Louis-Marie Grignion de Montfort
prêtre, missionnaire et fondateur
(1673-1716)

Traité de la Vraie Dévotion
à la Sainte Vierge

 

[C. «PRINCIPALES PRATIQUES DE DEVOTION A MARIE»]

115. Il y a plusieurs pratiques intérieures de la vraie dévotion à la Très Sainte Vierge, dont voici les principales en abrégé:

1 L'honorer comme la digne Mère de Dieu, du culte d'hyperdulie, c'est-à-dire l'estimer et l'honorer par-dessus tous les autres saints, comme le chef-d'oeuvre de la grâce et la première après Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme; 2 méditer ses vertus, ses privilèges et ses actions; 3 contempler ses grandeurs; 4 lui faire des actes d'amour, de louange et de reconnaissance; 5 l'invoquer cordialement; 6 s'offrir et s'unir à elle; 7 faire ses actions en vue de lui plaire; 8 commencer, continuer et finir toutes ses actions par elle, en elle, avec elle [et pour elle], afin de les faire par Jésus-Christ, en Jésus-Christ, avec Jésus-Christ et pour Jésus-Christ, notre dernière fin. Nous expliquerons cette dernière pratique.

116. La vraie dévotion à la Sainte Vierge a aussi plusieurs pratiques extérieures dont voici les principales:

1 S'enrôler dans ses confréries et entrer dans ses congrégations; 2 entrer dans les religions instituées en son honneur; 3 publier ses louanges; 4 faire des aumônes, jeûnes et mortification d'esprit ou de corps en son honneur; 5 porter sur soi ses livrées, comme le saint rosaire ou le chapelet, le scapulaire ou la chaînette; 6 réciter avec attention, dévotion et modestie ou le saint rosaire composé de quinze dizaines d'Ave Maria en l'honneur des quinze principaux mystères de Jésus-Christ, ou le chapelet de cinq dizaines, qui est le tiers du rosaire, ou en l'honneur des cinq mystères joyeux, qui sont: l'Annonciation, la Visitation, la Nativité de Jésus-Christ, la Purification et le Recouvrement de Jésus-Christ au Temple; ou en l'honneur des cinq mystères douloureux, qui sont: l'Agonie de Jésus-Christ au jardin des Olives, sa Flagellation, son Couronnement d'épines, son Portement de Croix et son Crucifiement; ou en l'honneur des cinq mystères glorieux, qui sont: la Résurrection de Jésus-Christ, son Ascension, la Descente du Saint-Esprit ou la Pentecôte, l'Assomption de la Sainte Vierge en corps et en âme dans le ciel, et son Couronnement par les trois personnes de la très sainte Trinité. On peut dire aussi un chapelet de six ou sept dizaines en l'honneur des années qu'on croit que la Sainte Vierge a vécu sur la terre; ou la petite couronne de la Sainte Vierge, composée de trois Pater et douze Ave, en l'honneur de sa couronne de douze étoiles ou privilèges; ou l'office de la Sainte Vierge, si universellement reçu et récité dans l'Église; ou le petit psautier de la Sainte Vierge, que saint Bonaventure a fait en son honneur, et qui est si tendre et si dévot, qu'on ne peut le réciter sans en être attendri; ou quatorze Pater et Ave en l'honneur de ses quatorze allégresses; ou quelques autres prières, hymnes et cantiques de l'Église, comme le Salve Regina, l'Alma, l'Ave Regina coelorum, ou le Regina coeli, selon les différents temps; ou l'Ave maris stella, O gloriosa Domina, etc., ou le Magnificat ou quelques autres prières de dévotion, dont les livres sont pleins; 7 chanter et faire chanter en son honneur des cantiques spirituels; 8 lui faire un nombre de génuflexions ou révérences, en lui disant par exemple, tous les matins, soixante ou cent fois: Ave Maria, Virgo fidelis, pour obtenir de Dieu par elle la fidélité aux grâces de Dieu pendant la journée; et le soir, Ave Maria, Mater misericordiae, pour demander pardon à Dieu par elle des péchés qu'on a commis pendant la journée; 9 avoir soin de ses confréries, orner ses autels, couronner ou embellir ses images; 10 porter et faire porter ses images en procession, et en porter une sur soi, comme une arme puissante contre le malin; 11 faire faire ses images ou son nom, et les placer ou dans les églises, ou dans les maisons, ou sur les portes et entrées des villes, des églises et des maisons; 12 se consacrer à elle d'une manière spéciale et solennelle.

117. Il y a une quantité d'autres pratiques de la vraie dévotion à la Très Sainte Vierge, que le Saint-Esprit a inspirées aux saintes âmes, qui sont très sanctifiantes; on les pourra lire plus au long dans le Paradis ouvert à Philagie, composé par le R. Père Paul Barry, de la Compagnie de Jésus, où il a recueilli un grand nombre de dévotions que les saints ont pratiquées en l'honneur de la Très Sainte Vierge, lesquelles dévotions servent merveilleusement à sanctifier les âmes, pourvu qu'elles soient faites comme il faut, c'est-à-dire:
1 avec une bonne et droite intention de plaire à Dieu seul, de s'unir à Jésus-Christ comme à sa fin dernière, et d'édifier le prochain; 2 avec attention, sans distraction volontaire; 3 avec dévotion, sans empressement ni négligence; 4 avec modestie et composition de corps respectueuse et édifiante.

[D. LA PARFAITE PRATIQUE DE DEVOTION A MARIE]

118. Après tout, je proteste hautement qu'ayant lu presque tous les livres qui traitent de la dévotion à la Très Sainte Vierge, et ayant conversé familièrement avec les plus saints et savants personnages de ces derniers temps, je n'ai point connu ni appris de pratique de dévotion envers la Sainte Vierge semblable à celle que je veux dire, qui exige d'une âme plus de sacrifices pour Dieu, qui la vide plus d'elle même et de son amour-propre, qui la conserve plus fidèlement dans la grâce, et la grâce en elle, qui l'unisse plus parfaitement et plus facilement à Jésus-Christ, et enfin qui soit plus glorieuse à Dieu, sanctifiante pour l'âme et utile au prochain.

119. Comme l'essentiel de cette dévotion consiste dans l'intérieur qu'elle doit former, elle ne sera pas également comprise de tout le monde: quelques-uns s'arrêteront à ce qu'elle a d'extérieur, et ne passeront pas outre, et ce sera le plus grand nombre; quelques-uns, en petit nombre, entreront dans son intérieur, mais ils n'y monteront qu'un degré. Qui est-ce qui montera au second? Qui parviendra jusqu'au troisième? Enfin, qui est celui qui y sera par état? Celui-là seul, à qui l'Esprit de Jésus-Christ révélera ce secret, et y conduira lui-même l'âme bien fidèle pour avancer de vertus en vertus, de grâce en grâce, et de lumières en lumières pour arriver jusqu'à la transformation de soi-même en Jésus-Christ, et à la plénitude de son âge sur la terre et de sa gloire dans le ciel.

[1.] LA PARFAITE CONSECRATION A JESUS-CHRIST

120. Toute notre perfection consistant à être conformes, unis et consacrés à Jésus-Christ, la plus parfaite de toutes les dévotions est sans difficulté celle qui nous conforme, unit et consacre le plus parfaitement à Jésus-Christ. Or, Marie étant la plus conforme à Jésus-Christ de toutes les créatures, il s'ensuit que, de toutes les dévotions, celle qui consacre et conforme le plus une âme à Notre-Seigneur, est la dévotion à la Très Sainte Vierge, sa sainte Mère, et que plus une âme sera consacrée à Marie, plus elle le sera à Jésus-Christ.

C'est pourquoi la parfaite consécration à Jésus-Christ n'est autre chose qu'une parfaite et entière consécration de soi-même à la Très Sainte Vierge, qui est la dévotion que j'enseigne; ou autrement une parfaite rénovation des voeux et promesses du saint baptême.

121. Cette dévotion consiste donc à se donner tout entier à la Très Sainte Vierge, pour être tout entier à Jésus-Christ par elle. Il faut lui donner: 1 notre corps avec tous ses sens et ses membres; 2 notre âme avec toutes ses puissances; 3 nos biens extérieurs qu'on appelle de fortune, présents et à venir; 4 nos biens intérieurs et spirituels, qui sont nos mérites, nos vertus et nos bonnes oeuvres passées, présentes et futures: en deux mots, tout ce que nous avons dans l'ordre de la nature et dans l'ordre de la grâce, et tout ce que nous pourrons avoir à l'avenir dans l'ordre de la nature, de la grâce ou de la gloire, et cela sans aucune réserve, pas même d'un denier, d'un cheveu et de la moindre bonne action, et cela pour toute l'éternité, et cela sans prétendre ni espérer aucune autre récompense de son offrande et de son service, que l'honneur d'appartenir à Jésus-Christ par elle, quand cette aimable Maîtresse ne serait pas, comme elle est toujours, la plus libérale et la plus reconnaissante des créatures.

