C'est la
voix du céleste Époux qui s'adresse dans les cantiques à l'épouse aimée
et choisie et lui dit: " Ouvre-moi, ma soeur, mon amie, mon immaculée,
car ma tête est humide de la rosée du soir et mes cheveux sont lourds
des gouttes de la nuit. " L'épouse lui répond : "J'ai enlevé ma tunique,
pourrais-je la reprendre; j'ai lavé mes pieds, comment les souiller à
nouveau (Ct 5, 2-3)? "
Voici
pourquoi je cite ces paroles au commencement de cette seconde partie.
Jusqu'ici nous avons vu l'union de Jacob et de Rachel ( Gn 29-30)nous
avons dit la part de choix échue à Marie. Voici maintenant le moment de
parler de la fécondité de Léa ( Ps 23,9)et du ministère empressé
de Marthe (Lc 5,42). Nous montrerons ainsi aux fidèles que
l'épouse du Christ, dont nous parlons, n'a pas eu seulement la beauté
d'âme d'une épouse, mais qu'elle en a eu aussi la fécondité dans la
famille spirituelle dont elle a été la mère. Mais une âme qui a goûté
combien le Seigneur est doux trouve qu'il lui est bien difficile de
renoncer à la plénitude de ces suavités et de s'en laisser distraire en
quelque façon que ce soit. Il est impossible que l'épouse appelée par le
Seigneur à lui donner des enfants ou à pourvoir à leurs nécessités ne
murmure doucement quelque plainte et n'en expose le motif, autant que
cela lui est permis. Voilà pourquoi j'ai fait intervenir tout à l'heure
la voix de l'époux. Il éveille l’épouse, qui reposait au lieu de sa
contemplation, dépouillée de toute préoccupation temporelle, purifiée de
toute souillure; il demande que cette épouse lui ouvre non pas son âme à
elle, mais les autres âmes. L'épouse, sans aucun doute, a son âme
grandement ouverte, autrement elle ne pourrait ni se reposer dans le
Seigneur, ni, à proprement parler, être appelée épouse. Elle reconnaît
bien la voix de son Pasteur et de son Epoux, elle comprend qu'il
l'appelle de la douceur du repos, aux fatigues du labeur, de la solitude
du silence aux éclats de la parole, et du secret de la cellule au grand
jour de la place publique. Elle répond alors d'une voix plaintive
" Jusqu'ici j'avais dépouillé la tunique de tout souci temporel,
comment, après l'avoir rejetée, pourrais-je la reprendre? J'ai lavé, de
toute souillure de péchés et de vices mes affections, ces pieds qui me
portent partout où je vais, comment les souiller à nouveau au contact
des poussières de la terre. "
Mais
appliquons ces figures à notre sujet. Jusqu'ici le Sauveur de tous, le
Seigneur Dieu Jésus-Christ, avait gracieusement comblé son épouse de ses
plus douces suavités, il l'avait exercée aux luttes spirituelles, on lui
faisant remporter plusieurs victoires, il l’avait instruite par
d'admirables enseignements, et l'avait dotée des dons les plus précieux.
Il ne voulut pas qu'une telle lumière restât cachée sous le boisseau, il
voulut montrer aux autres cette cité placée sur la montagne (Mt 5,14),
afin que cette même épouse rapportât avec usure, au Seigneur, les
talents qu'il lui avait confiés. Il l'appelle donc et lui dit:
" Ouvre-moi, ma sœur, c'est-à-dire ouvre-moi les portes des âmes, par où
je puisse entrer en elles. Ouvre le chemin par où mes brebis pourront
aller et revenir et trouver des pâturages. Ouvre-moi, toi ma sœur par la
ressemblance de ta nature, toi mon amie par la charité de ton cœur, toi
ma colombe par la simplicité de ton esprit, toi mon immaculée par la
pureté de ton corps et de ton âme. " La réponse faite par notre sainte à
cet appel fut exactement celle du texte cité et expliqué plus haut.
Ainsi qu'elle me l'a secrètement raconté, quand l'ordre du Seigneur la
faisait sortir de sa cellule pour aller au monde, elle éprouvait
intérieurement une douleur parfois si vive qu’il lui semblait que son
cœur allait se briser et se fendre. Dieu seul était capable de la faire
obéir.
