Soyez absolument sûr, je le
désire, ô lecteur, qu'il me faudrait non pas un
chapitre,
mais plusieurs volumes, pour vous raconter les seuls miracles que le
Seigneur a opérés par l'intermédiaire de notre sainte depuis l'époque ou
j'ai mérité de la connaître, miracles dont j'ai été le plus souvent
témoin oculaire. Mais, pour ne pas ennuyer mes lecteurs, j'ai réuni,
dans l'abrégé d'un seul chapitre, le plus grand nombre possible de ces
faits. Vous jugerez, par ce que vous apprendrez, de ce que je passe sous
silence pour être bref.
La supériorité de l'esprit
sur la matière entraîne la supériorité des miracles d'ordre spirituel
sur ceux qui atteignent le corps. Je vais donc exposer d'abord les
oeuvres que le Seigneur a opérées, par Catherine, pour la délivrance des
âmes et ensuite celles qui ont apporté la santé aux corps. Autant que
possible j'observerai dans mon récit l'ordre chronologique ; je ne puis
cependant le respecter complètement, si je veux garder la distinction
que je viens de poser. Il me faudra, en effet, parler tout d'abord
d'âmes miraculeusement sauvées par la sainte à la fin de Sa vie, et ne
dire qu'ensuite des miracles qu'elle a faits pour les corps, tout au
début de sa carrière. C'est ainsi que les œuvres les plus dignes
garderont sur celles qui le sont moins la préséance à laquelle elles ont
droit. Au reste, tout en ayant l'intention d'observer cet ordre de
dignité, je m'efforcerai de suivre dans chaque série l'ordre des temps
autant que mes informations me le permettront. A vrai dire, certains de
ces miracles, surtout parmi ceux d'ordre spirituel, ont été secrets et
inconnus du public. Ils n'ont d'autre témoignage qu'une confidence faite
à moi-même ou à quelqu'autre personne. Mais ils ont eu cependant des
conséquences extérieures, qui les manifesteront suffisamment à l'a foi
des âmes fidèles et dévotes.
Je veux donc, ô excellent
lecteur, vous parler d'abord de Jacques, le père de notre sainte. Nous
avons dit, dans la première partie, comment il avait reconnu que sa
fille s'était dévouée de tout cœur au service du Seigneur. Depuis lors
il l'avait toujours traitée avec une respectueuse tendresse. Il
recommandait continuellement à tous les membres de la famille de ne se
permettre aucune opposition aux volontés de la vierge Catherine, sa
fille. Aussi l'amour qui unissait le père et la fille allait-il chaque
jour croissant. Catherine demandait continuellement dans ses prières le
salut de son père; Jacques se réjouissait dans le Seigneur des vertus de
sa fille et espérait obtenir grâce devant Dieu par les mérites et les
prières de cette enfant. Les jours du pèlerinage de Jacques en c~ monde
arrivèrent enfin à leur terme, et il tomba sur son lit, accablé sous le
poids de la maladie. Quand elle le vit en cet état, sa fille eut
aussitôt recours à la prière, son refuge habituel, et elle demanda à son
Epoux la santé de son père. A sa demande, il fut répondu que Jacques
était arrivé à la fin de sa vie, et qu'il ne lui était pas avantageux de
vivre plus longtemps. Catherine se rendit alors vers son père, et ayant
sondé les sentiments intimes du malade, elle lui trouva l'âme si bien
disposée à quitter ce monde et si libre de toute attache à cette vie
qu'elle en rendit à son Sauveur d'infinies actions de grâces.
Mais cette première faveur
ne lui suffisait pas, voilà que de nouveau elle recueille tout son
esprit et prie le Seigneur, source de toutes grâces, d'en accorder une
nouvelle. Puisqu'il avait déjà fait au père et nourricier de notre
sainte la grâce si précieuse de mourir de bon cœur, pur de toute faute (Pur
de toute " coulpe ", c'est-à-dire de toute affection mauvaise, actuelle
ou habituelle, mais non pas libéré de toute dette vis-à-vis de la
Justice divine pour les fautes du passé, puisqu'il n'avait pas l'âme
parfaitement purifiée.), ne daignerait-il pas emporter au ciel l'âme
du défunt sans qu'elle eût à souffrir les peines du purgatoire? Il lui
fut répondu que nécessairement la justice devait obtenir au moins
quelque satisfaction. Il était impossible qu'une âme imparfaitement
purifiée possédât la splendeur d'une gloire telle que celle du ciel.
" Sans doute, disait le Seigneur, ton père, au milieu des autres hommes
mariés, a été de bonne vie; j'ai eu pour agréables nombre de ses
actions, en particulier ce qu'il a fait pour toi; et cependant il n'est
pas possible que la justice soit sauvegardée sans que son âme n'aille à
son salut par le feu (1 Co 3,15), à cause de la poussière qu'a
amassée et fixée sur elle le commerce du monde. O Seigneur,
souverainement aimant, répondit Catherine, comment pourrais-je souffrir
que ces atroces flammes tourmentent, même un instant, l'âme de celui que
vous m'avez donné pour père, de celui qui m'a nourrie et élevée avec
tant de soins et m'a prodigué pendant sa vie tant de consolations. Je
vous en prie, je vous en supplie par toutes vos bontés, ne laissez pas
cette âme sortir de son corps avant d'être, d'une manière ou d'une
autre, si parfaitement purifiée qu'elle n'ait nul besoin du feu du
purgatoire. " O merveille ! le Seigneur Dieu obéit en quelque sorte à
cette voix humaine et au désir qu'elle exprimait. Les forces de Jacques
étaient complètement éteintes, mais son âme ne quitta pas son corps
avant la fin de la sainte et pieuse lutte qui dura longtemps, entre le
Seigneur alléguant sa justice et la vierge qui en appelait à la grâce.
Après bien des supplications, Catherine finit par dire: " Si cette grâce
ne peut être accordée sans que la justice n'obtienne quelque
satisfaction, que justice se fasse sur moi. Pour mon Père, je suis prête
à souffrir toute peine qu'aura décrétée votre bonté. " Le Seigneur y
consentît et lui dit: " Puisque tu m'as livré tout ton amour, j'agrée ta
demande, je dispenserai de toute expiation l'âme de ton père ; mais, à
sa place, tu souffriras toute ta vie la peine que je t'infligerai. "
Joyeuse de cette réponse, la sainte s'écria : " O Seigneur, votre parole
est souverainement bonne, que vos ordres s'accomplissent. "
Elle revint ensuite au lit
de son père qui agonisait et qu'elle sut admirablement réconforter et
réjouir en l'assurant de la part du Très-Haut qu'il obtiendrait pleine
grâce de salut. Elle ne le quitta qu'après l'avoir vu rendre le dernier
soupir. Que dire encore? A l'instant même où l'âme de Jacques sortait de
son corps, la vierge fut saisie de douleurs d'entrailles qui ne lui
laissèrent plus, jusqu'à la fin de sa vie, un seul moment de relâche,
ainsi qu'elle même et ses compagnes me l'ont cent fois affirmé.