122. Ici, il faut remarquer qu'il y a deux choses dans les bonnes oeuvres que nous faisons, savoir: la satisfaction et le mérite, autrement, la valeur satisfactoire ou impétratoire et la valeur méritoire. La valeur satisfactoire ou impétratoire d'une bonne oeuvre, c'est une bonne action en tant qu'elle satisfait à la peine due au péché, ou qu'elle obtient quelque nouvelle grâce; la valeur méritoire, ou le mérite, est une bonne action en tant qu'elle mérite la grâce et la gloire éternelle. Or, dans cette consécration de nous-mêmes à la Très Sainte Vierge, nous lui donnons toute la valeur satisfatoire, impétratoire et méritoire, autrement les satisfactions et les mérites de toutes nos bonnes oeuvres: nous lui donnons nos mérites, nos grâces et nos vertus, non pas pour les communiquer à d'autres (car nos mérites, grâces et vertus sont, à proprement parler, incommunicables; et il n'y a eu que Jésus-Christ qui, en se faisant notre caution auprès de son Père, nous a pu communiquer ses mérites), mais pour nous les conserver, augmenter et embellir, comme nous dirons encore; nous lui donnons nos satisfactions pour les communiquer à qui bon lui semblera, et pour la plus grande gloire de Dieu.

123. Il s'ensuit de là: 1 que par cette consécration on donne à Jésus-Christ, de la manière la plus parfaite, puisque c'est par les mains de Marie, tout ce qu'on peut lui donner, et beaucoup plus que par les autres dévotions, où on lui donne ou une partie de son temps, ou une partie de ses bonnes oeuvres, ou une partie de ses satisfactions et mortifications. Ici tout est donné et consacré, jusqu'au droit de disposer de ses biens intérieurs, et les satisfactions qu'on gagne par ses bonnes oeuvres de jour en jour: ce qu'on ne fait pas même dans aucune religion. On donne à Dieu dans les religions les biens de fortune par le voeu de pauvreté, les biens du corps par le voeu de chasteté, la propre volonté par le voeu d'obéissance, et quelquefois la liberté du corps par le voeu de clôture; mais on ne lui donne pas la liberté ou le droit qu'on a de disposer de la valeur de ses bonnes oeuvres, et on ne se dépouille pas autant qu'on peut de ce que l'homme chrétien a de plus précieux et de plus cher, qui sont ses mérites et ses satisfactions.

124. 2 Il s'ensuit qu'une personne qui s'est ainsi volontairement consacrée et sacrifiée à Jésus-Christ par Marie ne peut plus disposer de la valeur d'aucune de ses bonnes actions: tout ce qu'il souffre, tout ce qu'il pense, dit et fait de bien, appartient à Marie, afin qu'elle en dispose selon la volonté de son Fils, et à sa plus grande gloire, sans cependant que cette dépendance préjudicie en aucune manière aux obligations de l'état où l'on est pour le présent, et où on pourra être pour l'avenir: par exemple, aux obligations d'un prêtre qui, par office ou autrement, doit appliquer la valeur satisfactoire et impétratoire de la sainte Messe à un particulier; car on ne fait cette offrande que selon l'ordre de Dieu et les devoirs de son état.

125. 3 Il s'ensuit qu'on se consacre tout ensemble à la Très Sainte Vierge et à Jésus-Christ: à la Très Sainte Vierge comme au moyen parfait que Jésus-Christ a choisi pour s'unir à nous et nous à lui; et à Notre-Seigneur comme à notre dernière fin, auquel nous devons tout ce que nous sommes, comme à notre Rédempteur et à notre Dieu.

126. J'ai dit que cette dévotion pouvait fort bien être appelée une parfaite rénovation des voeux ou promesses du saint baptême. Car tout chrétien, avant son baptême, était l'esclave du démon, parce qu'il lui appartenait. Il a, dans son baptême, par sa bouche propre ou par celle de son parrain et de sa marraine, renoncé solennellement à Satan, à ses pompes et à ses oeuvres, et a pris Jésus-Christ pour son Maître et souverain Seigneur, pour dépendre de lui en qualité d'esclave d'amour. C'est ce qu'on fait par la présente dévotion: on renonce (comme il est marqué dans la formule de consécration), au démon, au monde, au péché et à soi-même, et on se donne tout entier à Jésus-Christ par les mains de Marie. Et même on fait quelque chose de plus, car dans le baptême, on parle ordinairement par la bouche d'autrui, savoir par le parrain et la marraine, et on ne se donne à Jésus-Christ [que] par procureur; mais, dans cette dévotion, c'est par soi-même, c'est volontairement, c'est avec connaissance de cause.

Dans le saint baptême, on ne [se] donne pas à Jésus-Christ par les mains de Marie, du moins d'une manière expresse, et on ne donne pas à Jésus-Christ la valeur de ses bonnes actions; mais, par cette dévotion, on se donne expressément à Notre-Seigneur par les mains de Marie, et on lui consacre la valeur de toutes ses actions.

127. Les hommes, dit saint Thomas, font voeu, au saint baptême de renoncer au diable et à ses pompes: In baptismum vovent homines abrenuntiare diabolo et pompis ejus. Et ce voeu, dit saint Augustin, est le plus grand et le plus indispensable : Votum maximum nostrum quo vovimus nos in Christo esse mansuros (Epis. 59 ad Paulin). C'est aussi ce que disent les canonistes: Principuum votum est quod baptismate facimus.

Cependant, qui est-ce qui garde ce grand voeu? Qui est-ce qui tient fidèlement les promesses du saint baptême? Presque tous les chrétiens ne faussent-ils pas la fidélité qu'ils ont promise à Jésus-Christ dans leur baptême? D'où peut venir ce dérèglement universel, sinon l'oubli où l'on vit des promesses et des engagements du saint baptême, et de ce que presque personne ne ratifie par soi-même le contrat d'alliance qu'il a fait avec Dieu par ses parrains et marraines!

128. Cela est si vrai que le Concile de Sens, convoqué par l'ordre de Louis le Débonnaire pour remédier aux désordres des chrétiens qui étaient grands, jugea que la principale cause de cette corruption dans les moeurs venait de l'oubli et l'ignorance où l'on vivait des engagements du saint baptême; et il ne trouva point de meilleur moyen de remédier à un si grand mal que de porter les chrétiens à renouveler les voeux et promesses du saint baptême.

129. Le Catéchisme du Concile de Trente, fidèle interprète des intentions de ce saint concile, exhorte les curés à faire la même chose et à porter leurs peuples à se ressouvenir qu'ils sont liés et consacrés à Notre-Seigneur Jésus-Christ comme des esclaves à leur Rédempteur et Seigneur. Voici ses paroles: Parochus fidelem populum ad eam rationem cohortabitur ut sciat [...] aequum esse nos ipsos, non secus ac mancipia Redemptori nostro et Domino in perpetuum addicere et consecrare (Cat. Conc. Trid., pte I,c.3).

130. Or, si les Conciles, les Pères et l'expérience même nous montrent que le meilleur moyen pour remédier aux dérèglements des chrétiens est de les faire ressouvenir des obligations de leur baptême et de leur faire renouveler les voeux qu'ils y ont faits, n'est-il pas raisonnable qu'on le fasse présentement d'une manière parfaite par cette dévotion et consécration à Notre-Seigneur par sa sainte Mère? Je dis d'une manière parfaite, parce qu'on se sert, pour se consacrer à Jésus-Christ, du plus parfait de tous les moyens, qui est la Très Sainte Vierge.

131. On ne peut pas objecter que cette dévotion soit nouvelle ou indifférente: elle n'est pas nouvelle, puisque les conciles, les Pères et plusieurs auteurs anciens et nouveaux parlent de cette consécration à Notre-Seigneur ou rénovation des voeux du saint baptême comme d'une chose anciennement pratiquée, et qu'ils conseillent à tous les chrétiens; elle n'est pas indifférente, puisque la principale source des désordres, et par conséquent de la damnation des chrétiens, vient de l'oubli et de l'indifférence pour cette pratique.

132. Quelques-uns peuvent dire que cette dévotion, nous faisant donner à Notre-Seigneur, par les mains de la Très Sainte Vierge, la valeur de toutes nos bonnes oeuvres, prières et mortifications et aumônes, elle nous met dans l'impuissance de secourir les âmes de nos parents, amis et bienfaiteurs.

Je leur répond, premièrement, qu'il n'est pas croyable que nos amis, parents ou bienfaiteurs souffrent du dommage de ce que nous nous sommes dévoués et consacrés sans réserve au service de Notre-Seigneur et de sa sainte Mère. Ce serait faire injure à la puissance et à la bonté de Jésus et de Marie, qui sauront bien assister nos parents, amis et bienfaiteurs de notre petit revenu spirituel, ou par d'autres voies.

