Une des grandes préoccupations de Ruysbrœck fut la lutte contre les hérésies qui se multipliaient à
son époque, et spécialement contre la secte des "Frères et des Sœurs
du Libre esprit". Un de ses derniers ouvrages, "Les quatre
Tentations", est dirigé surtout contre la fausse liberté,
tentation la plus subtile qui inspirait cette secte. Nous le plaçons
immédiatement après le livre sur "La Foi Chrétienne", afin de
mettre le croyant en mesure de résister aux grandes tentations qui,
tant à l'époque de Ruysbrœck qu'à la nôtre, risquent de mettre notre
foi en péril.
Dans ce livre, Ruysbrœck dénonce
également les faux mystiques dont il qualifie la soi-disant
contemplation de "rêverie panthéistique", et il réaffirme une
de ses vérités familières: Dieu dans l'unité de sa nature est
toujours en repos, et dans la Trinité des personnes toujours en
action. Pour lui, Dieu est le modèle souverain de la vie
contemplative et de la vie active. Les exemples que Ruysbrœck tire
de la nature créée, du ciel empyrée et du firmament vont dans ce
sens.
Ce livre est très court. Toutefois
Ruysbrœck semble vouloir nous faire atteindre les sommets de la vie
spirituelle très rapidement. Or il n'en est rien; en effet, d'une
manière générale, les hommes ne peuvent atteindre l'union parfaite
et intime avec Dieu qu'après avoir vécu une vie pleine de vertu et
d'amour pour Dieu et le prochain, avoir regretté ses péchés et fait
pénitence... et travaillé beaucoup dans les bonnes œuvres. Et cela,
jusqu'à l'âge cinquante ans! Après, à condition d'être très vigilant
contre les tentations, on peut, avec la grâce de Dieu et l'exemple
du Christ, s'unir intimement à Dieu et en jouir...
Alors pourquoi l'impression étrange,
donnée par ce texte, d'arriver si vite au plus haut sommet de la vie
contemplative? Probablement parce que Ruysbrœck voulait dénoncer
ainsi une des principales erreurs de la secte visée: l'union à Dieu,
ce n'est pas l'oisiveté matérielle à laquelle conduisent ses
exercices, mais l'oisiveté "en Dieu" toujours suivie des bonnes
œuvres de service et de charité envers le prochain.
Ruysbrœck insiste beaucoup sur ce thème,
car c'est cela qu'il veut prouver face à la secte du Libre esprit:
l'oisiveté égoïste ne doit jamais exister dans la véritable vie
spirituelle.
1
Premières affirmations
Ruysbrœck, avant de présenter les grandes
tentations, réaffirme l'état d'esprit dans lequel tout homme doit se
trouver pour "entendre ce que l'Esprit dit aux Églises,
c'est-à-dire à toute la chrétienté".
Comme l'essentiel, le but de notre vie
terrestre, est la vie éternelle, Ruysbrœck réaffirme: "celui qui
sait vaincre sa propre chair, le monde et l'ennemi, ne sera pas
atteint de la mort éternelle."
Mais qui entend les paroles de Dieu? "L'homme
qui se tourne plus vers l'intérieur et vers le colloque intime avec
Dieu que vers le dehors et vers les paroles humaines..."
Cet homme a des oreilles pour entendre,
car il est capable d'entendre toute vérité que Dieu veut lui
enseigner. Il remporte la victoire sur tout péché, c'est-à-dire la
première mort. "Il ne sera pas non plus atteint des peines
éternelles, qui sont la seconde mort, laquelle suit toujours le
péché."
Par contre, celui qui se disperse ou qui
veut toujours enseigner, se "détourne de la lumière simple de la
vérité qui est au-dedans de lui, pour se tourner vers les détails
multiples des Écritures... Celui-là ne recevra jamais aucune
lumière, car il ne veut écouter ni l’Esprit de Dieu, ni qui que ce
soit... Il s'applique à la lettre qu'il ne veut entendre et
comprendre que d'après ses propres vues... C'est là la raison
pourquoi il est souvent en opposition avec la saine doctrine...
De là proviennent beaucoup de luttes et de discordes; et cela
cause la division des cœurs et c'est une grande difficulté pour la
vraie charité."
D'où une première conclusion: "Nous
devons apprendre à nous connaître nous-mêmes et nous observer, nous
recueillir simplement en nous-mêmes et demeurer là où Dieu nous
parle dans l'intime de l'âme..."
Alors, la Sainte Écriture et les saints
nous enseigneront la véritable vie de sainteté et la pure doctrine,
choses souvent dures et difficiles à entendre, car elles nous
invitent à renoncer à notre volonté propre et à mortifier notre
nature charnelle. Il nous faudra aussi affronter les quatre
tentations qui règnent dans le monde.
