La vertu et l’influence de
la vision, racontée au chapitre précédent, furent si grandes, comme je
l’ai déjà quelque peu indiqué, que bientôt tout amour du monde fut
radicalement, extirpé du coeur de la sainte enfant. Dans son âme
s’implanta le saint et unique amour de l’unique fils de Dieu et de la
glorieuse Vierge Mère de Notre-Seigneur Jésus-Christ. C’est pourquoi
tout lui paraissait la plus vile des boues, pourvu qu’elle gagnât
seulement le Sauveur lui-même (Phil 3,8). Elle commença à
comprendre avec les seules leçons de l’Esprit-Saint qu’elle devait
conserver à son Créateur toute sa pureté, pureté du coeur et du corps.
Aussi soupirait-elle de tous les désirs de son âme après la pureté des
vierges. Elle se prit à considérer, et, Dieu le lui révélant, elle
connut avec certitude, que la très sainte Mère de Dieu avait été la
première à découvrir ce chemin des vierges, et à vouer à Dieu sa
virginité. Elle eut donc recours à Marie pour cette grâce. Dans sa
septième année, agissant non pas comme une enfant de sept ans, mais
comme une personne de soixante-dix ans, elle délibéra longtemps et avec
maturité sur l’émission du vœu de virginité. Elle suppliait
continuellement la Reine des vierges et des anges de l’aider
miséricordieusement et de daigner lui obtenir du Seigneur cette parfaite
direction d’esprit, qui lui permettrait de faire ce qu’il y avait de
plus agréable à Dieu et de plus profitable au salut de son âme. Elle
présentait continuellement à la Reine des vierges le désir qui lui
faisait souhaiter anxieusement de pouvoir mener une vie angélique et
virginale. Chaque jour, l’amour de l’éternel l’Epoux devenait plus
fervent dans le cœur de cette enfant déjà mûre, il stimulait ardemment
son âme, et l’invitait sans cesse à une vie céleste. Tandis que cette
très prudente enfant étudiait sagement sa résolution, l’Esprit lui
accorda libéralement, par l’accroissement de son désir, ce qu’elle lui
avait demandé. Ne voulant point éteindre ce fende l’Esprit, elle
choisit, un certain jour, un lieu secret où elle put parler haut sans
être entendue; elle prosterna et son corps et son âme, puis, très
dévotement et très humblement, elle parla ainsi à la bienheureuse
Vierge : " O bienheureuse et très sainte Vierge, vous avez été la
première des femmes à consacrer votre virginité au Seigneur par un voeu
perpétuel, et vous avez reçu de lui la grâce insigne d’être la Mère de
son Fils unique. Je supplie votre ineffable piété de ne pas regarder mes
mérites, de ne pas considérer ma petitesse, mais de m’accorder quand
même la grande grâce de recevoir pour époux Celui qu’appellent toutes
les fibres de mon cœur, votre Fils, la sainteté même, notre unique
Seigneur Jésus-Christ. Je lui promets, ainsi qu’à vous, de n’accepter
jamais d’autre époux, et de lui garder, dans la mesure de mes forces, ma
virginité perpétuellement intacte. "
Voyez-vous, lecteur, comment
la Sagesse, qui dispose tout avec force et suavité, réglait dans notre
vierge l’ordre des dons et des œuvres. A l’âge de six ans, la sainte
voit des yeux du corps son Epoux qui l’honore de sa bénédiction. A sept
ans, elle fait vœu de virginité. Le premier nombre l’emporte on
perfection sur le second, mais le second est appelé par tous les
théologiens le nombre de la totalité (Sept est un nombre sacré.- Les
anciens attachaient une certaine valeur aux significations symboliques
des nombres.). Que faut-il entendre par là, si ce n’est que cette
vierge devait recevoir du Seigneur la perfection de toutes les vertus,
et par conséquent la perfection d’une gloire souveraine. Le premier
nombre dit perfection, le second totalité; réunis, ils signifient donc
la totalité de la perfection. C’est par conséquent à bon droit, comme
nous l’avons vu dans le prologue (Dans le premier prologue que nous
donnons à fin du volume.), qu’on a donné à notre sainte le nom de
Catherine, symbole d’universalité. Mais voyez aussi, je vous prie, comme
son vœu est bien ordonné.