D'ailleurs ces souffrances se manifestaient en dehors par des signes
extérieurs que tous ceux qui vivaient avec la sainte voyaient aussi bien
que moi. Mais sa patience était non seulement aussi forte que ses
douleurs, elle l'était incomparablement plus, comme nous le verrons tout
à l'heure, avec la grâce de Dieu. C'était par compassion pour les
souffrances dont je parle que je lui demandai, un jour, la cause d'un si
grand mal, et c'est alors qu'elle me révéla confidentiellement tout ce
que je viens d'écrire. Je ne dois pas non plus passer sous silence ce
fait qu'au dernier soupir de son père Catherine laissa voir une grande
joie, disant avec un modeste sourire: " Béni soit le Seigneur !
puissé-je être comme vous, mon père ! " Pendant tout le temps des
funérailles, alors que tout le monde pleurait, elle resta joyeuse et
contente, consolant sa mère et les autres comme si elle eût été
complètement étrangère à ce deuil. C'est qu'elle avait vu l'âme du
mourant passer immédiatement des ténèbres du corps aux lumières de
l'éternité. Cette vision avait rempli la vierge d'un bonheur d'autant
plus ineffable qu'elle-même avait expérimenté peu de temps auparavant,
comme nous l'avons vu au chapitre précédent, ce qu'on éprouvait en
entrant au sein de ces clartés. Quant aux douleurs qui étaient le prix
de cette faveur, elle les reçut joyeusement, sachant qu'elles mettraient
le comble à sa propre gloire.
Voyez-vous, lecteur, comment
la Providence a fait ici oeuvre de souveraine sagesse. Elle aurait pu,
de bien des manières, purifier l'âme de Jacques et la rendre digne
d'entrer immédiatement au ciel comme elle l'a fait pour l'âme du larron
confessant Notre-Seigneur sur la croix. Mais elle n'a pas voulu accorder
cette grâce à la prière de notre sainte sans lui imposer une peine
corporelle qui ne devait pas être pour la patiente un vrai mal, mais
servir à l'augmentation de son trésor surnaturel. Il était bien juste en
effet qu'une vierge si remplie de charité pour l'âme de son père gagnât
quelque chose à cet amour et qu'après avoir préféré pour Jacques le
salut de l'âme à la vie du corps, elle trouvât pour elle-même, dans une
peine corporelle, pleine mesure de grâces spirituelles. Aussi
appelait-elle ces douleurs, douleurs bien douces, et non sans raison,
car elle savait bien qu'elle y trouvait une augmentation continuelle de
ce don si doux qui est, en ce monde, la grâce du mérite et dans l'autre
la gloire de la récompense. Voilà pourquoi elle ne me parlait jamais que
de ses chères souffrances. Elle m'a confié que longtemps encore après la
mort de Jacques son âme la visitait très souvent, la remerciait de son
heureuse médiation, lui révélait beaucoup de secrets, l'avertissait des
progrès de l'ennemi et la gardait de tout mal.
Après avoir écouté ce que
Catherine a fait pour une âme de juste, considérez maintenant avec
attention, je vous prie, ce qui est arrivé à une âme de pécheur. C'était
en l'an du Seigneur 1370. Il y avait à Sienne un citoyen nommé André de
Naddino, riche des biens extérieurs et passagers, mais complètement
dépourvu des biens intérieurs et durables. Totalement privé de la grâce
qu'apportent la crainte et l'amour de Dieu, il était le prisonnier de
presque tous les vices et de tout péché. Livré tout entier à la passion
du jeu de dés, il avait continuellement à la bouche les blasphèmes les
plus odieux, contre Dieu 'et les saints. E1è cette année donc, la
quarantième de son âge, au mois de décembre, il fut pris d'une grave
maladie et obligé de garder le lit. Abandonné des médecins impuissants à
le soulager, il s'en allait à cette mort du corps et de l’âme, que
méritait l'impénitence de son cœur. Son curé l'ayant appris, s'en vint
le trouver et l'avertit de faire pénitence avant sa mort et de prendre
ses dernières dispositions, comme on le fait en pareil cas. Mais André
qui, à aucune époque de sa vie, n'avait été homme d'église, et bien
disposé pour les prêtres, n'eut que mépris pour celui qui l'avertissait
et pour ses avis. Informés de ce refus, l'épouse et les parents du
malade, dans leur zèle pour son salut, firent venir plusieurs personnes
religieuses et dévouées à Dieu, hommes et femmes, qui s'efforcèrent de
vaincre son obstination. Mais ni les menaces des flammes éternelles, ni
les promesses de la divine Miséricorde, aucun avis ne put le fléchir et
le décider à se confesser. Il descendait donc aux enfers, n'emportant
avec lui que ses crimes. Son curé, douloureusement affecté d'un pareil
endurcissement, et craignant pour le malade une mort prochaine, revint
le visiter de grand matin, lui répéta ses premiers avertissements et en
ajouta de plus pressants encore. Mais, cette fois-ci comme la première,
le malheureux n'eut que mépris pour le prêtre et ses paroles. Quoi
encore ! Esclave de l'impénitence finale, il commettait continuellement
ce péché contre le Saint-Esprit, qui n'est remis, ni en ce monde ni en
l'autre, et il s'en allait très justement condamné, à des tourments sans
fin.
