Vie de Sainte Catherine de Sienne
par le bienheureux Raymond de Capoue

 

 

DEUXIÈME PARTIE

RAPPORTS DE CATHERINE AVEC LE MONDE
MANIFESTATION DES DONS
QU'ELLE AVAIT REÇUS DU CIEL DANS LE SECRET
DE SA CELLULE

CHAPITRE PREMIER

LE SEIGNEUR ORDONNE A CATHERINE DE REPRENDRE SES RELATIONS AVEC LE MONDE.

C'est la voix du céleste Époux qui s'adresse dans les cantiques à l'épouse aimée et choisie et lui dit: " Ouvre-moi, ma soeur, mon amie, mon immaculée, car ma tête est humide de la rosée du soir et mes cheveux sont lourds des gouttes de la nuit. " L'épouse lui répond : "J'ai enlevé ma tunique, pourrais-je la reprendre; j'ai lavé mes pieds, comment les souiller à nouveau (Ct 5, 2-3)? "

Voici pourquoi je cite ces paroles au commencement de cette seconde partie. Jusqu'ici nous avons vu l'union de Jacob et de Rachel ( Gn 29-30)nous avons dit la part de choix échue à Marie. Voici maintenant le moment de parler de la fécondité de Léa ( Ps 23,9)et du ministère empressé de Marthe (Lc 5,42). Nous montrerons ainsi aux fidèles que l'épouse du Christ, dont nous parlons, n'a pas eu seulement la beauté d'âme d'une épouse, mais qu'elle en a eu aussi la fécondité dans la famille spirituelle dont elle a été la mère. Mais une âme qui a goûté combien le Seigneur est doux trouve qu'il lui est bien difficile de renoncer à la plénitude de ces suavités et de s'en laisser distraire en quelque façon que ce soit. Il est impossible que l'épouse appelée par le Seigneur à lui donner des enfants ou à pourvoir à leurs nécessités ne murmure doucement quelque plainte et n'en expose le motif, autant que cela lui est permis. Voilà pourquoi j'ai fait intervenir tout à l'heure la voix de l'époux. Il éveille l’épouse, qui reposait au lieu de sa contemplation, dépouillée de toute préoccupation temporelle, purifiée de toute souillure; il demande que cette épouse lui ouvre non pas son âme à elle, mais les autres âmes. L'épouse, sans aucun doute, a son âme grandement ouverte, autrement elle ne pourrait ni se reposer dans le Seigneur, ni, à proprement parler, être appelée épouse. Elle reconnaît bien la voix de son Pasteur et de son Epoux, elle comprend qu'il l'appelle de la douceur du repos, aux fatigues du labeur, de la solitude du silence aux éclats de la parole, et du secret de la cellule au grand jour de la place publique. Elle répond alors d'une voix plaintive " Jusqu'ici j'avais dépouillé la tunique de tout souci temporel, comment, après l'avoir rejetée, pourrais-je la reprendre? J'ai lavé, de toute souillure de péchés et de vices mes affections, ces pieds qui me portent partout où je vais, comment les souiller à nouveau au contact des poussières de la terre. "

Mais appliquons ces figures à notre sujet. Jusqu'ici le Sauveur de tous, le Seigneur Dieu Jésus-Christ, avait gracieusement comblé son épouse de ses plus douces suavités, il l'avait exercée aux luttes spirituelles, on lui faisant remporter plusieurs victoires, il l’avait instruite par d'admirables enseignements, et l'avait dotée des dons les plus précieux. Il ne voulut pas qu'une telle lumière restât cachée sous le boisseau, il voulut montrer aux autres cette cité placée sur la montagne (Mt 5,14), afin que cette même épouse rapportât avec usure, au Seigneur, les talents qu'il lui avait confiés. Il l'appelle donc et lui dit: " Ouvre-moi, ma sœur, c'est-à-dire ouvre-moi les portes des âmes, par où je puisse entrer en elles. Ouvre le chemin par où mes brebis pourront aller et revenir et trouver des pâturages. Ouvre-moi, toi ma sœur par la ressemblance de ta nature, toi mon amie par la charité de ton cœur, toi ma colombe par la simplicité de ton esprit, toi mon immaculée par la pureté de ton corps et de ton âme. " La réponse faite par notre sainte à cet appel fut exactement celle du texte cité et expliqué plus haut. Ainsi qu'elle me l'a secrètement raconté, quand l'ordre du Seigneur la faisait sortir de sa cellule pour aller au monde, elle éprouvait intérieurement une douleur parfois si vive qu’il lui semblait que son cœur allait se briser et se fendre. Dieu seul était capable de la faire obéir.

