Les quatre Tentations

INTRODUCTION

1 Premières affirmations

2 Les grandes tentations

3 Comment résister à ces tentations

4 Qui peut vivre à cette hauteur?

 

 Introduction

Une des grandes préoccupations de Ruysbrœck fut la lutte contre les hérésies qui se multipliaient à son époque, et spécialement contre la secte des "Frères et des Sœurs du Libre esprit". Un de ses derniers ouvrages, "Les quatre Tentations", est dirigé surtout contre la fausse liberté, tentation la plus subtile qui inspirait cette secte. Nous le plaçons immédiatement après le livre sur "La Foi Chrétienne", afin de mettre le croyant en mesure de résister aux grandes tentations qui, tant à l'époque de Ruysbrœck qu'à la nôtre, risquent de mettre notre foi en péril.  

Dans ce livre, Ruysbrœck dénonce également les faux mystiques dont il qualifie la soi-disant contemplation de "rêverie panthéistique", et il réaffirme une de ses vérités familières: Dieu dans l'unité de sa nature est toujours en repos, et dans la Trinité des personnes toujours en action. Pour lui, Dieu est le modèle souverain de la vie contemplative et de la vie active. Les exemples que Ruysbrœck tire de la nature créée, du ciel empyrée et du firmament vont dans ce sens.  

Ce livre est très court. Toutefois Ruysbrœck semble vouloir nous faire  atteindre les sommets de la vie spirituelle très rapidement. Or il n'en est rien; en effet, d'une manière générale, les hommes ne peuvent atteindre l'union parfaite et intime avec Dieu qu'après avoir vécu une vie pleine de vertu et d'amour pour Dieu et le prochain, avoir regretté ses péchés et fait pénitence... et travaillé beaucoup dans les bonnes œuvres. Et cela, jusqu'à l'âge cinquante ans! Après, à condition d'être très vigilant contre les tentations, on peut, avec la grâce de Dieu et l'exemple du Christ, s'unir intimement à Dieu et en jouir... 

Alors pourquoi l'impression étrange, donnée par ce texte, d'arriver si vite au plus haut sommet de la vie contemplative? Probablement parce que Ruysbrœck voulait dénoncer ainsi une des principales erreurs de la secte visée: l'union à Dieu, ce n'est pas l'oisiveté matérielle à laquelle conduisent ses exercices, mais l'oisiveté "en Dieu" toujours suivie des bonnes œuvres de service et de charité envers le prochain. 

Ruysbrœck insiste beaucoup sur ce thème, car c'est cela qu'il veut prouver face à la secte du Libre esprit: l'oisiveté égoïste ne doit jamais exister  dans la véritable vie spirituelle.

 

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Premières affirmations

 

Ruysbrœck, avant de présenter les grandes tentations, réaffirme l'état d'esprit dans lequel tout homme doit se trouver pour "entendre ce que l'Esprit dit aux Églises, c'est-à-dire à toute la chrétienté".

Comme l'essentiel, le but de notre vie terrestre, est la vie éternelle, Ruysbrœck réaffirme: "celui qui sait vaincre sa propre chair, le monde et l'ennemi, ne sera pas atteint de la mort éternelle."

Mais qui entend les paroles de Dieu? "L'homme qui se tourne plus vers l'intérieur et vers le colloque intime avec Dieu que vers le dehors et vers les paroles humaines..." Cet homme a des  oreilles pour entendre, car il est capable d'entendre toute vérité que Dieu veut lui enseigner. Il remporte la victoire sur tout péché, c'est-à-dire la première mort. "Il ne sera pas non plus atteint des peines éternelles, qui sont la seconde mort, laquelle suit toujours le péché."

Par contre, celui qui se disperse ou qui veut toujours enseigner, se "détourne de la lumière simple de la vérité qui est au-dedans de lui, pour se tourner vers les détails multiples des Écritures... Celui-là ne recevra jamais aucune lumière, car il ne veut écouter ni l’Esprit de Dieu, ni qui que ce soit... Il s'applique à la lettre qu'il ne veut entendre et comprendre que d'après ses propres vues... C'est là la raison pourquoi il est souvent en opposition avec la saine doctrine... De là proviennent beaucoup de luttes et de discordes; et cela cause la division des cœurs et c'est une grande difficulté pour la vraie charité."

D'où une première conclusion: "Nous devons apprendre à nous connaître nous-mêmes et nous observer, nous recueillir simplement en nous-mêmes et demeurer là où Dieu nous parle dans l'intime de l'âme..."