Secondement, cette pratique n'empêche point qu'on ne prie pour les autres, soit morts, soit vivants, quoique l'application de nos bonnes oeuvres dépende de la volonté de la Très Sainte Vierge; c'est au contraire ce qui nous portera à prier avec plus de confiance; tout ainsi qu'une personne riche qui aurait donné tout son bien à un grand prince, afin de l'honorer davantage, prierait avec plus de confiance ce prince de faire l'aumône à quelqu'un de ses amis qui la lui demanderait. Ce serait même faire plaisir à ce prince que de lui donner l'occasion de témoigner sa reconnaissance envers une personne qui s'est dépouillée pour le revêtir, qui s'est appauvrie pour l'honorer. Il faut dire la même chose de Notre-Seigneur et de la Sainte Vierge: ils ne se laisseront jamais vaincre en reconnaissance.

133. Quelqu'un dira peut-être: Si je donne à la Très Sainte Vierge tout la valeur de mes actions pour l'appliquer à qui elle voudra, il faudra peut-être que je souffre longtemps en purgatoire.
Cette objection, qui vient de l'amour-propre et de l'ignorance de la libéralité de Dieu et de sa sainte Mère, se détruit d'elle-même. Une âme fervente et généreuse qui prise plus les intérêts de Dieu que les siens, qui donne à Dieu tout ce qu'elle a, sans réserve, en sorte qu'elle ne peut pas plus, non plus ultra, qui ne respire que la gloire et le règne de Jésus-Christ par sa sainte Mère, et qui se sacrifie tout entière pour le gagner; cette âme généreuse, dis-je, et libérale, sera-t-elle plus punie en l'autre monde pour avoir été plus libérale et plus désintéressée que les autres? Tant s'en faut: c'est à cette âme, comme nous verrons dans la suite, que Notre-Seigneur et sa sainte Mère sont très libéraux dans ce monde et dans l'autre, dans l'ordre de la nature, de la grâce et de la gloire.

134. Il faut maintenant que nous voyions, le plus brièvement que nous pourrons, les motifs qui nous doivent rendre cette dévotion recommandable, les effets merveilleux qu'elle produit dans les âmes fidèles, et les pratiques de cette dévotion.

[2. «LES MOTIFS QUI NOUS DOIVENT RENDRE CETTE DÉVOTION RECOMMANDABLE»]

[Cette dévotion nous livre entièrement au service de Dieu]

135. Premier motif, qui nous montre l'excellence de cette consécration de soi-même à Jésus-Christ par les mains de Marie.

Si on ne peut concevoir sur la terre d'emploi plus relevé que le service de Dieu; si le moindre serviteur de Dieu est plus riche, plus puissant et plus noble que tout les rois et les empereurs de la terre, s'ils ne sont pas serviteurs de Dieu, quelles sont les richesses, la puissance et la dignité du fidèle et parfait serviteur de Dieu, qui sera dévoué à son service, entièrement, sans réserve et autant qu'il le peut être! Tel est un fidèle et amoureux esclave de Jésus en Marie, qui s'est donné tout entier au service de ce Roi des rois, par les mains de sa sainte Mère, et qui n'a rien réservé pour soi-même: tout l'or de la terre et les beautés des cieux ne peuvent pas le payer.

136. Les autres congrégations, associations et confréries érigées en l'honneur de Notre-Seigneur et de sa sainte Mère, qui font de si grands biens dans le christianisme, ne font pas donner tout sans réserve; elles ne prescrivent à leurs associés que de certaines pratiques et actions pour satisfaire à leur obligations; elles les laissent libres pour toutes les autres actions et les autres temps de leur vie. Mais cette dévotion ici fait donner sans réserve à Jésus et à Marie toutes ses pensées, paroles, actions et souffrances, et tous les temps de sa vie; en sorte que, soit qu'il veille ou qu'il dorme, soit qu'il boive ou qu'il mange, soit qu'il fasse les actions les plus grandes, soit qu'il fasse les plus petites, il est toujours vrai de dire que ce qu'il fait, quoiqu'il n'y pense pas, est à Jésus et à Marie en vertu de son offrande, à moins qu'il ne l'ait expressément rétractée. Quelle consolation!

137. De plus, comme j'ai déjà dit, il n'y a aucune autre pratique que celle-ci par laquelle on se défasse facilement d'une certaine propriété, qui se glisse imperceptiblement dans les meilleures actions; et notre bon Jésus donne cette grande grâce en récompense de l'action héroïque et désintéressée qu'on a faite, en lui faisant, par les mains de sa sainte Mère, une cession de toute la valeur de ses bonnes oeuvres.

S'il donne un centuple, même en ce monde, à ceux qui, pour son amour, quittent les biens extérieurs, temporels et périssables, quel sera le centuple qu'il donnera à celui qui lui sacrifiera même ses biens intérieurs et spirituels!

138. Jésus, notre grand ami, s'est donné à nous sans réserve, corps et âme, vertus, grâces et mérites: Se toto totum me comparavit, dit saint Bernard: Il m'a gagné tout entier en se donnant tout à moi; n'est-il pas de la justice et de la reconnaissance que nous lui donnions tout ce que nous pouvons lui donner? Il a été libéral envers nous le premier; soyons-le les seconds, et nous l'éprouverons pendant notre vie, à notre mort et dans toute l'éternité, encore plus libéral: Cum liberali liberalis erit.

[Cette dévotion nous fait imiter l'exemple donné par Jésus-Christ et par Dieu lui-même, et pratiquer l'humilité]

139. Second motif, qui nous montre qu'il est juste en soi-même et avantageux au chrétien de se consacrer tout entier à la Très Sainte Vierge par cette pratique, afin d'être plus parfaitement à Jésus-Christ.

Ce bon Maître n'a pas dédaigné de se renfermer dans le sein de la Sainte Vierge comme un captif et un esclave amoureux, et de lui être soumis et obéissant pendant trente années. C'est ici, je le répète, que l'esprit humain se perd, lorsqu'il fait une sérieuse réflexion à cette conduite de la Sagesse incarnée, qui n'a pas voulu, quoiqu'elle le pût faire, se donner directement aux hommes, mais par la Très Sainte Vierge; qui n'a pas voulu venir au monde à l'âge d'un homme parfait, indépendant d'autrui, mais comme un pauvre et petit enfant, dépendant des soins et de l'entretien de sa sainte Mère. Cette Sagesse infinie, qui avait un désir immense de glorifier Dieu son Père et de sauver les hommes, n'a point trouvé de moyen plus parfait et plus court pour le faire que de se soumettre en toutes choses à la Très Sainte Vierge, non seulement pendant les huit, dix ou quinze années premières de sa vie, comme les autres enfants, mais pendant trente ans; et elle a plus donné de gloire à Dieu son Père, pendant tout ce temps de soumission et de dépendance de la Très Sainte Vierge, qu'elle ne lui en eût donné en employant ces trente ans à faire des prodiges, à prêcher par toute la terre, à convertir tous les hommes; si autrement, elle l'aurait fait. Oh! oh! qu'on glorifie hautement Dieu en se soumettant à Marie, à l'exemple de Jésus!

Ayant devant nos yeux un exemple si visible et si connu de tout le monde, sommes-nous assez insensés pour croire trouver un moyen plus parfait et plus court pour glorifier Dieu que celui de se soumettre à Marie, à l'exemple de son Fils?

140. Qu'on [se] rappelle ici, pour preuve de la dépendance que nous devons avoir de la Très Sainte Vierge, ce que j'ai dit ci-dessus, en rapportant les exemples que nous donnent le Père, le Fils et le Saint-Esprit, dans la dépendance que nous devons avoir de la Très Sainte Vierge. Le Père n'a donné et ne donne son Fils que par elle, ne se fait des enfants que par elle, et ne communique ses grâces que par elle; Dieu le Fils n'a été formé pour tout le monde et engendré que par elle dans l'union au Saint-Esprit, et ne communique ses mérites et ses vertus que par elle; le Saint-Esprit n'a formé Jésus-Christ que par elle, ne forme les membres de son Corps mystique que par elle, et ne dispense ses dons et faveurs que par elle.

Après tant et de si pressants exemples de la très Sainte Trinité, pouvons-nous, sans un extrême aveuglement, nous passer de Marie, et ne pas nous consacrer à elle, et dépendre d'elle pour aller à Dieu et pour nous sacrifier à Dieu?

141. Voici quelques passages latins des Pères, que j'ai choisi pour prouver ce que je viens de dire: Duo filii Mariae sunt, homo Deus et homo purus; unius corporaliter; et alterius spiritualiter mater est Maria (Saint Bonaventure et Origène).

Haec est voluntas Dei, qui totum nos voluit habere per Mariam; ac proinde, si quid spei, si quid gratiae, si quid salutis ab ea noverimus redundare (saint Bernard).
Omnia dona, virtutes et gratiae ipsius Spiritus Sancti, quibus vult, quando vult, quomodo vult et quantum vult per ipsius manus administrantur (saint Bernardin).

Qui indignus eras cui daretur, datum est Mariae, ut per eam acciperes quidquid haberes (saint Bernard).

