Présentation et introduction
Les Bénédictins de
l'Abbaye de Wisques, dont nous utilisons la traduction de 1919,
ont présenté et regroupé dans un même volume, trois ouvrages de
Ruysbrœck l'Admirable:
– Le
Miroir du Salut éternel,
– Les Sept Degrés de l'Échelle spirituelle et
– Le Livre des sept Clôtures.
Nous étudierons
successivement ces trois ouvrages qui semblent s'adresser à une
seule et unique religieuse, une clarisse: Dame Marguerite van
Meerbeke. Toutefois, l'application à toutes les personnes consacrées
paraît évidente. Nous commencerons par "Le Miroir du Salut éternel",
le premier de la série. Ce livre, écrit vers 1359, décrit en détails
les étapes menant à la vraie vie contemplative et à l'union à Dieu.
Marguerite van Meerbeke
jeune religieuse novice, dirigée par Ruysbrœck, était désireuse de
suivre un véritable chemin de perfection. En bon Père spirituel,
Ruysbrœck commence par affermir la novice dans la foi chrétienne et
la met en garde contre les doutes qui pourraient l'assaillir sur sa
vocation. Il fait ensuite le portrait "des commençants" dans la vie
spirituelle, puis de ceux qui, "progressant", s'abandonnent à la
volonté de Dieu, pour arriver au banquet céleste de la béatitude
éternelle.
Comme il le fait souvent dans ses écrits,
Ruysbrœck, dans Le Miroir du Salut Éternel, fait allusion à la
création de l'homme, créé à l'image de Dieu, à sa chute et à son
salut apporté par Jésus-Christ, salut qui exige de notre part le
travail des vertus. Quand enfin l'âme sera devenue souple sous
l'action de la grâce divine, Dieu se révèlera à elle d'une façon
merveilleuse. Ruysbrœck pourra alors aborder de longs et difficiles
chapitres sur la vie contemplative qui conduit à l'union à Dieu par
la charité réalisée grâce aux œuvres.
Pour atteindre ce but: les béatitudes de
Jésus-Christ et l'union à Dieu, Ruysbrœck dit qu'il faut,
obligatoirement, se nourrir: pour cela il faut recevoir et
contempler l'adorable Saint-Sacrement de l'Eucharistie. Ruysbrœck
nous offre ici un véritable traité de théologie eucharistique.
Remarque:
Notre but étant de rendre plus accessible la lecture des écrits de
Ruysbrœck, et ici la lecture du Miroir du Salut Éternel, nous avons
modifié l'ordre des chapitres, comme nous le faisons dans toutes nos
études sur Ruysbrœck, pour les regrouper suivant des thèmes bien
précis. Afin de respecter la pensée de l'auteur, nous avons
multiplié les citations; mais nous les introduisons généralement par
les remarques ou les explications qui nous ont semblé nécessaires
pour faciliter la compréhension.
Le Miroir
du Salut Éternel

1
Ce qu'est ce livre
(Chapitre 1)
Ruysbrœck introduit son œuvre en
insistant fortement sur le fait que son Libre "est bien un
miroir, où en toute vérité on peut lire Dieu, toute vertu et
l'éternelle vie. C'est pourquoi on l'a appelé Le Miroir du Salut
Éternel. Qui s'y mire fait sagement."
Ruysbrœck présente à la novice à qui il
s'adresse, et à tous ceux qui font "vraiment profession" dans
un monastère, comme un résumé de sa doctrine, développée à travers
différents thèmes résumant la foi des chrétiens et les exigences
divines. Ruysbrœck rappelle le sacrifice du Christ "qui a livré
sa chair et son sang en nourriture et en breuvage... et qui veut
vivre et habiter en nous, et être lui-même notre vie..." Il faut
donc vivre pour Lui, le Christ, et chanter ses louanges. D'où le
conseil de Ruysbrœck à sa novice: "Donnez au Christ, votre
Époux, tout ce que vous êtes, tout ce que vous avez et ce qui est en
votre pouvoir. Faites-le d'un cœur libre et généreux... En retour,
Il vous ouvrira son Cœur aimant et glorieux... Vous y trouverez
bonheur et croissance et vous grandirez en amour affectif."
Ces conseils aux jeunes religieux sont
bien connus et Ruysbrœck ne fait que reprendre ce que pratiquent
également beaucoup de vrais chrétiens. Mais soudain Ruysbrœck change
d'échelle et de tonalité. Voici qu'il déclare, parlant de Notre
Seigneur: "En lui et de lui coule la source de santé éternelle,
et de ses blessures s'échappe un baume qui guérit tous les maux...