Continuons donc notre récit. Après les épousailles racontées tout à l'heure, le Seigneur se mit à ramener son épouse au commerce de la société, mais peu à peu, modérément, et avec la mesure que demandait ce retour. Il n'enleva pas pour autant à Catherine ses divines intimités; il les rendit même quelquefois plus parfaites, en leur donnant de nouveaux accroissements, ainsi que nous l'exposerons plus loin avec son secours. Mais, dans certaines de ses apparitions à la vierge, après l'avoir instruite du royaume de Dieu, après lui avoir révélé certains secrets, après avoir lu et récité avec elle des psaumes et des heures, comme nous l'avons rapporté, il ajoutait immédiatement : " Voici l'heure du dîner, les gens de ta maison vont aller à table, va avec eux, tu reviendras ensuite à moi." Catherine, en l'entendant, éclatait en sanglots et en pleurs, et disait : " O mon Seigneur, charme suprême de mon cœur, pourquoi me repoussez-vous, moi malheureuse? Si j'ai offensé votre Majesté, que mon corps soit châtié à vos pieds, je vous aiderai bien volontiers à cette œuvre. Mais ne permettez pas que je sois affligée d'une peine aussi dure que celle d'être séparée de vous, ô mon Époux souverainement aimé, quelle que soit cette séparation et sa courte durée. Qu'y a-t-il de commun entre moi et ces repas? J'ai à manger une nourriture qu'ignorent ceux à qui vous m'ordonnez de me joindre. Est-ce seulement dans le pain que l'homme trouve sa vie? N'est-ce pas dans la parole sortant de votre bouche que sera vivifiée toute âme en ce monde (Mt 4,4)? Vous le savez bien, j'ai fui toute société afin de pouvoir vous trouver, mon Seigneur et mon Dieu. Maintenant que je vous ai trouvé, grâce à votre miséricorde, maintenant que vous avez daigné me donner si gracieusement le bonheur de vous posséder, je ne dois plus jamais abandonner un si incomparable trésor, et me mêler encore aux embarras humains. De nouveau mes ignorances iraient croissant, et, me laissant aller peu à peu, j'en arriverais à mériter votre réprobation. Jamais, Seigneur, non, jamais, votre infinie Bonté, dans sa perfection sans limites, ne nous ordonnera, à moi ou à d'autres, ce qui pourrait séparer d'Elle nos âmes."

Telles étaient, avec d'autres de même genre, les paroles de la vierge; ses sanglots en disaient plus que sa voix, et elle se prosternait aux pieds du Seigneur. Le Seigneur lui répondit : "Laisse-toi faire, ô ma très douce fille. C'est ainsi qu'il te faut accomplir toute justice, et permettre à ma grâce de porter ses fruits non seulement en toi, mais dans les autres. Je n'ai nullement l'intention de te séparer de moi d'aucune façon, mais je veux me servir de l'amour du prochain pour t'unir plus fortement à moi. Tu sais qu'il est double, mon précepte d'amour, amour de moi, amour du prochain; dans ce double précepte, sont contenus, je l'atteste, la Loi et les prophètes (Mt 22,40). Je veux que tu accomplisses la justice de ces deux préceptes, que tu marches non pas avec un seul pied, mais avec les deux, que tu aies deux ailes pour voler au ciel. Tu dois te souvenir que, dès ton enfance, le zèle du salut des âmes a grandi dans ton cœur, c'est moi qui l'y avais semé et qui l'arrosai. Ce zèle était tel que tu voulais te faire passer pour un homme, t'en aller en pays où tu fusses inconnue pour entrer dans l'Ordre des Prêcheurs et te rendre ainsi capable d'être utile aux âmes. Si tu as tant désiré l'habit que tu portes maintenant, c'est que tu avais un amour tout spécial pour mon fidèle serviteur Dominique, qui a surtout fondé son œuvre pour le salut des âmes. Pourquoi donc t'étonner et te plaindre, si je te conduis à une oeuvre que tu as désirée dès tes premières années." Catherine, un peu réconfortée par la parole du Seigneur, reprit, à l'exemple de la bienheureuse Vierge Marie " Comment cela se fera-t-il (Lc 1,34)? " - " Comme ma bonté en disposera et l’ordonnera" , répondit le Seigneur. - Et la sainte, en disciple fidèle, imitant son maître, continua : " Qu'en toutes choses votre volonté se fasse et non la mienne (Lc 22,42). Je suis ténèbres et Vous lumière; je ne suis pas et vous êtes Celui qui est, je suis folie et Vous êtes la sagesse de Dieu le Père; cependant j'ose vous demander humblement, si ce n'est pas là trop grande présomption, comment se fera ce que vous venez de dire? puis-je être utile aux âmes, moi, pauvre misérable, si faible sous tous rapports? Mon sexe s'y oppose, vous le savez bien, et pour plusieurs raisons soit parce qu'il n'a point d'autorité devant les hommes, soit parce que les lois de l'honnêteté ne lui permettent pas de se mêler à la société de personnes d'un sexe différent."