Alors, la Sainte Écriture et les saints nous enseigneront la véritable vie de sainteté et la pure doctrine, choses souvent dures et difficiles à entendre, car elles nous invitent à renoncer à notre volonté propre et à mortifier notre nature charnelle. Il nous faudra aussi affronter les quatre tentations qui règnent dans le monde.

 

2
Les grandes tentations

 

Ruysbrœck nous prévient tout de suite qu'il ne s'adresse pas à ceux qui vivent en état de péché mortel, "mais à tous ceux qui errent en doctrines douteuses et mensongères sous une apparence spirituelle..." Incontestablement Ruysbrœckk pense aux adeptes de la redoutable secte du Libre esprit.

2-1-La première tentation vise surtout ceux qui vivent selon la chair

La source de cette première tentation, est, selon Ruysbrœck, une nature indomptée. On recherche ses aises et des commodités, on désire des compliments, on est généralement vaniteux et gourmand. Ce mal est très commun et il a corrompu même les religieux. En effet, écrit Ruysbrœck, ce mal "règne même dans les cloîtres et les ermitages, dans les ordres et chez les prélats, dans tous les états de la sainte Église, depuis le plus haut jusqu'au moindre. Et c'est pourquoi la vraie connaissance de la vertu s'est beaucoup obscurcie..." Ces gens, continue Ruysbrœck "sont extérieurs et ils vivent selon la chair et non selon l'esprit. Ils sont aveuglés et désobéissants à la vérité et aux touches du Saint-Esprit... Ils détruisent ce que le Christ et les saints ont sanctifié et construit pour la gloire de Dieu par leur sang, leur vie et leur mort."

2-2-L'hypocrisie

La deuxième erreur, contraire à la première,  "naît d'un esprit hypocrite qui fait montre de grande sainteté là où il n'y en a pas." Si quelqu'un manifeste une vie apparemment sainte, mais "s'il s'aime et se poursuit plutôt soi-même et son propre profit que la gloire de Dieu, alors il est inconstant et enclin aux mauvaises pensées, aux imaginations et à toutes les tentations et erreurs spirituelles... Même s'il sert Dieu, c'est entièrement pour sa propre utilité... Son amour est de nature et non pas de grâce...

Il ne veut pas se soumettre à la libre volonté de Dieu, mais il désire que Dieu s'adapte à sa volonté et à son plaisir... qu'il lui envoie un ange ou un saint qui lui dise et apprenne comment il doit vivre et si sa vie plaît à Dieu. Et tel autre désire que Dieu lui envoie un message particulier écrit avec des lettres d'or... Cela vient souvent de l'orgueil spirituel, qui lui fait croire qu'il est digne de telles particularités... Et c'est pourquoi ils sont souvent dans l’erreur. Ce que les saints enseignaient et pratiquaient, ils l'estiment peu. Mais volontiers ils suivraient une voie particulière telle qu'on n'en avait jamais vu ni entendu parler.

Si quelqu'un se cherche plutôt soi-même et sa propre gloire que la gloire de Dieu, il tombe dans l'hypocrisie, c'est-à-dire dans une vie feinte et orgueilleuse. C'est ainsi que ces gens adoptent extérieurement des manières singulières pour se faire remarquer, afin qu'on les appelle saints... De là vient que ces gens ne peuvent souffrir que quelqu'un soit appelé saint auprès d'eux ou que l'on en aime un autre plus qu'eux-mêmes... Car ils sont orgueilleux d'esprit comme l'étaient les pharisiens... Ces hommes égoïstes gardent leur volonté et la possession d'eux-mêmes par l'amour désordonné dont ils s'aiment..."

2-3-L'orgueil spirituel

"La troisième tentation qui vient ensuite, est encore plus subtile à comprendre. Ces gens, errant sous les ruses de l'ennemi, veulent mener une conduite spirituelle... en leur entendement naturel, voulant agir naturellement sans la charité et sans l'humilité de esprit, selon qu'il plaît à la nature... Ils mettent leur gloire dans la lumière naturelle. Et ils possèdent cette lumière naturelle avec tant de plaisir et d'esprit propre, qu'ils croient pouvoir comprendre et entendre toute vérité et toute possibilité de vie, et cela sans le secours surnaturel de Dieu... Ils tombent dans les ruses de l'ennemi et dans un orgueil spirituel si enflé, que rarement ils peuvent être convertis...

Ils veulent par leur propre talent creuser et approfondir les mystères cachés des Écritures... ils croient être les plus sages du monde, et tous leurs exercices consistent à imaginer intérieurement, à étudier et argumenter sur les Écritures pour autant qu'ils osent le faire... Ils estiment les autres, ânes, stupides bêtes, car ils se complaisent en eux-mêmes au-dessus des autres hommes..."