2
Les grandes tentations
Ruysbrœck nous prévient tout de suite
qu'il ne s'adresse pas à ceux qui vivent en état de péché mortel,
"mais à tous ceux qui
errent en doctrines douteuses et mensongères sous une apparence
spirituelle..." Incontestablement
Ruysbrœckk pense aux adeptes de la redoutable secte du Libre esprit.
2-1-La première tentation vise surtout ceux qui vivent selon la
chair
La source de cette première tentation,
est, selon Ruysbrœck, une nature indomptée. On recherche ses aises
et des commodités, on désire des compliments, on est généralement
vaniteux et gourmand. Ce mal est très commun et il a corrompu même
les religieux. En effet, écrit Ruysbrœck, ce mal "règne
même dans les cloîtres et les ermitages, dans les ordres et chez les
prélats, dans tous les états de la sainte Église, depuis le plus
haut jusqu'au moindre. Et c'est pourquoi la vraie connaissance de la
vertu s'est beaucoup obscurcie..."
Ces gens, continue Ruysbrœck "sont
extérieurs et ils vivent selon la chair et non selon l'esprit. Ils
sont aveuglés et désobéissants à la vérité et aux touches du
Saint-Esprit... Ils détruisent ce que le Christ et les saints ont
sanctifié et construit pour la gloire de Dieu par leur sang, leur
vie et leur mort."
2-2-L'hypocrisie
La deuxième erreur, contraire à la
première, "naît d'un esprit hypocrite qui fait montre de grande
sainteté là où il n'y en a pas." Si quelqu'un manifeste une vie
apparemment sainte, mais "s'il s'aime et se poursuit plutôt
soi-même et son propre profit que la gloire de Dieu, alors il est
inconstant et enclin aux mauvaises pensées, aux imaginations et à
toutes les tentations et erreurs spirituelles... Même s'il sert
Dieu, c'est entièrement pour sa propre utilité... Son amour est de
nature et non pas de grâce...
Il ne veut pas se soumettre à la libre
volonté de Dieu, mais il désire que Dieu s'adapte à sa volonté et à
son plaisir... qu'il lui envoie un ange ou un saint qui lui dise et
apprenne comment il doit vivre et si sa vie plaît à Dieu. Et tel
autre désire que Dieu lui envoie un message particulier écrit avec
des lettres d'or... Cela vient souvent de l'orgueil spirituel, qui
lui fait croire qu'il est digne de telles particularités... Et c'est
pourquoi ils sont souvent dans l’erreur. Ce que les saints
enseignaient et pratiquaient, ils l'estiment peu. Mais volontiers
ils suivraient une voie particulière telle qu'on n'en avait jamais
vu ni entendu parler.
Si quelqu'un se cherche plutôt soi-même
et sa propre gloire que la gloire de Dieu, il tombe dans
l'hypocrisie, c'est-à-dire dans une vie feinte et orgueilleuse.
C'est ainsi que ces gens adoptent extérieurement des manières
singulières pour se faire remarquer, afin qu'on les appelle
saints... De là vient que ces gens ne peuvent souffrir que quelqu'un
soit appelé saint auprès d'eux ou que l'on en aime un autre plus
qu'eux-mêmes... Car ils sont orgueilleux d'esprit comme l'étaient
les pharisiens... Ces hommes égoïstes gardent leur volonté et la
possession d'eux-mêmes par l'amour désordonné dont ils s'aiment..."
2-3-L'orgueil spirituel
"La troisième tentation qui vient
ensuite, est encore plus subtile à comprendre. Ces gens, errant sous
les ruses de l'ennemi, veulent mener une conduite spirituelle... en
leur entendement naturel, voulant agir naturellement sans la charité
et sans l'humilité de esprit, selon qu'il plaît à la nature... Ils
mettent leur gloire dans la lumière naturelle. Et ils possèdent
cette lumière naturelle avec tant de plaisir et d'esprit propre,
qu'ils croient pouvoir comprendre et entendre toute vérité et toute
possibilité de vie, et cela sans le secours surnaturel de Dieu...
Ils tombent dans les ruses de l'ennemi et dans un orgueil spirituel
si enflé, que rarement ils peuvent être convertis...
Ils veulent par leur propre talent
creuser et approfondir les mystères cachés des Écritures... ils
croient être les plus sages du monde, et tous leurs exercices
consistent à imaginer intérieurement, à étudier et argumenter sur
les Écritures pour autant qu'ils osent le faire... Ils estiment les
autres, ânes, stupides bêtes, car ils se complaisent en eux-mêmes
au-dessus des autres hommes..."