Continuons donc notre récit. Après les épousailles racontées tout à
l'heure, le Seigneur se mit à ramener son épouse au commerce de la
société, mais peu à peu, modérément, et avec la mesure que demandait ce
retour. Il n'enleva pas pour autant à Catherine ses divines intimités;
il les rendit même quelquefois plus parfaites, en leur donnant de
nouveaux accroissements, ainsi que nous l'exposerons plus loin avec son
secours. Mais, dans certaines de ses apparitions à la vierge, après
l'avoir instruite du royaume de Dieu, après lui avoir révélé certains
secrets, après avoir lu et récité avec elle des psaumes et des heures,
comme nous l'avons rapporté, il ajoutait immédiatement : " Voici l'heure
du dîner, les gens de ta maison vont aller à table, va avec eux, tu
reviendras ensuite à moi." Catherine, en l'entendant, éclatait en
sanglots et en pleurs, et disait : " O mon Seigneur, charme suprême de
mon cœur, pourquoi me repoussez-vous, moi malheureuse? Si j'ai offensé
votre Majesté, que mon corps soit châtié à vos pieds, je vous aiderai
bien volontiers à cette œuvre. Mais ne permettez pas que je sois
affligée d'une peine aussi dure que celle d'être séparée de vous, ô mon
Époux souverainement aimé, quelle que soit cette séparation et sa courte
durée. Qu'y a-t-il de commun entre moi et ces repas? J'ai à manger une
nourriture qu'ignorent ceux à qui vous m'ordonnez de me joindre. Est-ce
seulement dans le pain que l'homme trouve sa vie? N'est-ce pas dans la
parole sortant de votre bouche que sera vivifiée toute âme en ce monde (Mt
4,4)? Vous le savez bien, j'ai fui toute société afin de pouvoir
vous trouver, mon Seigneur et mon Dieu. Maintenant que je vous ai
trouvé, grâce à votre miséricorde, maintenant que vous avez daigné me
donner si gracieusement le bonheur de vous posséder, je ne dois plus
jamais abandonner un si incomparable trésor, et me mêler encore aux
embarras humains. De nouveau mes ignorances iraient croissant, et, me
laissant aller peu à peu, j'en arriverais à mériter votre réprobation.
Jamais, Seigneur, non, jamais, votre infinie Bonté, dans sa perfection
sans limites, ne nous ordonnera, à moi ou à d'autres, ce qui pourrait
séparer d'Elle nos âmes."
Telles
étaient, avec d'autres de même genre, les paroles de la vierge; ses
sanglots en disaient plus que sa voix, et elle se prosternait aux pieds
du Seigneur. Le Seigneur lui répondit : "Laisse-toi faire, ô ma très
douce fille. C'est ainsi qu'il te faut accomplir toute justice, et
permettre à ma grâce de porter ses fruits non seulement en toi, mais
dans les autres. Je n'ai nullement l'intention de te séparer de moi
d'aucune façon, mais je veux me servir de l'amour du prochain pour
t'unir plus fortement à moi. Tu sais qu'il est double, mon précepte
d'amour, amour de moi, amour du prochain; dans ce double précepte, sont
contenus, je l'atteste, la Loi et les prophètes (Mt 22,40). Je
veux que tu accomplisses la justice de ces deux préceptes, que tu
marches non pas avec un seul pied, mais avec les deux, que tu aies deux
ailes pour voler au ciel. Tu dois te souvenir que, dès ton enfance, le
zèle du salut des âmes a grandi dans ton cœur, c'est moi qui l'y avais
semé et qui l'arrosai. Ce zèle était tel que tu voulais te faire passer
pour un homme, t'en aller en pays où tu fusses inconnue pour entrer dans
l'Ordre des Prêcheurs et te rendre ainsi capable d'être utile aux âmes.