142. Dieu, voyant que nous sommes indignes de recevoir ses grâces immédiatement de sa main, dit saint Bernard, il les donne à Marie, afin que nous ayons par elle tout ce qu'il veut nous donner: et il trouve aussi sa gloire à recevoir par les mains de Marie la reconnaissance, le respect et l'amour que nous lui devons pour ses bienfaits. Il est donc très juste que nous imitions cette conduite de Dieu, afin, dit le même saint Bernard, que la grâce retourne à son auteur par le même canal qu'elle est venue: Ut eodem alveo ad largitorem gratia redeat quo fluxit.

C'est ce qu'on fait par notre dévotion: on offre et consacre tout ce qu'on est et tout ce qu'on possède à la Très Sainte Vierge, afin que Notre-Seigneur reçoive par son entremise la gloire et la reconnaissance qu'on lui doit. On se reconnaît indigne et incapable d'approcher de sa Majesté infinie par soi-même: c'est pourquoi on se sert de l'intercession de la Très Sainte Vierge.

143. De plus, c'est ici une pratique d'une grande humilité, que Dieu aime par-dessus les autres vertus. Une âme qui s'élève abaisse Dieu, une âme qui s'humilie élève Dieu. Dieu résiste aux superbes et donne sa grâce aux humbles: si vous vous abaissez, vous croyant indigne de paraître devant lui et de vous approcher de lui, il descend, il s'abaisse pour venir à vous, pour se plaire en vous, et pour vous élever malgré vous; mais tout le contraire, quand on s'approche hardiment de Dieu, sans médiateur, Dieu s'enfuit, on ne peut l'atteindre.

Oh! qu'il aime l'humilité du coeur! C'est à cette humilité qu'engage cette pratique de dévotion, puisqu'elle apprend à n'approcher jamais par soi-même de Notre-Seigneur, quelque doux et miséricordieux qu'il soit, mais à se servir toujours de l'intercession de la Sainte Vierge, soit pour paraître devant Dieu, soit pour lui parler, soit pour l'approcher, soit pour lui offrir quelque chose, soit pour s'unir et consacrer à lui.

[Cette dévotion nous procure les bons offices de la Sainte Vierge]

144. Troisième motif. - La Très Sainte Vierge, qui est une mère de douceur et de miséricorde, et qui ne se laisse jamais vaincre en amour et en libéralité, voyant qu'on se donne tout entier à elle pour l'honorer et la servir, en se dépouillant de ce qu'on a de plus cher pour l'en orner, se donne aussi tout entière et d'une manière ineffable à celui qui lui donne tout. Elle le fait s'engloutir dans l'abîme de ses grâces; elle l'orne de ses mérites; elle l'appuie de sa puissance; elle l'éclaire de sa lumière; elle l'embrase de son amour; elle lui communique ses vertus: son humilité, sa foi, sa pureté, etc.; elle se rend sa caution, son supplément et son tout envers Jésus. Enfin, comme cette personne consacrée est toute à Marie, Marie est aussi toute à elle; en sorte qu'on peut dire de ce parfait serviteur et enfant de Marie ce que saint Jean l'Evangéliste dit de lui-même, qu'il a pris la Très Sainte Vierge pour tous ses biens: Accepit eam discipulus in sua.

145. C'est ce qui produit dans son âme, s'il est fidèle, une grande défiance, mépris et haine de soi-même, et une grande confiance et un grand abandon à la Sainte Vierge, sa bonne maîtresse. Il ne met plus, comme auparavant, son appui en ses dispositions, intentions, mérites, vertus et bonnes oeuvres, parce qu'en ayant fait un entier sacrifice à Jésus-Christ par cette bonne Mère, il n'a plus qu'un trésor où sont tous ses biens, et qui n'est plus chez lui, et ce trésor est Marie.

C'est ce qui le fait approcher de Notre-Seigneur sans crainte servile ni scrupuleuse, et le prier avec beaucoup de confiance; c'est ce qui le fait entrer dans les sentiments du dévot et savant abbé Rupert, qui, faisant allusion à la victoire que Jacob remporta sur un ange, dit à la Très Sainte Vierge ces belles paroles: O Marie, ma Princesse, et Mère inmaculée d'un Dieu-Homme, Jésus-Christ, je désire lutter avec cet Homme, savoir le Verbe divin, armé non pas de mes propres mérites, mais des vôtres: O Domina, Dei Genitrix, Maria, et incorrupta Mater Dei et hominis, non meis, sed tuis armatus meritis, cum isto Viro, scilicet Verbo Dei, luctari cupio. (Rup. prolog. in Cantic.).

Oh! qu'on est puissant et fort auprès de Jésus-Christ quand on est armé des mérites et de l'intercession d'une digne Mère de Dieu, qui, comme dit saint Augustin, a amoureusement vaincu le Tout-Puisant!

146. Comme, par cette pratique, on donne à Notre-Seigneur, par les mains de sa sainte Mère, toutes ses bonnes oeuvres, cette bonne Maîtresse les purifie, les embellit et les fait accepter de son Fils.
1 Elle les purifie de toute la souillure de l'amour-propre et de l'attache imperceptible à la créature qui se glisse insensiblement dans les meilleures actions. Dès lors qu'elles sont entre ses mains très pures et fécondes, ces mêmes mains, qui n'ont jamais été stériles ni oiseuses, et qui purifient tout ce qu'elles touchent, ôtent du présent qu'on lui fait tout ce qui peut y avoir de gâté ou imparfait.

147. 2 Elle les embellit, en les ornant de ses mérites et vertus. Comme si un paysan, voulant gagner l'amitié et la bienveillance du roi, allait à la reine et lui présentait une pomme, qui est tout son revenu, afin que la reine la présentât au roi. La reine, ayant accepté le pauvre petit présent du paysan, mettrait cette pomme au milieu d'un grand et beau plat d'or, et la présenterait ainsi au roi de la part du paysan; pour lors, la pomme, quoique indigne en elle-même d'être présentée à un roi, deviendrait un présent digne de sa Majesté, eu égard au plat d'or où elle est et à la personne qui la présente.

148. 3 Elle présente ces bonnes oeuvres à Jésus-Christ; car elle ne garde rien de ce qu'on lui présente, pour soi, en dernière fin; elle renvoie tout à Jésus-Christ fidèlement. Si on lui donne, on donne nécessairement à Jésus; si on la loue et on la glorifie, aussitôt elle loue et glorifie Jésus.

Maintenant, comme autrefois lorsque sainte Elisabeth la loua, elle chante, quand on la loue et la bénit: Magnificat anima mea Dominum.

149. 4 Elle fait accepter de Jésus ces bonnes oeuvres, quelque petit et pauvre que soit le présent pour ce Saint des saints et ce Roi des rois. Quand on présente quelque chose à Jésus, par soi-même et appuyé sur sa propre industrie et disposition, Jésus examine le présent, et souvent il le rejette à cause de la souillure qu'il contracte par l'amour-propre; comme autrefois il rejeta les sacrifices des Juifs tout pleins de leur propre volonté. Mais quand on lui présente quelque chose par les mains pures et virginales de sa bien-aimée, on le prend par son faible, s'il m'est permis d'user de ce terme: il ne considère pas tant la chose qu'on lui donne que sa bonne Mère qui la présente; il ne regarde pas tant d'où vient ce présent que celle par qui il vient. Ainsi Marie, qui n'est jamais rebutée, et toujours bien reçue de son Fils, fait recevoir agréablement de sa Majesté tout ce qu'elle lui présente, petit ou grand; il suffit que Marie le présente pour que Jésus le reçoive et l'agrée. C'est le grand conseil que donnait saint Bernard à ceux et celles qu'il conduisait à la perfection. Quand vous voudrez offrir quelque chose à Dieu, ayez soin de l'offrir par les mains très agréables et très dignes de Marie, à moins que vous ne vouliez être rejeté: Modicum quod offere desideras, manibus Mariae offerendum tradere cura, si non vis sustinere repulsam (Saint Bernard, Lib. de Aquaed.).

150. N'est-ce pas ce que la nature même inspire aux petits à l'égard des grands, comme nous avons vu? Pourquoi la grâce ne nous portera-t-elle pas à faire la même chose à l'égard de Dieu, qui est infiniment élevé au-dessus de nous, et devant lequel nous sommes moins que des atomes; ayant d'ailleurs une avocate si puissante qu'elle n'est jamais refusée; si industrieuse qu'elle sait tous les secrets de gagner le coeur de Dieu; si bonne et charitable qu'elle ne rebute personne quelque petit et méchant qu'il soit.

Je rapporterai ci-après la figure véritable des vérités que je dis, dans l'histoire de Jacob et Rébecca.

