Introduction
Comme la
plupart des personnes qui veulent lire ou étudier les œuvres et la
spiritualité de Ruysbrœck, nous avons d'abord cherché à suivre
l'ordre chronologique de leur parution probable:
Le Royaume des amants de Dieu,
qui fut probablement le premier essai de Ruysbroeck (publié vers
l'an 1330), Les Noces spirituelles (publié vers 1336), La
Pierre brillante (1336), et encore Les sept degrés de
l'Échelle d'Amour Spirituel ou Le miroir du Salut éternel.
Mais bientôt nous nous sommes aperçu que ces ouvrages que nous
avions cru relativement simples, quoique orientés vers une très
haute spiritualité, nous conduisaient comme à une impasse: la pensée
de Ruysbrœck est trop élevées pour nous. De plus certaines de ses
considérations sur la Sainte Trinité et l'essence de Dieu nous
posent plus de questions qu'elles n'en résolvent. Alors, que faire?
Devons-nous poursuivre?
Mais voici que,
bientôt, nous nous apercevons que cette réaction ne devait pas être
réservée aux personnes vivant au XXIème siècle très matérialiste et
peu orienté vers la spiritualité. Déjà, du vivant de Ruysbrœck, des
théologiens de très grande valeur et d'une notoriété universellement
reconnue, furent eux aussi tellement troublés, que certains se
demandèrent si les écrits de celui que l'on appelait pourtant "Le
Vénérable", tant sa sainteté était grande, ne frisaient pas
l'hérésie. Certains
lui demandèrent de venir les trouver pour discuter avec eux.
Après la mort de
Ruysbrœck, Jean Gerson, Chancelier de l'université de Paris, après
une première lecture rapide, alla même jusqu'à condamner une partie
de ses textes. Plus tard, cependant, il se rétracta, reconnaissant
s'être trompé et avoir lu trop vite les œuvres de Ruysbrock... C'est
dire qu'il est difficile de parfaitement comprendre la pensée de
Ruysbrœck. Ruysbrœck avait eu conscience de ces difficultés; aussi
se résolut-il à consacrer un ouvrage entier à l'explication de
certaines des expressions qu'il utilisait et qui posaient problème.
Ainsi naquit
Le Livre de la plus haute Vérité.
Ruysbrœck explique les mots et les expressions qu'il avait utilisés,
en insistant sur son intention profonde de rester soumis en tout à
l'Église et à ses docteurs. Par ailleurs, il fit plusieurs fois
allusion à la secte hérétique du Libre esprit, et à une femme
redoutable: Bloemardinne, hérésiarque de très grande réputation. Un
des buts de Ruysbrœck était, notamment, de réfuter cette hérésie
cachée, d'où, pour lui, la nécessité de décrire certains états
aberrants de la soit-disant spiritualité de la secte et de la
doctrine de Bloemardinne. La tâche était ardue, car cette femme
était très estimée auprès d'un grand nombre de personnes qui
allaient jusqu'à croire,
"que lorsqu'elle s'avançait pour recevoir l'adorable Sacrement du
corps du Seigneur, elle marchait entre deux Séraphins..."
Un des premiers
hagiographes
de Ruysbrœck nous informe
"qu'elle écrivait beaucoup de choses sur l'esprit de liberté et
l'exécrable amour vénérien, et comme elle était remplie de l'esprit
impur et satanique, elle n'avait rien de commun avec les Séraphins:
malgré cela, les sectateurs de son opinion la recherchaient
beaucoup, parce qu'elle avait inventé une nouvelle doctrine. L'homme
de Dieu, ayant pitié de son erreur, s'opposa aussitôt à ce dogme
néfaste; et, bien qu'il eût à soutenir un grand nombre
d'adversaires, cependant il put démontrer pleinement la fausseté des
écrits de cette femme perverse... Cette erreur qui pouvait à peine
être remarquée par les plus doctes, fut, non seulement reprise, mais
encore réfutée par lui, nullement effrayé des embûches de la partie
adverse, ni abattu par la fausseté et le déguisement de ce dogme.
Et cependant, il
y en eut qui prétendirent que cet homme très saint était tombé dans
cette erreur; mais ses écrits témoignent abondamment combien il
était pleinement éloigné de cette opinion."
Ruysbrœck sentit la nécessité de s'expliquer et il le dit lui-même.