On en parla à Frère Thomas,
confesseur de Catherine, déjà souvent nommé. Emu de compassion pour cet
homme, qui allait se damner, il accourut en toute hâte auprès de la
sainte, pour la presser, au nom de l'obéissance et de la charité, de
prier le Seigneur, jusqu'à ce qu'il daignât miséricordieusement secourir
cette âme et lui épargner une mort éternelle. Arrivé chez Catherine, il
la trouva en extase et ne put l'arracher pour le moment à ses
contemplations intérieures. Dans l'impossibilité de lui parler, et la
nuit qui approchait, ne lui permettant pas d'attendre plus longtemps, il
donna à une compagne de la vierge, appelée aussi Catherine, et encore
vivante aujourd'hui, l'ordre très exprès de profiter du premier instant
où la sainte retrouverait l'usage de ses sens pour lui dire tout au long
quelle cause digne de pitié il était venu lui confier. La jeune fille
reçut humblement cet ordre et promit de l'exécuter, ce qu'elle fit en
effet. Notre vierge n'étant sortie de son extase que vers la cinquième
heure de la nuit, Catherine se hâta donc de répéter à Catherine tout ce
qu'avait dit le confesseur et lui enjoignit, au nom de la sainte
obéissance, d'employer tout son crédit à recommander l'âme du mourant au
Seigneur.
A cette nouvelle, la vierge,
toute brûlante du feu de la charité et de la compassion, se remit
aussitôt à prier. Les voix toutes-puissantes de son âme criaient vers le
Seigneur, et lui disaient qu'elle ne voudrait jamais laisser périr un de
ses semblables, un concitoyen, un frère racheté lui aussi, au prix d'un
sang si précieux. Le Seigneur lui répondit : " Les iniquités de cet
homme et ses horribles blasphèmes sont déjà montés jusqu'au ciel. Non
seulement sa bouche a blasphémé contre Moi et contre mes saints, mais il
a jeté au feu un tableau, où se trouvaient mon image, celle de ma très
sainte Mère et d'autres saints. Il est donc bien juste qu'il brûle dans
les flammes éternelles. Ne t'occupe plus de lui, ma bien-aimée, car il
est digne de mort. " Mais Catherine, se prosternant tout éplorée, aux
pieds de son très doux Époux, lui disait: "O mon Seigneur souverainement
aimant, si vous observez nos iniquités, qui donc évitera l'éternelle
damnation? Est-ce donc pour examiner et punir nos péchés, et non pas
plutôt pour les effacer, que vous êtes descendu dans le sein d'une
Vierge, que vous avez souffert le supplice d'une mort bien cruelle?
Pourquoi me parler des crimes de cet homme, qui va périr, alors que vous
avez porté tous les crimes sur vos épaules très saintes ? Suis-je donc
venue discuter avec Vous sur Sa justice, et non pas implorer votre
miséricorde? Souvenez-vous, Seigneur, de ce que Vous m'avez dit, quand
Vous m'avez affirmé expressément que j'avais la mission de sauver les
âmes. Je n'ai plus ici-bas d'autre consolation que celle de voir mes
frères se convertir à Vous; c'est le seule chose qui me fasse supporter
patiemment votre absence. Si Vous ne m'accordez pas cette joie, que
deviendrai-je, malheureuse? Ne me repoussez pas, ô Seigneur très
clément, rendez-moi mon frère, à ce moment englouti dans l'abîme de
l'obstination de son cœur. " Mais pourquoi en dirais-je davantage?
Depuis la cinquième heure de la nuit, jusqu'à l'aurore, Catherine
continua de veiller et de pleurer, discutant avec le Seigneur le salut
de cette âme. Le Seigneur alléguait les crimes énormes et si nombreux
d'André, et sa justice demandait vengeance. La vierge en appelait à la
miséricorde, cause de l'Incarnation et de la Passion. D'ailleurs, son
Époux ne lui avait-il pas promis à elle-même le salut de beaucoup
d'âmes. Le divin Maître, source inépuisable de miséricorde, finit par la
laisser triompher de la justice, et dit à la sainte " Ma très douce
fille, voici que j'ai agréé tes larmes, je vais convertir celui pour
lequel tu m'invoques avec tant de ferveur. "
A cette même heure, il
apparut au malade et lui dit: " Pourquoi, mon très cher, ne veux-tu pas
confesser les péchés que tu as commis contre Moi. Fais donc cette
confession, car je suis prêt à te pardonner libéralement tes fautes. "
Ces paroles amollirent si complètement ce cœur endurci que le moribond
cria d'une voix forte à ceux qui le soignaient: " Envoyez chercher le
prêtre, car je veux confesser mes péchés. Je vois Jésus-Christ, mon
Seigneur et Sauveur, qui m'engage lui-même à faire cette confession. "
Les personnes présentes accueillirent avec joie cette demande et firent
bien vite appeler le prêtre. Aussitôt qu'il fut arrivé, le pécheur fit,
avec un profond repentir, une excellente confession, prit toutes ses
dispositions testamentaires, puis s'en alla, avec grande contrition et
dévotion, de la lumière de ce monde, au sein de Dieu.
O Père d'ineffable
miséricorde! que votre clémence est infinie! que votre providence est
profonde ! Vos voies nous sont à jamais insondables! Vous aviez laissé
cet homme s'endurcir dans ses péchés, jusqu'au dernier instant; vous
paraissiez n'en avoir nul souci, et cependant vous pensiez toujours à
assurer sa conversion. Vos serviteurs et vos servantes étaient allés le
trouver et ils semblaient n'avoir pu lui ouvrir aucune porte de salut.
Mais vous avez inspiré au confesseur de Catherine la pensée d'obliger la
sainte à intervenir, et vous avez embrasé le cœur de votre servante,
pour qu'elle triomphât par ses humbles larmes, de vous qui êtes
l'Invincible et pour qu'elle parût, en quelque sorte, enchaîner votre
toute-puissance. Et qui donc a pu lui donner ce feu et cette audace, si
ce n'est vous? Qui a jeté dans cette âme ces ardeurs de fraternelle
compassion? Quel était celui qui alimentait ces larmes, auxquelles
devait céder votre clémence? Quel autre, dis-je, en dehors de vous? Vous
éleviez à vous votre épouse, pour qu'elle vous inclinât vers elle. Ce
sont bien là vos œuvres, ô Jésus-Christ! c'est ainsi que vous glorifiez
vos saints. Pour montrer de quel mérite était auprès de vous cette
vierge, votre épouse, vous lui avez révélé le péril d'un homme qu'elle
ne connaissait pas, mais qui était chrétien et son compatriote; et vous
n'avez accordé qu'à la seule intercession de celle que vous aviez
choisie d'avance pour cette œuvre le salut de l'infortuné, que vous
aviez refusé à toute autre médiation. Qui donc pourrait se dispenser de
s'attacher à vous par les doux liens de l'amour ? Vous venez de voir,
lecteur, combien grandes ont été les miséricordes du Seigneur, pour un
seul pécheur, que les mérites de notre sainte ont sauvé, considérez-en
maintenant de plus grandes, dont deux autres pécheurs ont bénéficié,
alors qu'ils semblaient bien déjà condamnés.
