En même temps que le
Seigneur élevait la vie corporelle de son épouse à une
perfection
si extraordinaire, il visitait et consolait son âme par de grandes et
admirables révélations. La vigueur surnaturelle du corps procédait bien
de cette abondance de grâces spirituelles. C'est pourquoi, après avoir
raconté ce qu'il y avait de prodigieux dans la vie corporelle de la
sainte, je crois utile de parler des ivresses de son âme.
Vous vous rappelez, lecteur,
que la vierge consacrée à Dieu avait puisé un breuvage de vie au côté du
Sauveur. Depuis ce jour elle déborda d'une telle plénitude de grâce que
sa contemplation devint pour ainsi dire continuelle. Son esprit était si
fortement attaché à la considération de son Créateur, Créateur aussi de
l'univers, que les facultés inférieures en perdaient, la plupart du
temps, l'exercice de leurs fonctions. Nous l'avons déjà dit dans la
première partie, et nous en avons fait mille fois l'expérience. Nous
avons vu et palpé avec nos mains ses bras et ses mains, tellement raidis
qu'on les eût brisés plutôt qu'arrachés aux lieux qu'ils touchaient
pendant ses ravissements. Ses yeux étaient complètement fermés, ses
oreilles ne percevaient plus aucun son, si fort qu'il pût être. Tous les
sens de son corps étaient alors privés de leur activité propre. En cela,
rien d'étonnant pour quiconque considérera attentivement ce qui suit.
Depuis la vision rapportée
plus haut, le Seigneur se montrait à découvert et familièrement à son
épouse, non seulement dans les lieux retirés comme auparavant, mais même
en public, soit que la sainte marchât ou qu'elle fût arrêtée. L'amour
qui enflammait le cœur de Catherine était tel qu'elle-même, en éprouvant
les divins effets, avouait à son confesseur n'avoir pas de parole pour
les exprimer. Un jour qu'elle répétait avec plus de ferveur la prière du
Prophète : " Créez en moi, mon Dieu, un coeur pur, et renouvelez au plus
intime de mon être l'esprit de droiture (Ps 50, 42), elle
suppliait tout particulièrement le Seigneur de lui enlever son cœur à
elle et sa volonté propre. Celui-ci vint en personne la consoler par la
vision suivante Elle crut voir son éternel Epoux venir à elle comme de
coutume, lui ouvrir le côté gauche, en enlever le cœur, et s'en aller,
de sorte qu'elle demeurât sans coeur. L'impression de cette vision fut
telle, et le témoignage des sens extérieurs la confirma si bien, que
Catherine, en se confessant, disait à son directeur qu'elle n'avait plus
de cœur en son corps. Son confesseur se mit à rire de ce propos, et,
tout en riant, le reprocha à la sainte, qui lui répéta ce qu'elle venait
de dire et l'expliqua en disant : " En vérité, mon Père, autant que j'en
puis croire le témoignage de mes sens, il me semble que je n'ai
absolument plus de cœur. Le Seigneur m'est apparu, m'a ouvert le côté
gauche, en a enlevé le cœur et s'en est allé. " Le confesseur eut beau
lui affirmer qu'il était impossible qu'elle pût vivre sans cœur, la
vierge du Seigneur continua d'assurer que rien de concevable n'était
impossible à Dieu, et qu'elle croyait fermement n'avoir plus de cœur.
Pendant plusieurs jours elle répéta la même chose, affirmant qu'elle
vivait sans cœur. Quelque temps après, elle se trouvait dans la chapelle
des Frères Prêcheurs de Sienne, lieu habituel de réunion pour les Sœurs
de la Pénitence de saint Dominique, et elle y était restée en prière
après le départ des autres Soeurs. Quand enfin elle s'éveilla du sommeil
de son extase habituelle pour se lever et rentrer à la maison, elle se
vit tout à coup environnée d'une lumière qui descendait du ciel. Dans
cette lumière, le Seigneur lui apparut, ayant dans ses mains sacrées un
cœur humain, vermeil et resplendissant. A la vue de son Créateur et de
cette lumière, elle tomba effrayée la face contre terre. Le Seigneur,
s'approchant alors, lui ouvrit à nouveau le côté gauche, et, y
introduisant le cœur qu'il avait dans les mains, lui dit : " Ma très
douce fille,. de même que, l'autre jour, je t'ai enlevé ton coeur, de
même à cet instant je te livre le mien, qui te fera vivre toujours. "
Cela dit, il referma l'ouverture qu'il avait faite dans la chair de la
sainte; mais, en témoignage du miracle, cet endroit resta marqué d'une
cicatrice que les compagnes de Catherine et plusieurs autres personnes
ont vue très souvent, ainsi qu'elles me l'ont assuré. Catherine
elle-même n'a pas pu le nier quand je l'ai interrogée à ce sujet, et son
aveu m'a confirmé la vérité de ce fait. Elle ajouta que depuis cette
heure elle ne put jamais redire l'invocation suivante, qui lui était
auparavant habituelle : " Seigneur, je vous recommande mon cœur. "
La grâce qui remplissait ce
coeur, acquis par un don non moins aimable que merveilleux, fut la
source d'oeuvres extérieures qui dépassent toute louange et d'une foule
de révélations intérieures qui défient toute admiration. Jamais
Catherine ne venait au saint autel sans avoir plusieurs de ces visions
suprasensibles, surtout quand elle recevait la sainte Communion. Souvent
elle voyait, caché dans les mains du prêtre, un enfant nouveau-né ou un
peu plus grand, ou bien encore une fournaise d'ardente flamme, dans
laquelle le prêtre semblait entrer quand il consommait les saintes
Espèces. Très fréquemment elle trouvait dans la Communion un parfum si
fort et si suave que son corps en était près de défaillir. Toutes les
fois qu'elle voyait ou recevait le Sacrement de l'autel, elle sentait
son âme envahie de nouveaux et indicibles transports, son coeur en
bondissait de joie et faisait résonner son corps d'un bruit assez fort
pour être entendu de toutes les compagnes qui entouraient la sainte.
Après s'être aperçues plusieurs fois de ce bruit, elles en parlèrent au
confesseur de Catherine, Frère Thomas, qui, s'en étant soigneusement
informé, put constater la vérité de ce fait, et le consigna par écrit
pour en perpétuer le souvenir. Ce son ne ressemblait à aucun des bruits
qu'on entend habituellement dans les poitrines humaines. Sa singularité
indiquait assez une cause préternaturelle ou plutôt surnaturelle, la
vertu même du Créateur de la nature. Rien d'étonnant au reste à ce qu'un
cœur donné surnaturellement eût un mouvement surnaturel. Le Prophète ne
chantait-il pas déjà: " Mon coeur et ma chair ont tressailli dans le
Dieu vivant (Ps 83, 3) ", c'est-à-dire ont été saisis d'un
mouvement extraordinaire. Le Prophète donne ici à Dieu le nom
particulier de Dieu vivant, parce que ces tressaillements, ces
palpitations de cœur produites par la vie, donnent la vie à l'homme qui
les éprouve, au lieu de lui apporter la mort, ainsi que le voudraient
les lois de la nature. D'ailleurs, depuis ce merveilleux changement de
coeur, il semblait à Catherine qu'elle n'était plus la même. Aussi,
disait-elle à Frère Thomas, son confesseur : " Père, ne voyez-vous pas
que je ne suis plus la Catherine d'hier, j’ai été changée en une autre
personne. " Et elle ajoutait: " O Père, si vous saviez ce que j'éprouve;
oui, je le crois fermement, en éprouvant ce que je ressens en moi-même,
il n'est pas de dureté qui ne dût s'amollir, d'orgueil qui ne dût
s'humilier. Tout ce que je dis n'est rien en comparaison de ce que je
sens. " Elle l'exposait cependant comme elle pouvait : " Mon âme est
possédée d'une telle joie, d'une telle jubilation, que je suis
grandement étonnée qu'elle puisse rester en mon corps. " Puis elle
ajoutait : " Mon ardeur intérieure est si grande qu'auprès d'elle le feu
matériel extérieur me semble plutôt rafraîchir que brûler. Cette ardeur
produit dans mon âme un tel renouveau de pureté et d'humilité que je me
crois revenue à l'âge de quatre ou cinq ans; et mon amour pour le
prochain en est tellement enflammé que, pour n'importe qui, je
souffrirais volontiers la mort avec une grande allégresse de cœur. a
Elle racontait ces choses secrètement à son confesseur et les cachait le
plus possible à tout autre. Mais ces paroles, ainsi que beaucoup
d'autres et de nombreux prodiges, ont assez montré quelle abondance
extraordinaire de grâces le Seigneur versait dans l'âme de cette sainte
vierge. Si je voulais parler de tout en détail, il me faudrait écrire
plusieurs volumes. Aussi ai-je résolu de ne recueillir que quelques
faits, rendant plus spécialement témoignage à la sainteté de Catherine.
Je veux donc que vous
sachiez, bien-aimé lecteur, qu'au temps où cette abondance de grâces
descendit du ciel dans l'âme de notre sainte, du ciel aussi lui vinrent
de nombreuses et remarquables visions. Il en est quelques-unes que je ne
puis passer sous silence. C'est tout d'abord celle du Roi des rois, de
la Reine du ciel sa Mère, et de Marie-Madeleine, qui apparurent une fois
à la sainte pour la consoler et la confirmer dans ses saintes
résolutions. Le Seigneur lui dit alors : " Que veux-tu que je veuille? "
Elle lui fit humblement et tout en pleurant la même réponse que Pierre (Jn
21,15.16): Seigneur, vous savez ce que je veux, vous savez que je
n'ai d'autre volonté que la vôtre, d'autre cœur que le vôtre. " Il lui
vint alors en mémoire que Marie-Madeleine s'était donnée tout entière au
Christ quand elle pleura à ses pieds, et elle commença à ressentir les
douces impressions de suavité et d'amour qui furent alors celles de
Madeleine, ce qui lui fit arrêter son regard sur cette sainte. A ce
moment Notre-Seigneur, comme pour répondre à son désir, lui dit : " Ma
très douce fille, voici que, pour ta plus grande consolation, je te
donne Marie-Madeleine pour mère, tu pourras recourir à elle en toute
confiance, je la charge spécialement de toi. " Notre vierge accepta ce
don avec toute la reconnaissance dont elle était capable, et se
recommanda dévotement, avec une grande humilité et révérence, à
Marie-Madeleine, la suppliant humblement et instamment de vouloir bien
veiller avec soin au salut d'une âme que le Fils de Dieu lui avait ainsi
confiée. Depuis cette heure, elle considéra Madeleine comme sa mère et
l'appela toujours de ce nom.