Puissiez-vous y pénétrer, en goûter et ressentir la douceur!... Le
Seigneur vous montrera le chemin d'amour qui conduit à son Père...
Vous devez donc présenter et offrir le Christ d'un cœur humble et
généreux, comme votre vraie offrande... À son tour il vous offrira
avec lui-même à son Père céleste... et le Père vous accueillera avec
son Fils dans un embrassement plein d'amour."
Cependant Ruysbrœck revient rapidement à
des choses plus modestes, pour présenter les trois états dans
lesquels peuvent, et doivent entrer tous ceux qui "appartiennent
à la famille de Dieu".
– La première comprend les hommes
vertueux de bonne volonté, qui, veulent mourir au péché.
– La deuxième, ce sont les hommes
intérieurs qui pratiquent avec perfection toutes les vertus.
– La troisième catégorie se compose des
hommes élevés, remplis de lumière, qui noyés dans l'amour de Dieu,
s'anéantissent dans l'unité avec Dieu.
"Ce sont là trois états ou trois degrés,
où se pratiquent tous les modes de sainteté..."
2
Les débuts dans la vie mystique
2-1-Les commençants
(Chapitre 2)
Ruysbrœck rappelle que "Le premier et
le plus humble degré de vie qui ait en Dieu son origine... est une
vie vertueuse, qui meurt au péché et qui croît en vertus."
2-1-1-La
vie vertueuse
Voici comment cela se fait: "Le
Saint-Esprit présente sa grâce au cœur de l'homme... qui ouvre à
Dieu son cœur et sa volonté, et reçoit... l'amour divin lequel
chasse dehors l'amour désordonné des créatures." Mais la vie
sainte ne se maintient qu'en luttant, aussi faut-il loyalement
"chercher et aimer Dieu par-dessus toute chose." Il faut ensuite
s'établir dans l'amour de Dieu, et, dit Ruysbrœck, "ainsi chaque
fois que l'on rentre en soi-même, on peut goûter et éprouver la
bonté de Dieu."
Mais attention! rappelle Ruysbrœck à la
novice: "Ne chercher dans l'amour aucun intérêt propre, ni goût,
ni consolation... D'ailleurs, sachez bien que tout ce que vous
pouvez désirer, l'amour vous le donnera, sans que vous fassiez rien
pour cela. Car si vous possédez le vrai amour de Dieu, tous vos
désirs sont comblés."
De nouveau Ruysbrœck change d'échelle et
ne craint pas d'affirmer: " Il y a l'Amour qui vous dépasse,
c'est l'Esprit même du Seigneur. En lui on est élevé à l'unité avec
Dieu... et l'amour qui est en vous, c'est la grâce de Dieu et votre
bonne volonté... C'est Dieu même qui vit et habite en vous...
De plus, il y a un amour qui existe entre
vous et Dieu, et qui est fait de saints désirs tout enflammés pour
sa gloire... Enfin, il y a, comme au-dessous de vous-même, un amour
qui se répand et atteint le prochain par les œuvres de
miséricorde...
Dans l'exercice de cet amour, vous devez
conserver vos bonnes coutumes et votre règle... selon les
commandements de Dieu et les prescriptions de la sainte Église."
2-1-2-Les
conseils de Ruysbrœck
Le résultat de ce qui précède, c'est que
l'âme gagne de l'empire sur elle-même, triomphe du monde, meurt au
péché: sa vie est vertueuse. Mais il faut aller plus loin: élever
les yeux et son cœur vers le ciel, où est notre trésor et notre
Bien-aimé. Ainsi, dès que l'âme le désire, elle peut "contempler
celui qu'elle aime. C'est d'ailleurs chose facile à celui qui aime,
car les yeux suivent le bien-aimé et le cœur de l'homme va là où est
son trésor, selon la parole du Seigneur."
Ceci dit, Ruysbrœck déclare que sa novice
doit s'appliquer aux pratiques de son ordre et aux prescriptions de
sa règle. Il ne faut pas non plus se troubler, durant la prière,
"des pensées et des imaginations étrangères, d'où qu'elles viennent,
mais se hâter de retourner vers Dieu..." Et elle doit préférer
les exercices intérieurs d'amour à toutes sortes de bonnes œuvres
extérieures, et demeurer le plus possible en silence.