Après avoir rappelé les pleurs de Samuel sur Saül et celles de la
cananéenne, il écrivit: "À
mon tour, je puis bien dire que nous devons pleurer sur tant
d'hommes qui se trompent en pensant être rois en Israel, qui se
croient élevés au-dessus de tous, même des bons, dans une haute vie
contemplative; ce ne sont cependant que des orgueilleux. Ils
désobéissent volontairement et sciemment à Dieu, à la loi, à la
sainte Église et renient toutes les vertus... et s'efforcent de
déchirer l'unité de la foi chrétienne..."
On
sent très bien ici que Ruysbrœck vise d'abord la secte des Libres
Esprits. Mais il ajoute: "Quelques-uns de mes amis m'ont prié de
leur expliquer de mon mieux, de la façon la plus précise et la plus
claire, telle que je la comprends, la vérité au sujet de la très
haute doctrine que j'ai exposée. Il faut, en effet, que personne ne
soit scandalisé par mes écrits... Je le ferai donc volontiers...
avec l'aide de Dieu, pour éclairer les humbles qui aiment la vertu
et la vérité... et pour confondre les faux superbes et accroître
leurs ténèbres..." (Chapitre 1)
Le Livre de la plus haute Vérité

1
Questions de vocabulaire
1-1-L'auteur
résume sa doctrine
Ruysbrœck rappelle que "l'amant de
Dieu contemplatif lui est uni par intermédiaire, sans intermédiaire
et enfin sans différence ou distinction."
On trouve ceci "dans
la nature, dans la grâce et dans la gloire..."
Par ailleurs Ruysbrœck insistera souvent sur le fait que nulle
créature ne peut devenir Dieu,
si sainte soit-elle.
"Et
ceci est vrai même de l'âme de Notre Seigneur Jésus-Christ qui
restera éternellement créature et distincte de Dieu.
Cependant tous, nous devons être élevés en Dieu, au-dessus de
nous-mêmes..."
Ruysbrœck précise qu'en ceci réside notre béatitude éternelle,
"qu'il s'agit du mode de notre béatitude et de notre marche vers
elle." (Chapitre 2)
1-2-L'union par
intermédiaire
1-2-1-Ce
qu'elle est
"Cet
intermédiaire c'est la grâce de Dieu, avec les sacrements de la
sainte Église, les vertus théologales de foi, d'espérance et de
charité, et la vie vertueuse selon les commandements de Dieu. Pour
cela il faut mourir au péché, au monde et à tout appétit désordonné
de la nature."
Ainsi nous sommes en communion avec l'Église et, obéissant à Dieu,
"nous sommes une même volonté avec lui, ainsi qu'une bonne
communauté unie à son Prélat." Nous imitons le Christ qui a prié
son Père: "Père, je veux que, là où je suis, là aussi soit mon
serviteur, afin qu'il puisse voir la clarté que vous m'avez
donnée... Ainsi tous les saints seront éternellement avec le Christ,
chacun à son rang et au degré de gloire qu'il aura mérité par ses
œuvres, avec le secours de Dieu." C'est ainsi "que nous
sommes unis à Dieu par intermédiaire, ici-bas dans la grâce."
Mais "unis à Dieu par
intermédiaire, ici-bas dans la grâce, nous ne sommes ni le Christ,
ni Dieu, comme le font certains hommes hérétiques et pervers
qui disent n'avoir pas de Dieu, mais être tellement morts à
eux-mêmes et unis à Dieu, qu'ils sont devenus Dieu."
(Chapitre 3)
1-2-2-Rappels
de Ruysbrœck sur la secte du Libre-Esprit
(Chapitre 4)
Le
sujet paraît tellement important à Ruysbrœck qu'il croit devoir
insister longuement: ces hommes croient "que la vie éternelle
n'est autre chose qu'une seule essence bienheureuse, sans
distinction de rang, de sainteté ou de récompense. Bien plus, il
s'en trouve d'assez insensés pour dire... qu'il ne restera plus
éternellement que la substance essentielle de la divinité..." De
Dieu et des esprits bienheureux, "il ne subsistera plus rien en
dehors, ni vouloir, ni agir, ni connaissance distincte d'aucune
créature."
Ces
hommes égarés dans le vide de leur propre essence veulent
n'être bienheureux que dans les limites
de leur pure nature.