Ce fait est, à mon avis,
d'un symbolisme significatif. Marie-Madeleine, en effet, est restée
trente-trois ans sur un rocher, sans aucune nourriture matérielle, et
dans une continuelle contemplation, nombre d'années qui représentent
toute la vie du Sauveur. De même, notre sainte, à partir des événements
que nous venons de rapporter, jusqu'à la trente-troisième année de son
âge, date de sa mort, s'appliqua avec tant de ferveur à la contemplation
du Très-Haut qu'elle n'eut besoin du secours d'aucun aliment corporel et
trouva pour son âme des forces suffisantes dans l'abondance des grâces
qu'elle recevait. Sept fois le jour Madeleine était enlevée dans les
airs par les anges, et elle entendait alors les secrets de Dieu. La
plupart du temps l'esprit de Catherine était si fortement saisi par la
contemplation des choses du ciel que la sainte entrait en ravissement;
elle chantait alors le Seigneur avec les esprits angéliques, et souvent
son corps était soulevé de terre. Beaucoup de personnes l'ont vu et en
ont été, en groupes ou individuellement, les témoins oculaires. Nous en
parlerons tout à l'heure plus au long. Pendant ces ravissements,
Catherine voyait les merveilles de Dieu, et murmurait alors quelquefois
des paroles admirables et des pensées bien profondes, dont quelques-unes
ont été consignées par écrit, ainsi que nous le verrons en son lieu.
Un jour, où je la voyais
dans une de ces extases dont je viens de parler, je l'entendis murmurer
à mi-voix, et, m'étant approché, je perçus fort distinctement ces
paroles latines : " Vidi arcana Dei " (j'ai vu les secrets de Dieu).
Elle n'ajoutait rien autre chose et ne faisait que répéter ces quelques
mots. Quand, après un long espace de temps, elle eut repris ses sens,
elle ne cessa pas de redire la même chose et répétait continuellement:
" Vidi arcana Del. " Je voulus lui en demander la raison, et je lui dis:
" Ma Mère, je vous en prie, pourquoi répétez-vous avec tant d'insistance
ces mêmes mots, sans nous les expliquer comme à l'ordinaire et sans y
rien ajouter. " Il m'est absolument impossible, me répondit-elle, de
dire autrement ou autre chose. " Je repartis : " Et d'où vient une telle
nouveauté? Même quand je ne le demandais pas, vous aviez l'habitude de
m'expliquer beaucoup de choses, parmi celles que le Seigneur vous avait
montrées. Pourquoi ne répondez-vous plus de la même manière à mes
questions? " Elle me dit alors: " J'ai tellement conscience de n'avoir
que des mots insuffisants pour vous exposer cette vision que je croirais
en quelque sorte blasphémer contre le Seigneur et le déshonorer par mes
paroles. Il y a une telle distance entre les concepts de l'intelligence
ravie, illuminée, fortifiée par Dieu, et ce que les paroles peuvent
exprimer qu'il me semble y voir une contradiction. Aussi rien ne
pourrait me décider à vous dire, pour cette fois, quelque chose de ce
que j'ai vu. C'est ineffable. C'était donc avec raison que la Providence
du Seigneur tout-puissant avait donné Catherine pour fille à Madeleine,
et Madeleine pour mère à Catherine. Il était en effet convenable
d’associer ainsi celles qu'avaient sanctifiées un même jeûne, un même
amour, une même contemplation. Mais, en racontant cette adoption, notre
sainte ajoutait confidentiellement, ou plutôt elle disait seulement
qu'une pécheresse avait été donnée pour fille à celle qui avait été
autrefois pécheresse. Cette mère, se souvenant des fragilités de la
nature et des largesses miséricordieuses qu'elle-même avait reçues de
Dieu, devait mieux compatir à la fragilité de sa fille et lui obtenir la
même abondance de miséricordes.
J'ai trouvé ce récit de la
vision de Madeleine dans les écrits de Frère Thomas, premier confesseur
de Catherine. Il raconte ensuite, pour l'avoir appris de la sainte en
confession, qu'après toutes ces visions il semblait à la vierge que son
coeur entrait dans le côté du Sauveur et ne faisait plus qu'un avec le
coeur du Christ.
Elle sentait alors son âme
se fondre totalement, sous la violence de l'amour divin, et elle
s'écriait mentalement: " Seigneur, vous avez blessé mon coeur, Seigneur
vous avez blessé mon cœur (Ct 6,9) ". " Frère Thomas dit que
cette vision eut lieu en l'an du Seigneur 1370, le jour de la fête de
sainte Marguerite, vierge et martyre.
La même année, le lendemain
de la Saint-Laurent, ce même confesseur, craignant que les soupirs et
les gémissements de Catherine n'apportassent quelque gêne aux prêtres
qui célébraient, avait prié la sainte de contenir autant que possible
ses gémissements, pendant qu'elle était près de l'autel. En vraie fille
d'obéissance, elle se plaça loin de l'autel et pria le Seigneur
d'éclairer son confesseur et de lui faire comprendre combien il était
impossible de comprimer ces mouvements de l'Esprit de Dieu. Frère Thomas
atteste par écrit que cette impossibilité lui fut si parfaitement
montrée qu'il n'osa plus, dans la suite, faire à la sainte de pareilles
recommandations. Il n'a dit qu'un mot de ce fait, pour ne pas se louer
lui-même, mais je suppose qu'il a dû apprendre par Sa propre expérience
qu'on ne peut retenir à l'intérieur de telles ferveurs d'âme.
Mais revenons à notre
vierge. Elle se tenait donc eucharistiques, loin de l'autel, brûlant
d'un souverain désir de recevoir le très saint Sacrement, et son esprit
disait de toutes ses forces, et la voix de son corps répétait doucement:
" Je voudrais le Corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ. " Le Sauveur
lui-même, en réponse à ce désir, lui apparut, comme il avait souvent
coutume de le faire. Il appliqua les lèvres de la sainte à la plaie de
son divin côté, et lui fit signe de se rassasier à volonté de son corps
et de son sang. Catherine ne se fit pas prier et but longtemps des
torrents de vie à la source de cette poitrine sacrée. Ce breuvage
apporta tant de charme à son coeur qu'elle pensa mourir d'amour. Quand
son confesseur lui demanda comment elle se trouvait et ce qu'elle
sentait, elle répondit qu'il lui était impossible de raconter ou de dire
ses impressions.
Un fait pareil était arrivé
la même année, à peu près un mois auparavant, en la fête du bienheureux
Alexis. La nuit précédente, Catherine étant en prière, éprouva dans son
oraison un ardent désir de la communion. Il lui fut révélé qu'elle
communierait infailliblement ce matin-là même, car souvent la communion
lui était refusée, à cause du manque de discrétion des Frères et des
Sœurs, qui dirigeaient la Congrégation à cette époque. Après cette
révélation, elle se mit à prier le Seigneur de vouloir bien purifier son
cœur, et le préparer à recevoir dignement un si vénérable Sacrement.
Elle priait encore et répétait plus instamment sa demande, quand elle
sentit tomber sur son âme une sorte de pluie, abondante comme un fleuve,
et qui n'était pas une pluie d'eau ou de liquide quelconque, mais
uniquement de sang mêlé de feu. Elle fut si fortement saisie par le
sentiment de la purification qu'opérait cette pluie qu'elle en éprouva
les effets jusque dans son corps. Son corps, lui aussi, reçut et
ressentit une purification nouvelle, qui atteignait non pas les
souillures matérielles, mais le foyer même de la concupiscence. Quand
vint le jour, le mal dont elle souffrait alors se trouva tellement
aggravé qu'il paraissait impossible à toute personne raisonnable qu'elle
pût faire un seul pas. Elle n'eut cependant aucun doute au sujet de
l'accomplissement de la divine promesse, et, se confiant dans le
Seigneur, elle se leva et se dirigea vers l'église, au grand étonnement
de tous ceux qui étaient là.
Arrivée à l'église, elle se
plaça près de l'autel d'une chapelle et se souvint alors que ses
supérieurs lui avaient défendu de recevoir indistinctement la communion
de tout prêtre qui célébrait. Aussi désirait-elle que son confesseur
vînt dire la messe à cet autel; elle eut bientôt révélation qu'il y
viendrait, comme elle le désirait, ce dont elle ne fut pas peu consolée.
Or le confesseur, qui a consigné ce fait dans ses notes, avoue que, ce
matin-là, il ne s'était pas disposé à célébrer et n'avait pas dessein de
le faire. Il ne s'avait pas non plus que la vierge fût à l'église. Tout
à coup le Seigneur lui toucha le cœur et lui fit ressentir un désir
ardent de célébrer. Pour satisfaire à ce désir et conduit encore par une
inspiration de Dieu, il se rendit à l'autel, où la sainte attendait la
réalisation de la promesse divine. Ce prêtre n'avait cependant pas
l'habitude de dire la messe à cet autel; mais, ayant trouvé là sa sainte
fille, désireuse de communier, il comprit pourquoi Dieu l'avait fait
revenir sur sa première intention de ne pas célébrer, et l'avait conduit
à son insu à cette chapelle, où il ne disait pas la messe
habituellement. Catherine s'approcha de l'autel, le visage tout
empourpré et resplendissant, couvert de larmes et de sueurs, et, se
soulevant à la rencontre du Sacrement, elle le reçut avec une telle
ferveur que son confesseur en fut tout stupéfait, et en ressentit
lui-même une très vive dévotion. Après cette communion, elle demeura
tout absorbée en Dieu et tellement remplie des ivresses divines que,
pendant toute cette journée, même après avoir recouvré l'usage de ses
sens, elle ne put dire mot à personne.