Viennent ensuite quelques conseils
pratiques concernant le boire, le manger, les images impures, les
songes et les imaginations, etc... Toutefois Ruysbrœck ne craint pas
de dire: "D'ailleurs, songes et imaginations ne sont pas des
péchés, et nul ne peut s'en garder pleinement, car nous n'en sommes
pas les auteurs."
Autre avertissement: "Il peut se faire
encore que vous ressentiez en vous de la tiédeur, de la lourdeur et
de la tristesse, que vous vous trouviez sans goût ni attrait, sans
nulle ardeur pour les choses spirituelles; pauvre, misérable,
abandonnée et privée de toute consolation divine. Vous vous sentirez
chargée d'ennui et dépourvue de tout attrait... N'en ayez aucun
souci, mais remettez-vous entre les mains de Dieu, souhaitant que sa
volonté se fasse et que sa gloire soit procurée... C'est par le
renoncement à vous-même que vous obtiendrez cette grâce... Vous
comprendrez que Dieu vous aime et que vous lui êtes agréable...
En considérant, d'autre part, vos péchés,
vos manquements et vos nombreux défauts, vous y trouverez une cause
de peine et de regret. Vous comprendrez en même temps combien vous
êtes indigne de toute consolation et de tout égard de la part de
Dieu et vous considérerez tous ses dons comme venant de sa fidélité
éternelle, et de sa miséricorde..."
Mais il se peut aussi que vous ressentiez
"maintes choses extraordinaires que ceux-là seuls connaissent qui
s'adonnent à un tel amour: car la joie et l'amour dilateront votre
cœur. Vous aimerez Dieu alors, vous le remercierez et le louerez,
mais en même temps, vous sentirez que pour agir ainsi tout vous
manque et vous fait défaut..." Et le cœur en ressent alors une
blessure douloureuse.
Il se peut aussi "que Dieu se cache et
retire sa main; entre lui et vous il met des ténèbres... mais, si
Dieu a disparu à vos yeux, vous ne lui êtes pas néanmoins cachée;
car il vit en vous..." En conséquence, Ruysbrœck demande
instamment à l'âme religieuse, de contempler la souffrance de
Jésus, son époux, pendant sa Passion.
Dans une sorte de parenthèse,
Ruysbrœck évoque également les gens simples, le plus souvent
illettrés, ce qui était courant au XIVème siècle; il écrit:
"Les gens simples et de peu
d'intelligence, qui désirent mener une vie conforme à la très chère
volonté de Dieu, doivent, dans l'humilité de leur cœur, désirer et
implorer de sa bonté le don de l'Esprit de sagesse, qui les
fera vivre selon son bon plaisir
et sa très aimable volonté...
"
2-2-Les progressants
(Chapitre 3)
2-2-1-Donner
sa volonté à Dieu
Ruysbrœck évoque la souffrance de Jésus
qui doit aussi être la nôtre. Il précise: "Lorsque le Christ se
livra au bon vouloir de son Père, cet abandon fut fait avec un amour
si fort et si ardent dans son esprit, accompagné d'une telle anxiété
dans la nature, que de son corps s'échappa une sueur de sang qui se
répandit jusqu'à terre. Or, c'est par cet abandon volontaire et par
cet amour qu'il nous a achetés à son service et à celui de son
Père..."
Mais le Père et le Fils avec le
Saint-Esprit nous aiment et ils nous aimeront éternellement. Aussi
Ruysbrœck poursuit-il: "si nous voulons suivre le Christ, nous
devons abandonner notre propre volonté et vivre de la sienne."
Alors, sa volonté devient nôtre, et nous sommes ses amis
privilégiés, nous devenons les fils de Dieu.
Nous ne pouvons pas nous racheter
nous-mêmes, mais lorsque nous suivons le Christ, nos œuvres
s'unissent aux siennes et sont ennoblies par sa grâce. "Son
Esprit consume le nôtre d'amour et le plonge dans l'abîme de ses
grâces et de sa libre bonté. Notre esprit y est baptisé, rendu libre
et uni à son esprit."
Notre volonté devient la volonté de Dieu;
libre, elle ne fait plus qu'un avec la volonté libre de Dieu.
"Notre esprit, sous l'action de l'amour, est élevé et emporté
jusqu'à l'unité d'esprit, de volonté et de liberté avec Dieu. Et
dans cette liberté divine l'esprit de l'homme est élevé en amour
au-dessus de sa propre nature..."
