici
une seconde fois, et je ne te licherai alors que relativement à cette joie
d'aujourd'hui ; mais quant au reste, jamais, jamais, si tu m'aimes. »
Et il me provoquait à
l'amour, et il disait :
« O ma fille chérie ! O ma fille et mon temple !O ma fille et ma joie !
Aime-moi ! Car je t'aime, beaucoup plus que tu ne m'aimes ! » Et, parmi ces
paroles, en voici qui revenaient souvent : « O ma fille, ma fille et mon
épouse chérie ! » Et puis il ajoutait :
« Oh ! je t'aime, je t'aime plus qu'aucune autre
personne qui soit dans cette vallée ! O ma fille et mon épouse ! Je me suis posé
et reposé en toi ; maintenant pose-toi et repose-toi en moi. J'ai vécu au milieu
des apôtres : ils me voyaient avec les yeux du corps et ne me sentaient pas
comme tu me sens. Rentrée chez toi tu sentiras une autre joie, une joie sans
exemple. Ce ne sera pas seulement comme à présent le son de ma voix dans l'âme
ce sera moi-même. Tu as prié mon serviteur François, espérant obtenir avec lui
et par lui. François m'a beaucoup aimé, j'ai beaucoup fait en lui ; mais si
quelque autre personne m'aimait plus que François, je ferais plus en elle. »
Et il se plaignait de la
rareté des fidèles et de la rareté de la foi, et il gémissait, et il disait :
« J'aime d'un amour immense l'âme qui m'aime sans mensonge. Si je rencontrais
dans une Âme un amour parfait, je lui ferais de plus grandes grâces qu'aux
saints des siècles passés, par qui Dieu fit des prodiges qu'on raconte
aujourd'hui. Or personne n'a d'excuse, car tout le monde peut aimer ; Dieu ne
demande à l'âme que l'amour ; car lui-même aime sans mensonge et lui-même est
l’amour de l’âme. » Pesez ces dernières paroles ; pesez-les. Elles sont
profondes.
Que Dieu soit l'amour de
l'âme, il me le faisait sentir par une vive représentation de sa passion, et de
sa croix qu'il a portée pour nous ; Lui, l'immense ; Lui, le glorieux, il
m'expliquait sa passion et tout ce qu'il a fait pour nous, et il ajoutait :
« Regarde bien ; trouves-tu en moi quelque chose qui ne soit pas amour ? »
Et mon âme comprenait avec évidence qu'il n'y a rien en Lui qui ne soit pas
amour. Il se plaignait de trouver en ce temps peu de personnes en qui il puisse
déposer sa grâce, et il promettait de faire à ses nouveaux amis, s'il en
trouvait, de plus grandes grâces qu'aux anciens. Et il reprenait : « O ma
fille chérie, aime-moi ; car je t'aime beaucoup plus que tu ne m'aimes.
Aime-moi, ma bien-aimée ; j'aime d'un amour immense l'âme qui m'aime sans
malice. » Et il voulait que l'âme, suivant sa puissance et sa capacité,
l'aimât du même amour, de l'amour qu'il a pour elle, lui promettant de se
donner, si seulement elle le désire. Et il disait toujours : « O ma
bien-aimée, à mon épouse, aime-moi ! Mange, bois, dors toute ta vie me
plaira, pourvu que tu m'aimes ! » Il ajouta : « Je ferai en toi de
grandes choses en présence des nations, je serai connu en toi, glorifié,
clarifié en toi ; le nom que je porte en toi sera adoré à la face des nations. »
Il ajouta mille autres choses.
Mais moi, pendant que je
l'écoutais, considérant mes péchés et mes défauts, je me disais : Tu n'es pas
digne de tous ces grands amours. Le doute me prit, et mon âme dit à Celui qui
parlait : « Si tu étais le Saint-Esprit, tu ne me dirais pas ces choses
inconvenantes ; car je suis fragile et capable d'orgueil. » Il répondit :
« Eh bien, essaie ! essaie de tirer vanité de mes paroles, essaie donc ; tâche
un peu ; essaie de penser à autre chose. » Je fis tous mes efforts pour
concevoir un sentiment d'orgueil ; mais tous mes péchés me revenant à la
mémoire, je sentis une humilité telle que jamais dans toute ma vie. Je tâchai
d'avoir des distractions ; je regardai curieusement les vignes le long du
chemin. Je tâchai d'échapper aux discours qu'on me tenait ; mais de quelque côté
que s'égarât mon œil, la voix disait toujours : « Regarde, contemple ; ceci
est ma créature. » Et je sentais une douceur, une douceur ineffable. J'étais
tellement aimée — comme le disait la voix — que le Fils de Dieu et de la Vierge
Marie s'était incliné vers moi pour me parler. Et Jésus-Christ me disait :
« Quand le monde entier viendrait à toi, je te défie de parler à un autre qu'à
moi ; mais, puisque me voici, tu possèdes le monde entier. » Et pour me
tranquilliser, il me disait : « C'est moi qui ai été crucifié pour toi, moi
qui ai souffert pour toi la faim et la soif, moi qui t'ai aimée jusqu'à
l'effusion du sang. » Il me racontait sa passion et me disait : « Demande
une grâce pour toi, pour tes compagnes, pour qui tu voudras, et prépare-toi à
recevoir ; car je suis beaucoup plus prêt à donner que toi à recevoir. » Mon
âme cria disant : « Je ne veux pas demander, parce que je ne suis pas digne.