Dans la suite, son
confesseur lui demanda ce qu'elle avait éprouvé, pour que son visage ait
paru si empourpré au moment où elle recevait la communion. " J'ignore,
dit-elle, mon Père, quelle couleur j'avais ; mais sachez qu'au moment de
recevoir de vos mains l'ineffable Sacrement, je n'ai plus rien vu de
corporel ou de coloré pour les sens. Mais ce que j'ai vu m'a si
fortement attirée que tous les autres biens que nous avons ici-bas me
sont devenus comme d'abominables ordures. Et je ne parle pas seulement
des richesses temporelles, des plaisirs du corps, mais de toutes nos
consolations, de toutes nos complaisances quelles qu'elles soient, même
de celles de l'esprit. Je souhaitais donc, dans ma prière, d'être privée
de toutes ces consolations, même des spirituelles, pourvu qu'il me fût
donné de plaire à mon Dieu et, finalement, de le posséder. C'est
pourquoi je suppliais le Seigneur de m'enlever toute volonté propre et
de me donner seulement la sienne. Et sa miséricorde l'a fait, car il m'a
dit dans sa réponse: "Voici, ma très douce fille, que je te livre ma
volonté, elle te rendra si forte qu'aucun événement, quel qu'il soit, ne
pourra t'émouvoir ou te faire changer. Et, de fait, cette promesse s'est
bien réalisée; car nous tous qui avons vécu dans la familiarité de la
sainte, nous avons appris par expérience que, depuis cette année-là,
elle était contente de tout et ne ressentait aucun trouble, quoi qu'il
arrivât.
Après avoir ainsi parlé à
son confesseur, la vierge ajouta: " Père, savez-vous comment Dieu a
traité mon âme ce jour-là ? il l'a traitée comme une mère traite son
petit enfant tendrement aimé. Elle lui présente le sein, mais l'en tient
éloigné pour qu'il pleure; alors elle sourit aux pleurs de son enfant,
elle l'embrasse et, dans ce baiser, elle lui donne son sein, pour qu'il
y puise joyeusement et à satiété. C'est ainsi, disait-elle, que le
Seigneur a agi avec moi. Ce jour-là, il me montrait son côté sacré, mais
de loin, et moi, dans le désir de coller mes lèvres à la sainte plaie,
je versais d'abondantes larmes. Après avoir ri un instant de mes pleurs,
il me parut enfin accourir à moi, il reçut mon âme entre ses bras, et
plaça mes lèvres à côté de sa blessure sacrée, ou plutôt à la blessure
de son côté. A ce moment, mon âme, dans l'ardeur de son désir, entrait
tout entière dans ce côté divin. Elle y trouvait une connaissance si
pleine de la Divinité et une telle douceur que, si vous pouviez vous en
faire une idée, vous vous étonneriez que mon cœur ne se fût pas brisé
sous la force de cet amour, et vous ne comprendriez pas qu'il me fût
possible de vivre dans un corps avec un tel excès d'ardente charité. "
Ces faits se passèrent en la fête de saint Alexis.
En cette même année, le 18
du mois d'août, le Seigneur accorda à Catherine un autre prodige,
pendant la communion qu'elle reçut au matin de ce jour. Le prêtre,
tenant en main la sainte Hostie, disait au nom de notre sainte la
prière: " Je ne suis pas digne que vous entriez en moi " ; elle entendit
une voix qui répondait: " Et moi, je suis digne d'entrer en toi ". Quand
elle eut reçu le Sacrement, il lui sembla que son âme entrait en Dieu et
Dieu en elle, comme le poisson entre dans l'eau et l'eau dans le
poisson. Elle se sentait tout attirée par Dieu; elle put à peine rentrer
dans sa cellule, et, se jetant sur le lit de planches dont nous avons
parlé, elle y demeura longtemps sans mouvement Après un assez long
espace de temps, son corps fut élevé en l'air, et y resta suspendu sans
soutien matériel, ainsi que les trois témoins nommés plus loin attestent
l'avoir vu. Quand elle fut redescendue sur son lit, elle se mit à
murmurer des paroles de vie, plus douces qu'un miel (Ps 18,11) de
choix et, en même temps, si profondes qu'elles faisaient pleurer toutes
les compagnes de Catherine, qui les entendaient. Puis elle pria pour
plusieurs personnes, en nommant quelques-unes et en particulier son
confesseur. Celui-ci, à la même heure et à ce même moment, était dans
l'église des Frères et ne pensait actuellement à rien qui pût exciter
particulièrement sa ferveur ; bien plus, ainsi qu'il l'écrit lui-même,
il ne se trouvait pas, pour l'heure, disposé à la dévotion. Mais pendant
que Catherine priait pour lui à son insu, il sentit que l'état de son
âme devenait subitement meilleur, il éprouva une dévotion admirable,
qu'il n'avait jamais connue jusque-là et qui était pour son cœur une
nouveauté inaccoutumée. Tout stupéfait, il considérait attentivement
d'où pouvait lui venir une pareille grâce. Pendant qu'il était préoccupé
de cette pensée, une des compagnes de la sainte vint à lui et lui dit:
" Soyez sûr, mon Père, qu'à telle heure Catherine a beaucoup prié pour
vous. " Sur cette parole, il reconnut aussitôt, à l'indication de
1heure, quelle était la cause des ardeurs d'âme extraordinaires qu'il
avait ressenties au même moment. En poursuivant ses interrogations, il
apprit que la vierge avait demandé à Dieu, tant pour lui que pour les
autres personnes aux intentions desquelles elle priait, l'assurance de
leur salut éternel. Pour cela, elle avait étendu la main en disant:
" Promettez-moi de faire qu'il en soit ainsi. " Pendant qu'elle tenait
ainsi la main étendue, elle parut ressentir une vive douleur, et,
poussant un profond soupir, elle dit: " Que le Christ Seigneur soit
loué! " ainsi avait-elle coutume de dire, quand elle souffrait de ses
infirmités. Son confesseur vint alors la trouver et lui demanda le récit
de toute cette vision; obligée d'obéir, elle raconta ce que nous venons
de dire, puis elle ajouta: " Je demandais instamment la vie éternelle
pour vous et pour les autres aux intentions desquels je priais, le
Seigneur me promit de l'accorder. " Alors, non pas par incrédulité, mais
pour avoir meilleur souvenir de cette grâce, je lui dis: " Quel signe me
donnerez-vous, Seigneur, que vous les sauverez ? " Il me répondit :
" Étends la main vers moi. " Je le fis et il me présenta un clou, dont
il appuya la pointe au milieu de ma main, en le pressant si fortement
qu'il me sembla avoir la main percée de part en part. J'en ai ressenti
une douleur aussi vive que si l'on m'eût percé la main avec un clou de
fer, enfoncé par un marteau. Ainsi, par la grâce de mon Seigneur
Jésus-Christ, j'ai ses stigmates à la main droite; et quoique personne
ne voie cette plaie, elle me cause cependant une douleur sensible et
continuelle. "
La suite du même sujet
m'oblige, ô bon lecteur, de vous raconter un autre fait, qui est arrivé
longtemps après, en ma présence et sous mes yeux, dans la ville de Pise.
Catherine y était arrivée avec une suite nombreuse, dont je faisais
partie. Elle reçut l'hospitalité dans la maison d'un Pisan, qui habitait
près de l'église de la sainte vierge Christine. Je célébrai la messe un
dimanche dans cette église, à la demande de Catherine, que je communiai,
comme on dit vulgairement. Après quoi, la sainte resta longtemps, selon
son habitude, privée de l'usage de ses sens, car, dans sa soif du
Créateur qui est souverain Esprit, son esprit à elle se séparait de son
corps autant qu'il le pouvait. Nous attendions qu'elle revint à elle,
pensant en recevoir quelque consolation spirituelle, ainsi que nous y
étions habitués, lorsque nous vîmes tout à coup son corps étendu par
terre se soulever un peu, se redresser sur les genoux, et étendre les
bras et les mains. Son visage était resplendissant. Elle demeura
longtemps ainsi, complètement raidie et les yeux fermés. Enfin, comme si
elle eût été mortellement blessée, elle s'affaissa subitement sous nos
yeux et, peu de temps après, son âme revint à ses sens. Elle me fit
appeler presque aussitôt et me dit à voix basse: " Sachez, Père, que,
par la miséricorde du Seigneur Jésus, je porte ses stigmates dans mon
corps. " Je lui repartis, que je l'avais supposé, d'après les mouvements
de son corps pendant cette extase, et je lui demandai comment cette
grâce lui avait été faite par le Seigneur. " J'ai vu, me dit-elle dans
sa réponse, le Seigneur attaché à la croix, descendant sur moi au milieu
d'une grande lumière. Sous l'effort que fit mon âme pour aller à la
rencontre de son Créateur, mon corps fut obligé de se relever. Je vis
alors descendre sur moi, des cicatrices des très saintes plaies, cinq
rayons de sang, dirigés vers les mains, les pieds et le coeur de mon
pauvre corps. Comprenant le mystère, je me suis aussitôt écriée : " Ah!