En ce temps-là, dans la même
cité de Sienne, deux fameux brigands furent pris par le chef de la
justice, et condamnés à la mort la plus dure, à cause de l'énormité de
leurs forfaits. On les avait placés sur des charrettes portant un
poteau, auquel ils furent liés, et les bourreaux, avec des fourchettes
et des tenailles brûlantes, leur faisaient sur tout le corps, tantôt sur
un membre et tantôt sur l'autre, des blessures dont le feu avivait
violemment la douleur. Pas plus dans leur prison qu'au moment où on les
en sortit pour les conduire au supplice, on n'avait pu décider ces
condamnés à faire pénitence de leurs crimes et à les confesser au
prêtre. Bien plus, pendant qu'on les promenait, selon l'usage, à travers
la ville, pour la terreur des méchants, non seulement ils ne se
recommandaient pas aux prières des fidèles, mais ils blasphémaient à
haute voix Dieu et ses saints. Ces malheureux allaient donc passer, des
tourments et du feu temporels, au feu et aux peines qui ne finissent
pas. Mais l'éternelle Bonté, qui ne veut la perte de personne, et qui ne
punit pas deux fois le même crime, résolut d'arracher ces âmes
infortunées au gouffre de l'enfer par l'intermédiaire de notre vierge,
son épouse bien-aimée. Ce jour-là, par une disposition spéciale de la
divine Providence, Catherine était allée prendre un instant de repos
plus complet, dans la maison d'une de ses compagnes et filles dans le
Seigneur, qu'on appelait Alexia et qui règne aujourd'hui dans les cieux
avec la sainte. Cette maison était sur une des rues de la ville, par où
passaient habituellement les condamnés de ce genre. Alexia, ayant
entendu ce matin-là le bruit de la foule tumultueuse, s'approcha de la
fenêtre, d'où son regard put apercevoir non loin de chez elle les
malheureux conduits sur leurs charrettes, et brûlés par les bourreaux,
de la façon que nous avons dite. Elle courut aussitôt vers Catherine " O
ma Mère, lui dit-elle, quel douloureux spectacle devant la porte de
notre maison! voilà qu'on traîne sur leurs charrettes deux condamnés aux
tenailles. "
A cette parole, la sainte,
poussée par la compassion et non par la curiosité, s'approche de la
fenêtre, elle voit ces malheureux, se retire à l'instant, et se réfugie
dans la prière. Elle avait aperçu, ainsi qu'elle me l'a secrètement
confessé, autour de chacun des suppliciés, une grande troupe d'esprits
mauvais, qui brûlaient intérieurement les âmes des condamnés, bien plus
que les bourreaux ne brûlaient extérieurement leurs corps. Voilà
pourquoi, émue d'un double sentiment de pitié, elle s'était hâtée de
recourir à la prière, et pressait avec non moins de hâte la bonté de son
Epoux de secourir ces âmes qui périssaient. " Ah, disait-elle, Seigneur
très clément, pourquoi abandonnez-vous ainsi votre créature, formée à
votre image et à votre ressemblance, miséricordieusement rachetée par
votre Sang très précieux? Pourquoi permettez-vous qu'à de tels tourments
corporels viennent se joindre encore les vexations si cruelles et si
funestes d'esprits immondes. Le larron crucifié avec vous ne recevait
que la peine due à ses crimes; vous l'avez cependant si pleinement
éclairé qu'il vous a confessé sur le gibet, alors que les Apôtres
doutaient, et qu'il a mérité d'entendre cette parole " Aujourd'hui, tu
seras avec Moi, en paradis. " Pourquoi cela, si ce n'est pour donner à
ses pareils l'espoir du pardon; vous n'avez pas abandonné Pierre qui
vous reniait, mais vous avez eu pour lui un regard de miséricorde. Vous
n'avez pas méprisé Marie la pécheresse, mais vous l'avez attirée à vous.
Vous n'avez repoussé ni Matthieu le publicain, ni la Cananéenne, ni
Zachée, chef des publicains; au contraire, vous les avez appelés. Je
vous en conjure donc, par toutes vos miséricordes, hâtez-vous de
secourir ces âmes. " Mais pourquoi m'attarder à en dire davantage.
Catherine sut fléchir Celui qui voulait se laisser fléchir, et fit
merveilleusement couler sur ces malheureux les sources toujours ouvertes
du pardon. Elle obtint la grâce d'assister en esprit les suppliciés et
de les accompagner, sans les quitter un instant, jusqu'aux portes de la
ville, pleurant et demandant pour eux que leur cœur s'amollit et se
convertît. Ce que voyant, les démons montraient toute leur fureur, en
criant contre elle et en disant: " Si tu ne cesses pas, nous saurons
bien, nous et les âmes de ces réprouvés, te persécuter jusqu'à te rendre
possédée. " A quoi la sainte répondait: " Tout ce que Dieu veut, je le
veux; mais je n'abandonnerai pas, à cause de vos menaces, l'œuvre que
j'ai commencée. "
Arrivés aux portes de la
ville, les misérables condamnés virent apparaître notre très
miséricordieux Sauveur, tout couvert de blessures, tout inondé de sang,
qui les invitait à se convertir et leur promettait le pardon. Cette
vision fit pénétrer dans leurs cœurs un rayon de lumière divine; ils
demandèrent très instamment un prêtre et confessèrent leurs péchés, avec
une vive contrition. Ils changèrent alors leurs blasphèmes en louanges,
et s'accusant continuellement eux-mêmes, se proclamant dignes de leurs
supplices et de plus grands encore, ils s'en allaient à la mort, aussi
joyeux que s'ils eussent été invités à un festin. Au lieu de blasphémer
comme tout à l'heure, quand les bourreaux les tenaillaient, ils
redoublent maintenant leurs prières au Sauveur, ils crient que ces
peines les feront sûrement parvenir à la gloire éternelle, et qu'elles
sont pour eux l'instrument d'une grande miséricorde. Les assistants sont
tout stupéfaits de voir un tel changement. Le cœur des bourreaux
eux-mêmes s'adoucit, et, devant une telle dévotion, ils n'osent
continuer leurs tortures. Mais nul ne pouvait savoir comment la droite
du tout-puissant Sauveur avait opéré une telle transformation, ou qui
pouvait avoir intercédé auprès de Dieu, pour des âmes si endurcies. Le
prêtre pieux qui avait accompagné les condamnés, pour essayer de vaincre
leur inflexible obstination, raconta plus tard, sous la foi du serment,
tous les détails de leur conversion, à Frère Thomas, confesseur de la
sainte. Celui-ci, ayant interrogé Alexia, constata que les suppliciés
avaient rendu l'âme, à l'heure même où la vierge avait terminé son
oraison et était sortie de son ravissement. Un aveu confidentiel de
Catherine vint enfin lui apprendre tout ce qui s'était passé; c'est
elle-même qui lui a raconté toute la suite des faits que je viens de
rapporter, comme je les ai trouvés consignés dans les écrits de Frère
Thomas. Ces écrits disent encore que, quelques jours après la mort de
ces criminels, les compagnes de la sainte l'entendirent, qui disait dans
sa prière " Je vous rends grâces, ô Seigneur, de ce que vous les avez
délivrés d'une seconde prison. " Frère Thomas en fut informé et lui
demanda ce qu'elle voulait dire par là. Elle répondit que les âmes de
ces brigands étaient alors Ca paradis, qu'elles avaient dû passer en
purgatoire au moment de leur mort, mais qu'elle venait d'obtenir leur
complète délivrance.