Si tu as tant désiré l'habit que tu portes maintenant, c'est que tu
avais un amour tout spécial pour mon fidèle serviteur Dominique, qui a
surtout fondé son œuvre pour le salut des âmes. Pourquoi donc t'étonner
et te plaindre, si je te conduis à une oeuvre que tu as désirée dès tes
premières années." Catherine, un peu réconfortée par la parole du
Seigneur, reprit, à l'exemple de la bienheureuse Vierge Marie " Comment
cela se fera-t-il (Lc 1,34)? " - " Comme ma bonté en disposera et
l’ordonnera" , répondit le Seigneur. - Et la sainte, en disciple fidèle,
imitant son maître, continua : " Qu'en toutes choses votre volonté se
fasse et non la mienne (Lc 22,42). Je suis ténèbres et Vous
lumière; je ne suis pas et vous êtes Celui qui est, je suis folie et
Vous êtes la sagesse de Dieu le Père; cependant j'ose vous demander
humblement, si ce n'est pas là trop grande présomption, comment se fera
ce que vous venez de dire? puis-je être utile aux âmes, moi, pauvre
misérable, si faible sous tous rapports? Mon sexe s'y oppose, vous le
savez bien, et pour plusieurs raisons soit parce qu'il n'a point
d'autorité devant les hommes, soit parce que les lois de l'honnêteté ne
lui permettent pas de se mêler à la société de personnes d'un sexe
différent."
Le
Seigneur lui répéta ce qu'avait déjà dit l'Archange Gabriel, qu'il est
impossible de trouver en ce que l'esprit conçoit quelque chose
d'irréalisable pour Dieu (Ps 113,3) : " Ne suis-je pas Celui qui
a créé le genre humain et formé l'un et l'autre sexe? Est-ce que je ne
répands pas où je veux la grâce de mon Esprit? Pour moi, pas de
distinction d'hommes ou de femmes, de plébéiens ou de nobles, toutes
choses sont égales devant Moi, car ma puissance les atteint également
toutes. Il m'est aussi facile de créer un ange qu'une fourmi. Il est
écrit de Moi que j'ai fait tout ce que j'ai voulu " ; car rien
d'intelligible ne peut m'être impossible. Pourquoi t'inquiéter du
Comment? Penses-tu que je ne sache pas, ou que je ne puisse pas trouver
la manière d'exécuter mes dispositions et mes décrets? Mais ce n'est pas
le manque de foi, c'est l'humilité, qui te fait parler ainsi. Je le
sais, et voici ce que je veux t'apprendre. En ce temps-ci, il y a un tel
débordement d'orgueil, surtout parmi ceux qui se croient lettrés et
sages, que ma justice ne peut attendre plus longtemps pour les confondre
par un juste jugement. Mais, parce que ma miséricorde règne toujours sur
toutes mes œuvres, je vais commencer par infliger à ces orgueilleux une
conclusion qui leur sera salutaire et utile, s'ils veulent s’humilier en
rentrant en eux-mêmes. Ainsi ai-je fait pour les Juifs et les Gentils,
quand je leur ai envoyé des septuples d'esprit, remplis par moi de la
divine Sagesse. Je vais donc, pour confondre leur témérité, leur
susciter des femmes ignorantes et faibles par nature, mais que j'aurai
dotées d'une sagesse et d'une puissance divines. Si alors ils
s'humilient et se reconnaissent, je leur accorderai mes plus abondantes
miséricordes. Oui, je serai miséricordieux pour ceux qui recevront et
suivront avec le respect qui lui est dû, et selon leur mesure de grâce,
la doctrine que je leur fais porter dans des vases fragiles, il est
vrai, mais que j'ai choisis pour cela. S'ils méprisent cette salutaire
confusion, je les accablerai de mon juste jugement. Après avoir refusé
d'être ainsi confondus, ils seront réduits à tant d'autres hontes que le
monde entier s'en moquera et les méprisera. C'est le châtiment ordinaire
et très juste des orgueilleux. Quand ils se livrent au vent de l'orgueil
pour s'élever au-dessus d'eux-mêmes, ils sont précipités bien
au-dessous. Tu vas donc obéir sans hésitation, quand j'aurai décrété de
t'envoyer au peuple. Je ne t'abandonnerai pas où que tu sois; je ne
cesserai pas pour autant de te visiter comme d'habitude, et je te
dirigerai dans toutes les œuvres qu'il te faudra accomplir. "
Après
avoir entendu ces paroles, notre vierge, en vraie fille d'obéissance,
s'inclina avec respect devant le Seigneur, sortit aussitôt de sa
cellule, se joignit aux personnes de sa famille et vint se mettre à
table avec elles pour accomplir l'ordre du Sauveur.