"La simplicité
absolue qu'ils croient posséder, ils la regardent comme étant Dieu
même, parce qu'ils y trouvent un repos naturel. C'est pourquoi ils
pensent être Dieu, dans le fond de leur propre simplicité... et
prétendent être dispensés de toute vertu... Ils demeurent oisifs et
sans nul souci des œuvres de Dieu et de toutes les Écritures... Ils
ont perdu Dieu... Volontiers aussi ils empruntent à l'Écriture des
passages peu connus, qu'ils pourront interpréter à faux et d'après
leur sens, afin de plaire aux hommes simples et de les attirer ainsi
dans leur trompeuse oisiveté... Ils veulent enseigner et n'être
instruits par personne, critiquer et ne recevoir aucun blâme,
commander et n'avoir point à obéir... Ils veulent garder leur
volonté propre et n'être soumis à personne. Voilà ce qu'ils
appellent la liberté spirituelle..."
1-2-3-Un
sévère mise en garde contre le Libre Esprit
La doctrine du Libre Esprit que
Ruysbrœck vient de rappeler est tellement nocive qu'il veut mettre
en garde contre elle, tous ses lecteurs; et d'abord il leur dit:
"Ils se croient-ils
supérieurs à la loi, aux commandements de Dieu et de la sainte
Église... Car au-dessus de ce repos essentiel qu'ils possèdent, ils
ne sentent ni Dieu, ni diversité... ils sont déchus de la vérité et
de toute vertu, dans une dissemblance perverse... Pour eux, la
sainteté consiste à suivre en tout et sans contrainte son instinct
naturel... avec un esprit enclin au mal, et s'abandonner au dehors à
tout mouvement pour satisfaire aux désirs du corps, pour contenter
la chair... Voyez, c'est là le fruit d'enfer produit par leur
incrédulité et qui nourrit cette incrédulité jusque dans la mort
éternelle..."
Ruysbrœck montre ensuite que lorsque
des épreuves surviennent, ces gens
"tombent dans un tel désespoir que
personne ne les peut consoler..."
Rysbrœck peut conclure: "Vous pouvez vous signer contre le
diable, mais de ces hommes pervers vous devez vous garder avec grand
soin et il vous faut examiner de près leurs paroles et leurs
œuvres."
En conséquence,
"vous éviterez ces gens et vous les
fuirez comme les ennemis mortels de votre âme... Ils sont les
messagers du diable et les plus nuisibles de tous..."
1-3-L'union sans
intermédiaire
1-3-1-Ce
qu'elle est
Ruysbrœck vient d'expliquer ce qu'il entend par "union par
intermédiaire". L'un des buts de ses écrits étant de mettre en garde
ses concitoyens contre les dangers de la secte du Libre Esprit, il
s'y est longuement attardé. Il va maintenant s'intéresser aux
quelques rares personnes, en cette vie, qui peuvent s'unir à Dieu
sans intermédiaire. Oui, ces personnes sont rares; c'est pourquoi
"celui qui veut découvrir et sentir en
lui-même les trois unions auxquelles il fait souvent allusion, doit
vivre pour Dieu de toute la plénitude de son être afin de satisfaire
aux grâces et aux impulsions divines. Il doit être docile en toutes
vertus et toutes pratiques de la vie intérieure. Par l'amour il doit
s'élever et mourir en Dieu... et subir la transformation de
l'incompréhensible vérité qui est Dieu lui-même. C'est ainsi que
vivant il doit sortir pour exercer les vertus et mourant il doit
entrer en Dieu... Et parce qu'il s'applique à ces deux exercices, il
a l'intelligence claire, il est riche et débordant de sentiment, car
il a joint Dieu avec ses puissances élevées, avec le désir de son
cœur... Il se tient et s'exerce ainsi en la présence de Dieu,
l'amour devient maître de lui, le conduit et le fait croître sans
cesse en vertus."
(Chap. 5)
1-3-2-Comment
elle se manifeste
Ruysbrœck a vécu des expériences
mystiques exceptionnelles. Ce qui surprend le plus, c'est que, bien
qu'il dise souvent qu'on ne peut pas comprendre ces états, il
réussisse à les dépeindre. Ainsi, d'emblée, il mentionne la
"santé délicieuse" et le "mal terrible", effets auxquels
doivent répondre "les œuvres
qui conviennent".