2-2-2-Les
béatitudes
Ruysbruœck conduit maintenant ceux qui
progressent dans l'amour et la volonté de Dieu, jusqu'aux
béatitudes:
– "Ils sont vraiment pauvres d'esprit
ceux qui n'ont rien conservé; et c'est pourquoi ils sont
bienheureux, car l'amour de Dieu est leur vie."
– Ils sont bienheureux encore davantage,
parce qu'ils sont doux et humbles... Ils ont toujours la paix de
cœur et d'esprit.
– Ils sont bienheureux parce qu'ils
gémissent et pleurent sur leurs défaillances journalières ainsi que
sur les péchés de tous les hommes, souffrant de voir Dieu si peu
connu, si peu aimé...
– La quatrième béatitude consiste en une
faim et une soif, un désir brûlant et éternel que Dieu soit aimé et
loué de toute créature au ciel et sur la terre.
– Du fond du cœur, humblement et
libéralement, on souhaite que Dieu répande sa grâce et ses faveurs
au ciel et sur la terre, afin que tous soient comblés de ses dons,
lui rendent grâces et le louent éternellement."
C'est la cinquième béatitude.
– Ceux-là,
s'ils persévèrent, d'un cœur pur et dépouillé d'images, peuvent
contempler Dieu.
– "La septième forme de béatitude
consiste en un retour amoureux en Dieu et dans la paix divine...
avec toutes les puissances, en compagnie de tous les bienheureux
présents et à venir... ce sont les pacifiques, qui possèdent la paix
avec Dieu, avec eux-mêmes et avec toutes les créatures..."
2-2-3-Une
mise en garde
Ruysbrœck rappelle que, comme le Christ,
"nous devons descendre avec lui par la pauvreté, la misère, la
tentation, la lutte contre notre chair, contre le démon et contre le
monde. C'est dans la lutte, en effet, qu'il nous faut vivre et
mourir, comme de pauvres hommes... Aussi devons-nous nous conserver
nous-mêmes dans sa grâce. Pour cela, il faut affliger et crucifier
notre chair et notre nature, en résistant aux tentations, aux
vouloirs et aux désirs mauvais qui peuvent s'élever en nous contre
l'honneur de Dieu... Car nous sommes instables et répandus en une
foule de pensées et d'imaginations, tant que nous vivons ici-bas
dans le temps..."
Nous souffrirons des persécutions, comme
le Christ nous l'a annoncé, "et nous devons nous en réjouir,
selon la parole du Christ, car nous avons une récompense pleine et
surabondante dans le ciel... C'est pourquoi il vaut mieux être avec
le Christ dans la tribulation et la souffrance, que d'être sans lui
dans la joie et les délices..." (Chapitre 3)
Ruysbrœck, s'adressant toujours à la
novice, traite ensuite longuement de l'Eucharistie. Nous examinerons
son étude plus loin, préférant, quant à nous, poursuivre, à partir
du chapitre 17 le chemin de la vie mystique, et particulièrement de
la vie contemplative.
3
La vie contemplative
(Chapitres 17
et 18)
3-1-La vie spirituelle. L'homme à l'image de Dieu
Il y a des âmes "qui découvrent en
elles-mêmes et reconnaissent une vie supérieure, c'est-à-dire une
vie où s'unissent l'incréé et le créé, Dieu et la créature." En
effet, Dieu nous a donné la vie éternelle, "et cette vie demeure
toujours dans le Père, elle s'écoule avec le Fils et elle est
réfléchie avec le Saint-Esprit dans la même nature, et ainsi
vivons-nous éternellement dans notre image de la sainte Trinité et
de l'Unité paternelle... De cette image de Dieu notre vie tire trois
propriétés, qui nous donnent la ressemblance avec l'image reçue: car
notre vie a l'être, elle contemple et elle retourne sans cesse vers
la source de notre nature créée. Là nous vivons de Dieu et pour
Dieu; Dieu vit en nous et nous en lui... Cette vie supérieure est la
racine et la cause de toute vie et de toute sainteté... "
Par cette vie supérieure nous sommes tous
unis à Dieu. Cette vie éternelle et céleste, née de l'Esprit-Saint,
est alimentée sans cesse par l'amour entre Dieu et nous. Notre vie
créée est donc une seule vie avec celle que nous possédons en Dieu.
Et la vie éternelle que nous possédons en Dieu est sans
intermédiaire, une avec Dieu; mais nous ne sommes pas Dieu et nous
ne nous sommes pas faits nous-mêmes. Dieu nous a connus et voulus
éternellement en Lui-même. Il est en nous lumière et vérité.