Tout d’abord elle demande
pour époux Celui qui aimait son âme ; ensuite elle renonce à tout autre
époux promettant au premier une fidélité perpétuelle. Cette prière
pouvait-elle être rejetée ? Voyez qui elle invoque, ce qu’elle demande,
et comment elle le demande. Elle invoque Celle dont l’acte propre est
d’être libérale dans ces bienfaits; Celle qui, ne sachant pas refuser
une grâce même aux pécheurs les plus ingrats, n’a jamais repoussé aucun
suppliant; Celle qui, ne méprisant personne, s’est constituée la
débitrice des insensés comme des sages ; Celle qui ouvre sa main à
l’indigent et ne cesse d’offrir ses dons à tous les pauvres ( Pr
21,20 ) 3 ; Celle enfin qui se présente à tous comme une
source inépuisable de biens. Comment n’entendrait-elle pas notre
innocente et fervente enfant, Celle qui ne refuse pas sa bienveillance
aux adultes coupables? Comment n’agréerait-elle pas une promesse de
virginité, Celle qui, la première parmi les hommes, trouva cette route
de la virginité ? Comment refuserait-elle son Fils à une vierge qui la
prie avec tant de cœur, Celle qui a fait descendre (En répondant à
l’Ange: " qu’il me soit fait selon votre parole " Lc 1,38 ) ce même
Fils du ciel sur la terre pour le donner à tous les croyants?
Vous avez vu à qui notre
sainte confiait sa prière, voyez maintenant, s’il vous plaît, ce qu’elle
demande. Elle demande précisément ce que Celui qu’elle prie lui a appris
à demander. Elle cherche ce que nous devons tous chercher sur
l’invitation de Celui-là même qui est l’objet de nos recherches. Une
telle prière ne peut être repoussée, à moins que le mensonge ne soit
dans la Vérité. Non! elle ne peut être vaine, la demande d’une chose
promise avec tant de solennité, " Demandez et Vous recevrez, nous a dit
la Vérité incarnée, cherchez et vous trouverez (Mt 7,7) ",
et ailleurs : " Cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice (Lc
12,31). " Cette enfant demande donc et cherche avec anxiété, en des
années si précoces, le Fils de Dieu, qui est aussi lui-même le royaume
de Dieu . Comment eût-il été possible qu’elle ne trouvât point ce
qu’elle cherchait, et ne reçût pas ce qu’elle demandait !
Et si vous considérez
attentivement le mode de sa prière, vous verrez clairement qu’en aucune
façon cette prière ne pouvait redescendre sans résultat. Catherine en
effet se dispose à recevoir ce qu’elle demande, elle éloigne tous les
obstacles, non seulement pour le présent, mais encore pour l’avenir, et
revêt pour toujours cette robe de pureté, si agréable à Celui qu’elle
prie. Elle s’oblige et se lie devant Dieu par un voeu solennel, afin que
ni le monde, ni Satan ne puissent plus mettre obstacle à cette
disposition. Que manque-t-il alors aux conditions requises pour que la
prière soit nécessairement exaucée (D’après saint Thomas on est
toujours exaucé, quand on demande : 1° pour soi; 2° pieusement ; 3° avec
persévérance; 4° des choses nécessaires au salut (II ae II ae Quaest.
83, art. 15 ad 2um). ) ? Elle demande pour elle-même, elle demande
une grâce de salut, bien plus, elle demande humblement ce salut lui-même
et, pour offrir en un seul acte toute la persévérance de sa prière, elle
émet un voeu perpétuel qui éloigne tout obstacle à sa demande. O bon
lecteur, si vous connaissez les saintes Ecritures, ne pouvez-vous pas
conclure de tout ceci, que, nécessairement, la loi éternelle demeurant
ce qu’elle est, cette prière devait être exaucée par le Seigneur. Oui,
concluez, concluez en toute sécurité, que notre sainte, conformément à
sa demande, a reçu l’éternel Epoux des mains de sa très douce Mère, et
que, par l’intermédiaire de cette même Mère du Seigneur, elle s’est liée
à Lui par le voeu d’une virginité perpétuelle. Plus loin, avec l’aide de
Dieu, vous en aurez la preuve manifeste dans un prodige éclatant,
rapporté au dernier chapitre de cette première partie.
Vous allez constater
maintenant, qu’après l’émission de ce voeu, cette sainte enfant devint
chaque jour plus sainte. Si jeune engagée dans la milice du Christ, elle
commença à lutter contre sa chair avant que celle-ci eût commencé à se
révolter. Elle prit la résolution d’enlever à cette chair toute autre
chair, autant du moins que cela lui serait possible. Quand donc on lui
servait de la viande, elle la donnait à son frère Etienne cité plus
haut, ou bien elle la jetait aux chats, morceau par morceau, de sorte
que personne ne s’en aperçût. Elle continuait et multipliait les
disciplines dont nous avons parlé, soit seule, soit avec ses compagnes.