La
santé délicieuse
élève l'homme et lui donne libre pouvoir de louer et d'aimer Dieu
comme son cœur et son âme peuvent le souhaiter. Alors, l'homme
"sent Dieu en lui, avec
richesse et plénitude de grâces; il possède la sagesse, son
intelligence est éclairée, il est riche d'enseignements célestes
jusqu'à déborder; sa charité est généreuse, il surabonde de joie
jusqu'à l'ivresse, il est fort de sentiment, courageux et disposé à
tout ce qu'il sait être le bon plaisir de Dieu. Ces biens sont sans
nombre et seul celui qui en a l'expérience peut les connaître.
Mais quand la balance de l'amour vient à baisser et que Dieu se
cache avec toutes ses grâces, l'homme tombe en désolation, en
langueur et en sombre misère comme s'il ne devait plus jamais
recouvrer la santé. C'est le mal terrible qui jette l'homme
dans la désolation et la privation de tous les goûts et de toutes
les consolations qu'il ressentait jusqu'alors. Durant cet état
misérable la santé reparaît parfois et donne une espérance que nul
ne saurait enlever. Puis l'on retombe de nouveau dans un désespoir
tel que personne n'y peut apporter consolation. Alors l'homme ne
s'estime plus autre chose qu'un pauvre pécheur... Du côté de Dieu
il ne sent plus ni goût ni joie aucune. Et la raison lui dit tout
bas: 'Où est maintenant ton Dieu?' S'il veut guérir de ce mal, il
lui faut considérer qu'il ne s'appartient pas, mais qu'il est à
Dieu. Il doit donc anéantir sa volonté propre dans la libre volonté
de Dieu et laisser faire Dieu...
Ruysbrœck va cependant apporter une
note de consolation, une espérance:
"Si l'homme peut agir ainsi sans
tristesse de cœur et avec liberté d'esprit, il est bientôt guéri. En
effet, que la balance de l'amour monte ou s'abaisse, il demeure dans
son égalité. Quelque chose que l'amour veuille, celui qui renonce à
soi-même et qui aime Dieu trouve la paix. Dans la souffrance il sait
maintenir la rectitude de sa volonté et garder un esprit libre et
tranquille; il est devenu apte à éprouver l'union avec Dieu sans
intermédiaire...
C'est pourquoi étant d'une même pensée et d'une même volonté avec
Dieu, l'homme sent Dieu en lui avec la plénitude de ses grâces,
comme une santé vivante de tout son être et de toutes ses œuvres."
(Chapitre 6)
Mais, demande Ruysbrœck, pourquoi tous
les hommes bons n'arrivent-ils pas à cette union avec Dieu? C'est
qu'ils ne s'oublient pas suffisamment, "ne se mettent pas en
présence de Dieu, et sont peu soucieux de se connaître eux-mêmes.
Ils restent toujours plus extérieurs et multiples qu'intérieurs et
simples, agissant plutôt par bonne coutume que par affection intime.
Ils regardent plus aux formes extraordinaires, à l'importance des
bonnes œuvres qu'à l'amour de Dieu. Ils ne savent pas reconnaître
que Dieu vit en eux..." (Chapitre 7)
1-3-3-Les
conditions pour arriver à l'union sans intermédiaire
Selon Ruysbrœck, l'homme intérieur qui garde la santé délicieuse,
-même quand le mal terrible sévit-, et s'élève vers Dieu
de tout son amour et de toutes ses forces,
l'homme
intérieur sent que cet amour,
"est jouissant et sans limite. S'il
veut ensuite avec son amour agissant pénétrer plus avant dans cet
amour jouissant, alors toutes les puissances de son âme doivent
céder et il lui faut souffrir et supporter cette vérité et cette
bonté pénétrante qui est Dieu lui-même... Et son union avec Dieu se
fait sans intermédiaire... C'est ainsi que Dieu est toujours dans
l'essence de l'âme.
Lorsque les puissances supérieures de l'âme rentrent en elles-mêmes,
avec un amour actif, elles sont unies à Dieu sans intermédiaire, en
une connaissance simple de toute vérité, un sentiment et un goût
essentiels de tout bien. C'est dans l'amour essentiel que l'on
possède cette connaissance et cette expérience simples de Dieu, et
c'est au moyen de l'amour actif qu'on les exerce et entretient...