[Cette dévotion est un excellent moyen de procurer la plus grande gloire de Dieu]

151. Quatrième motif. - Cette dévotion fidèlement pratiquée est un excellent moyen pour faire en sorte que la valeur de toutes nos bonnes oeuvres soit employée à la plus grande gloire de Dieu. Presque personne n'agit pour cette noble fin, quoiqu'on y soit obligé, soit parce qu'on ne connaît pas où est la plus grande gloire de Dieu, soit parce qu'on ne la veut pas. Mais la Très Sainte Vierge, à qui on cède la valeur et le mérite de ses bonnes oeuvres, connaissant très parfaitement où est la plus grande gloire de Dieu, et ne faisant rien que pour la plus grande gloire de Dieu, un parfait serviteur de cette bonne Maîtresse, qui s'est tout consacré à elle, comme nous avons dit, peut dire hardiment que la valeur de toutes ses actions, pensées et paroles, est employé à la plus grande gloire de Dieu, à moins qu'il ne révoque expressément son offrande. Peut-on trouver rien de plus consolant pour une âme qui aime Dieu d'un amour pur et sans intérêt, et qui prise plus la gloire de Dieu et ses intérêts que les siens?

[Cette dévotion est un chemin pour arriver à l'union avec Notre-Seigneur]

152. Cinquième motif. - Cette dévotion est un chemin aisé, court, parfait et assuré pour arriver à l'union avec Notre-Seigneur, où consiste la perfection du chrétien.

[Cette dévotion est un chemin aisé]

1 C'est un chemin aisé; c'est un chemin que Jésus-Christ a frayé en venant à nous, et où il n'y a aucun obstacle pour arriver à lui. On peut, à la vérité, arriver à l'union divine par d'autres chemins; mais ce sera par beaucoup plus de croix, de morts étranges et avec beaucoup plus de difficultés, que nous ne vaincrons que difficilement. Il faudra passer par des nuits obscures, par des combats et des agonies étranges, par sur des montagnes escarpées, par sur des épines très piquantes et des déserts affreux. Mais par le chemin de Marie, on passe plus doucement et plus tranquillement.

On y trouve, à la vérité, de grands combats à donner et de grandes difficultés à vaincre; mais cette bonne Mère et Maîtresse se rend si proche et si présente à ses fidèles serviteurs, pour les éclairer dans leurs ténèbres, pour les éclaircir dans leurs doutes, pour les affermir dans leurs craintes, pour les soutenir dans leurs combats et leurs difficultés, qu'en vérité ce chemin virginal pour trouver Jésus-Christ est un chemin de roses et de miel, à vu les autres chemins. Il y a eu quelques saints, mais en petit nombre, comme un saint Ephrem, saint Jean Damascènne, saint Bernard, saint Bernardin, saint Bonaventure, saint François de Sales, etc., qui ont passé par ce chemin doux pour aller à Jésus-Christ, parce que le Saint-Esprit, Époux fidèle de Marie, le leur a montré par une grâce singulière; mais les autres saints, qui sont en plus grand nombre, quoiqu'ils aient tous eu de la dévotion à la Très Sainte Vierge, n'ont pas pourtant, ou très peu, entré en cette voie. C'est pourquoi ils ont passé par des épreuves plus rudes et plus dangereuses.

153. D'où vient donc, me dira quelque fidèle serviteur de Marie, que les serviteurs fidèles de cette bonne Mère ont tant d'occasions de souffrir, et plus que les autres qui ne lui sont pas si dévots? On les contredit, on les persécute, on les calomnie, on ne les peut souffrir; ou bien ils marchent dans les ténèbres intérieures et des déserts où il n'y a pas la moindre goutte de rosée du ciel. Si cette dévotion à la Sainte Vierge rend le chemin pour trouver Jésus-Christ plus aisé, d'où vient qu'ils sont les plus crucifiés?

154. Je lui réponds qu'il est bien vrai que les plus fidèles serviteurs de la Sainte Vierge, étant ses plus grands favoris, reçoivent d'elle les plus grandes grâces et faveurs du ciel, qui sont les croix; mais je soutiens que ce sont aussi ces serviteurs de Marie qui portent ces croix avec plus de facilité, de mérite et de gloire; et que ce qui arrêterait mille fois un autre ou le ferait tomber, ne les arrête pas une fois et les fait avancer, parce que cette bonne Mère, toute pleine de grâce et de l'onction du Saint-Esprit, confit toutes ces croix qu'elle leur taille dans le sucre de sa douceur maternelle et dans l'onction du pur amour: en sorte qu'ils les avalent joyeusement comme des noix confites, quoiqu'elles soient d'elles-mêmes très amères. Et je crois qu'une personne qui veut être dévote et vivre pieusement en Jésus-Christ, et par conséquent souffrir persécution et porter tous les jours sa croix, ne portera jamais de grandes croix, ou ne les portera pas joyeusement ni jusqu'à la fin sans une tendre dévotion à la Sainte Vierge, qui est la confiture des croix: tout de même qu'une personne ne pourra pas manger sans une grande violence, qui ne sera pas durable, des noix vertes sans être confites dans le sucre.

[Cette dévotion est un chemin court]

155. 2 Cette dévotion à la Très Sainte Vierge est un chemin court pour trouver Jésus-Christ, soit parce qu'on ne s'y égare point, soit parce que, comme je viens de dire, on y marche avec plus de joie et de facilité, et, par conséquent, avec plus de promptitude. On avance plus, en peu de temps de soumission et de dépendance de Marie, que dans des années entières de propre volonté et d'appui sur soi-même; car un homme obéissant et soumis à la divine Marie chantera des victoires signalées sur tous ses ennemis. Ils voudront l'empêcher de marcher, ou le faire reculer, ou le faire tomber, il est vrai; mais, avec l'appui, l'aide et la conduite de Marie, sans tomber, sans reculer et même sans se retarder, il avancera à pas de géant vers Jésus-Christ, par le même chemin par lequel il est écrit que Jésus-Christ est venu vers nous à pas de géant et en peu de temps.

156. Pourquoi pensez-vous que Jésus-Christ a si peu vécu sur la terre, et qu'en le peu d'années qu'il y a vécu, il a passé presque toute sa vie dans la soumission et l'obéissance à sa Mère? Ah! c'est qu'ayant été consommé en peu il a vécu longtemps et plus longtemps qu'Adam, dont il était venu réparer les pertes, quoiqu'il ait vécu plus de neuf cents ans; et Jésus-Christ a vécu longtemps, parce qu'il y a vécu soumis et bien uni avec sa sainte Mère pour obéir à Dieu son Père; car: 1 celui qui honore sa mère ressemble à un homme qui thésaurise, dit le Saint-Esprit, c'est-à-dire que celui qui honore Marie sa Mère jusqu'à se soumettre à elle, et lui obéir en toutes choses, deviendra bientôt bien riche, parce qu'il amasse tous les jours des trésors par le secret de cette pierre philosophale: Qui honorat matrem, quasi qui thesaurizat; 2 parce que, selon une interprétation spirituelle de cette parole du Saint-Esprit: Senectus mea in misericordia uberi: Ma vieillesse se trouve dans la miséricorde du sein, c'est dans le sein de Marie, qui a entouré et engendré un homme parfait et qui a eu la capacité de contenir Celui que tout l'univers ne comprend ni ne contient pas, c'est dans le sein de Marie, dis-je, que les jeunes gens deviennent des vieillards en lumière, en sainteté, en expérience et en sagesse, et qu'on parvient en peu d'années jusqu'à la plénitude de l'âge de Jésus-Christ.

[Cette dévotion est un chemin parfait]

157. 3 Cette pratique de dévotion à la Très Sainte Vierge est un chemin parfait pour aller et s'unir à Jésus-Christ, puisque la divine Marie est la plus parfaite et la plus sainte des pures créatures, et que Jésus-Christ, qui est parfaitement venu à nous n'a point pris d'autre route de son grand et admirable voyage. Le Très-Haut, l'Incompréhensible, l'Inaccessible, Celui qui Est, a voulu venir à nous, petits vers de terre, qui ne sommes rien. Comment cela s'est-il fait? Le Très-Haut a descendu parfaitement et divinement par l'humble Marie jusqu'à nous, sans rien perdre de sa divinité et sainteté; et c'est par Marie que les très petits doivent monter parfaitement et divinement au Très-Haut sans rien appréhender.

L'Incompréhensible s'est laissé comprendre et contenir parfaitement par la petite Marie, sans rien perdre de son immensité; c'est aussi par la petite Marie que nous devons nous laisser contenir et conduire parfaitement sans aucune réserve.

L'Inaccessible s'est approché, s'est uni étroitement, parfaitement et même personnellement à notre humanité par Marie, sans rien perdre de sa Majesté; c'est aussi par Marie que nous devons approcher de Dieu et nous unir à sa Majesté parfaitement et étroitement, sans craindre d'être rebutés.

Enfin, Celui qui Est a voulu venir à ce qui n'est pas, et faire que ce qui n'est pas devienne Dieu ou Celui qui Est; il l'a fait parfaitement en se donnant et se soumettant entièrement à la jeune Vierge Marie, sans cesser d'être dans le temps Celui qui Est de toute Éternité: de même, c'est par Marie que, quoique nous ne soyons rien, nous pouvons devenir semblables à Dieu par la grâce et la gloire, en nous donnant à elle si parfaitement et entièrement, que nous ne soyons rien en nous-mêmes et tout en elle, sans craindre de nous tromper.