Peut-être, lecteur, ne
comprenez-vous pas l'importance de ces faits qui ne tombent pas sous les
sens; mais si vous réfléchissez à ce que nous disent saint Augustin et
saint Grégoire, vous verrez qu'il a fallu un miracle plus grand, pour
convertir ces condamnés, que pour les ressusciter après leur supplice.
En effet, suivant l'expression même de saint Grégoire, la chair, dans
une résurrection corporelle, n'eût retrouvé la vie que pour la perdre à
nouveau, tandis que l'âme est ici ressuscitée pour vivre éternellement.
De plus, à ressusciter un corps, la puissance divine ne trouve nul
obstacle, tandis que, pour la résurrection d'une âme, elle semble se
heurter aux lois qu'elle-même a données au libre arbitre, puisque le
pécheur peut ne pas vouloir se convertir. Voilà pourquoi on dit que la
conversion d'un pécheur manifeste mieux que la création d'un monde la
toute-puissance de Dieu. Les prédicateurs louent saint Martin, et non
sans raison, d'avoir mérité la grâce magnifique de ressusciter trois
morts, par la vertu de la divine Trinité. On lit de saint Nicolas qu'il
sauva miraculeusement trois innocents, voués à la mort, et on célèbre
grandement ce fait. Mais que dirons-nous de ce prodige tout nouveau de
notre vierge Catherine, qui, par ses prières, a ressuscité si
instantanément, si merveilleusement, et a délivré des flammes éternelles
deux hommes perdus de crimes, déjà morts quant à l'âme, et absolument
voués à l'enfer. Est-ce que d'après les considérations exposées plus
haut, cette résurrection spirituelle n'est pas un miracle plus grand que
les autres. Croyez-moi, lecteur, j'ai vu de mes yeux bien des merveilles
opérées par la sainte sur les corps de diverses personnes; mais tout
cela n'est rien, il me semble, à côté du prodige que nous venons de
rapporter. Ici, la majesté du Très-Haut a dû mettre en oeuvre tout
l'infini de sa puissance, et sa générosité a dû, sans mesure, distiller
la myrrhe de sa grâce. Ces hommes livrés à toute espèce de mal et qui,
jusqu'à l'instant suprême, dans cet instant même, avaient persévéré et
persévéraient dans leur iniquité; ces hommes, que personne n'exhortait
plus, que personne n'espérait plus sauver, avaient en effet besoin d'une
grâce aussi miraculeuse, pour s'attendrir, se convertir, et retrouver
dans une courageuse pénitence finale leur salut et leur gloire.
Voici une autre grâce
extraordinaire de conversion, que je ne crois pas non plus devoir passer
sous silence. Catherine l'a obtenue du Seigneur pour quelqu'un qui vit
encore. En cette même ville de Sienne, habitait un certain François de
Tholomei, qui vit encore aujourd'hui, et avait eu de Rabès, son épouse,
plusieurs enfants, garçons et filles. L'aîné s'appelait Jacques et
menait une vie des plus criminelles. L'orgueil de ce monde le rendait Si
turbulent et sa férocité était si dangereuse que, malgré sa jeunesse, il
avait déjà tué deux hommes de ses propres mains. Ses crimes et sa
cruauté le faisaient redouter de tous ceux qui le connaissaient. Pour
lui, nul souci et nulle crainte de Dieu; ne connaissant aucun frein, il
s'enfonçait chaque jour plus profondément dans le mal. Il avait une sœur
nommée Ginoccia, qui s'était donnée tout entière au monde. Elle avait,
il est vrai, gardé la virginité de son corps, mais c'était bien plus par
peur du mépris des hommes que par crainte de Dieu. Aucune des pratiques
de la vanité ne lui était étrangère, et elle s'occupait avec passion du
soin et de la parure de son corps. Rabès, la mère de ces enfants,
redoutait de les voir se damner, car elle était profondément pénétrée de
la crainte du Seigneur. Elle vint donc trouver notre sainte et la
supplia de vouloir bien parler un peu des choses du salut, à ses deux
filles, en particulier à Ginoccia. Catherine, dont le zèle était ardent
pour toutes les âmes, y consentit bien volontiers et s'acquitta à la
perfection de cette mission. Ses prières et ses avis achevèrent si bien
de former le Christ dans l'âme de Ginoccia que celle-ci renonça
complètement aux vanités du siècle. Elle rasa Sa chevelure, dont elle
s'était jusque-là glorifiée, et reçut ensuite très dévotement l'habit
des Soeurs de la Pénitence du bienheureux Dominique. Pendant tout le
reste de Sa vie, comme j'ai pu le constater très facilement, elle
persévéra dans la pratique de la méditation et des saintes oraisons, et
se livra à de très dures pénitences; j'ai dû. même lui faire à' ce sujet
plusieurs observations. Sa soeur Françoise l'imita en tout et prit avec
elle l'habit religieux C'était vraiment plaisir de voir ces deux sœurs,
peu de temps avant, si passionnées pour les vanités du siècle, mépriser
avec un si parfait courage le monde et leur propre corps. Leur frère
Jacques était absent de Sienne, au début de cette conversion; à peine en
fut-il informé qu'il revint à la ville, furieux, et ramenant avec lui
son plus jeune frère. Son orgueil blessé vomissait les plus terribles
menaces. Il promettait d'arracher à sa sœur l'habit qu'elle avait revêtu
et de la conduire dans la maison qu'il habitait en dehors de la ville,
loin de tous ceux qui lui donnaient de pareils conseils. Son petit frère
lui répondit, sous une inspiration du Ciel: " En vérité, Jacques, si tu
vas à Sienne, tu te convertiras aussi et tu confesseras tes péchés. "
Jacques éclata alors en horribles malédictions contre l'enfant et assura
qu'il tuerait les Sœurs, les Frères et les prêtres, plutôt que de se
confesser à qui que ce soit. L'enfant n'en répétait pas moins sa
véridique prophétie, tandis que Jacques redoublait ses imprécations et
ses menaces; cette discussion dura jusqu'à leur arrivée à Sienne.