2-4-L'oisiveté

Ruysbrœck pense à certaines personnes dont la méthode, notamment celle du Libre esprit, "consiste en un repos silencieux du corps, sans travail, en un sentiment oisif et dépourvu d'images, tandis qu'ils sont tournés entièrement vers eux-mêmes... Ils se reposent en leur propre être qui devient leur idole, et il leur semble qu'ils possèdent et qu'ils sont un même être avec Dieu, et cela est impossible... Ces hommes misérables s'endorment et s'enfoncent eux-mêmes dans un repos tout naturel de leur être," sans amour et sans exercice de vertus. Ruysbrœck affirme: "Ceci provient d'une grande infidélité, perverse et d'une fausse liberté d'esprit... Ceux qui tombent dans cette erreur, s'égarent si loin de Dieu et de toutes les vertus, qu'à peine peuvent-ils jamais revenir en arrière..."

 

3
Comment résister à ces tentations

 

Pour résister à ces quatre tentations, vivre honnêtement pour Dieu et aller vers le Royaume de Dieu, il faut quitter les voies ordinaires, souvent mondaines, et "se mettre dans l'état le plus humble au-dessous de tous les hommes, comme un pauvre pécheur, qui de lui-même ne possède rien, ne peut ni ne veut rien sans l'aide et la grâce de Dieu..." Grâce à cette humilité, avec confiance il pourra demander à Dieu sa pitié, embrasser les préceptes de Dieu et de la sainte Église, et s'efforcer de les maintenir et d'y persévérer aussi longtemps qu'il vit. Il suivra sa droite raison, maîtrisera sa nature et ses sens, et résistera à tout plaisir désordonné. Il portera sa croix discrètement, pratiquera bonté et fidélité, envers tous les hommes.

Ruysbrœck insiste fortement: celui qui veut résister aux quatre tentations "doit être obéissant envers Dieu et n'avoir avec lui qu'une volonté en toutes choses. Et il doit être joyeux et patient en toutes les souffrances, doux et clément envers tous les hommes... Quant aux œuvres de charité et de miséricorde, il les exercera en tout besoin, par des bienfaits, des paroles et des œuvres, et par tout ce qui est en son pouvoir selon la discrétion..."

On remarquera que Ruysbrœck demande souvent que l'on agisse avec discrétion, et que l'on soit toujours très ferme pour tout ce qui concerne la morale et les bonnes mœurs. Tout ce qui précède est le fondement sur lequel la vie vertueuse pourra être bâtie.

3-1-Chercher la vérité

Après avoir rapidement traité de la manière d'arriver à la vie vertueuse, Ruysbrœck veut considérer notre intérieur, "afin d'éprouver plus clairement et d'une façon plus intime la richesse du Dieu vivant en notre esprit." Il aborde là des notions difficiles, et il invite ceux qui désirent s'unir intiment à Dieu à "se recueillir et à garder leur intelligence nue et dépourvue d'images pour la vérité incompréhensible de Dieu..." Alors, dit Ruysbrœck, nous trouvons cette vérité en nous et "nous devenons un avec elle."

Devant la toute puissance de Dieu nous nous inclinons "dans un anéantissement de nous-mêmes, pour souffrir en patience tout ce que Dieu permet pour nous dans le temps et dans l'éternité... C'est ainsi que le Christ descendit vers l'humanité et nous mérita la vie éternelle. Et par là... nous descendons avec le Christ dans la profondeur sans fond, qui jamais encore ne fut remplie.

3-2-Remercier Dieu

"De cette profonde bassesse nous devons nous élever avec un vrai courage, jusqu'à la hauteur supérieure. Et avec tous les anges et tous les saints, dans le Christ Jésus, nous devons aimer, remercier et louer Dieu, maintenant et dans l'éternité... Nous invoquons la sainte Trinité, habitant en nous avec la plénitude de ses dons...  tandis nous sommes réfléchis dans l'unité divine... d'où nous nous écoulerons librement en la bonté libérale de Dieu...

Telle est la voix la plus douce avec laquelle nous invoquons le Saint-Esprit et possédons la sagesse de l'amour..."

3-3-Vivre dans l'union à Dieu

Ruysbrœck aborde maintenant des domaines si complexes que nous ne pouvons les comprendre que si notre esprit devient très attentif. Ruysbrœck écrit: "Lorsqu'ainsi l'amour envahit l'esprit[1] en unité, il touche la vie même de l'esprit et lui fait goûter son insondable richesse. Et alors l'intérieur tout entier de l'homme est ému de jouissance... aspire à l'infinité de l'amour.."