158. Qu'on me fasse un chemin nouveau pour aller à Jésus-Christ, et que ce chemin soit pavé de tous les mérites des bienheureux, orné de toutes leurs vertus héroïques, éclairé et embelli de toutes les lumières et beautés des anges, et que tous les anges et les saints y soient pour y conduire, défendre et soutenir ceux et celles qui y voudront marcher; en vérité, en vérité, je dis hardiment, et je dis la vérité, que je prendrais préférablement à ce chemin, qui serait si parfait, la voie immaculée de Marie: Posui immaculatam viam, voie ou chemin sans aucune tache ni souillure, sans péché originel ni actuel, sans ombres ni ténèbres; et si mon aimable Jésus, dans la gloire, vient une seconde fois sur la terre (comme il est certain) pour y régner, il ne choisira point d'autre voie de son voyage que la divine Marie, par laquelle il est si sûrement et parfaitement venu la première. La différence qu'il y aura entre sa première et dernière venue, c'est que la première a été secrète et cachée, la seconde sera glorieuse et éclatante; mais toutes deux parfaites, parce que toutes deux seront par Marie. Hélas! voici un mystère qu'on ne comprend pas: Hic taceat omnis lingua.

[Cette dévotion est un chemin assuré]

159. 4 Cette dévotion à la Très Sainte Vierge est un chemin assuré pour aller à Jésus-Christ et acquérir la perfection en nous unissant à lui : 1 Parce que cette pratique que j'enseigne n'est pas nouvelle ; elle est si ancienne qu'on ne peut, comme dit Mr. Boudon, mort depuis peu en odeur de sainteté, dans un livre qu'il a fait de cette dévotion, en marquer précisément les commencements ; il est cependant certain que, depuis plus de sept cents ans, on en trouve des marques dans l'Église.

Saint Odilon, abbé de Cluny, qui vivait environ l'an 1040, a été un des premiers qui l'a pratiquée publiquement en France, comme il est marqué dans sa vie.

Le cardinal Pierre Damien rapporte que, l'an 1076, le bienheureux Marin, son frère, se fit esclave de la Très Sainte Vierge, en présence de son directeur, d'une manière bien édifiante: car il se mit la corde au col, et prit la discipline, et mit sur l 'autel une somme d'argent pour marquer son dévouement et consécration à la Sainte Vierge, ce qu'il continua si fidèlement toute sa vie qu'il mérita à sa mort d'être visité et consolé par sa bonne Maîtresse, et de recevoir de sa bouche les promesses du paradis pour récompense de ses services.

Cesarius Bollandus fait mention d'un illustre chevalier, Vautier de Birbak, proche parent des ducs de Louvain, qui, environ l'an 1300, fit cette consécration de soi-même à la Sainte Vierge.
Cette dévotion a été pratiquée par plusieurs particuliers jusqu'au XVII siècle, où elle est devenue publique.

160. Le P. Simon de Rojas, de l'Ordre de la Trinité, dit de la rédemption des captifs, prédicateur du roi Philippe III, mit en vogue cette dévotion par toute l'Espagne et l'Allemagne; et obtint, à l'instance de Philippe III, de Grégoire XV, de grandes indulgences à ceux qui la pratiqueraient.

Le R.P. de Los Rios, de l'Ordre de Saint-Augustin, s'appliqua avec son intime ami, le Père de Rojas, à étendre cette dévotion par ses paroles et ses écrits dans l'Espagne et l'Allemagne; il composa un gros volume intitulé: Hierarchia Mariana, dans lequel il traite, avec autant de piété que d'érudition, de l'antiquité, de l'excellence et de la solidité de cette dévotion.

Les R. Pères Théatins, au siècle dernier, établirent cette dévotion dans l'Italie, la Sicile et la Savoie.

161. Le R. Père Stanislas Phalacius, de la Compagnie de Jésus, avança merveilleusement cette dévotion en Pologne.

Le Père de Los Rios, dans son livre cité ci-dessus, rapporte les noms des princes, princesses, évêques et cardinaux de différents royaumes qui ont embrassé cette dévotion.

Le R. Père Cornelius a Lapide, aussi recommendable pour sa piété que pour sa science profonde, ayant reçu commission de plusieurs évêques et théologiens d'examiner cette dévotion, après l'avoir examinée mûrement, lui donna des louanges dignes de sa piété, et plusieurs autres grands personnages suivirent son exemple.

Les R.Pères Jésuites, toujours zélés au service de la Très Sainte Vierge, présentèrent au nom des congréganistes de Cologne, un petit traité de cette dévotion au duc Ferdinand de Bavière, pour lors archevêque de Cologne, qui lui donna son approbation et la permission de le faire imprimer, exhortant tous les curés et religieux de son diocèse d'avancer autant qu'ils pourraient cette solide dévotion.

162. Le cardinal de Bérulle, dont la mémoire est en bénédiction par toute la France, fut un des plus zélés à étendre en France cette dévotion, malgré toutes les calomnies et persécutions que lui firent les critiques et les libertins. Ils l'accusèrent de nouveauté et de superstition; ils écrivirent et publièrent contre lui un écrit diffamatoire, et ils se servirent, ou plutôt le démon par leur ministère, de mille ruses pour l'empêcher d'étendre cette dévotion en France. Mais ce grand et saint homme ne répondit à leur calomnie que par sa patience, et à leurs objections contenues dans leur libelle par un petit écrit où il les réfute puissamment, en leur montrant que cette dévotion est fondée sur l'exemple de Jésus-Christ, sur les obligations que nous lui avons, et sur les voeux que nous avons faits au saint baptême; et c'est particulièrement par cette dernière raison qu'il ferme la bouche à ses adversaires, leur faisant voir que cette consécration à la Très Sainte Vierge, et à Jésus-Christ par ses mains, n'est autre qu'une parfaite rénovation des voeux ou promesses du baptême. Il dit plusieurs belles choses sur cette pratique, qu'on peut lire en ses ouvrages.

163. On peut lire dans le livre de Mr. Boudon les différents papes qui ont approuvé cette dévotion, les théologiens qui l'ont examinée, et les persécutions qu'elle a eues et vaincues, et les milliers de personnes qui l'ont embrassée, sans que jamais aucun pape l'ait condamnée; et on ne le pourrait pas faire sans renverser les fondements du christianisme.

Il reste donc constant que cette dévotion n'est point nouvelle, et que si elle n'est pas commune, c'est qu'elle est trop précieuse pour être goûtée et pratiquée de tout le monde.

164. 2 Cette dévotion est un moyen assuré pour aller à Jésus-Christ, parce que le propre de la Sainte Vierge est de nous conduire sûrement à Jésus-Christ, comme le propre de Jésus-Christ est de nous conduire sûrement au Père éternel. Et que les spirituels ne croient pas faussement que Marie leur soit un empêchement pour arriver à l'union divine. Car, serait-il possible que celle qui a trouvé grâce devant Dieu pour tout le monde en général et pour chacun en particulier, fût un empêchement à une âme pour trouver la grande grâce de l'union avec lui? Serait-il possible que celle qui a été toute pleine et surabondante de grâces, si unie et transformée en Dieu, qu'il a fallu qu'il se soit incarné en elle, empêchât qu'une âme ne fût parfaitement unie à Dieu? Il est bien vrai que la vue des autres créatures, quoique saintes, pourrait peut-être, en de certains temps, retarder l'union divine; mais non pas Marie comme j'ai dit et dirai toujours sans me lasser. Une raison pourquoi si peu d'âmes arrivent à la plénitude de l'âge de Jésus-Christ, c'est que Marie, qui est, autant que jamais, la Mère de Jésus-Christ et l'Epouse féconde du Saint-Esprit, n'est pas assez formée dans leurs coeurs. Qui veut avoir le fruit bien mûr et bien formé doit avoir l'arbre qui le produit; qui veut avoir le fruit de vie, Jésus-Christ, doit avoir l'arbre de vie, qui est Marie.

Qui veut avoir en soi l'opération du Saint-Esprit, doit avoir son Épouse fidèle et indissoluble, la divine Marie, qui le rend fertile et fécond, comme nous avons dit ailleurs.

165. Soyez donc persuadé que plus vous regarderez Marie en vos oraisons, contemplations, actions et souffrances, sinon d'une vue distincte et aperçue, du moins d'une vue générale et imperceptible, et plus parfaitement vous trouverez Jésus-Christ qui est toujours avec Marie, grand, puissant, opérant et incompréhensible, et plus que dans le ciel et en aucune créature de l'univers. Ainsi, bien loin que la divine Marie, toute perdue en Dieu, devienne un obstacle aux parfaits pour arriver à l'union avec Dieu, il n'y a point eu jusqu'ici et il n'y aura jamais de créature qui nous aidera plus efficacement à ce grand ouvrage, soit par les grâces qu'elle nous communiquera à cet effet, personne n'étant rempli de la pensée de Dieu que par elle, dit un saint: Nemo cogitatione Dei repletur nisi per te; soit par les illusions et tromperies du malin esprit dont elle vous garantira.