Jacques ne se possédait plus de fureur, en entrant dans la maison
paternelle, et déclara qu'il se livrerait aux dernières violences, si sa
sœur ne le suivait pas, après avoir quitté l'habit religieux. A ces
menaces, que Catherine connut immédiatement, Rabès, la mère de Jacques,
répondit en calmant son fils et en lui demandant de patienter jusqu'au
lendemain, puis, le matin venu, elle fit mander Frère Thomas, le
confesseur de la sainte. Frère Thomas prit avec lui, comme compagnon,
Frère Barthélemy Dominique, choix qui semble bien providentiel, et s'en
vint trouver Jacques; mais il eut beau l'exhorter, il parut n'en pouvoir
rien obtenir.
Cependant Catherine,
instruite de tout, non point par une voix humaine, mais par le Seigneur,
priait instamment, à cette même heure, pour la conversion de Jacques.
Que dire encore? Pendant cette prière, Dieu toucha le cœur du jeune
homme. J'ai dit que Frère Thomas avait providentiellement choisi comme
compagnon Frère Barthélemy. Aux instances de ce religieux, Jacques
accorda tout ce que, dans son endurcissement, il avait refusé à Frère
Thomas. Non seulement il permit à sa sœur de servir le Seigneur, mais,
s'humiliant lui-même, il se confessa avec un cœur grandement contrit;
et, pour me servir d'une expression familière à la sainte, il vomit tout
le poison qu'il avait dans l'âme, y compris certains péchés, qu'il
n'avait jamais voulu confesser à personne. Ce loup transformé en agneau,
ce lion devenu petit chien docile, fit, en un instant, l'admiration de
tous ceux qui le connaissaient. Sa mère Rabès en était dans la
stupéfaction, ses sœurs ne pouvaient assez s'en féliciter, toute la
famille en louait Dieu, tandis que les Frères Barthélemy et Thomas,
bénissant joyeusement le Seigneur, accouraient en toute hâte, annoncer à
Catherine ce qui venait d'arriver.
Celle-ci avait déjà vu en
esprit tout ce qui s'était passé, et c'était elle qui avait obtenu de
Dieu cette grâce. Toujours en extase, elle n'avait pas encore quitté les
embrassements de l'Epoux éternel, pour reprendre la vie des sens. Elle
sortit cependant de son ravissement avant l'entrée des Frères dans sa
petite chambre et dit alors à sa compagne: "Nous avons à louer le
Créateur, car Jacques de Tholomei, que le diable retenait dans ses
chaînes, a été délivré ce matin. " Quand les religieux entrèrent,
racontant joyeusement ce même fait, la compagne de Catherine leur
répondit: "Elle me disait à l'instant même ce que vous m'annoncez. " La
vierge du Seigneur leur tint alors ce langage, si plein d'une sage
maturité: " Mes Pères, nous devons louanges et grâces à notre Sauveur,
qui n'a jamais méprisé les prières de ses serviteurs et sait combler les
désirs que lui-même inspire. L'antique ennemi avait pensé nous enlever
notre brebis, et c'est le Père de miséricorde qui lui a arraché sa
proie. Le démon a cru ravir au Christ Ginoccia, et il a perdu Jacques,
son captif. Ainsi en arrive-t-il toujours, quand Satan lève la tête
contre les élus de Dieu, car il n'est pas possible d'enlever de la main
de Jésus-Christ les brebis qu'il a choisies, c'est lui-même qui nous
l'affirme dans l’Evangile (Jn 10,28)
Remarquez maintenant,
lecteur, que cette Ginoccia, souvent nommée, a continué de servir le
Seigneur jusqu'à la mort, tout adonnée aux pratiques d'une très dure
pénitence, à la méditation et aux exercices de piété. Après avoir
supporté avec beaucoup de patience et de joie une longue maladie, elle
s'en est allée à Dieu dans les sentiments d'une indicible allégresse. Sa
sœur, Françoise, l'a imitée en tout ce que nous venons de dire et lui a
survécu peu de temps; toujours gaie au milieu de ses souffrances
corporelles, c'est avec un doux sourire qu'elle aussi a quitté cette
vie. Matthieu, leur frère, qui venait le premier après Jacques, a dit à
son tour un adieu définitif au monde et est entré dans l'Ordre des
Prêcheurs, où il vit encore dévotement et religieusement. Jacques enfin
est resté dans l'état ordinaire du mariage, mais il n'est plus jamais
retourné à ses mauvaises habitudes, et il se montre pacifique et doux
envers tout le monde. Tout ce bien fut l'œuvre d'un seul et même Esprit,
qui se servait de son épouse Catherine pour offrir et distribuer ses
dons à tous ceux pour lesquels elle priait.
Afin de mettre encore cette
vérité plus en lumière, je vais vous raconter un fait merveilleux, dont
j'ai été l'unique témoin; mais je vous jure devant Dieu que je ne mens
pas; au reste, ce miracle a eu des effets extérieurs publics. Toujours
en cette même ville de Sienne, vivait un homme fameux parmi les
mondains. Il était rempli de cette prudence de la chair qui ne se soumet
pas à Dieu, et s'appelait Nannès ou Vannés. Il gardait et entretenait,
comme on le fait trop souvent en ce pays, des inimitiés particulières ou
vendettas contre plusieurs de ses concitoyens, et savait leur préparer
secrètement des embûches, tout en feignant de passer son chemin
inoffensif. Plusieurs fois il s'en était suivi mort d'homme, de sorte
que les exécuteurs mêmes de ces crimes craignaient encore plus Nannès
que la vengeance de leurs victimes, car ils connaissaient son astuce.