Après avoir exposé ces quelques vérités
fondamentales, Ruysbrœck précise: "Au commencement du monde,
lorsque Dieu voulut faire le premier homme... il dit: 'Faisons
l'homme à notre image et à notre ressemblance.'... Il a donc créé
chaque âme à l'état de miroir vivant où il a imprimé l'image de sa
nature... Notre être créé, en effet, vit dans l'image éternelle que
nous avons dans le Fils de Dieu, et notre image éternelle est une
avec la Sagesse de Dieu et vit dans notre être créé..."
3-2-L'amour de Dieu
3-2-1-Le
Royaume de Dieu
Ce qui précède nous éblouit: comment, dès
lors, vivre notre qualité extraordinaire d'image de Dieu. Ruysbrœck
s'est aussi posé la même question et il tente d'y répondre: "Si,
à notre tour, nous consentons à le reconnaître, à l'aimer et à nous
attacher à lui, nous serons saints et bienheureux, élus pour
l'éternité. Notre Père céleste nous montrera alors, au sommet de
notre âme, sa clarté divine; car nous sommes son royaume et il
habite et règne en nous." Comme le soleil pénètre la terre de
ses rayons et la rend féconde, Dieu répand dans nos âmes "ses
dons divins de science, de sagesse, de claire intelligence... C'est
là le vrai ornement du royaume de Dieu dans notre âme."
Dieu fait encore plus pour nous: "Il
fait jaillir des étincelles brillantes et enflammées, qui remuent et
embrasent d'un amour de feu le cœur et les sens, la volonté et le
désir, toutes les puissances de l'âme, dans une tempête, un
emportement, une impatience d'amour sans mesure... Par lui toutes
nos puissances sensibles sont entraînées vers un sentiment
intérieur; il fait que notre cœur aime, désire et goûte, et il donne
à notre âme de contempler et de fixer son regard; il répand en nous
la dévotion et nous fait monter en flammes brûlantes."
3-2-2-Les
miroirs
Nous ne pouvons comprendre ces choses qui
nous aveuglent. Notre raison est dépassée. "Mais au-dessus de la
raison, au plus profond de l'intelligence, l'œil simple est toujours
ouvert; il contemple et fixe la lumière d'un regard pur, éclairé de
la lumière même, œil contre œil, miroir contre miroir, image contre
image..."
Mais cela ne peut se faire qu'avec la
grâce de Dieu. "C'est en Notre-Seigneur Jésus-Christ, comme en un
miroir pleinement fidèle, que Dieu se montre à qui il veut,
c'est-à-dire à ceux qui se renoncent eux-mêmes et obéissent à sa
grâce en toutes circonstances, pour agir ou s'abstenir et pour
pratiquer toutes les vertus...
Par la foi, l'espérance et la charité ils
s'élèvent au-dessus de toutes leurs œuvres jusqu'à cette vue nue de
l'âme, qui est l'œil simple toujours ouvert, au-dessus de la raison,
dans le fond même de notre intelligence. Là se montre la vérité
éternelle qui inonde notre vue nue, c'est-à-dire l'œil simple de
notre âme... Là, au-dessus de notre compréhension, dans le domaine
de notre intelligence, il nous donne sa clarté incompréhensible.
Et le Père avec le Fils font couler en
nous leur amour insondable, qui dépasse l'activité de la volonté...
Là nous sommes sous l'action et l'influence transformantes de
l'Esprit de Dieu; là nous devenons simples. Car toutes nos
puissances faiblissent dans leurs propres œuvres, elles fondent et
s'écoulent en face de l'amour éternel de Dieu. Voilà pourquoi on
appelle cette vie une vie anéantie dans l'amour..."
C'est l'entrée dans la vie mystique.
(Chapitre 18)
4
La vie mystique
4-1-L'union à Dieu
Ce que nous appelons la vie mystique,
c'est "la vie qui s'anéantit dans l'amour, dans l'état de vide,
dans la nature simple et la pureté de l'esprit." L'homme atteint
un état de vide, l'évanouissement de toutes images. La pureté de
notre esprit, c'est l'union avec l'Esprit de Dieu. Nous vivons
au-dessus de notre raison que cependant nous gardons, "et nous
avons conscience de toucher et d'être touchés, d'aimer et d'être
aimés, de recommencer toujours et de rentrer en nous-mêmes, d'aller
et de venir comme l'éclair dans le ciel. Car de lutter ainsi et de
combattre en l'amour, c'est remonter un courant: nous ne pouvons ni
franchir ni dépasser notre nature créée."