» Et tous mes péchés me revenaient à la mémoire. Mon âme ajouta : « Si
toi qui me parles depuis le commencement, tu étais le Saint-Esprit, tu ne me
dirais pas de telles paroles ; d'ailleurs si le Saint-Esprit était en moi, je
devrais mourir de joie. » Il répondit :
« Est-ce que je ne suis pas le maître ? Je te donne la joie que je veux, non pas
une autre. Il y a un homme à qui j'en ai donné une moindre. Ses yeux se sont
fermés, et il est tombé sans connaissance. Je vais te donner encore ce signe de
ma présence. Essaie de parler à tes compagnes, essaie de penser à quelque chose
de bon ou de mauvais, n'importe quoi ; je te défie de penser à autre chose qu'à
Dieu. Je suis le seul qui puisse lier l'esprit. Je n'agis pas en vue de tes
mérites, mais en vue de ma bonté. »
Pendant qu'il parlait, je me
sentais digne de l'enfer, et ce sentiment avait pour la première fois les
caractères de l'évidence. Il ajoutait que si mes compagnes de voyage avaient été
mal choisies, je n'aurais pas entendu et éprouvé ce que je venais d'entendre et
d'éprouver. Quant à elles, elles s'interrogeaient sur la langueur où elles me
voyaient ; car j'étais brisée de douceur. J'avais peur d'arriver ; j'aurais
voulu que la route durât jusqu'à la fin du monde. Quant à la joie que je
sentais, je renonce à la dire, surtout quand j'entendis :
« C'est moi, le Saint-Esprit,
c'est moi qui suis en toi. »
Et la douceur
venait avec chaque parole. Il m'accompagna jusqu'au tombeau de saint François,
suivant sa parole, et ne me quitta pas, et resta avec moi jusqu'après le dîner,
et me suivit dans ma seconde visite au tombeau. Quand j'entrai pour la seconde
fois dans l'église, je fléchis le genou, et je vis un tableau qui représentait
François serré contre la poitrine de Jésus. Alors il me dit :
« Je te tiendrai beaucoup plus serré que cela ; je
t'embrasserai d'un embrassement trop serré pour être vu. Voici pourtant l'heure
où je vais te quitter, à ma fille chérie, à mon temple et mon amour, et ma
délectation ; je vais te remplir et te quitter, te quitter quant à cette joie,
non, non pas te quitter réellement, pourvu que tu m'aimes ! »
Et bien que cette parole fût
amère comme prédiction, elle eut cependant en elle-même une douceur inouïe. Je
regardai Celui qui parlait, pour le voir des yeux de l'esprit et des yeux du
corps ; je le vis i vous me demandez ce que je vis ? C'était quelque chose
d'absolument vrai, c'était plein de majesté, c'était immense ; mais qu'était-ce
? Je n'en sais rien ; c'était peut-être le souverain bien. Du moins cela me
parut ainsi. Il prononça encore des paroles de douceur ; puis il s'éloigna. Son
départ lui-même eut les attitudes de la miséricorde. Il ne s'en alla pas tout à
coup ; il se retira lentement, majestueusement, avec une immense douceur. Et il
disait encore : « O ma fille chérie, que j'aime plus qu'elle ne m'aime ! Tu
portes au doigt l'anneau de notre amour, et tu es ma fiancée ! Désormais tu ne
me quitteras plus : la bénédiction du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit est
en toi et sur ta compagne ! » Et mon âme cria : « Puisque vous ne me
quitterez plus, je ne crains plus le péché mortel ! » Mais là-dessus il ne
voulut pas répondre. Et comme au moment du départ j’avais demandé une grâce pour
ma compagne, il en promit une d'un autre genre. Il se retirait, il se retirait ;
je compris qu'il m'empêchait de tomber à terre, et qu'il me forçait à rester
debout.