Ceci est une voix cachée; nous invoquons l'amour, et, dans sa profondeur l'amour nous consume et nous fait défaillir. "Là se révèle à l'amour le silence obscur qui demeure inactif au-dessus de tous les modes. Là nous sommes trépassés et nous vivons au-dessus de nous-mêmes. Car là se trouvent notre jouissance et notre béatitude la plus haute. Là est un silence éternel en notre superessence. Là nulle parole ne fut jamais prononcée dans l'unité des personnes.

Là aussi nul ne peut parvenir sans amour et exercice de vertus en justice. Et c'est pourquoi ils se sont trompés, ceux qui ont pratiqué une fausse oisiveté."

Ruysbrœck peut conclure sa pensée: "Et ainsi pourrions-nous vaincre toutes les tentations et toute ruse de l'ennemi."

 

4
Qui peut vivre à cette hauteur?

 

4-1-Avant quarante ans

Ruysbrœck n'hésite pas à affirmer que beaucoup d'hommes pourraient parvenir en peu de temps, à la hauteur ci-dessus décrite. Pourtant il ajoute: "Mais mourir à la chair et au sang, ainsi qu'à la volonté propre, c'est chose très difficile... Et c'est pourquoi personne ne doit vite croire ni supposer en lui-même qu'il possède grande sainteté..." Ruysbrœck est même sans aucune illusion: "Car aussi longtemps que l'homme est au-dessous de ses quarante ans, il est très incliné aux plaisirs des sens et inconstant dans la nature; il cherche souvent commodité, goût et délices. Là où il croit entretenir l'esprit et la sainteté de vie, il fait croître un égoïsme encore vivant de soi-même et la seule nature..."

Mais après quarante ans, selon Ruysbrœck, la nature se refroidit et les hommes s'apaisent en eux-mêmes et deviennent plus constants dans leurs bonnes œuvres.

4-2-La cinquantième année

La loi juive imposait de laisser reposer la terre pendant une année, tous les cinquante ans. Puis, chacun pouvait retourner à ses occupations champêtres qui étaient aussi celles de ses pères.

Et maintenant? Voici ce que nous enseigne Ruysbrœck: "Dès que nous avons reçu en nous la naissance de Notre-Seigneur Jésus-Christ, nous commençons à vivre; et alors nous devons servir, travailler et nous empresser dans le temple de Dieu, c'est-à-dire en nous-mêmes, avec pénitences et saints exercices, et cela aussi longtemps qu'avec le secours de Dieu, nous vaincrons notre vie pécheresse et terrestre, et tout ce qui est contraire à Dieu et à la vertu... de sorte que l'amour devienne si puissant en nous, qu'il nous puisse élever à la suprême hauteur qu'il est lui-même.  Alors sa bonté se répandra dans toute notre vie intime et la remplira de jouissance... Notre terre inculte se reposera... "

C'est cela la cinquantième année que les juifs appelaient jubilé.

Comptons cinquante années à partir de notre baptême, quand le Christ, Fils de Dieu, naît en nous... Nos péchés sont pardonnés, "et les liens d'amour désordonné de quelque créature que ce soit se déchirent et disparaissent totalement... Les puissances supérieures de l'âme sont affranchies, et leur liberté est telle qu'elles peuvent aimer, remercier, louer et servir Dieu en toute manière, sans aucun empêchement de l'ennemi, du monde et de la chair."

Mais, attention! Les sens et les puissances animales doivent demeurer toujours esclaves... car elles sont chair et nées de la chair. Et c'est pourquoi elle doivent toujours être surveillées, sinon nos actions seraient défectueuses. 

"La cinquantième année nous rentrons en possession de notre champ, que nous avions vendu et abandonné par nos péchés. Et nous devenons de véritables gardiens du tabernacle de Dieu, que nous avons en nous-mêmes...  Nous pouvons posséder notre corps en sainteté et en honneur, et vaincre, avec la puissance de notre Dieu, toutes les tentations, et nous élever au-dessus de toute chose vers ce bien éternel qui est notre héritage et notre béatitude."

D'où la prière de Ruysbrœck qui conclura notre exposé:

"Pour qu'à nous tous cela arrive, que Jésus-Christ nous aide, lui qui à cause de nous fut tenté par l'ennemi... et qui nous a acheté l'héritage de son Père avec son sang précieux! Amen."


[1] L'esprit de l'homme

VOIR : C - Le Livre de la plus haute Vérité

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