Seigneur mon Dieu, je vous en prie, que les cicatrices n'apparaissent
pas extérieurement sur mon corps. " Je parlais encore, et voilà qu'avant
de m'atteindre les rayons changèrent leur couleur de sang en un éclat
resplendissant. C'est sous la forme de pure lumière qu'ils arrivèrent à
ces cinq endroits de mon corps, qui sont les mains, les pieds et le
coeur. " Je lui demandai: " Quelque rayon n'est-il pas arrivé au côté
droit? " " Non, me dit-elle, mais au côté gauche, directement sur le
coeur; car le trait de lumière, sortant du côté droit du Christ, ne m'a
pas frappée obliquement, mais directement. " Je l’interrogeai encore :
" Avez-vous senti, en ces parties du corps, quelque douleur sensible? "
Après un grand soupir, elle me répondit: "La douleur que je ressens en
ces cinq endroits et particulièrement au cœur est si grande que, sans un
nouveau miracle du Seigneur, il me semble impossible de garder longtemps
la vie du corps, et de ne pas voir bientôt finir mes jours sous un tel
tourment. "
Tout en notant ces paroles,
et en y réfléchissant, non sans compassion, je me tenais attentif à
saisir quelque signe d'une telle douleur. Catherine, ayant fini de me
raconter ce qu'elle voulait me dire, nous sortîmes de la chapelle, pour
rentrer à la maison où nous étions logés. A peine y étions-nous arrivés
que la vierge, entrant dans sa chambre, sentit son cœur défaillir et
tomba évanouie. On nous appela tous, et, à la vue de ce nouvel accident,
nous pleurions et nous craignions de nous voir abandonnés par celle que
nous aimions dans le Seigneur. Nous avions souvent été témoins des
ravissements que lui causait sa ferveur intérieure, et de
l'affaiblissement considérable qu'occasionnait à son corps la
surabondance de l'esprit, mais nous ne l'avions jamais vue jusqu'alors
en pareil évanouissement. Au bout d'un instant cependant elle revint à
elle, et, quand tous eurent pris quelque nourriture, elle m'appela de
nouveau, et m'affirma qu'elle voyait bien qu'à moins d'un nouveau remède
apporté par le Seigneur elle allait bientôt quitter son corps. J'eus
garde de négliger cet avertissement. Je rassemblai aussitôt tous les
enfants spirituels de la sainte, les suppliant et les conjurant avec
larmes de s'unir tous dans une même prière pour obtenir du Seigneur
qu'il voulût bien nous laisser encore notre Mère et Maîtresse. Dans
notre infirmité et notre faiblesse, nous ne voulions pas rester
orphelins, au milieu des tempêtes du monde, avant d'être confirmés par
la grâce d'En-Haut dans la pratique des saintes vertus. Tous, d'une
seule âme et d'une seule voix, promirent de le faire. Tous, alors, nous
nous approchons de Catherine, nous lamentant, pleurant et disant:
" Mère, nous savons, il est vrai, que vous désirez le Christ votre
Epoux; mais votre récompense est assurée, ayez plutôt pitié de ceux que
vous allez laisser encore bien faibles au milieu des flots. Nous savons
aussi que le très doux Epoux, aimé par vous d'amour si ardent, ne vous
refusera rien. Nous vous supplions donc de le prier qu'Il vous laisse
encore quelque temps avec nous, de peur que nous ne vous ayons
inutilement suivie, si vous nous quittez si tôt. Nous le demandons
nous-mêmes de toutes nos forces, et cependant nous craignons que nos
prières soient rejetées, à cause de nos démérites, car, hélas! notre
indignité est bien grande. Mais vous, qui désirez si ardemment notre
salut, obtenez-nous ce que nous ne pouvons obtenir par nous-mêmes. " A
ces paroles et à d'autres semblables, entrecoupées de sanglots, elle
répondit: " Depuis longtemps j'ai renoncé à ma propre volonté; sur ce
point, aussi bien qu'en toute autre chose, je ne veux que ce que Dieu
veut. Je désire de tout mon cœur votre bonheur éternel, mais je sais que
Celui-là même, qui est votre salut et le mien, saura mieux y pourvoir
que toute autre créature. Que sa volonté se fasse donc en tout. Je le
prierai cependant volontiers de faire ce qui sera le meilleur. " Ces
paroles nous laissèrent tout effrayés, dans la désolation et les pleurs.
Mais le Très-Haut ne méprisa
pas nos larmes. Le samedi suivant, Catherine, m'ayant fait appeler, me
dit : " Il me semble que le Seigneur se dispose à condescendre à vos
prières, et j'espère que vous obtiendrez bientôt ce que vous voulez. "
Elle dit et il en arriva ainsi qu'elle avait dit. Le lendemain dimanche,
elle reçut la communion de mes indignes mains, et rentra dans un
ravissement pareil à celui du dimanche précédent; mais il sembla, cette
fois-ci, que son corps, au lieu d'être frappé d'un mal qui le brûlait,
retrouvait de nouvelles forces. Ses compagnes étaient tout étonnées de
ne pas la voir souffrir, en cette extase, les mêmes douleurs que
d'habitude. Elle paraissait plutôt reprendre de nouvelles énergies et
une nouvelle vigueur, comme dans le repos d'un sommeil naturel. Je
répondis à leur étonnement : " J'espère que Dieu réalisera la promesse
que Catherine m'a faite hier. Nos larmes, qui demandaient la
conservation de sa vie corporelle, sont montées devant le Seigneur, et
celle qui se hâtait vers son Epoux revient à nous, pour soulager notre
misère. " Un instant après, ce que je venais de dire nous parut
pleinement se vérifier. L'esprit de la sainte ayant repris possession de
ses sens, l'absence de toute trace de fatigue ne permit à aucun de nous
le moindre doute sur le plein succès de notre prière. O Père d'ineffable
miséricorde! que ne ferez-vous pas pour vos serviteurs fidèles et vos
fils bien-aimés, quand votre condescendance est si bonne pour les
afflictions de ceux qui vous offensent! A ce spectacle, et pour avoir
encore une plus grande certitude, je dis à la sainte : " Mère,
souffrez-vous toujours des plaies que votre corps a reçues? - Le
Seigneur a exaucé vos prières, me dit-elle, mais en affligeant mon âme.
Non seulement ces plaies n'épuisent pas mon corps, mais elles le
soutiennent et le fortifient; et je sens même que ce qui m'était une
cause d'abattement m'est devenu source de réconfort. " C'était pour
continuer le sujet commencé, que je vous ai donné maintenant, Ô lecteur,
tout ce récit. Vous saurez ainsi de quelle excellence de grâce fut dotée
l'âme de notre bonne vierge, et vous aurez appris, que les pécheurs
eux-mêmes, priant pour le salut de leur âme, sont exaucés par Celui qui
veut le salut de tous les hommes et de toutes choses. Mais, si je
voulais raconter toutes les extases de notre sainte, le temps me
manquerait plus tôt que la matière. J'en viens donc bien vite au récit
d'un seul de ces ravissements, qui, à mon avis, l'emporte sur tous les
autres faits qu'on pourrait raconter à ce sujet. Avec la grâce de Dieu,
nous finirons par là notre chapitre. J'ai trouvé, en effet, quatre
volumes écrits par Frère Thomas, le confesseur de Catherine, si souvent
cité, volumes tout remplis de visions magnifiques et de révélations
inouïes. Quelques fois le Sauveur lui-même semblait introduire dans son
propre côté l'âme de notre sainte, et là il lui accordait des
révélations, qui s'élevaient jusqu'au mystère de la sainte Trinité.
D'autres fois la glorieuse Mère du Christ paraissait abreuver elle-même
Catherine du lait de son sein virginal, et la remplissait d'ineffable
douceur. Puis, c'était Marie-Madeleine qui, venant converser
familièrement avec sa fille adoptive, lui faisait partager les
ravissements qu'elle avait eus elle-même dans le désert, sept fois le
jour. A certains jours, le Christ, sa Mère et Madeleine apparaissaient
ensemble, se promenaient et parlaient amicalement avec Catherine et
apportaient à son âme toutes sortes d'indicibles consolations. Il y
avait aussi d'aimables apparitions d'autres saints, en particulier de
l'Apôtre Paul, dont Catherine ne prononçait jamais le nom sans une
grande et visible joie. C'était encore Jean l'Evangéliste, quelques fois
le bienheureux Dominique, assez souvent saint Thomas d'Aquin, très
fréquemment et le plus souvent Agnès, la vierge de Monte Pulciano. J'ai
écrit la vie de cette sainte, il y a quinze ans. Catherine avait eu
révélation qu'elle serait sa compagne dans le royaume des cieux,
révélation dont nous parlerons plus loin, avec la grâce du Seigneur.
Mais les reproches de ma
conscience ne me permettent pas de passer au dernier récit, dont je vous
ai parlé, avant que je n'aie signalé, pour l'utilité de mes lecteurs,
quelques incidents très importants des visions de l'Apôtre Paul. Il
arriva qu'une fois, en la fête de la Conversion de cet Apôtre, la vierge
eut un ravissement, où son esprit fut si violemment emporté dans les
mondes supérieurs que, pendant trois journées et trois nuits tout
entières, elle resta sans mouvement, privée de l'usage de ses sens.