Cette connaissance et cette expérience sont essentielles à l'essence
et demeurent toujours en elle. Voilà pourquoi nous devons toujours
faire retour dans l'amour et ainsi nous renouveler en lui, si nous
voulons trouver l'amour par l'amour... Toutefois, quoique cette
union entre l'esprit aimant et Dieu soit sans intermédiaire, il
demeure cependant entre eux une grande différence: la créature ne
devient pas Dieu, ni Dieu ne devient créature..."
D'autres explications sont
nécessaires; aussi Ruysbrœck poursuit-il:
"... Dieu peut s'unir sans
intermédiaire à ses bien-aimés, comme il le veut, si ceux-ci avec
l'aide de sa grâce s'y appliquent et s'y préparent... C'est pourquoi
l'homme intérieur que Dieu a élevé à la vie contemplative, n'a pas
d'autre intermédiaire entre lui et Dieu que sa raison illuminée et
son amour agissant. Et moyennant ces deux choses, il est un avec
Dieu. Mais au-dessus de la raison, au-dessus de l'amour agissant,
cet homme est élevé à une pure vue et en dehors d'activité, jusqu'à
l'amour essentiel. Là, il est un esprit et un même amour avec Dieu.
Dans cet amour essentiel, il dépasse infiniment son intelligence par
cette unité qu'il a essentiellement avec Dieu, et c'est là une vie
ordinaire aux contemplatifs...
Mais devant l'infinité de Dieu, il ne peut que se rendre... Cela,
aucune créature ne peut le comprendre, ni l'atteindre, pas même
l'âme de Notre Seigneur Jésus-Christ, qui a reçu l'union la plus
haute, bien au-dessus de toutes les créatures..."
(Chapite
8)
2
La vie des justes en Dieu
2-1-La
contemplation des justes
(Chapitre 11)
"Les justes s'appliquent, dans leur contemplation, à l'amour de Dieu
comme à un bien commun qui se répand au ciel et sur la terre, et ils
sentent la sainte Trinité inclinée vers eux et en eux avec la
plénitude des grâces..."
Vertueux, et totalement donnés à Dieu,
"ils sont unis à Dieu par l'intermédiaire de la grâce divine et
de leur sainte vie... ils ont toujours paix et joie intérieures,
goût et consolation..." comme les gens du monde ne peuvent en
avoir. "L'amour de Dieu les
attire intérieurement et les invite à l'unité... C'est pourquoi ces
hommes éclairés sont élevés avec une âme libre, au-dessus de la
raison jusqu'à une vue dépouillée d'images. Là se fait entendre
l'éternelle invitation de l'unité de Dieu, et avec une intelligence
nue et sans images ils dépassent toutes les œuvres, toutes les
pratiques, toutes choses enfin, et atteignent au sommet même de leur
esprit..."
Revenant rapidement à la Sainte
Trinité, Ruysbrœck déclare, au sujet de ces âmes entrées dans
l'unité de Dieu trine: "On est élevé, alors, au-dessus de la
raison, triplement en unité et uniquement en trinité."
Cependant, insiste-t-il encore une fois,
"la créature ne devient pas Dieu...
Elle sent une différence et une distinction entre elle et Dieu, dans
sa contemplation intime; et quoique cette union soit sans
intermédiaire, les œuvres innombrables que Dieu opère au ciel et sur
terre n'en sont pas moins cachées à l'esprit... Car une distinction
essentielle existe entre l'essence de l'âme et l'essence de Dieu,
distinction telle que l'on n'en peut concevoir de plus haute."
2-2-Comment vivre cette union à Dieu sans intermédiaire? La
complaisance entre Dieu et les justes
(Chapitre 10)
Selon Ruysbrœck,
"la nature divine est éternellement
active, selon le mode des personnes, et éternellement en repos et
sans mode, selon la simplicité de son essence. C'est pourquoi tout
ce que Dieu a élu et saisi en son amour éternel et personnel, il le
possède essentiellement et avec jouissance dans l'unité de l'amour
essentiel. Les divines personnes s'embrassent mutuellement en une
complaisance éternelle, avec un amour infini et actif, dans
l'unité... Dans les relations mutuelles des personnes divines, il y
a toujours nouvelle complaisance, nouvelle émanation d'amour en un
embrassement nouveau dans l'unité. Et ceci est en dehors du temps,
Ceci se renouvelle sans cesse dans cette source vivante de la
Trinité...
Et
dans cette nature vivante et féconde le Fils est dans le Père, et le
Père dans le Fils, et le Saint-Esprit dans l'un et l'autre. Car
c'est une unité vivante et féconde qui est la source et le
commencement de toute vie et de tout devenir."