Mais, après le départ,
lorsque tout fut consommé, je tombai assise et je criai à haute voix, hurlant,
vociférant, rugissant sans pudeur et au milieu des hurlements, je crois que je
disais : « Amour, amour, amour, tu me quittes, et je n'ai pas eu le temps de
faire ta connaissance ! Oh ! pourquoi me quitter ? » Mais je ne pouvais plus
parler. Et si je voulais articuler au lieu de paroles, il ne venait que des
hurlements, et je rugissais, je rugissais ; si j'essayais de dire un mot, il
était couvert par un cri ; on cherchait à m'entendre, et on ne pouvait pas. Cela
se passait à la porte de l'église de Saint-François. Tout le peuple s'assembla,
je rugissais en présence du peuple. j'étais assise en criant et j'étais
languissante pendant que je rugissais. Mes compagnons et mes amis furent pris de
honte et s'écartèrent en rougissant. On ne savait pas ce qui m'arrivait ; on se
trompait sur la cause. Quant à moi, je disais : « C'est Lui, je ne doute
plus, c'est Lui ; j'ai la certitude, c'est Lui, c'est le Seigneur qui m'a
parlé. » Je hurlais de douceur et de douleur, car c'était Lui, mais il était
parti. « La mort, criai-je la mort ! » Mais ô douleur ! je ne mourais
pas, et je vivais, et il était parti 1 mes jointures se séparaient.
Je revins d'Assise, et,
chemin faisant, je parlais de Dieu avec une grande douceur, et j'avais
grand-peine à me taire. Je me contenais cependant, car je n'étais pas seule. Or,
pendant la route, Jésus me parla et me dit :
« Moi, Jésus-Christ, qui te parle et qui t'ai parlé, je te donne ce signe que
vraiment c'est Moi ; je te donne ta croix et l'amour de Dieu ; je te les donne
pour l'éternité. »
Je sentis dans mon âme la
croix de l'amour et cela rejaillit sur mon corps, et je sentis la croix
corporellement, et mon âme fut liquéfiée. Revenue à la maison, je sentais une
douceur tranquille, paisible, trop immense pour être exprimée. Alors vint le
désir de la mort ; car cette douceur, cette paix, cette délectation au-dessus
des paroles me rendait cruelle la vie de ce monde. Ah ! la mort ! la mort ! et
je serais parvenue à la substance même de la douceur dont je sentais de loin
quelque chose, et je l'aurais touchée pour toujours, et jamais, jamais perdue !
Ah ! la mort ! la mort ! la vie m'était une douleur au-dessus de la douleur de
ma mère et de mes enfants morts, au-dessus de toute douleur qui puisse être
conçue. je tombai à terre languissante, et je restai là huit jours, et je
criais : « Ah ! Seigneur, Seigneur, ayez pitié de moi ! Enlevez-moi,
enlevez-moi. » Je sentis alors des parfums qui ne sont pas de la terre et
des effets inexprimables. Quant à la joie, elle fut au delà des paroles. Bien
des paroles m'ont été dites souvent, mais non pas avec une telle lenteur, ni une
telle douceur, ni une telle profondeur. Pendant que j'étais à terre, ma
compagne, admirable de simplicité, de pureté, de virginité, entendit une voix
qui disait :
« Le Saint-Esprit est dans cette chambre. » Elle s'approcha de moi, et
m'adressa ces paroles : « Dis-moi ce que tu as ; car je viens d'entendre une
voix qui m'a dit : Approche-toi d'Angèle. » Je lui répondis : « Ce qui t'a été
dit ne me déplaît pas. » Et depuis ce jour je lui communiquai quelques-uns
de mes secrets.
Un jour j'étais en oraison,
élevée en esprit. Dieu me parlait dans la paix et dans l'amour. Je regardai et
je le vis.
Vous me demanderez ce que je
vis ? C'était lui-même, et je ne peux dire autre chose. C'était une plénitude,
c'était une lumière intérieure et remplissante pour laquelle ni parole ni
comparaison ne vaut rien. Je ne vis rien qui eût un corps. Il était ce jour-là
sur la terre comme au ciel : la beauté qui ferme les lèvres, la souveraine
beauté contenant le souverain bien. L'assemblée des saints se tenait debout,
chantant des louanges devant la majesté souverainement belle. Tout cela
m'apparut en une seconde. Et Dieu me dit :
« O ma fille chérie, très aimante et très aimée, tous les saints ont pour toi un
amour spécial, tous les saints et ma Mère, et c'est moi qui t'associerai à eux.
»
Malgré l'importance de ces
paroles, elles me parurent petites. Ce qu'il me disait de sa Mère et de ses
saints me touchait peu. L'immensité de délectation que je buvais en Lui, en
lui-même, dans sa source, me rendait aveugle vis-à-vis des saints et des anges.