Des médiateurs s'étaient souvent interposés pour l'amener à faire la
paix. Mais le rusé répondait toujours à tous les solliciteurs que cette
affaire ne le regardait pas, que la paix ne dépendait pas de lui, alors
que lui seul cependant mettait obstacle à toute pacification, afin de
pouvoir se venger à son gré. Informée de cet état de choses, notre
vierge désirait vivement parler à Nannès, pour mettre fin à un si grand
désordre. Mais Nannès la fuyait comme le serpent fuit le charmeur.
Enfin, pressé parles exhortations d'un saint homme, Guillaume
d'Angleterre, de l'Ordre des Ermites de saint Augustin, il promit
d'aller voir et entendre Catherine, mais sans vouloir s'engager à
observer aucun des avis qu'elle lui donnerait. Il tint sa promesse et
vint faire cette visite, à une heure ou je venais moi-même d'arriver
chez la sainte. Je l'avais trouvée absente; elle était sortie pour
quelque affaire intéressant le salut des âmes. Pendant que j'attendais
son retour, on vint annoncer que Nannès était là et demandait à lui
parler. Cette nouvelle me remplit de joie, car je savais combien notre
vierge désirait cette entrevue. Je descendis donc en hâte vers le
visiteur, je l'avertis de l'absence de Catherine et le priai de ne pas
s'impatienter de quelques minutes d'attente. Puis, je le fis entrer dans
la cellule de pénitence de la servante du Christ pour qu'il attendît
plus patiemment. Il fut bien vite fatigué et me dit: " J'avais promis à
Frère Guillaume de venir ici et d'entendre cette dame; mais, comme elle
n'est pas là, mes multiples affaires ne me permettant pas de rester plus
longtemps, je vous supplie de m'excuser auprès d'elle, je suis très
occupé. "
J'eus grand regret alors de
l'absence de Catherine, et je me mis à parler à cet homme de la paix
désirée. Il me répondit: " Voyez, vous êtes prêtre et religieux, et je
sais aussi que cette pieuse dame est en grand renom de sainteté; je ne
dois donc pas vous mentir ; je vous dirai la vérité, mais j'entends bien
ne rien faire de ce que vous désirez. Oui, c'est moi qui mets obstacle à
la paix, et je me garde bien de le dire à d'autres; si seulement je
donnais mon consentement, tout serait apaisé; mais je ne veux en aucune
façon le donner. Inutile de me prêcher sur ce point, jamais je ne
céderai. Contentez-vous d'avoir obtenu de moi aujourd'hui un aveu que
j'ai refusé à tout autre, et ne me tracassez pas davantage. " J'allais
répondre, il refusa de m'entendre ; mais le Seigneur permit qu'à ce
moment même la vierge rentrât. Elle revenait de travailler à quelque
oeuvre semblable de conversion. Nannès fut bien contristé de la voir, et
moi j'en fus tout réjoui. Catherine salua avec sa charité du ciel cet
homme qui était tout à la terre, puis elle s'assit et lui demanda l'e
motif de sa visite. Il répéta exactement tout ce qu'il venait de me
dire, y compris sa dernière protestation. La sainte se mit alors à lui
montrer le péril où il se trouvait, et à le presser de toute façon,
employant tour à tour les paroles qui blessent et celles qui mettent
l'huile sur la blessure; mais lui, comme un aspic qui n'entend pas (Ps
77,5), fermait complètement l'oreille de son cœur. Alors notre
vierge, dans sa sagesse, commença de prier intérieurement et d'implorer
l'aide de Dieu. Dès que je m'en fus aperçu, je me tournai vers Nannès,
et, plein d'espoir dans le secours du Ciel, j'engageai la conversation
avec cet homme pour le retenir. Mais pourquoi plus de détails? Au bout
de quelques minutes, il me dit: " Je ne veux cependant pas être assez
mal élevé pour tout vous refuser. Je vais me retirer; mais, des quatre
inimitiés que j'ai actuellement, je vous en abandonne une, décidez-en ce
qu'il vous plaira. " A ces mots, il se levait déjà pour sortir, quand il
s'écria tout en se levant : " O mon Dieu! quelle consolation je ressens
dans mon âme pour cette seule parole de paix. " Puis il ajouta : " Ah!
Seigneur Dieu, quelle force me saisit et me retient? je ne puis plus
m'en aller ni rien refuser. Qui donc me presse ainsi? Quel est celui qui
me captive? " Et tout en parlant il se met à fondre en larmes. " Je
m'avoue vaincu, dit-il, je ne puis plus respirer. " Et, tombant à
genoux, il disait en pleurant : " O vierge très sainte, je ferai tout ce
que vous m 'ordonnerez, non seulement pour la paix, mais pour tout le
reste. Je vois que le diable me retenait enchaîné; je veux suivre tous
vos conseils, dites à mon âme comment elle se libérera des mains du
démon. "
A ces mots, la sainte, que
sa prière avait comme d'habitude ravie en extase, revint à elle, et,
rendant grâce au Seigneur : " Frère bien-aimé, dit-elle, la miséricorde
du Sauveur vous a fait enfin connaître votre danger. Je vous ai parlé et
vous avez méprisé mes paroles ; je me suis alors adressée au Seigneur,
qui n'a pas méprisé ma prière. Faites pénitence de vos péchés, de peur
que vous ne soyez surpris par l'épreuve. " Pourquoi m'attarder à en dire
davantage? Nannès me confessa tous ses péchés avec une grande
contrition. Il fit la paix entre les mains de notre vierge avec tous ses
ennemis, et, docile à mes avis, il se réconcilia avec le Très-Haut,
qu'il avait si longtemps offensé. Mais, peu de jours après sa
conversion, il fut arrêté par ordre du gouverneur de la ville, et jeté
dans une étroite prison. Le bruit courut même qu'il devait être
décapité. A cette nouvelle, je vins, tout attristé, trouver la vierge :
" Eh bien! lui dis-je, rien de fâcheux n'arrivait à Nannès au temps où
il servait le diable, et maintenant, qu'il est revenu à Dieu, le ciel et
la terre semblent conjurés contre lui. Je crains bien, ma Mère, que
cette plante si jeune ne soit complètement broyée sous une telle
tempête, et que cet homme ne tombe dans le désespoir. Priez pour lui le
Seigneur, je vous en conjure, afin de protéger contre l'adversité celui
que vos prières ont délivré du péché. Elle me répondit: " Pourquoi vous
attrister de ce qui devrait plutôt vous réjouir. Vous avez maintenant la
certitude que Dieu lui a fait remise de la peine éternelle, puisqu'il
l'afflige de peines temporelles. Comme nous le dit le Sauveur, hier, le
monde aimait celui qui lui appartenait (Jn 15, 19) aujourd'hui,
il commence de haïr celui qui le quitte; hier, le Seigneur réservait au
coupable une peine éternelle, aujourd'hui sa miséricorde commue cette
peine temporelle. Ne craignez pas pour lui le désespoir. Celui qui a
sauvé ce malheureux de l'enfer saura bien l'arracher au péril présent. "
Ce qu'elle avait dit arriva.