2-4-L'oisiveté
Ruysbrœck pense à certaines personnes
dont la méthode, notamment celle du Libre esprit, "consiste en un
repos silencieux du corps, sans travail, en un sentiment oisif et
dépourvu d'images, tandis qu'ils sont tournés entièrement vers
eux-mêmes... Ils se reposent en leur propre être qui devient leur
idole, et il leur semble qu'ils possèdent et qu'ils sont un même
être avec Dieu, et cela est impossible... Ces hommes misérables
s'endorment et s'enfoncent eux-mêmes dans un repos tout naturel de
leur être," sans amour et sans exercice de vertus. Ruysbrœck
affirme: "Ceci provient d'une grande infidélité, perverse et
d'une fausse liberté d'esprit... Ceux qui tombent dans cette erreur,
s'égarent si loin de Dieu et de toutes les vertus, qu'à peine
peuvent-ils jamais revenir en arrière..."
3
Comment résister à ces tentations
Pour résister à ces quatre tentations,
vivre honnêtement pour Dieu et aller vers le Royaume de Dieu, il
faut quitter les voies ordinaires, souvent mondaines, et "se
mettre dans l'état le plus humble au-dessous de tous les hommes,
comme un pauvre pécheur, qui de lui-même ne possède rien, ne peut ni
ne veut rien sans l'aide et la grâce de Dieu..." Grâce à cette
humilité, avec confiance il pourra demander à Dieu sa pitié,
embrasser les préceptes de Dieu et de la sainte Église, et
s'efforcer de les maintenir et d'y persévérer aussi longtemps qu'il
vit. Il suivra sa droite raison, maîtrisera sa nature et ses sens,
et résistera à tout plaisir désordonné. Il portera sa croix
discrètement, pratiquera bonté et fidélité, envers tous les hommes.
Ruysbrœck insiste fortement: celui qui
veut résister aux quatre tentations "doit être obéissant envers
Dieu et n'avoir avec lui qu'une volonté en toutes choses. Et il doit
être joyeux et patient en toutes les souffrances, doux et clément
envers tous les hommes... Quant aux œuvres de charité et de
miséricorde, il les exercera en tout besoin, par des bienfaits, des
paroles et des œuvres, et par tout ce qui est en son pouvoir selon
la discrétion..."
On remarquera que Ruysbrœck demande
souvent que l'on agisse avec discrétion, et que l'on soit toujours
très ferme pour tout ce qui concerne la morale et les bonnes mœurs.
Tout ce qui précède est le fondement sur lequel la vie vertueuse
pourra être bâtie.
3-1-Chercher la vérité
Après avoir rapidement traité de la
manière d'arriver à la vie vertueuse, Ruysbrœck veut considérer notre intérieur, "afin
d'éprouver plus clairement et d'une façon plus intime la richesse du
Dieu vivant en notre esprit." Il aborde là des notions
difficiles, et il invite ceux qui désirent s'unir intiment à Dieu à
"se recueillir et à garder leur intelligence nue et dépourvue
d'images pour la vérité incompréhensible de Dieu..." Alors, dit
Ruysbrœck, nous trouvons cette vérité en nous et "nous devenons
un avec elle."
Devant la toute puissance de Dieu nous
nous inclinons "dans un anéantissement de nous-mêmes, pour
souffrir en patience tout ce que Dieu permet pour nous dans le temps
et dans l'éternité... C'est ainsi que le Christ descendit vers
l'humanité et nous mérita la vie éternelle. Et par là... nous
descendons avec le Christ dans la profondeur sans fond, qui jamais
encore ne fut remplie.
3-2-Remercier Dieu
"De cette profonde bassesse nous devons
nous élever avec un vrai courage, jusqu'à la hauteur supérieure. Et
avec tous les anges et tous les saints, dans le Christ Jésus, nous
devons aimer, remercier et louer Dieu, maintenant et dans
l'éternité... Nous invoquons la sainte Trinité, habitant en nous
avec la plénitude de ses dons... tandis nous sommes réfléchis dans
l'unité divine... d'où nous nous écoulerons librement en la bonté
libérale de Dieu...
Telle est la voix la plus douce avec
laquelle nous invoquons le Saint-Esprit et possédons la sagesse de
l'amour..."
3-3-Vivre dans l'union à Dieu
Ruysbrœck aborde maintenant des
domaines si complexes que nous ne pouvons les comprendre que si
notre esprit devient très attentif. Ruysbrœck écrit:
"Lorsqu'ainsi
l'amour envahit l'esprit
en unité, il touche la vie même de l'esprit et lui fait goûter son
insondable richesse. Et alors l'intérieur tout entier de l'homme est
ému de jouissance... aspire à l'infinité de l'amour.."