Plusieurs de ceux qui se trouvaient présents la croyaient morte ou près
de mourir, mais d'autres, plus avisés, pensaient qu'elle était ravie au
troisième ciel, avec l'Apôtre. Au bout de trois jours, à la fin de cette
sainte extase, l'esprit de Catherine, charmé de ses visions célestes,
revenait avec tant de regret à la vie d'ici-bas que la vierge en
demeurait dans un état de somnolence continue, à la façon d'une personne
ivre, qui, sans pouvoir s'éveiller, ne dort cependant qu'à moitié. Sur
ces entrefaites, Frère Thomas, son confesseur, et un Frère Donat de
Florence, ayant l'intention d'aller visiter un religieux bien connu de
l'Ordre des Ermites, qui habitait le voisinage, vinrent d'abord à la
maison de Catherine. L'ayant trouvée dans cet état de sainte somnolence
et comme tout enivrée de l'esprit de Dieu, ils lui dirent pour
l'éveiller: " Nous allons visiter tel ermite dans sa solitude,
voulez-vous venir avec nous? " Notre vierge, toujours amie des saints et
des serviteurs de Dieu, répondit: " Oui ", tout en dormant. Mais à peine
eut-elle prononcé cette parole qu'un violent remords s'éleva dans sa
conscience, au sujet de ce léger mensonge, et l'affecta si
douloureusement qu'elle en recouvra l'usage de ses sens. Elle avait été
trois jours et trois nuits en extase; elle passa le même temps à pleurer
continuellement cette faute, s'accusant et disant: " O femme perverse et
méchante entre toutes! est-ce là ce que t'avait montré, en ces jours de
grâces, l'infinie bonté du Très-Haut? Voilà donc les enseignements que
tu as reçus dans les cieux? Etait-ce pour mentir à ton retour sur la
terre que tu avais été si grandement honorée des instructions de
l'Esprit-Saint? Tu savais bien, cependant, que tu ne voulais pas
accompagner ces Frères, et tu as répondu oui, tu as menti à tes
confesseurs et aux Pères de ton âme. O crime! ô iniquité des
iniquités! " Elle pleura ainsi, sans manger ni boire, autant de temps
qu'avait duré l'extase précédente.
Voyez-vous, lecteur, comme
la divine Providence a des voies qui surpassent toute admiration, et des
procédés qui défient la louange ! Pour que la sublimité des nouvelles
révélations qu'elle avait reçues n'enorgueillît pas notre vierge, Dieu
permit qu'elle tombât dans cette espèce de mensonge de politesse, où il
n'y avait aucune intention de tromper; car le vrai sens de ses paroles
fut bien saisi par ceux qui les entendirent. Mais cette humiliation,
comme le couvercle d'un vase au précieux contenu, servit à la
conservation des grâces reçues; et cet abaissement de l'esprit rendit au
corps les forces que l'élévation de ce même esprit lui avait ravies.
Car, bien que la joie de l'âme rejaillisse sur le corps, à cause de leur
union substantielle, la vie végétative (Celle des fonctions
inférieures de nutrition, de respirations, etc…) est bien affaiblie
par un ravissement de l'âme jusqu'au troisième ciel, c'est-à-dire par
une grâce de vision purement intellectuelle. Sans le secours d'un
nouveau miracle de Dieu, le corps n'y résisterait pas longtemps et
serait bientôt complètement désorganisé. L'acte d'intelligence, en
effet, ne requiert de lui-même aucun instrument corporel, si ce n'est
pour la présentation de l'objet intelligible. Si donc, par une grâce
spéciale, Dieu, dans sa toute-puissance~ présente surnaturellement à
l'intelligence son objet, celle-ci, trouvant ainsi dans le Christ sa
perfection connaturelle, s'efforce aussitôt de s'unir à Lui, en
abandonnant son corps. Mais le Dispensateur souverainement bon qui, par
la révélation de sa lumière, entraîne vers les sommets l'intelligence
qu'Il a créée, sait aussi, par l'aiguillon de quelque humiliation, la
replonger dans les sphères inférieures. L'âme, ainsi ballottée entre la
connaissance de la divine perfection et celle de sa propre imperfection,
vole d'une aile sûre entre l'un et l'autre abîme, et traverse sans
atteintes la mer de ce monde, pour aborder joyeuse, et saine et sauve,
au rivage de l'éternelle vie. C'est là, je pense, ce que l'Apôtre
voulait dire, quand il écrivait aux Corinthiens: " De peur que la
grandeur de mes révélations ne m’exalte, il m'a été donné de sentir
l'aiguillon de ma chair (2 Co 12,7) ", et plus loin : " La vertu
se parfait dans la faiblesse (2 Co 12,9). " Mais revenons à notre
sujet et apprenez, bon lecteur, que notre vierge, contre son habitude,
n'a rien dit à son confesseur de ce qu'elle avait vu alors. Ainsi
qu'elle me l'a avoué dans la suite, elle n'avait pas trouvé de mots pour
exprimer une vision qu'il n'est donné à personne de raconter en langage
humain, comme l'Apôtre lui-même l'enseigne. Mais les ardeurs de son
cœur, la continuité de son oraison, l'efficacité de ses avertissements,
attestaient manifestement qu'elle avait vu les secrets de Dieu, secrets
communicables à ceux-là seuls qui les voient.
Une autre fois, ainsi
qu'elle l'a raconté à son confesseur, qui l’a consigné par écrit, le
bienheureux Apôtre, dans une apparition, l'avertit de s'appliquer
assidûment et sans relâche à la prière. Elle accueillit avec
empressement cet avis, le mit en pratique, et il arriva qu'en la vigile
du bienheureux Dominique, la sainte priant à l'église eut de grandes
révélations au sujet du bienheureux Patriarche et d'autres saints de son
Ordre. L'impression de ces révélations et de ces visions fut si profonde
et si durable que souvent elle se renouvelait au récit que Catherine en
faisait à son confesseur. C'était là, je pense, un signe divin indiquant
à notre vierge que Dieu voulait qu'elle fît part de ces révélations à
ses confesseurs, pour l'utilité des fidèles.
En ce jour-là donc, un peu
avant les Vêpres, tandis que la sainte était tout attentive à ces
communications surnaturelles, Frère Barthélemy Dominique de Sienne,
aujourd'hui Maître en théologie, entra par hasard dans l'église. Il
était alors soeurs du confesseur de Catherine et jouissait pour toutes
choses, auprès d'elle, d'une confiance pareille à celle qu'elle avait
pour son confesseur. C'était même à lui qu'elle s'adressait en l'absence
de Frère Thomas. Son esprit plus que son corps s'étant aperçu de
l'approche du religieux, elle se leva aussitôt et, allant à sa
rencontre, lui dit qu'elle avait quelques secrets à lui communiquer. Ils
s'assirent tous deux dans l'église et elle lui rapporta ce que le
Seigneur lui montrait alors, au sujet du bienheureux Dominique: " En ce
moment, disait-elle, je vois plus clairement et plus parfaitement le
bienheureux Dominique que je ne vous vois vous-même, il m'est plus
présent que vous. " Elle parlait ensuite de la singulière excellence de
ce saint, comme nous le dirons plus loin. A cet instant, vint à passer
un de ses frères, qui s'appelait lui aussi Barthélemy; son ombre ou le
bruit de ses pas attira l'attention de notre vierge, qui tourna un peu
la tête et les yeux de ce côté; à peine eut-elle reconnu son frère
qu'elle reprit sa première position; mais aussitôt de son âme et de son
corps s'échappa un tel flot de larmes qu'elle se tut complètement. Frère
Barthélemy Dominique attendit longtemps la fin de ces pleurs, et finit
par prier la sainte de continuer le récit commencé. Mais elle était
toujours si oppressée de soupirs et de sanglots qu'il n'en pouvait avoir
aucune réponse. Ce n'est que longtemps après qu'elle put à peine, d'une
voix entrecoupée, proférer les quelques paroles qui suivent ou d'autres
semblables. " O malheureuse et misérable que je suis! Qui donc tirera
vengeance de mes iniquités! Qui donc punira un si grand péché! " Le
Frère lui demanda quel était ce péché, si c'était une faute qu'elle
venait de commettre. Elle répondit: " N'avez-vous donc pas vu la plus
inique des femmes détourner la tête et les yeux, et regarder les
passants, au moment même où Dieu lui montrait ses merveilles. " Mais
c'est à peine si vous avez détourné les yeux un moment, un instant, je
ne m'en suis même pas aperçu ", lui dit le religieux. – " Ah, si vous
saviez, reprit Catherine, de quelle façon la bienheureuse Vierge me l'a
reproché, vous aussi, vous pleureriez ce péché. " Et elle ne parla plus
du sujet de sa vision, mais elle continua de pleurer pendant tout le
temps de la confession sacramentelle, qu'elle fit aussitôt, puis elle
rentra, toujours en pleurant, à la maison paternelle, dans sa petite
chambre. Là, ainsi qu'elle l'a rapporté dans la suite à son confesseur,
elle eut une apparition du bienheureux Paul, qui lui reprocha durement
la perte du très court instant où elle avait tourné la tête; et elle
assurait qu'elle aimerait mieux être couverte d'ignominie devant tous
les hommes actuellement vivant en ce monde que de souffrir à nouveau la
honte qu'elle éprouva, sous les reproches de l'Apôtre. Cette dernière
vision de Paul est peut-être arrivée à une autre époque, ainsi que je
l'ai trouvé récemment mentionné dans certains écrits; mais, quelle qu'en
soit la date, il reste absolument vrai que le bienheureux Paul n repris
très durement Catherine, au sujet de ce qui était plutôt une
distraction, de durée bien minime, qu'une vraie perte de temps; et ce
reproche lui causa vraiment toute la confusion dont nous avons parlé.
Elle disait dans la suite à son confesseur : " Imaginez l'effet
qu'auront les reproches du Christ au Jugement dernier, alors que ceux
d'un seul de ses Apôtres m'ont ainsi couverte de honte. " Elle ajoutait
que, sous le poids d'une telle confusion, le cœur lui eût complètement
manqué, si, pendant tout le temps que l'Apôtre lui parlait, elle n'avait
pas eu la vision d'un agneau très doux et tout resplendissant. Rendue
par cet incident plus prudente et plus humble, elle garda avec le plus
grand soin les dons magnifiques qu'elle avait reçus, et n'en soupira
qu'avec plus de ferveur et d'avidité après des grâces meilleures encore.
J'ai voulu, cher lecteur, pour le banquet qu'offre à votre âme ce
chapitre, réunir ces deux récits, parce que je les ai trouvés tout à
fait propres à enseigner l'humilité, tant aux parfaits qu'aux
imparfaits.