En Dieu, de toute éternité, sont
toutes les créatures, avec leurs distinctions et leur essence
propre. En Lui, en son sein, Dieu refait toutes les créatures
pécheresses par ses grâces.
"Tous les élus, anges et hommes... sont embrassés dans la
complaisance divine. C'est d'elle que dépendent le ciel et la terre,
la vie, l'être, l'activité et la conservation de toutes les
créatures... Tous les dons au ciel et sur la terre, découlent de la
complaisance de Dieu...
La
grâce de Dieu est préparée pour tous les hommes, et elle attend le
retour de chaque pécheur en particulier. Et lorsque, par le secours
de la grâce, un pécheur consent à prendre pitié de lui-même et à
implorer Dieu avec confiance, il trouve toujours son pardon...
"Tous ceux qui ont l'expérience du lien d'amour entre le Père et le
Fils doivent demeurer éternellement heureux..."
En effet, l'amour de Dieu superessentiel et sans mode répand sur eux
tous ses biens, et les attire dans l'unité divine et le repos
éternel. "Tous sont riches
en vertus, éclairés dans la contemplation et simples en leur repos
de fruition... C'est pourquoi ces âmes privilégiées sont unies à
Dieu par intermédiaire, sans intermédiaire et aussi sans
différence."
2-3-L'unité sans
différence ni distinction
(Chapitre 12)
L'amour de Dieu, "au-dessus
de toute distinction,
est une jouissance
essentielle, selon l'essence nue de la divinité. Les hommes éclairés
trouvent en eux une contemplation profonde et essentielle, au-dessus
de la raison et sans raison, et une inclination de jouissance qui
dépasse tout mode et toute essence, et les plonge dans l'abîme sans
mode de la béatitude sans fond, où la Trinité des divines personnes
possède sa nature en unité essentielle. Voyez, ici la béatitude est
tellement simple et sans mode que toute contemplation essentielle
s'évanouit, ainsi que toute inclination et distinction des
créatures. Car tous les esprits élevés se fondent et s'anéantissent
par la jouissance dans l'essence de Dieu qui est la superessence de
toute essence. Là ils échappent à eux-mêmes et se perdent en un
non-savoir sans fond. Cette béatitude n'est essentielle qu'à Dieu
seul: elle est superessentielle à tous les esprits...
Là, tous les esprits élevés sont dépassés en une jouissance sans
mode... Là, dans leur superessence, les esprits élevés sont sans
différence une seule jouissance et une seule béatitude avec Dieu. Et
la béatitude y est si simple qu'il ne peut plus y entrer de
distinction..."
2-4-La prière du
Christ
(Chapitre 13)
Ce
qui vient d'être rapporté ci-dessus, c'est ce que le Christ désirait
quand Il priait le Père que 'tous soient un comme le Père et Lui
étaient Un.' En effet, le Christ demande d'abord que les justes
soient avec Lui, "par
l'intermédiaire de la
grâce de Dieu et de leur vie vertueuse." Le Christ demande ensuite
"qu'ils soient en Nous (Le Père et Lui) et Nous en lui... Là nous
reconnaissons l'union sans intermédiaire... Enfin, la troisième
prière du Christ et la plus élevée de toutes, c'est que tous ses
bien-aimés soient consommés en un, comme il est un avec le Père...
un en cette sorte et en la même unité qu'il est, sans distinction,
une jouissance et une béatitude avec le Père, dans l'amour
essentiel... Avec Dieu, ces justes reflueront et s'écouleront,
demeurant toujours en repos dans la possession et la jouissance. Ils
travailleront et pâtiront, puis se reposeront sans crainte dans la
superessence. Ils sortiront et rentreront, et trouveront de part et
d'autre leur nourriture. Ils sont enivrés d'amour et endormis en
Dieu dans une obscurité lumineuse."
Ruysbrœck pourrait en dire beaucoup plus sur cette béatitude,
mais "ceux qui possèdent cela n'en ont pas besoin: et à ceux qui en
ont reçu révélation et qui par amour adhèrent à l'amour, l'amour
apprendra bien la vérité. Mais lorsque l'on vit à l'extérieur et que
l'on cherche consolation en dehors de Dieu, on ne peut comprendre
ces choses..."