Peu de jours après, Nannès fut libéré de sa prison, mais non sans avoir
éprouvé dans ses biens des pertes assez importantes. Notre vierge s'en
réjouissait en disant: " Le Seigneur lui a enlevé le venin qui
l'empoisonnait. " Sous les coups du malheur, la dévotion du converti
allait croissant. Il avait un très beau palais à deux milles de la cité.
Il le donna par testament public à la sainte pour y construire un
monastère de religieuses. Avec la permission spéciale, et par l'autorité
de Grégoire XI, d'heureuse mémoire, Catherine jeta les fondations de ce
monastère, le bâtit et le dédia à sainte Marie Reine des anges.
J'assistais à la bénédiction avec toute la famille spirituelle de notre
sainte. Le commissaire délégué par le Souverain Pontife était Frère
Jean, abbé du monastère de Saint-Anthime, au diocèse de Clusi, je crois,
et de l'Ordre de saint Guillaume. C'était bien la main du Très-Haut qui,
à la prière de notre vierge, avait ainsi transformé Nannès: Je puis en
rendre témoignage, moi, qui ai confessé ce pénitent pendant plusieurs
années, car je sais qu'il a corrigé la plus grande partie des écarts de
sa vie, du moins pour le temps où je l'ai connu.
D'ailleurs il me faudrait
écrire plusieurs volumes, et des volumes considérables, si je voulais
raconter toutes les merveilles que le Seigneur a opérées par
l'intermédiaire de cette vénérable vierge, son épouse, pour la
conversion des méchants, l'avancement et le progrès des justes dans
leurs bonnes dispositions, l'encouragement des faibles, la consolation
des cœurs troublés et désolés et l'avertissement des âmes en danger de
périr. Qui pourrait compter les criminels qu'elle a arrachés à la gueule
de l'enfer, les endurcis qu'elle a fait rentrer en eux-mêmes, les
mondains qu'elle a amenés au mépris du monde, les âmes diversement
tentées qu'elle a délivrées des lacets du diable par ses prières et ses
enseignements, les élus qu'elle a dirigés dans les voies de la vertu,
les âmes déjà saintement résolues qu'elle a poussées à la poursuite de
dons meilleurs encore, les malheureux qu'elle a sauvés de l'abîme de
leurs péchés, qu'elle a soutenus en souffrant et en priant pour eux,
qu'elle a pour ainsi dire portés sur ses propres épaules le long du
chemin de la vérité, et qu'elle a conduits ainsi jusqu'au terme de la
vie éternelle. Je pourrais répéter ici ce que disait saint Jérôme dans
l'éloge de sainte Paule: "Quand même tous mes membres deviendraient des
langues, je ne saurais raconter tous les fruits de salut qu'a portés
cette tige virginale, plantée par le Père céleste. n J'ai vu
quelquefois, moi-même, mille personnes et plus, hommes et femmes,
accourir comme à l'appel d'une trompette invisible, et arriver des
montagnes ou autres régions du comté de Sienne, pour voir et entendre la
sainte. Non seulement sa parole, mais sa seule vue suffisait à leur
donner le repentir de leurs crimes. Ils pleuraient, gémissaient sur
leurs péchés et se pressaient autour des confesseurs. J'étais un de ces
confesseurs, et j'ai trouvé dans ces pénitents une si vive contrition
que personne ne pouvait douter de la grande abondance de grâces
descendue du ciel dans leurs coeurs. Et cela n'est pas arrivé seulement
une ou deux fois, mais très souvent. Le Souverain Pontife Grégoire XI,
d'heureuse mémoire, réjoui et charmé de tout le bien qui s'opérait ainsi
dans les âmes, nous avait donné pour ce motif, à moi et à mes
compagnons, par lettres apostoliques spéciales, des pouvoirs égaux à
ceux de l'évêque diocésain pour absoudre ceux qui venaient trouver
Catherine et demandaient à se confesser. J'en appelle au témoignage de
cette Vérité souveraine, qui ne trompe pas et n'est pas trompée, nous
avons vu venir à nous un certain nombre de grands coupables, bien
lourdement chargés de vices, qui ne s'étaient jamais confessés ou
n'avaient jamais reçu le sacrement de Pénitence avec les dispositions
requises. Mes compagnons et moi, nous restions fréquemment à jeun,
jusqu'à l'heure des Vêpres, sans pouvoir suffire à entendre tous ceux
qui voulaient se confesser. Je dois même avouer à ma honte et à la
gloire de Catherine, que la foule des pénitents était si considérable
que plusieurs fois je me suis senti accablé et lassé de cet excès de
travail. Mais Catherine ne cessait pas de prier, et comme le vainqueur
qui vient de capturer ses prisonniers, elle débordait d'allégresse dans
le Seigneur, recommandant à ses fils et à ses filles d'avoir soin de
nous qui tenions en main le filet qu'elle avait jeté pour cette capture.
La plume ne saurait dire la plénitude de joie qui remplissait l'âme de
la sainte et les manifestations extérieures de cette joie. Nous en
étions tellement charmés intérieurement que nous en oubliions toute
tristesse.
Je ne m'étendrai pas
davantage au sujet des merveilles que le Dieu tout-puissant a opérées,
par notre vierge, pour le salut des âmes. Ce chapitre paraîtra long à
qui n'y prendra pas intérêt; pour moi, je le trouve trop court en
comparaison des œuvres de Catherine, car il en est beaucoup dont je n'ai
rien dit. Il nous faudrait parler maintenant des miracles accomplis pour
le soulagement des corps; mais, comme le récit des merveilles d'ordre
spirituel nous a demande d'assez longs développements, pour ne pas trop
allonger le présent chapitre, je le finis ici.