Ceci est une voix cachée; nous invoquons
l'amour, et, dans sa profondeur l'amour nous consume et nous fait
défaillir. "Là se révèle à l'amour le silence obscur qui demeure
inactif au-dessus de tous les modes. Là nous sommes trépassés et
nous vivons au-dessus de nous-mêmes. Car là se trouvent notre
jouissance et notre béatitude la plus haute. Là est un silence
éternel en notre superessence. Là nulle parole ne fut jamais
prononcée dans l'unité des personnes.
Là aussi nul ne peut parvenir sans amour
et exercice de vertus en justice. Et c'est pourquoi ils se sont
trompés, ceux qui ont pratiqué une fausse oisiveté."
Ruysbrœck peut conclure sa pensée: "Et
ainsi pourrions-nous vaincre toutes les tentations et toute ruse de
l'ennemi."
4
Qui peut vivre à cette hauteur?
4-1-Avant quarante ans
Ruysbrœck n'hésite pas à affirmer que
beaucoup d'hommes pourraient parvenir en peu de temps, à la hauteur
ci-dessus décrite. Pourtant il ajoute: "Mais mourir à la chair et
au sang, ainsi qu'à la volonté propre, c'est chose très difficile...
Et c'est pourquoi personne ne doit vite croire ni supposer en
lui-même qu'il possède grande sainteté..." Ruysbrœck est même
sans aucune illusion: "Car aussi longtemps que l'homme est
au-dessous de ses quarante ans, il est très incliné aux plaisirs des
sens et inconstant dans la nature; il cherche souvent commodité,
goût et délices. Là où il croit entretenir l'esprit et la sainteté
de vie, il fait croître un égoïsme encore vivant de soi-même et la
seule nature..."
Mais après quarante ans, selon Ruysbrœck,
la nature se refroidit et les hommes s'apaisent en eux-mêmes et
deviennent plus constants dans leurs bonnes œuvres.
4-2-La cinquantième année
La loi juive imposait de laisser reposer
la terre pendant une année, tous les cinquante ans. Puis, chacun
pouvait retourner à ses occupations champêtres qui étaient aussi
celles de ses pères.
Et maintenant? Voici ce que nous enseigne
Ruysbrœck: "Dès que nous avons reçu en nous la naissance de
Notre-Seigneur Jésus-Christ, nous commençons à vivre; et alors nous
devons servir, travailler et nous empresser dans le temple de Dieu,
c'est-à-dire en nous-mêmes, avec pénitences et saints exercices, et
cela aussi longtemps qu'avec le secours de Dieu, nous vaincrons
notre vie pécheresse et terrestre, et tout ce qui est contraire à
Dieu et à la vertu... de sorte que l'amour devienne si puissant en
nous, qu'il nous puisse élever à la suprême hauteur qu'il est
lui-même. Alors sa bonté se répandra dans toute notre vie intime et
la remplira de jouissance... Notre terre inculte se reposera... "
C'est cela la cinquantième année que les
juifs appelaient jubilé.
Comptons cinquante années à partir de
notre baptême, quand le Christ, Fils de Dieu, naît en nous... Nos
péchés sont pardonnés, "et les liens d'amour désordonné de
quelque créature que ce soit se déchirent et disparaissent
totalement... Les puissances supérieures de l'âme sont affranchies,
et leur liberté est telle qu'elles peuvent aimer, remercier, louer
et servir Dieu en toute manière, sans aucun empêchement de l'ennemi,
du monde et de la chair."
Mais, attention! Les sens et les
puissances animales doivent demeurer toujours esclaves... car elles
sont chair et nées de la chair. Et c'est pourquoi elle doivent
toujours être surveillées, sinon nos actions seraient défectueuses.
"La cinquantième année nous rentrons en
possession de notre champ, que nous avions vendu et abandonné par
nos péchés. Et nous devenons de véritables gardiens du tabernacle de
Dieu, que nous avons en nous-mêmes... Nous pouvons posséder notre
corps en sainteté et en honneur, et vaincre, avec la puissance de
notre Dieu, toutes les tentations, et nous élever au-dessus de toute
chose vers ce bien éternel qui est notre héritage et notre
béatitude."
D'où la prière de Ruysbrœck qui conclura
notre exposé:
"Pour qu'à nous tous cela arrive, que
Jésus-Christ nous aide, lui qui à cause de nous fut tenté par
l'ennemi... et qui nous a acheté l'héritage de son Père avec son
sang précieux! Amen."
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