Mais puisqu'à dire vrai je
suis entré moi-même indigne dans un Ordre, où le bienheureux Dominique
m'a miraculeusement appelé, je paraîtrais bien ingrat envers un Père si
grand, si je passais sous silence la révélation de Sa gloire, faite à
notre sainte. Je vais donc encore insérer ici la vision mentionnée plus
haut. Frère Barthélemy, déjà nommé, et qui demeure actuellement avec
moi, m'a raconté que la vierge, en lui parlant ce jour-là, affirmait
avoir en même temps sous les yeux la vision imaginative suivante. Elle
voyait le Père tout-puissant et éternel, de la bouche duquel semblait,
sortir le Fils coéternel, apparaissant lui aussi manifestement avec la
nature humaine qu'il s'est unie. Pendant que la sainte était attentive à
cette apparition, elle vit d'autre part sortir de la poitrine du Père le
bienheureux Patriarche Dominique, tout resplendissant de lumière, et
elle entendit de la bouche du Tout-Puissant une voix qui prononçait les
paroles suivantes: " Ma très douce fille, j'ai engendré ces deux fils,
l'un par l'acte générateur de ma nature, l'autre par une adoption toute
de charme et d'amour. " Et comme elle s'étonnait grandement, que même un
saint pût être l'objet d'une telle comparaison et d'une assimilation si
sublime, pour mettre fin à cet étonnement, Celui qui venait de prononcer
les paroles que nous avons rapportées en donna l'explication suivante:
" Le Fils que j'ai engendré par nature et de toute éternité, ayant pris
une nature humaine, m'a obéi parfaitement en toutes choses, jusqu'à la
mort. Dominique, mon fils adoptif, a mis lui aussi, dans toutes ses
œuvres, depuis son enfance jusqu'à la fin de sa vie, la règle de
l'obéissance à mes préceptes. Il n'a jamais une seule fois transgressé
aucun de mes commandements, il a gardé intacte la virginité de son corps
et de son âme, et toujours conservé la grâce du Baptême, en laquelle il
avait trouvé sa renaissance spirituelle. Mon Fils par nature, Verbe
éternel de ma bouche, a publiquement annoncé au monde les enseignements
dont je l'avais chargé. Il a rendu témoignage à la Vérité, ainsi qu'il
l'a dit à Pilate (Jn 18,37). Dominique, mon fils adoptif, a de
même prêché publiquement aux hommes la vérité de mes paroles, tant aux
hérétiques qu'aux catholiques, par lui-même ou par d'autres, non
seulement pendant Sa vie, mais par ses successeurs, car par eux il
prêche et prêchera encore. Mon Fils par nature a envoyé ses disciples,
mon fils adoptif a envoyé ses Frères. Mon Fils par nature est mon Verbe,
mon fils adoptif est le héraut, le porte-parole de mon Verbe. Voilà
pourquoi, par une grâce toute spéciale, il lui a été donné, ainsi qu'à
ses Frères, de comprendre la vérité de mes paroles et de ne s'en point
écarter. Mon Fils par nature a consacré toute sa vie, toutes ses
actions, ses enseignements comme ses exemples, au salut des âmes.
Dominique, mon fils adoptif, a mis toute sa passion, tous ses efforts, à
délivrer les âmes des lacets de l'erreur et du vice. Sauver les âmes,
telle est la fin principale pour laquelle il a plante et arrosé son
Ordre. Voilà pourquoi je te dis qu'en tous ses actes il peut être
comparé à mon Fils par nature; voilà pourquoi je te montre aujourd'hui
l'image de son corps, qui a eu beaucoup de ressemblance avec le très
saint Corps de mon Fils unique. n C'est pendant ce récit de la sainte à
Frère Barthélemy qu'arriva l'incident exposé plus haut tout au long.
Venons-en maintenant à la dernière vision dont le récit doit clore ce
chapitre.
Je tiens à vous apprendre,
bien-aimé lecteur, qu'à cette époque la sainte eut l'âme remplie d'une
telle abondance de grâces, et qu'elle fut favorisée de tant de
révélations et de visions des plus manifestes que, sous le poids de son
amour, elle devînt toute languissante et maladive. Cette langueur
augmenta au point que la vierge ne pouvait plus se lever de son lit,
bien qu'elle ne souffrît pas d'autre mal que de sa charité pour sou
éternel Epoux. Elle en était comme folle et le nommait continuellement
en disant: " O très doux et très aimant jeune homme! O Fils de Dieu " et
elle ajoutait quelquefois: " Fils de Marie ". Au milieu de ces pensées,
qui s'échappaient en paroles tout embaumées de fleurs d'amour, elle
restait sans sommeil et sans nourriture. Mais l'Epoux qui, lui avait
envoyé ce feu sacré, pour l'enflammer davantage, la visitait sans cesse.
Toute brûlante des ardeurs de la charité, elle lui disait: "O mon
Seigneur souverainement aimant! pourquoi permettez-vous que ce corps si
vil me prive plus longtemps de vos embrassements? Hélas, en cette vie,
rien ne peut plus me plaire, je ne cherche rien, si ce n'est Vous, je
n'aime rien, en dehors de Vous, car tout ce que j'aime, je l'aime
uniquement à cause de Vous. Pourquoi donc ce corps si misérable
suffit-il à m'empêcher de jouir de Vous. O Maître clément entre tous,
arrachez mon âme à cette prison, délivrez-moi de ce corps de mort. " A
cette prière et à d'autres semblables qu'elle entrecoupait de sanglots,
le Seigneur répondait: " Ma très chère fille, quand j'étais parmi les
hommes je n'ai pas eu souci de faire ma volonté, mais celle de mon Père.
Ainsi que je l'ai attesté à mes disciples, j'ai désiré d'un grand désir
manger la dernière Pâque avec eux (LC 21,15), et cependant j'ai
attendu avec patience jusqu'au temps fixé d'avance par mon Père. C'est
pourquoi, toi aussi, malgré ton souverain désir de m'être parfaitement
unie, tu dois attendre patiemment jusqu'au temps que j'ai moi-même
fixé. " Catherine lui dit alors: " Puisque tel n'est point votre bon
plaisir, que votre volonté soit faite, mais je vous en supplie, daignez
exaucer seulement une toute petites demande. Puisque vous avez décrété
que je resterais encore quelque temps en ma chair, accordez-moi de
partager pendant ce temps toutes les douleurs que vous avez supportées,
jusqu'à la dernière. " Le Seigneur lui fit gracieusement une réponse
affirmative, qui eut son plein effet, on n'en peut pas douter, car, à
partir de ce moment, Catherine éprouva chaque jour, tant en son cœur
qu'en son Corps, les tourments que le Seigneur Sauveur avait autrefois
endurés; c'est elle-même qui me l'a secrètement avoué. Pour plus ample
explication, je vais raconter ce qu'elle avait coutume de me dire à ce
sujet.
Souvent elle me parlait des
souffrances du Sauveur, et m'assurait qu'il avait porté la croix dans
son âme, dès le premier instant de sa conception, à cause du désir sans
mesure qu'il avait du salut des hommes. " Il est en effet certain, me
disait-elle, que le Médiateur entre Dieu et les hommes, cet homme qui
est le Christ Jésus, a été, dès le premier instant de sa conception,
rempli de grâce, de sagesse et de charité. Sous ce rapport, pas de
progrès possible, pour Celui qui était parfait dès le commencement. Mais
parce qu'il aimait très parfaitement Dieu et le prochain et parce qu'il
voyait Dieu privé de son honneur et le prochain de sa fin, il fut
cruellement tourmenté, jusqu'à ce que sa Passion eût rendu à Dieu le
culte de l'obéissance et le salut au prochain. Ce tourment du désir,
disait encore la sainte, n'était pas légère affliction; ceux qui l'ont
expérimenté le savent bien; c'était la plus grande croix du Sauveur. De
là vient qu'en la dernière Cène il disait à ses disciples : " J'ai
désiré d'un grand désir ", paroles qu'il leur adressa à ce moment, parce
que, dans cette Cène, il leur donna les arrhes du salut, qu'il allait
opérer pour eux avant de manger de nouveau avec eux (Lc 22,15). A
ce propos Catherine citait encore les paroles de la prière du Sauveur,
avec un commentaire que je ne me rappelle pas avoir lu ou entendu autre
part. Elle disait que les forts et les parfaits ne doivent pas donner à
ces mots: " Mon Père, faites que ce calice s'éloigne de moi (Mt 26,
39) " le sens qu'y trouvent les âmes faibles et craintives. Le
Sauveur ne demandait pas que sa Passion fût différée ou éloignée; dès
l'instant de sa conception, il avait bu au calice du désir de sauver
l'humanité, et plus le terme approchait, plus il y buvait, avec la soif
de voir bientôt s'accomplir, ce qu'il souhaitait avec tant d'ardeur,
depuis si longtemps, et de vider la coupe, à laquelle il s'était abreuvé
toute sa vie. Il ne demandait donc pas que sa Passion et sa mort fussent
différées, mais hâtées. Il s'en est au reste, lui-même, assez clairement
expliqué, quand il a dit à Judas: " Ce que tu fais, fais-le promptement
(Jn 13,27) ". Ce calice du désir était pour Notre-Seigneur bien
amer à boire, et néanmoins, en Fils très obéissant, il ajoutait :
" Cependant que ce ne soit pas ma volonté, mais la vôtre qui
s'accomplisse (Lc 22,42) ". Il s'offrait ainsi à souffrir tous
les retards qu'il plairait à son Père d'apporter à l'accomplissement de
son désir. D'après ce commentaire, les paroles de Notre-Seigneur,
" Eloignez ce calice ", ne devraient donc pas s'entendre du calice de sa
Passion future, mais de celui de ses souffrances passées et présentes.