Le toucher de Dieu, qu'est-ce que c'est?
C'est la rencontre intime entre Dieu et l'âme. De la source vive
qu'est l'Esprit-Saint, "jaillit avec abondance un flot si
puissant, si divinement impétueux, que nous ne pouvons pénétrer dans
l'abîme de son amour sans fond: c'est le toucher de Dieu. Et c'est
pourquoi nous nous tenons toujours en nous-mêmes, au-dessus de la
raison et sans images, les yeux fixés sur la beauté incompréhensible
et tendant vers elle de toutes nos forces."
Devant les yeux attentifs de l'âme, le
Père
"engendre son Fils, sa clarté infinie;
il fait écouler son Esprit, il donne son amour comme prix de cet
intime effort de l'esprit humain tendu vers l'éternité... Et nous
devenons fils de Dieu par grâce... Dans son esprit nous goûtons son
amour. L'union nous rend un même esprit, un même amour, une même vie
avec lui, mais nous demeurons toujours créatures... nous sommes
autres que lui."
4-2-Le Fils de Dieu
Nous ne serons jamais Dieu; c'est un
thème sur lequel Ruysbrœck insiste constamment. En effet, même si le
Fils de Dieu a pris notre nature et s'est fait homme lui-même, il ne
nous a pas faits Dieu. Et Ruysbrœck de s'expliquer: "Le Fils de
Dieu a une âme, créée du néant, et aussi un corps formé du sang très
pur de la Vierge Marie, âme et corps qui sont tellement siens et si
bien unis, qu'il est tout à la fois le Fils de Dieu et le fils de
Marie, Dieu et homme dans une seule personne. Et de même que l'âme
et le corps ne font qu'un seul homme, de même le Fils de Dieu et
Jésus le Fils de Marie ne sont qu'un même Christ vivant, Dieu et
Seigneur du ciel et de la terre; car son âme sainte est informée par
la Sagesse de Dieu. Elle n'est pas Dieu cependant, ni de la nature
divine, car Dieu ne devient pas créature. Mais les deux natures
demeurant distinctes sont unies en une seule personne divine: c'est
Jésus-Christ notre cher Seigneur. Il est seul avec Dieu au-dessus de
toutes créatures, prince vivant et tout-puissant au ciel et sur la
terre, et personne autre ne lui ressemble..."
Ruysbrœck peut maintenant s'attarder en
contemplant la grandeur de son "cher Seigneur": Jésus-Christ.
(Chapitre 20)
4-3-Contemplation du Fils de Dieu
(Chapitre 20)
Ruysbrœck ne raconte pas les évangiles,
ni la vie de Jésus-Christ. Non, il s'attarde simplement à Le
contempler.
4-3-1-L'humanité
de Jésus
L'âme de Jésus fut créée et unie à la
Sagesse de Dieu. Son intelligence était si claire et si lumineuse
qu'elle connut distinctement toutes les créatures présentes et à
venir. Son humanité reçut, des mains du Père céleste, puissance et
plein pouvoir sur toutes choses au ciel et sur la terre. Malgré cela
"le Seigneur était humble, patient, doux et miséricordieux, plein de
grâce et de fidélité, obéissant, abandonné dans sa volonté, sans
reproche; il a adoré son Père, puis il s'est livré à la mort pour
nous... Il est notre règle et le miroir selon lequel nous devons
vivre... Son nom béni de Jésus était prévu de toute éternité... Il
était Fils de Dieu et Fils de la Vierge Marie, Dieu et homme dans
une seule personne..."
Par sa mort , Jésus nous a rachetés et
délivrés de la mort. Il est monté au ciel et il est assis à la
droite de son Père, "il est Seigneur de tous les seigneurs et Roi
de tous les rois, et son règne n'a ni fin ni commencement."
4-3-2-Arguments
contre les hérésies ambiantes
(Chapitre 20)
Encore une fois Ruysbrœck profite de son
enseignement pour fustiger les hérésies qui sévissaient alors dans
le Brabant. Il écrit: "On trouve des gens impies et insensés qui
prétendent être le Christ ou même Dieu... Or, il n'y a qu'un Dieu et
qu'un Christ; et ce même Christ est Dieu et homme, ce qui
n'appartient qu'à lui seul... L'union hypostatique confère à son
humanité sagesse et puissance au-dessus de tout ce qui est inférieur
à Dieu...