166. Là où est Marie, là l'esprit malin n'est point; et une des plus infaillibles marques qu'on est conduit par le bon esprit, c'est quand on est bien dévot à Marie, qu'on pense souvent à elle, et qu'on en parle souvent. C'est la pensée d'un saint qui ajoute que, comme la respiration est une marque certaine que le corps n'est pas mort, la fréquente pensée et invocation amoureuse de Marie est une marque certaine que l'âme n'est pas morte par le péché.

167. Comme c'est Marie seule, dit l'Église et le Saint-Esprit qui la conduit, qui a seule fait périr toutes les hérésies: Sola cunctas haereses interemisti in universo mundo; quoique les critiques en grondent, jamais un fidèle dévot de Marie ne tombera dans l'hérésie ou illusion du moins formelle; il pourra bien errer matériellement, prendre le mensonge pour la vérité, et le malin esprit pur le bon, quoique plus difficilement qu'un autre; mais il connaîtra tôt ou tard sa faute et son erreur matérielle; et quand il la connaîtra, il ne s'opiniâtrera en aucune manière à croire et à soutenir ce qu'il avait cru véritable.

168. Quiconque donc, sans crainte d'illusion, qui est ordinaire aux personnes d'oraison, veut avancer dans la voie de la perfection et trouver sûrement et parfaitement Jésus-Christ, qu'il embrasse avec grand coeur, corde magno et animo volenti, cette dévotion à la Très Sainte Vierge, qu'il n'avait peut-être pas encore connue. Qu'il entre dans le chemin excellent qui lui était inconnu et que je lui montre: Excellentiorem viam vobis demonstro.

C'est un chemin frayé par Jésus-Christ, la Sagesse incarnée, notre unique chef, le membre en y passant ne peut se tromper. C'est un chemin aisé, à cause de la plénitude de la grâce et de l'onction du Saint-Esprit qui le remplit; on ne se lasse point ni on ne recule point en y marchant. C'est un chemin court, qui, en peu de temps, nous mène à Jésus-Christ.

C'est un chemin parfait, où il n'y a aucune boue, aucune poussière, ni la moindre ordure du péché. C'est enfin un chemin assuré, qui nous conduit à Jésus-Christ et à la vie éternelle d'une manière droite et assurée, sans détourner à droite, ni à gauche.

Entrons donc dans ce chemin, et marchons-y jour et nuit, jusqu'à la plénitude de l'âge de Jésus-Christ.

[Cette dévotion donne une grande liberté intérieure]

169. Sixième motif. - Cette pratique de dévotion donne une grande liberté intérieure, qui est la liberté des enfants de Dieu, aux personnes qui la pratiquent fidèlement. Car, comme par cette dévotion on se rend esclave de Jésus-Christ, en se consacrant tout à lui en cette qualité, ce bon Maître, pour récompense de la captivité amoureuse où on se met: 1 ôte tout scrupule et crainte servile de l'âme qui n'est capable que de l'étrécir et captiver et embrouiller; 2 il élargit le coeur par une sainte confiance en Dieu, le faisant regarder comme son père; 3 il lui inspire un amour tendre et filial.

170. Sans m'arrêter à prouver cette vérité par des raisons, je me contente de rapporter un trait d'histoire que j'ai lu dans la Vie de la Mère Agnès de Jésus, religieuse Jacobine, du couvent de Langeac, en Auvergne, et qui mourut en odeur de sainteté au même lieu, l'an 1634. N'ayant encore que sept ans et souffrant de grandes peines d'esprit, elle entendit une voix qui lui dit que, si elle voulait être délivrée de toutes ses peines et protégée contre tous ses ennemis, elle se fît au plus tôt l'esclave de Jésus et de sa sainte Mère. Elle ne fut pas plus tôt de retour à la maison qu'elle se donna tout entière à Jésus et à sa sainte Mère en cette qualité, quoiqu'elle ne sût pas auparavant ce que c'était que cette dévotion; et, ayant trouvé une chaîne de fer, elle se la mit sur ses reins et la porta jusqu'à la mort. Et après cette action, toutes ses peines et scrupules cessèrent, et elle se trouva dans une grande paix et dilatation de coeur, ce qui l'engagea à enseigner cette dévotion à plusieurs autres qui y ont fait de grands progrès, entre autres à Mr. Olier, instituteur du Séminaire de Saint-Sulpice, et à plusieurs prêtres et ecclésiastiques du même séminaire... Un jour, la Sainte Vierge lui apparut et lui mit au col une chaîne d'or pour lui témoigner la joie qu'elle avait qu'elle se fût faite l'esclave de son Fils et la sienne: et sainte Cécile, qui accompagnait la Sainte Vierge, lui dit: Heureux ceux qui sont les fidèles esclaves de la Reine du ciel, car il jouiront de la véritable liberté: Tibi servire libertas.

[Cette dévotion procure de grands biens au prochain]

171. Septième motif. - Ce qui peut encore nous engager à embrasser cette pratique, ce sont les grands biens qu'en recevra notre prochain, car par cette pratique on exerce envers lui la charité d'une manière éminente, puisqu'on lui donne, par les mains de Marie, tout ce qu'on a de plus cher, qui est la valeur satisfactoire et impétratoire de toutes ses bonnes oeuvres, sans excepter la moindre bonne pensée et la moindre petite souffrance; on consent que tout ce qu'on a acquis, et ce qu'on acquerra, jusqu'à la mort, de satisfactions soit, selon la volonté de la Sainte Vierge, employé ou à la conversion des pécheurs ou à la délivrance des âmes du purgatoire.

N'est-ce pas là aimer son prochain parfaitement? N'est-ce pas là être le véritable disciple de Jésus-Christ, qu'on reconnait par la charité? N'est-ce pas là le moyen de convertir les pécheurs, sans crainte de la vanité, et de délivrer les âmes du purgatoire, sans presque faire rien autre que ce que chacun est obligé de faire dans son état?

172. Pour connaître l'excellence de ce motif, il faudrait connaître quel bien c'est que de convertir un pécheur ou délivrer une âme du purgatoire: bien infini, qui est plus grand que de créer le ciel et la terre, puisqu'on donne à une âme la possession de Dieu. Quand, par cette pratique, on ne délivrerait qu'une âme du purgatoire en toute sa vie, ou qu'on ne convertirait qu'un pécheur, n'en serait-ce pas assez pour engager tout homme vraiment charitable à l'embrasser? Mais il faut remarquer que nos bonnes oeuvres, passant par les mains de Marie, reçoivent une augmentation de pureté, et par conséquent de mérite et de valeur satisfactoire et impétratoire: c'est pourquoi elles deviennent beaucoup plus capables de soulager les âmes du purgatoire et de convertir les pécheurs que si elles ne passaient pas par les mains virginales et libérales de Marie. Le peu qu'on donne par la Sainte vierge, sans propre volonté, en vérité devient bien puissant pour fléchir la colère de Dieu et pour attirer sa miséricorde; et il se trouvera peut-être à la mort qu'une personne bien fidèle à cette pratique aura, par ce moyen, délivré plusieurs âmes du purgatoire et converti plusieurs pécheurs, quoiqu'elle n'ait fait que des actions de son état assez ordinaires. Quelle joie à son jugement! Quelle gloire dans l'éternité!

[Cette dévotion est un moyen admirable de persévérance]

173. Huitième motif. - Enfin, ce qui nous engage plus puissamment, en quelque manière, à cette dévotion à la Très Sainte Vierge, c'est que c'est un moyen admirable pour persévérer dans la vertu et être fidèle. Car d'où vient est-ce que la plupart des conversions des pécheurs ne sont pas durables? D'où vient est-ce qu'on retombe si aisément dans le péché? D'où vient est-ce que la plupart des justes, au lieu d'avancer de vertu en vertu et acquérir de nouvelles grâces, perdent souvent le peu de vertus et de grâces qu'ils ont? Ce malheur vient, comme j'ai montré ci-devant, de ce que l'homme, étant si corrompu, si faible et si inconstant, se fie à lui-même, s'appuie sur ses propres forces et se croit capable de garder le trésor de ses grâces, de ses vertus et mérites.

Par cette dévotion, on confie à la Sainte Vierge, qui est fidèle, tout ce qu'on possède; on la prend pour la dépositaire universelle de tous ses biens de nature et de grâce. C'est à sa fidélité que l'on se fie; c'est sur sa puissance que l'on s'appuie, c'est sur sa miséricorde et sa charité que l'on se fonde, afin qu'elle conserve et augmente nos vertus et mérites, malgré le diable, le monde et la chair, qui font leurs efforts pour nous les enlever. On lui dit, comme un bon enfant à sa mère, et un fidèle serviteur à sa maîtresse: Depositum custodi: Ma bonne Mère et Maîtresse, je reconnais que j'ai jusqu'ici plus reçu de grâces de Dieu par votre intercession que je ne mérite, et que ma funeste expérience m'apprend que je porte ce trésor en un vaisseau très fragile et que je suis trop faible et trop misérable pour les conserver en moi-même: adolescentulus sum ego et contemptus; de grâce, recevez en dépôt tout ce que je possède, et me le conservez par votre fidélité et votre puissance. Si vous me gardez, je ne perdrai rien; si vous me soutenez, je ne tomberai point; si vous me protégez, je suis à couvert de mes ennemis.