Le Seigneur lui répéta ce qu'avait déjà dit l'Archange Gabriel, qu'il est impossible de trouver en ce que l'esprit conçoit quelque chose d'irréalisable pour Dieu (Ps 113,3) : " Ne suis-je pas Celui qui a créé le genre humain et formé l'un et l'autre sexe? Est-ce que je ne répands pas où je veux la grâce de mon Esprit? Pour moi, pas de distinction d'hommes ou de femmes, de plébéiens ou de nobles, toutes choses sont égales devant Moi, car ma puissance les atteint également toutes. Il m'est aussi facile de créer un ange qu'une fourmi. Il est écrit de Moi que j'ai fait tout ce que j'ai voulu " ; car rien d'intelligible ne peut m'être impossible. Pourquoi t'inquiéter du Comment? Penses-tu que je ne sache pas, ou que je ne puisse pas trouver la manière d'exécuter mes dispositions et mes décrets? Mais ce n'est pas le manque de foi, c'est l'humilité, qui te fait parler ainsi. Je le sais, et voici ce que je veux t'apprendre. En ce temps-ci, il y a un tel débordement d'orgueil, surtout parmi ceux qui se croient lettrés et sages, que ma justice ne peut attendre plus longtemps pour les confondre par un juste jugement. Mais, parce que ma miséricorde règne toujours sur toutes mes œuvres, je vais commencer par infliger à ces orgueilleux une conclusion qui leur sera salutaire et utile, s'ils veulent s’humilier en rentrant en eux-mêmes. Ainsi ai-je fait pour les Juifs et les Gentils, quand je leur ai envoyé des septuples d'esprit, remplis par moi de la divine Sagesse. Je vais donc, pour confondre leur témérité, leur susciter des femmes ignorantes et faibles par nature, mais que j'aurai dotées d'une sagesse et d'une puissance divines. Si alors ils s'humilient et se reconnaissent, je leur accorderai mes plus abondantes miséricordes. Oui, je serai miséricordieux pour ceux qui recevront et suivront avec le respect qui lui est dû, et selon leur mesure de grâce, la doctrine que je leur fais porter dans des vases fragiles, il est vrai, mais que j'ai choisis pour cela. S'ils méprisent cette salutaire confusion, je les accablerai de mon juste jugement. Après avoir refusé d'être ainsi confondus, ils seront réduits à tant d'autres hontes que le monde entier s'en moquera et les méprisera. C'est le châtiment ordinaire et très juste des orgueilleux. Quand ils se livrent au vent de l'orgueil pour s'élever au-dessus d'eux-mêmes, ils sont précipités bien au-dessous. Tu vas donc obéir sans hésitation, quand j'aurai décrété de t'envoyer au peuple. Je ne t'abandonnerai pas où que tu sois; je ne cesserai pas pour autant de te visiter comme d'habitude, et je te dirigerai dans toutes les œuvres qu'il te faudra accomplir. "

Après avoir entendu ces paroles, notre vierge, en vraie fille d'obéissance, s'inclina avec respect devant le Seigneur, sortit aussitôt de sa cellule, se joignit aux personnes de sa famille et vint se mettre à table avec elles pour accomplir l'ordre du Sauveur.