Je fis observer à Catherine que les Docteurs donnaient habituellement
une autre explication de ce passage. D'après eux, Notre-Seigneur aurait
ainsi prié, comme quelqu'un qui est vraiment homme, et dont la
sensibilité craint naturellement la mort. Chef de tous les élus, des
faibles comme des forts, il devait servir d'exemple à tous et prévenir
le désespoir, auquel seraient exposés les faibles, quand leur
sensibilité éprouverait une frayeur naturelle de la mort. La sainte me
répondit: " Les actions du Sauveur sont si fécondes en enseignements,
pour qui les considère attentivement, que chaque âme, selon son point de
vue, peut y trouver la part de nourriture qu'il lui faut pour sou salut.
Puisque les faibles trouvent, dans la prière du Sauveur, la consolation
de leur faiblesse, il semble bien que les parfaits et les forts doivent
pouvoir y trouver la confirmation de leur force. Mieux vaut donc en
donner plusieurs explications profitables à tous, qu'une seule, pour une
seule classe de fidèles. " A ces paroles, j'ai gardé le silence, n'ayant
rien à répliquer dans mon admiration pour la sagesse et la grâce qui
étaient en Catherine.
En lisant les écrits de
Frère Thomas sur les paroles et les actions de notre sainte, j'ai trouvé
encore un autre commentaire des mêmes paroles. A ce qu'il raconte,
Catherine apprit dans une extase que le Sauveur avait éprouvé sa
tristesse, sué le sang, et prié au Jardin des Oliviers pour ceux qu'il
prévoyait ne devoir pas participer aux fruits de Sa Passion (Saint
Ambroise expose la même idée en son commentaire sur saint Luc, Livre X,
chap. 21 : On peut affirmer, sans s'éloigner de la vérité, que Jésus
était triste à cause de ses persécuteurs et des peines qu'ils auraient à
subir pour leur horrible sacrilège. Il avait donc dit: " Éloignez de moi
ce calice ", non parce qu’il craignait la mort, Lui, qui était Dieu et
Fils de Dieu, mais parce qu'il ne voulait pas que les méchants eux-mêmes
périssent à son occasion.). Mais, dans son amour pour la justice, il
ajouta à sa prière cette condition : " Que votre volonté soit faite et
non la mienne. " S'il ne l'avait pas ajoutée, au dire de la sainte, tous
les hommes auraient été sauvés, car il était impossible que la prière du
Fils de Dieu restât sans effet. Cette pensée est pleinement d'accord
avec la parole de l'Apôtre aux Hébreux: " Il a été exaucé à cause du
respect qui lui est dû (Hb 5,7) ", parole que les Docteurs
entendent communément de la prière faite au Jardin des Oliviers.
Catherine me disait encore
et enseignait qu'aucun homme ne pourrait supporter les souffrances
endurées pour notre salut par Celui qui était Fils de Dieu et Fils de
l'homme sans mourir mille fois si c'était possible. L'amour que le
Sauveur nous portait, et qu'il nous porte encore, étant au-dessus de ce
que nous pouvons penser, les souffrances endurées sous les ordres et la
motion de cet amour dépassent, elles aussi, notre imagination. Ces
souffrances n'ont pas eu seulement pour mesure les forces de la nature
et la malice des bourreaux, elles sont allées beaucoup plus loin. Qui
croirait qu'un homme pût vivre avec des épines pénétrant à travers le
crâne jusqu'au cerveau, ou avec des os tirés jusqu'à en être disjoints.
Il est cependant écrit " Ils ont compté tous mes os. " L'amour souverain
qui était l'unique motif de ces souffrances a su trouver de souveraines
douleurs pour se manifester parfaitement à nous. Car une des principales
causes de la Passion fut la manifestation de l'amour très parfait du
Fils de Dieu pour nous, et cet amour ne pouvait mieux nous être montré.
Ce ne sont pas les clous qui ont tenu Notre-Seigneur attaché à la croix,
c'est l'amour; ce ne sont pas les hommes qui ont vaincu, c'est l'amour;
comment les hommes auraient-ils vaincu Celui qui, d'un mot, les aurait
tous renversés par terre.
Voilà, avec d'autres pensées
encore, ce que notre très prudente vierge disait de la Passion du
Sauveur en termes aussi profonds que bien choisis. Elle ajoutait qu'elle
avait expérimenté dans son propre corps quelque chose de chacune des
douleurs du Seigneur; mais elle croyait impossible qu'on en fît
l'épreuve complète. Elle affirmait que le plus grand supplice du Sauveur
en croix avait été la dislocation des os de la poitrine. En preuve et en
signe de cette affirmation, elle assurait qu'ayant éprouvé elle-même en
son corps, à certains moments, toutes les douleurs de la Passion, elle
ne sentait de façon permanente que celles de la poitrine. C'était là qu
elle souffrait le plus, disait-elle, quoique, chaque jour, elle fût
tourmentée de douleurs d'entrailles et de tête, et je le crois
facilement, pour elle aussi bien que pour le Seigneur Sauveur, à cause
du voisinage du cœur. Les os du thorax, dont la fonction naturelle
semble être de protéger le cœur et les poumons, ne peuvent se disjoindre
sans une grande souffrance de ces mêmes organes; et peut-être
faudrait-il un miracle pour que tout autre homme pût souffrir, sans
mourir, pareille violence.
Quoi qu'il en soit, revenons
à notre sainte. Après que son corps eut été ainsi tourmenté pendant
plusieurs jours, il perdit sans doute une partie de ses forces; mais,
dans l'âme de Catherine, L'amour fut de beaucoup augmenté. Elle avait
appris, par une expérience sensible, combien le Sauveur l'avait aimée,
elle et tout le genre humain; de là, dans son cœur, une telle
impétuosité d'amour et de charité que cet organe ne pouvait plus garder
son intégrité, et qu'il devait se briser complètement. Ainsi en
arrive-t-il d'un vase plus faible que la force expansive de la liqueur
qui le remplit, il cède à la poussée du liquide qu'il contient, et la
force qu'il avait un instant comprimée se répand en brisant les parois
qui l'enfermaient, le contenant n'étant pas proportionné au contenu.,
Mais pourquoi en dire davantage et m'attarder plus longtemps? La force
de l'amour fut telle en notre sainte que son cœur se fendit du haut en
bas, oui, d'une extrémité à l'autre; et ces veines qui portent la vie
s'étant rompues, elle expira sous la seule violence de l'amour divin,
sans l'intervention d'aucune autre cause naturelle. Cela vous étonne,
lecteur? Eh bien, sachez qu'il y a eu et qu'il y a encore plusieurs
témoins de ce fait, témoins qui ont assisté au dernier soupir de
Catherine, qui m'ont tout raconté, et dont je citerai plus loin les
noms. Encore hésitant malgré leur témoignage, je me suis adressé à la
vierge elle-même, je me suis informé avec soin de ce qu'elle pensait à
ce sujet, et je l'ai suppliée de me dire la vérité. Eclatant en soupirs
et en sanglots, elle a longtemps refusé de me répondre, puis elle a fini
par me dire : " Père, n'auriez-vous pas compassion d'une âme, qui, après
avoir été délivrée de son obscure prison et avoir joui d'une lumière des
plus agréables, aurait été enfermée à nouveau dans ses ténèbres
habituelles? Je suis, me dit-elle, la malheureuse à qui cela est arrivé;
la providence de Dieu en ayant ainsi disposé à cause de mes fautes. " En
entendant ces paroles, je n'en devins que plus avide d'apprendre, de la
bouche même de la sainte, la vérité sur tous les détails d'un fait aussi
étonnant; c'est pourquoi je continuai : " Est-il bien vrai, Mère, que
votre âme ait été séparée du corps. " - " Ah! me dit-elle, le feu de
l'amour divin et de mon désir d'union à mon Bien-Aimé était si ardent,
que même un cœur de pierre ou de fer se fût pareillement fendu et
ouvert. Non, nulle force créée, je crois, n'eût permis à mon cœur de
résister à la poussée d'un tel amour. Tenez donc pour certain que le
cœur de ce chétif corps s'est fendu de haut en bas et complètement
ouvert sous la seule violence de la charité. Il me semble encore sentir
en mon corps les marques de ce déchirement. De là il vous est facile de
conclure que mon âme a été complètement séparée de mon corps. J'ai vu
alors les secrets de Dieu, que nul homme en ce monde ne peut raconter,
car la mémoire n'a pas la puissance de les garder, et les mots humains
ne suffisent pas à exprimer convenablement de si hautes réalités. Tout
ce que je dirais serait de la boue à côté de cet or. Ce qui me reste,
c'est une grande affliction toutes les fois que j'entends parler de ce
sujet. Quand je considère combien j'ai dû descendre pour revenir d'un
état si sublime à ma bassesse actuelle, je ne puis dira ma douleur que
par des larmes et des sanglots. "
A l'entendre parler ainsi,
je n'en devins que plus désireux d'être instruit de tous les détails, et
je lui dis: " Ma Mère, je vous en prie, puisque vous me révélez vos
autres secrets, ne me cachez pas celui-ci, mais daignez me raconter
comment s'est passé un fait si surprenant. " - " En ces jours-là, me
dit-elle, j'avais reçu du Seigneur plusieurs visions spirituelles et
corporelles, et d'innombrables consolations d'âme. Sous le seul poids de
l'amour, je tombai languissante sur mon lit, ne cessant de prier le
Seigneur qu'il voulût bien m'enlever à ce corps de mort (Rm 7,24),
pour me permettre de m'unir plus parfaitement à Lui. Je ne pus
l'obtenir, mais j'obtins au moins de partager ses souffrances, autant
que cela m'était possible. " C'est alors qu'elle me raconta ce que j'ai
rapporté plus haut tout au long au sujet de la Passion du Sauveur, puis
elle ajouta : " Cette expérience de la Passion me fit comprendre plus
clairement et plus parfaitement combien mon Créateur m'avait aimée. Mon
amour grandit et me rendit encore plus languissante. Mon âme n'avait
plus qu'un désir, sortir du corps. Mais pourquoi en dire davantage? Le
Seigneur activait chaque jour le feu qu'il avait envoyé dans mon cœur;
ce cœur de chair succomba, l'amour devint fort comme la mort (Ct 7,6),
et mon cœur s'étant brisé comme je l'ai dit, mon âme fut délivrée de sa
chair, mais hélas! pour un temps bien trop court! " - Je demandai alors
: " Combien de temps, ma Mère, votre âme est-elle demeurée hors du
corps? " - " Ceux qui ont été témoins de ma mort, me répondit-elle,
disent qu'il s'est écoulé quatre heures entre mon dernier soupir et ma
résurrection. Les voisines vinrent en grand nombre consoler ma mère et
les autres personnes que cette mort affectait; quant à mon âme, elle se
croyait entrée dans l'éternité et ne pensait plus au temps. "
Je lui dis encore :
" Qu'avez-vous vu, ma Mère, pendant ce temps? et pourquoi votre âme
est-elle revenue à son corps? Je vous en prie, ne me cachez rien. " Elle
me répondit: " Sachez, Père, que mon âme a vu et compris tout ce qui
nous attend dans cet autre monde que nous ne voyons pas, c'est-à-dire la
gloire des saints et les peines des pécheurs. Mais, comme je vous l'ai
dit, ma mémoire ne se souvient pas de tout, et mes paroles ne sauraient
tout exprimer. Je vous dirai cependant ce que je pourrai. Tenez donc
pour certain que mon âme a vu l'Essence divine, et c'est la raison pour
laquelle je souffre si impatiemment d'être retenue dans la prison de ce
corps. Si je n'étais pas liée par l'amour de Dieu et du prochain, pour
lequel le Seigneur m’a renvoyée à mon corps, je mourrais de chagrin.