Puis, nouvelle merveille, dans le coeur de cette enfant, s’allumèrent
les premiers feux du zèle des âmes. Elle aimait plus particulièrement
les saints qui avaient travaillé à les sauver. Elle apprit du Seigneur,
par révélation, que le bienheureux patriarche Dominique avait institué
l’Ordre des Frères Prêcheurs pour la défense jalouse de la foi et le
salut des âmes. Elle commença dès lors à révérer tellement cet Ordre
que, voyant passer dans la rue, devant la porte de sa maison, les Frères
Prêcheurs, elle remarquait les lieux où ils posaient le pied, puis,
après leur passage, elle baisait avec humilité et dévotion les traces de
leurs pas. De là, dans son âme, un grand désir, toujours croissant,
d’entrer dans cet Ordre, afin qu’elle pût, avec les autres Frères, être
utile aux âmes. Comme son sexe s’y opposait, elle pensa très souvent,
ainsi qu’elle me l’a confessé, à imiter sainte Euphrosyne, dont, pendant
son enfance, elle avait reçu par hasard le nom. Sainte Euphrosyne en
effet, ayant dissimulé son sexe, était entrée dans un monastère de
moines. Catherine voulait de même s’en aller dans un pays lointain, où
elle fût inconnue, s’y faire passer pour un homme, et entrer dans
l’Ordre des Prêcheurs, afin de venir au secours des âmes qui périssent.
Le Dieu tout-puissant, qui avait eu d’autres intentions en mettant ce
zèle dans l’âme de l’enfant, et voulait accomplir autrement ce désir, ne
permit jamais que cette pensée se traduisît par des actes et fût mise à
exécution, bien qu’elle fût demeurée longtemps dans l’esprit de la
sainte.
Pendant ce temps, le corps
de l’enfant croissait avec l’âge, mais bien plus rapide encore était le
développement de son esprit. Son humilité grandissait, sa dévotion
augmentait, sa foi apparaissait plus lumineuse, son espérance devenait
de jour en jour plus forte, la ferveur de sa charité se multipliait. De
tout cela résultait une maturité de moeurs qui imposait le respect à
tous ceux qui voyaient ses actes. Ses parents en. Etaient dans
l’étonnement, ses frères et soeurs dans l’admiration, toute la famille
ne savait que penser au spectacle d’une science si grande dans un âge si
tendre. Il est si doux de s’arrêter sur ce sujet que je veux raconter
ici un fait, que sa mère m’a rapporté, en m’en assurant l’absolue
vérité.
C’était entre la septième et
la dixième année de l’enfant; sa mère, voulant faire célébrer une messe
en l’honneur de saint Antoine, appela sa fille Catherine et lui dit: "
Va à l’église paroissiale, demande au prêtre, notre curé, qu’il
célèbre ou fasse célébrer une messe en l’honneur de saint Antoine, et
offre sur l’autel tant de cierges et tant d’argent. A ces paroles, la
pieuse fille, qui exécutait si volontiers ce qui était à l’honneur de
Dieu, s’en va de bon cœur et bien vite à l’église. Elle aborde le curé
et lui fait la commission de sa mère; mais, charmée d’entendre cette
messe, elle y assiste jusqu’à la fin et ne rentre chez elle qu’après
l’office divin terminé. Lapa, comptant que Catherine devait revenir
aussitôt après l’offrande faite au prêtre, trouva qu’elle tardait
beaucoup trop ; aussi, quand elle vit l’enfant, voulant la faire rougir
de ce retard, lui dit-elle ce qu’on dit habituellement dans le pays : "
Maudites soient les mauvaises langues qui m’assuraient que tu ne
reviendrais pas" ; ainsi disent les gens du peuple à ceux
qui sont par trop en retard. La sage jeune fille, entendant ces paroles,
se tut d’abord un instant; puis, après quelque temps, elle prit sa mère
à part, et, avec beaucoup de gravité, lui dit humblement: " O ma
mère, quand j’accomplis insuffisamment ou quand j’excède vos ordres,
frappez-moi, pour que je sois plus prudente une autre fois, cela est
convenable et juste. Mais, je vous en supplie, ne laissez pas, à cause
de mes défauts, votre langue maudire qui que ce soit, bons ou mauvais.
Cela ne convient pas à votre âge, et m’est grande affliction de cœur. "
Sa mère, l’entendant parler ainsi, admira plus qu’on ne pourrait
croire, comment sa petite fille avait su lui donner sagement cette
leçon. Elle était tout interdite au spectacle d’une sagesse si grande
dans une enfant si frêle et si petite ; mais, n’en voulant rien laisser
paraître, elle lui demanda: " Pourquoi es-tu restée si longtemps? "
Et Catherine de répondre : " J’ai entendu la messe, que vous m’aviez
chargée de demander; quand elle a été dite, je suis revenue de suite et
sans m’arrêter nulle part. " Plus édifiée encore, Lapa raconta tout à
Jacques son mari, qui rentrait à la maison: " Voilà, lui dit-elle,
comment ta fille m’a parlé. " Et Jacques, bénissant Dieu,
considérait tout cela sans rien dire.
Ce seul fait, ô lecteur,
quoiqu’il s’agisse de petits détails, peut vous montrer comment la grâce
de Dieu s’était accrue dans l’âme de cette sainte fille, jusqu’aux
années de puberté, dont le chapitre suivant va parler. En finissant
celui-ci, je vous avertis que j’ai appris de Catherine elle-même la
plupart des renseignements qu’il contient. Je tiens le reste de la mère
de notre vierge et des personnes qui habitaient en Ces années-là dans sa
maison.