174. C'est ce que dit saint Bernard en termes formels, pour nous inspirer cette pratique: Lorsqu'elle vous soutient, vous ne tombez point; lorsqu'elle vous protège, vous ne craignez point; lorsqu'elle vous conduit, vous ne vous fatiguez point; lorsqu'elle vous est favorable, vous arrivez au port du salut: Ipsa tenente, non corruis; ipsa protegente, non metuis; ipsa duce, non fatigaris; ipsa propitia, pervenis (Serm. super Missus). Saint Bonaventure semble encore dire la même chose en des termes plus formels: La Sainte Vierge, dit-il, n'est pas seulement retenue dans la plénitude des saints; mais elle retient encore et garde les saints dans leur plénitude, afin qu'elle ne diminue point; elle empêche que leurs vertus ne se perdent, que leurs mérites ne périssent, que leurs grâces ne se perdent,que les démons ne leur nuisent; enfin, elle empêche que Notre-Seigneur ne les châtie quand ils pêchent: Virgo non solum in plenitudine sanctorum detinetur, sed etiam in plenitudine sanctos detinet, ne plenitudo minuatur; detinet merita ne pereant; detinet gratias ne effluant; detinet daemones ne noceant; detinet Filium ne peccatores percutiat.

175. La Très Sainte Vierge est la Vierge fidèle qui, par sa fidélité à Dieu, répare les pertes qu'a faites Ève l'infidèle par son infidélité, et qui obtient la fidélité à Dieu et la persévérance à ceux et celles qui s'attachent à elle. C'est pourquoi un saint la compare à une ancre ferme, qui les retient et les empêche de faire naufrage dans la mer agitée de ce monde où tant de personnes périssent faute de s'attacher à cette ancre ferme: Nous attachons, dit-il, les âmes à votre espérance comme à une ancre ferme: Animas ad spem tuam sicut ad firmam anchoram alligamus. C'est à elle que les saints qui se sont sauvés se sont le plus attachés et ont attaché les autres, afin de persévérer dans la vertu. Heureux donc et mille fois heureux les chrétiens qui, maintenant, s'attachent fidèlement et entièrement à elle comme à une ancre ferme. Les effets de l'orage de ce monde ne les feront point submerger, ni perdre leurs trésors célestes. Heureux ceux et celles qui entrent dans elle comme dans l'arche de Noé! Les eaux du déluge de péchés, qui noient tant de monde, ne leur nuiront point, car: Qui operantur in me non peccabunt: Ceux qui sont en moi pour travailler à leur salut ne pécheront point, dit-elle avec la Sagesse. Heureux les enfants infidèles de la malheureuse Ève qui s'attachent à la Mère et Vierge fidèle, qui demeure toujours fidèle et ne se dément jamais: Fidelis permanet, se ipsam negare non potest, et qui aime toujours ceux qui l'aiment: Ego diligentes me diligo, non seulement d'un amour affectif, mais d'un amour effectif et efficace, en les empêchant, par une grande abondance de grâces, de reculer dans la vertu ou de tomber dans le chemin en perdant la grâce de son Fils.

176. Cette bonne Mère reçoit toujours, par pure charité, tout ce qu'on lui donne en dépôt; et, quand elle l'a une fois reçu en qualité de dépositaire, elle est obligée par justice, en vertu du contrat de dépôt, de nous le garder; tout comme une personne à qui j'aurais confié mille écus en dépôt serait obligée de me les garder, en sorte que si, par sa négligence, mes mille écus venaient à être perdus, elle en serait responsable en bonne justice. Mais non, jamais la fidèle Marie ne laissera perdre par sa négligence ce qu'on lui aura confié: le ciel et la terre passeraient plutôt qu'elle fût négligente et infidèle envers ceux qui se fient en elle.

177. Pauvres enfants de Marie, votre faiblesse est extrême, votre inconstance est grande, votre fond est bien gâté. Je l'avoue, vous êtes tirés de la même masse corrompue des enfants d'Adam et d'Ève; mais ne vous découragez pas pour cela; mais consolez-vous; mais réjouissez-vous: voici le secret que je vous apprends, secret inconnu de presque tous les chrétiens même les plus dévots.

Ne laissez pas votre or et votre argent dans vos coffres, qui ont déjà été enfoncés par l'esprit malin qui vous a volé, et qui sont trop petits, trop faibles et trop vieux pour contenir un trésor si grand et si précieux. Ne mettez pas l'eau pure et claire de la fontaine dans vos vaisseaux tout gâtés et infectés par le péché; si le péché n'y est plus, son odeur y est encore; l'eau en sera gâtée. Ne mettez pas vos vins exquis dans vos anciens tonneaux qui ont été remplis de mauvais vins: ils en seraient gâtés et en danger d'être répandus.

178. Quoique vous m'entendiez, âmes prédestinées, je parle plus ouvertement. Ne confiez pas l'or de votre charité, l'argent de votre pureté, les eaux des grâces célestes, ni les vins de vos mérites et vertus à un sac percé, à un coffre vieux et brisé, à un vaisseau gâté et corrompu comme vous êtes; autrement vous serez pillés par les voleurs, c'est-à-dire les démons qui cherchent et épient, nuit et jour, le temps propre pour le faire; autrement, vous gâterez, par votre mauvaise odeur d'amour de vous-même, de confiance en vous-même et de propre volonté, tout ce que Dieu vous donne de plus pur.

Mettez, versez dans le sein et le coeur de Marie tous vos trésors, toutes vos grâces et vertus: c'est un vaisseau d'esprit, c'est un vaisseau d'honneur, c'est un vaisseau insigne de dévotion: Vas spirituale, vas honorabile, vas insigne devotionis. Depuis que Dieu même en personne s'est enfermé avec toutes ses perfections dans ce vaisseau, il est devenu tout spirituel et la demeure spirituelle des âmes les plus spirituelles; il est devenu honorable, et le trône d'honneur des plus grands princes de l'éternité; il est devenu insigne en dévotion, et le séjour des plus illustres en douceur, en grâces et en vertus; il est enfin devenu riche comme une maison d'or, fort comme une tour de David et pur comme une tour d'ivoire.

179. Oh! qu'un homme qui a tout donné à Marie, qui se confie et perd en tout et pour tout en Marie, est heureux! Il est tout à Marie, et Marie est tout à lui. Il peut dire hardiment avec David: Haec facta est mihi: Marie est faite pour moi; ou, avec le Disciple bien-aimé: Accepi eam in mea. Je l'ai prise pour tout mon bien, ou, avec Jésus-Christ: Omnia mea tua sunt, et omnia tua mea sunt: Tout ce que j'ai est à vous, et tout ce que vous avez est à moi.

180. Si quelque critique, qui lira ceci, s'imagine que je parle ici par exagération et par une dévotion outrée, hélas il ne m'entend pas, soit parce qu'il est un homme charnel, qui ne goûte point les choses de l'esprit, soit parce qu'il est du monde, qui ne peut recevoir le Saint-Esprit, soit parce qu'il est orgueilleux et critique, qui condamne et méprise tout ce qu'il n'entend pas. Mais les âmes qui ne sont pas nées du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l'homme, mais de Dieu et de Marie, me comprennent et me goûtent; et c'est pour elles aussi que j'écris ceci.

181. Cependant je dis pour les uns et les autres, en reprenant ma matière interrompue, que la divine Marie, étant la plus honnête et la plus libérale de toutes les pures créatures, elle ne se laisse jamais vaincre en amour et en libéralité; et pour un oeuf, dit un saint, qu'on lui donne, elle donne un boeuf; c'est-à-dire, pour peu qu'on lui donne, elle donne beaucoup de ce qu'elle a reçu de Dieu; et, par conséquent, si une âme se donne à elle sans réserve, elle se donne à cette âme sans réserve, si on met toute sa confiance en elle sans présomption, travaillant de son côté à acquérir les vertus et à dompter ses passions.

182. Que les fidèles serviteurs de la Sainte Vierge disent donc hardiment avec saint Jean Damascène: "Ayant confiance en vous, ô Mère de Dieu, je serai sauvé; ayant votre protection, je ne craindrai rien; avec votre secours, je combattrai et mettrai en fuite mes ennemis: car votre dévotion est une arme de salut que Dieu donne à ceux qu'il veut sauver: Spem tuam habens, o Deipara, servabor; defensionem tuam possidens, non timebo; persequar inimicos meos et in fugam vertam, habens protectionem tuam et auxilium tuum; nam tibi devotum esse est arma quaedam salutis quae Deus his dat quos vult salvos fieri" (Joan. Damas., ser. de Annuntiat).

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