Ici,
arrêtez-vous un instant, bien-aimé lecteur, car je veux tenir la
promesse que j'ai faite devant Dieu au commencement de ce récit. J'ai
dit plus haut, si vous ne l'avez pas oublié, que je n'écrirai dans cet
ouvrage rien d'imaginé, rien de faux, rien d'inventé, mais seulement ce
que j'aurais réellement appris de la sainte ou d'autres personnes. Or il
est certains sujets dont elle m'a souvent, très souvent parlé et sur
lesquels je ne puis me rappeler littéralement toutes ses paroles. Ma
négligence et mon apathie, ô honte! en sont la cause. De plus les
occupations qui me sont survenues depuis que je n'ai vu Catherine, m'ont
enlevé de l'esprit certaines de ses paroles et bien d'autres souvenirs.
Enfin je suis sur le déclin de l'âge, raison bien suffisante, je pense,
pour expliquer mon défaut de mémoire, car je crois avec Sénèque que la
mémoire est la première faculté qui vieillit. Quand les souvenirs
m'arrivent donc un peu confus, j'écris les mots qui, plus
vraisemblablement, me paraissent avoir été prononcés en me guidant tout
à la fois sur mon souvenir et sur les exigences du sujet dont je parle.
Je dois avouer cependant, à l'honneur du Dieu tout-puissant et de la
vierge son épouse et à ma confusion, qu'au moment d'écrire, grâce au
secours de la sainte, je vois se réveiller d'innombrables souvenirs dont
ma mémoire auparavant ne gardait nulle trace. Souvent même il m'a paru
que Catherine était comme présente et me dictait pour ainsi dire ce que
j'écrivais. Que cet avis, ô lecteur, soit la règle de votre foi quant
aux paroles citées, mats non pas quant aux actions racontées. Car, pour
ce qui est des faits, je ne rapporte rien dont je n'aie eu parfaite et
sûre connaissance, soit par témoin, soit par document écrit, soit par
moi-même. Il y a aussi beaucoup de paroles que je me rappelle
textuellement, surtout parmi celles qui relèvent de l'enseignement
doctrinal; la seule crainte d'offenser quelque peu la vérité m'a fait
insérer ce que vous lisez ici.
Et
maintenant, revenons à notre histoire. Catherine prit donc part
corporellement à la vie commune. mais elle resta tout entière d'esprit
avec son Epoux. Tout ce qu'elle voyait et entendait lui était à charge,
en dehors de Celui qu'elle aimait de toutes les fibres de son cœur. Dans
l'ardeur de son amour, elle trouvait bien longues les heures qu’elle
passait en société; ces heures lui paraissaient des jours et des années.
Aussitôt qu'elle le pouvait, elle revenait à sa cellule chercher Celui
qu'aimait son âme et, quand elle l'avait trouvé, elle s'attachait à Lui
plus doucement que jamais, elle le retenait avec une passion nouvelle et
l'adorait en même temps avec un respect plus profond. C'est alors qu'en
son cœur s'éleva un désir qui devait aller croissant, pendant tout le
cours de sa vie mortelle, celui de la sainte Communion, qui lui
permettait non seulement d'être unie d'esprit a son Epoux, mais de se
lier à Lui corps à corps. Elle savait bien que le Sacrement
souverainement vénérable du Corps du Seigneur apporte à l'âme une grâce
spirituelle et l'unit à son Sauveur; elle savait bien que c'est là le
but principal pour lequel ce sacrement a été institué ; mais elle savait
aussi que le Corps réel du Seigneur est cependant réellement consommé
par le corps de celui qui le reçoit, de sorte que corps et corps sont
réellement associés sans que cependant cette union suive les lois de la
matière. Comme notre sainte voulait s'unir de plus en plus à l'objet si
noble de son amour, elle résolut de s'approcher de la sainte Communion
le plus souvent qu'elle le pourrait. Mais je ne parlerai pas davantage
ici de ce sujet, car nous lui consacrerons. plus loin, avec la grâce de
Dieu, un chapitre spécial.
De jour
en jour le Seigneur invitait donc et entraînait peu à peu Catherine à
reprendre modestement ses rapports avec les hommes pour lui faire enfin
produire dans les âmes tout le fruit qu'il désirait. Il s'ensuivit que
la vierge du Seigneur, pour ne pas paraître oisive au regard de sa
famille, commença de s'occuper à nouveau des différents services de la
maison. C'est alors qu’arrivèrent plusieurs faits merveilleux que nous
devons noter. Le chapitre suivant en donnera le récit. Finissons ici ce
premier chapitre, pour lequel je ne cite pas d’autres témoins, puisque
j'ai tout appris de notre sainte vierge elle-même.