(Chapitre 13)
3
La grâce divine
Ruysbrœck veut expliquer à ses lecteurs comment seule la grâce
divine, agissant en nous, permet l'union sans intermédiaire. Tout
d'abord il faut bien comprendre que c'est Dieu qui fait tout:
"L'amour éternel
qui vit dans l'esprit auquel il est uni sans intermédiaire donne sa
lumière et sa grâce à toutes les puissances de l'âme; et c'est là le
principe de toutes les vertus. La grâce de Dieu touche les
puissances supérieures et... en fait jaillir la charité, la
connaissance de la vérité, l'amour de toute justice, l'exercice des
conseils de Dieu avec discrétion...
Aussi longtemps que l'homme demeure dans cet exercice, il est
capable de contempler et de ressentir l'union sans intermédiaire. Il
sent en lui cette touche de Dieu, qui est un renouvellement de la
grâce et de toutes les vertus divines...
Cette grâce de Dieu pénètre jusque dans les puissances inférieures,
elle touche le cœur de l'homme et y produit l'amour tendre et
l'attrait sensible pour Dieu. Cet amour et cet attrait pénètrent le
cœur et les sens, la chair et le sang... donnant à tout l'homme une
impulsion et une impatience telles que souvent il ne sait que faire
de lui-même. Il est dans l'état d'un homme ivre qui ne se possède
plus. Les hommes, dans cet état, lèvent souvent la tête vers le ciel
avec les yeux grand ouverts, dans l'impatience de leurs désirs;
tantôt c'est la joie, tantôt les larmes; tantôt ils chantent, tantôt
ils crient; aujourd'hui ils sont bien, demain ils seront mal et
souvent l'un et l'autre ensemble. Ils marchent en sautant, battent
des mains, s'agenouillent, s'inclinent et font encore beaucoup
d'autres gestes aussi étranges. Dans cet état aussi, vivant avec le
cœur ouvert, se tenant élevés jusqu'à la richesse de Dieu qui vit en
leur esprit, ils sentent une nouvelle touche divine et une nouvelle
impatience d'amour...
Toutes ces choses se répètent. Et c'est pourquoi l'homme doit se
servir de ce sentiment corporel pour passer quelquefois à un
sentiment spirituel qui est raisonnable, et de ce sentiment
spirituel s'élever à un sentiment divin qui est au-dessus de la
raison...
Ce
sentiment est notre béatitude superessentielle qui est la jouissance
même de Dieu et de tous ses bien-aimés. Cette béatitude c'est le
silence dans les ténèbres et le repos: il est essentiel à Dieu, et
superessentiel à toutes les créatures. C'est là qu'il faut dire que
les personnes divines retournent et s'abîment dans l'amour
essentiel, c'est-à-dire dans l'unité fruitive; et cependant elles
demeurent toujours, selon leurs propriétés personnelles, dans les
opérations de la Trinité."
(Chapitre 9)
4
Conclusion
(Chapitre 14)
Ruysbrœck sait parfaitement que ses paroles seront vivement
contestées, non seulement par les hérétiques qu'il cherche à ramener
à la raison, mais également par des théologiens de haut niveau.
Aussi, par avance, il affirme qu'il se soumet aux jugements
autorisés de la Sainte Église. Il écrit, dans le dernier chapitre de
son livre: "Je
me soumets au jugement des saints et de la sainte Église. Car je
veux vivre et mourir serviteur du Christ, dans la foi chrétienne..."
Mais avant de conclure définitivement
et de demander des prières pour que Dieu ait pitié de lui, il
revient sur ses avertissements concernant la secte du Libre Esprit:
"Comme je vous l'ai dit plus
haut, vous vous garderez de ces hommes trompeurs, qui dans le
dépouillement d'images et l'oisiveté, avec leur regard nu et simple
ont trouvé en eux d'une façon naturelle l'essence de Dieu, et
veulent être un avec Dieu sans la grâce de Dieu, sans la pratique
des vertus, en désobéissant à Dieu et à la sainte Église... Comment
le plus mauvais des pécheurs, le chrétien infidèle, parviendra-t-il
de la terre au ciel, lui qui veut être Dieu, sans ressemblance
aucune de grâces ni de vertus? Personne ne monte au ciel par sa
propre force, sinon le Fils de l'homme Jésus-Christ. Unissons-nous à
lui, par le moyen de la grâce, des vertus et de la foi
chrétienne..."
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