Mais ma suprême consolation, quand je souffre de quelque mal, est de
savoir que cette souffrance me procurera une vision plus parfaite de
Dieu. Voilà pourquoi les souffrances, bien loin de m'être à charge, sont
la joie de mon âme, ainsi que vous pouvez vous en apercevoir chaque
jour, vous et les autres qui vivez avec moi. J'ai vu aussi les peines
des damnés et de ceux qui sont en purgatoire. Nulle parole ne saurait
les exprimer parfaitement. Si les pauvres humains voyaient ce qu'est un
seul de ces tourments, le plus léger, ils aimeraient mieux mourir dix
fois, si c'était possible, que de l'endurer un seul jour. J'ai vu punir
tout spécialement ceux qui ont péché dans le mariage, en n'en observant
pas les lois, mais en y cherchant les satisfactions de leur
concupiscence. " Je demandai pourquoi ce péché, qui n'est pas plus grave
que les autres, était si durement puni. Elle me répondit qu'on en avait
moins de remords, par conséquent moins de contrition, et qu'on y
retombait plus souvent. Elle ajouta : " Une faute, si petite qu'elle
soit, est toujours très dangereuse, quand celui qui la commet, n'a pas
souci de s'en défaire par la pénitence. " Puis elle poursuivit en ces
termes, le récit commencé: "Pendant que mon âme considérait tout cela,
l'Époux éternel que je croyais pleinement posséder lui dit : " Tu
vois de quelle gloire sont privés et de quelles peines sont punis ceux
qui m'offensent. Retourne donc à eux, pour leur montrer leur erreur,
leur péril, et le tort qu'ils se font. " Et comme mon âme avait grande
horreur de revenir à la vie, le Seigneur ajouta : " Le salut de beaucoup
demande ton retour ; tu n'auras plus le genre de vie que tu as gardé
jusqu'ici, tu ne te confineras plus dans une cellule; il te faudra même,
pour le salut des âmes, quitter ta ville natale; mais je serai toujours
avec toi, je te conduirai et te ramènerai (2 R 5,2). Tu porteras
l'honneur de mon nom devant les petits et les grands, devant les laïcs
comme devant les clercs et les religieux; car je te donnerai une parole
et une sagesse, auxquelles personne ne pourra résister. Je te
présenterai aux Pontifes, à ceux qui gouvernent l'Église et le peuple
chrétien, car je veux, selon mon habitude, avec ce qui est faible,
confondre l'orgueil des forts. " Pendant que Dieu disait à mon âme ces
choses et d'autres semblables, dans un langage tout intellectuel ; elle
se trouva tout à coup ramenée en son corps, de quelle façon? Je n'en
sais rien, impossible de m'en rendre compte. Mais aussitôt que j'ai eu
conscience de ce retour, ma douleur a été si intolérable que j'ai passé
trois jours et trois nuits à pleurer continuellement, sans aucune
interruption. Il ne m'est pas possible d'arrêter mes larmes, chaque fois
que ce souvenir me revient en mémoire. Ce n'est pas étonnant, mon Père,
ce qui l'est bien davantage, c'est que mon coeur ne se brise pas à
nouveau chaque jour, quand je considère l'excellence de la gloire que je
possédais à ce moment et qui, hélas, est aujourd'hui bien loin de moi.
C'est le salut du prochain qui est cause de tout cela. Que personne donc
ne s'étonne, si j'aime à l'excès ceux et celles que le Très-Haut m'a
chargée d'avertir et de convertir du mal au bien. Ils m'ont coûté assez
cher; car, à cause d'eux, je suis devenue anathème pour le Seigneur, et
la jouissance de sa gloire a été pour moi remise à une époque que je ne
connais pas encore. C'est pourquoi, comme le disait saint Paul, ces
fidèles sont ma gloire, ma couronne et ma joie (Phil 4,1). Je
vous dis cela pour que votre coeur ne partage pas la peine de ceux qui
murmurent en me voyant devenue la servante de tous. "
Ayant entendu ces paroles,
et les ayant comprises autant que la grâce me le permit, je pensai,
après les avoir pesées dans mon cœur, qu'il ne fallait pas les publier,
à cause de l'aveuglement de nos temps et de l'incrédulité de tous les
esclaves de l'amour-propre. Je défendis donc aux Frères et aux Soeurs
d'en rien dire, du vivant de la sainte. J'en ai même vu quelques-uns,
jusque-là dociles aux avis de Catherine, la quitter au récit de ce fait,
parce qu'ils étaient incapables de comprendre une telle révélation. Mais
maintenant qu'elle a été emportée en paradis, d'où elle ne doit plus
revenir avant la résurrection générale, maintenant qu'elle a terminé le
cours de cette vie fragile, je me suis cru et me crois obligé de parler,
pour qu'un miracle si grand et si éclatant, don de la divine piété, ne
reste pas caché, à cause de ma négligence. D'ailleurs, pour que vous
voyiez, lecteur, comment la puissance de Dieu a su mettre en pleine
lumière la réalité de ce prodige, je vais vous apprendre ce qui s'est
passé à l'heure de cette mort. Les femmes qui se trouvaient là, et qui
étaient les compagnes de Catherine et ses filles dans le Seigneur,
appelèrent son confesseur, Frère Thomas del Fonte, déjà souvent nommé,
pour assister l'agonisante, comme on a coutume de le faire, et
recommander l'âme qui s'en allait ainsi au Seigneur. Frère Thomas prit
avec lui un religieux nommé Frère Thomas d'Antonio, accourut au plus
vite, et, tout en pleurant, il se mit en prière auprès de la sainte. Un
autre Frère, nommé Frère Barthélemy de Montucio, en eut connaissance, et
prenant pour compagnon Frère Jean, convers du couvent de Sienne, et qui
est encore actuellement en cette ville, il vînt lui aussi en toute hâte.
Ces quatre Frères, qui tous ont survécu et vivent encore, assistaient,
l'âme navrée, à l'agonie de la vierge. Quand elle eut expiré, le Frère
convers Jean en ressentit au cœur une telle douleur que la violence de
ses sanglots et de ses gémissements lui rompit et lui ouvrit
complètement une veine de la poitrine. Dans l'accès de toux qui
s'ensuivit, ainsi qu'il arrive en pareil cas, il rendait par la bouche
de nombreux et gros caillots de sang. On craignait, et avec raison, une
suffocation du cœur ou quelque lésion interne incurable. A la douleur
des assistants, s'ajouta une nouvelle douleur : Ceux qui pleurent la
vierge morte durent pleurer en même temps le Frère qui allait bientôt
mourir. C'est alors que Frère Thomas, confesseur de Catherine, dit à
Frère Jean ces paroles pleines de foi : " Je suis sûr que cette vierge
est d'un grand mérite auprès de Dieu, prends la main de son corps sacré
et pose-la sur l'endroit où tu souffres si horriblement, tu seras
certainement guéri. " Le malade le fit sous les yeux de tous les
assistants, et il fut aussitôt si pleinement guéri qu'il ne lui resta
pas trace de son mal. Frère Jean raconte encore ce fait à tous ceux qui
veulent l'entendre, et le confirme par serment toutes les fois qu'il en
est besoin.
Outre les Frères nommés plus
haut, il y avait à cette agonie une compagne de Catherine, nommée
Alexia, sa fille spirituelle, qui vit aujourd'hui dans les cieux avec la
sainte, je le crois fermement, car elle a survécu peu de temps au trépas
de la vierge. A cette mort miraculeuse assistaient aussi presque toutes
les voisines, et même une foule de personnes de connaissance, hommes et
femmes, qui accoururent aussitôt, ainsi qu'on le fait en pareil cas, et
personne ne douta que la défunte n'eût définitivement quitté ce monde.
J'ai raconté aussi, au
commencement de ce chapitre, que le corps de la sainte avait été
miraculeusement élevé et soutenu en l'air; j'en ai pour témoins quelques
Soeurs de la Pénitence du bienheureux Dominique, en particulier,
Catherine, fille d'un certain Thecco de Sienne, longtemps compagne
intime de notre vierge, puis, si ma mémoire est fidèle, Lysa sa cousine,
encore vivante aujourd'hui, et enfin, Alexia, déjà nommée plus haut.