Toute leur bonté, toute leur beauté était en Lui, était de Lui ; il était le
souverain bien ; il était toute beauté. Et mes yeux se fermaient sur la
créature, abîmés de joie dans l'essence du beau. Et il me dit : « Je t'aime
d'un amour immense, je ne te le montre pas, je te le cache. » Mon âme
répondit : «Mais pourquoi donc mon Seigneur place-t-il ainsi sa joie et son
amour dans une pécheresse pleine de turpitudes ? » Et Dieu répondait :
« Je te dis que j'ai placé en toi mon amour. Mes
yeux voient tes défauts, mais c'est comme si je ne m'en souvenais plus. J'ai
déposé en toi, et j'ai caché mon trésor. »
Et ces paroles m'apportaient
le sentiment de leur pleine vérité ; et je ne doutais pas, et je sentais, et je
voyais que les yeux de Dieu me regardaient ; et mon âme puisa dans son regard la
lumière. Qu'un saint descende du paradis, je lui porte le défi d'exprimer ma
joie. Et comme il me cachait, disait-il, son amour, à cause de mon impuissance à
le porter :
« Si vous êtes le Dieu tout-puissant, vous pouvez me donner la force de porter
votre amour. » Il répondit :
« Tu aurais alors ton désir, et ta faim
diminuerait. Ce que je veux, ton désir, ta faim, ta langueur. »
Un jour j'entendis une voix
divine qui me disait : « Moi qui te
parle, je suis la puissance divine, qui t'apporte une grâce divine. Cette grâce,
la voici : je veux que ta vue seule soit utile à ceux qui te verront. Ah ! ce
n'est pas tout i je veux que ta pensée, ton souvenir et ton nom portent secours
et faveur à quiconque s'en servira. Personne ne pensera à toi en vain. Toute âme
qui se souviendra de toi recevra une grâce proportionnée à l'union divine
qu'elle possédera déjà. »
Je refusai, malgré ma joie,
craignant la vaine gloire.
Mais il ajouta :
« Tu n'as rien à tirer de là, rien,
quant à la vanité. Cette gloire n'est pas la tienne ; c'est un fardeau que tu
porteras, et ce n'est pas autre chose. Garde-le ; porte-le ; et restitue la
gloire à son propriétaire. »
Je compris que j'étais en
sûreté. « Et cependant, me dit-il,
ta crainte ne m'a pas déplu. »
J'entrai à l'église et
j'entendis une parole qui récréa mon Âme. La voix disait : « O ma fille
chérie ! Mais elle se servit d'un bien autre nom que je n'ose pas écrire; et
elle ajouta :
Aucune créature ne peut te donner consolation ; je
tiens cela dans mes mains ; je vais te montrer ma puissance. »
Les yeux de l'esprit furent
ouverts en moi, je vis une plénitude divine où j'embrassais tout l'univers, en
deçà et au delà des mers, et l'Océan, et l'abîme, et toutes choses, et je ne
voyais rien nulle part que la puissance divine ; le mode de la vision était
absolument inénarrable. 'Dans un transport d'admiration, je m'écriai : « Mais
il est plein de Dieu, il est plein de Dieu, cet univers. » Aussitôt
l'univers me sembla petit. Je vis la puissance de Dieu qui ne le remplissait pas
seulement, mais qui débordait de tous les côtés.
« Je t'ai montré,
dit-il,
quelque chose de ma puissance. »
Et je compris que, plus tard,
je pourrais peut-être en recevoir une intelligence plus élevée.
« Je t'ai montré,
dit-il,
quelque chose de ma puissance ; regarde mon
humilité. »
Je vis un abîme épouvantable
de profondeur ; c'était le mouvement de Dieu vers l'homme et vers toutes choses.
Me souvenant de la puissance
inénarrable, et voyant l'abîme de la descente, je sentis ce que j'étais ;
c'était le rien, absolument rien, un néant, et dans ce néant rien, rien, excepté
l'orgueil ! Je tombai dans un abîme de méditation, et, épouvantée d'être indigne
à ce point je me dis : Non, non, je ne veux plus communier.
« Ma fille,
dit-il,
le point où tu es montée est inaccessible à la créature ! Il faut quelque grâce
de Dieu très spéciale pour qu'un être vivant soit transporté là. »
Cependant la messe avançait ;
le prêtre élevait l'hostie. « La puissance, dit la voix,
la puissance est sur l'autel ! Je suis en toi ; si
tu me reçois, tu reçois Celui que déjà tu possèdes. Communie donc au nom du
Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. Moi qui suis digne, je te fais digne. »
Je sentis au fond de l'âme
l'inénarrable douceur d'une joie tellement immense, qu'elle remplira ma vie
avant de s'épuiser.
● ● ●
Il est bien entendu que ces
sentiments exceptionnels tiennent à la voie exceptionnelle par où était
conduite Angèle de Foligno. Les dernières lignes, du reste, ne laissent
aucun doute à cet égard. (Note du traducteur)
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE



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