Ici, arrêtez-vous un instant, bien-aimé lecteur, car je veux tenir la promesse que j'ai faite devant Dieu au commencement de ce récit. J'ai dit plus haut, si vous ne l'avez pas oublié, que je n'écrirai dans cet ouvrage rien d'imaginé, rien de faux, rien d'inventé, mais seulement ce que j'aurais réellement appris de la sainte ou d'autres personnes. Or il est certains sujets dont elle m'a souvent, très souvent parlé et sur lesquels je ne puis me rappeler littéralement toutes ses paroles. Ma négligence et mon apathie, ô honte! en sont la cause. De plus les occupations qui me sont survenues depuis que je n'ai vu Catherine, m'ont enlevé de l'esprit certaines de ses paroles et bien d'autres souvenirs. Enfin je suis sur le déclin de l'âge, raison bien suffisante, je pense, pour expliquer mon défaut de mémoire, car je crois avec Sénèque que la mémoire est la première faculté qui vieillit. Quand les souvenirs m'arrivent donc un peu confus, j'écris les mots qui, plus vraisemblablement, me paraissent avoir été prononcés en me guidant tout à la fois sur mon souvenir et sur les exigences du sujet dont je parle. Je dois avouer cependant, à l'honneur du Dieu tout-puissant et de la vierge son épouse et à ma confusion, qu'au moment d'écrire, grâce au secours de la sainte, je vois se réveiller d'innombrables souvenirs dont ma mémoire auparavant ne gardait nulle trace. Souvent même il m'a paru que Catherine était comme présente et me dictait pour ainsi dire ce que j'écrivais. Que cet avis, ô lecteur, soit la règle de votre foi quant aux paroles citées, mats non pas quant aux actions racontées. Car, pour ce qui est des faits, je ne rapporte rien dont je n'aie eu parfaite et sûre connaissance, soit par témoin, soit par document écrit, soit par moi-même. Il y a aussi beaucoup de paroles que je me rappelle textuellement, surtout parmi celles qui relèvent de l'enseignement doctrinal; la seule crainte d'offenser quelque peu la vérité m'a fait insérer ce que vous lisez ici.

Et maintenant, revenons à notre histoire. Catherine prit donc part corporellement à la vie commune. mais elle resta tout entière d'esprit avec son Epoux. Tout ce qu'elle voyait et entendait lui était à charge, en dehors de Celui qu'elle aimait de toutes les fibres de son cœur. Dans l'ardeur de son amour, elle trouvait bien longues les heures qu’elle passait en société; ces heures lui paraissaient des jours et des années. Aussitôt qu'elle le pouvait, elle revenait à sa cellule chercher Celui qu'aimait son âme et, quand elle l'avait trouvé, elle s'attachait à Lui plus doucement que jamais, elle le retenait avec une passion nouvelle et l'adorait en même temps avec un respect plus profond. C'est alors qu'en son cœur s'éleva un désir qui devait aller croissant, pendant tout le cours de sa vie mortelle, celui de la sainte Communion, qui lui permettait non seulement d'être unie d'esprit a son Epoux, mais de se lier à Lui corps à corps. Elle savait bien que le Sacrement souverainement vénérable du Corps du Seigneur apporte à l'âme une grâce spirituelle et l'unit à son Sauveur; elle savait bien que c'est là le but principal pour lequel ce sacrement a été institué ; mais elle savait aussi que le Corps réel du Seigneur est cependant réellement consommé par le corps de celui qui le reçoit, de sorte que corps et corps sont réellement associés sans que cependant cette union suive les lois de la matière. Comme notre sainte voulait s'unir de plus en plus à l'objet si noble de son amour, elle résolut de s'approcher de la sainte Communion le plus souvent qu'elle le pourrait. Mais je ne parlerai pas davantage ici de ce sujet, car nous lui consacrerons. plus loin, avec la grâce de Dieu, un chapitre spécial.

De jour en jour le Seigneur invitait donc et entraînait peu à peu Catherine à reprendre modestement ses rapports avec les hommes pour lui faire enfin produire dans les âmes tout le fruit qu'il désirait. Il s'ensuivit que la vierge du Seigneur, pour ne pas paraître oisive au regard de sa famille, commença de s'occuper à nouveau des différents services de la maison. C'est alors qu’arrivèrent plusieurs faits merveilleux que nous devons noter. Le chapitre suivant en donnera le récit. Finissons ici ce premier chapitre, pour lequel je ne cite pas d’autres témoins, puisque j'ai tout appris de notre sainte vierge elle-même.

   

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