Et le Seigneur est seul
héritier du royaume de Dieu par nature et par grâce, car il est le
premier-né de son Père et de sa mère, prince et chef de tous ses
frères... Nous serons pour l'éternité avec lui... Jésus nous
montrera sa face glorieuse plus
claire que le soleil...
Nous verrons sa clarté;
ce sera la plus grande béatitude dont nous puissions jouir avec
notre cher Seigneur Jésus-Christ dans son royaume éternel."
Mais nous sommes encore sur la terre;
aussi Ruysbrœck doit-il indiquer où la vraie contemplation mystique
doit nous conduire:
5
La vraie contemplation
5-1-La vie supérieure qui est en nous
(Chapitre 21)
"Maintenant,
dit Ruysbrœck à sa correspondante,
élevez toute votre âme et votre vue nue au-dessus de tous les cieux
et de tout ce qui est créé; car je veux vous montrer la vie
supérieure qui est cachée en nous et qui renferme notre béatitude la
plus haute... Regardez donc et comprenez, vous tous qui êtes élevés
dans la lumière divine: je ne m'adresse à aucun autre, car ils ne
sauraient m'entendre."
Et Ruysbrœck d'avertir ses futurs
lecteurs: "La vie supérieure que Dieu a établie en nous peut se
considérer de quatre manières: quant à sa nature, son exercice, son
essence et sa superessence.
5-1-1-La
nature de la vie (Chapitre 22)
"La nature de la vie éternelle que nous
possédons consiste pour nous à être nés de Dieu, et cette vie ne
fait qu'un avec Dieu, elle vient de Dieu en nous et elle retourne de
nous en lui. C'est volontairement, en effet, que notre Père céleste
nous a engendrés et élus en son Fils. Ainsi sommes-nous fils de Dieu
par grâce et non par nature; car c'est en la grâce de Dieu que nous
avons une surnature et une vie éternelle... Si nous voulons
apercevoir et découvrir en nous cette vie éternelle, nous devons par
le moyen de l'amour et de la foi nous élever au-dessus de la raison
jusqu'à la simplicité du regard où nous découvrons, engendrée en
nous, la clarté de Dieu, c'est-à-dire l'image même de Dieu...
L'image de Dieu est reçue par le regard de chacun, tout entière et
sans partage... et lorsque nous sommes ravis et transformés par sa
clarté, nous nous oublions nous-mêmes et ne faisons plus qu'un avec
elle..."
5-1-2-L'exercice
de la vie supérieure (Chapitre
23)
Ruysbrœck veut que sa fille spirituelle
monte encore plus haut. Il lui écrit: "Comprenez bien et élevez
votre regard intérieur jusqu'au sommet le plus haut de vous-même..."
là où vous êtes unie à Dieu. "L'union avec Dieu, c'est pour nous
un état vivant et éternel, où Dieu habite en nous et nous en lui.
Cette union est vivante et féconde, elle ne peut demeurer inactive;
mais elle se renouvelle sans cesse en amour par de nouvelles
rencontres..." Dieu nous attire, et nous le suivons; il nous
donne et nous recevons; il touche, et nous sommes touchés. "Notre
Père céleste, en effet, habite en nous et il vient nous visiter
lui-même, nous élevant au-dessus de la raison et de toute
considération. Il nous dépouille de toute image et nous entraîne
jusqu'à notre principe: là nous ne rencontrons qu'une nudité déserte
et sans images, qui répond toujours à l'éternité.
C'est là que le Père nous donne son
Fils..." lequel est la clarté
même qui nous enveloppe et que nous ne pouvons saisir, "car nous
ne pouvons atteindre ni saisir ce qui nous dépasse. C'est ici que le
Père est vu dans le Fils et le Fils dans le Père, puisqu'ils sont un
en nature... Et le Saint-Esprit se donne à son tour et vient nous
visiter, il touche l'étincelle ardente de notre âme, étant ainsi le
principe et la source d'un amour éternel entre nous et Dieu."
Au contact de l'amour de Dieu, avide
et libéral, qui réclame sans cesse, tout en s'offrant,
"l'âme aimante devient singulièrement dévorante et avide, s'ouvrant
toute grande, et souhaitant avoir tout ce qui lui est montré. Mais
elle est créature et elle ne peut ni comprendre ni embrasser le tout
de Dieu. Et c'est pourquoi elle doit tendre, aspirer de toutes ses
forces et demeurer toujours altérée et affamée..." (Chapitre 23)
5-1-3-L'essence
de la vie supérieure (Chapitre
24)
Ruysbrœck peut parler maintenant de ce
qui a trait "à l'essence de la vie supérieure, où nous sommes un
avec Dieu au-dessus de tout exercice d'amour, dans une fruition
éternelle... C'est une inaction bienheureuse, quelque chose qui
dépasse l'union, l'unité avec Dieu, où personne n'agit plus que Dieu
seul. Car son action, c'est lui-même et sa propre nature...
Au-dessus de la raison et en dehors de la
raison, nous recevons un clair savoir... nous sommes transportés
hors d'esprit dans son amour. Alors il n'y a plus de demande ni de
désir, il n'y a plus à donner ni à recevoir; mais c'est seulement
une essence bienheureuse et inactive, couronnement et récompense
essentielle de toute sainteté et de toutes vertus. C'est bien là ce
que souhaitait notre cher Seigneur Jésus-Christ lorsqu'il disait:
'Père, je veux que tous ceux que vous m'avez donnés soient un comme
nous sommes un.' Par sa grâce et avec lui nous aimons et recherchons
notre Père céleste...
Lorsqu'au-dessus de tout exercice d'amour
nous sommes embrassés et saisis avec le Père et le Fils dans l'unité
du Saint-Esprit, alors nous sommes tous un, comme le Christ, Dieu et
homme, est un avec son Père dans leur mutuel amour sans limite..."
Cela est hors de la capacité de compréhension de toute créature.
5-1-4-La
superessence de la vie supérieure
(Chapitre 25)
Ruysbrœck vient de nous conduire vers des
hauteurs insoupçonnables. Il veut maintenant nous faire découvrir un
état superessentiel de contemplation, de connaissance et d'amour,
qui naît quand nous sommes un avec Dieu dans son amour. Cet état,
"s'appelle vivre en mourant et mourir en vivant, c'est-à-dire passer
de notre essence dans notre béatitude superessentielle. Là nous
avons Dieu en nous et nous sommes bienheureux dans notre essence...
nous sommes bienheureux et béatitude même dans l'essence de Dieu, là
où il jouit de lui-même et de nous tous dans sa très haute nature.
C'est là le cœur de l'amour qui se cache dans une obscurité et un
non-savoir insondables. Ce non-savoir est une lumière inaccessible,
c'est l'essence même de Dieu..."
Ces notions sont très complexes; aussi
Ruysbrœck donne-t-il quelques précisions: "Mais quand je dis que
nous sommes un avec Dieu, il faut l'entendre de l'amour et non pas
de l'essence ni de la nature. Car l'essence de Dieu est incréée,
tandis que la nôtre est créée; entre Dieu et la créature la
distinction est immense... Ainsi donc nous sommes bienheureux dans
notre essence quand nous vivons en amour; mais nous devenons
béatitude dans l'essence de Dieu quand, morts à nous-mêmes dans
l'amour, nous passons jusqu'à la fruition de Dieu...
5-2-Prière finale
Incontestablement, tous ceux qui lisent
Ruysbrœck sont éblouis; mais ils sont aussi inquiets: comment les
pauvres hommes que nous sommes, mêmes les plus saints, consacrés à
Dieu dans la vie sacerdotale ou religieux, ou encore dans le monde,
attachés aux soins de leurs familles, soins voulus par le Seigneur,
comment, nous, hommes faibles, fragiles et pécheurs, pourrons-nous
atteindre de tels sommets spirituels? Ruysbrœck a devancé nos
questions et à l'avance, il nous a dit: priez.
"Maintenant priez tous
avec ferveur auprès de notre cher Seigneur, avec un véritable amour,
en faveur de chacun de ceux
qui ont fait ou écrit
ceci,
pour nous donner le savoir; et pour ceux qui lisent et entendent,
afin qu'ils soient tous élus, dans le royaume de là-haut, où tous
d'un commun accord, éternellement et sans fin, chanteront les
louanges de Dieu... "
Puis l'auteur demande l'aide de Jésus le Fils de Dieu, afin que,
dans le Royaume de Dieu nous contemplions la face si belle de notre
Bien-Aimé: "En elle nous nous glorifierons et toujours
jubilerons... Avec Dieu nous aurons règne... Alors nous pratiquerons
son amour, et lui-même à nous se donnera, et en lui nous
habiterons..." Mais voici les conditions:
"Maintenant observons ses commandements,
car il est un Dieu véritable dans la Trinité des personnes... Il
mérite une louange éternelle. Bienheureux qui soupire vers lui!"
Voici qui est très consolant pour nous,
pauvres hommes du XXIème siècle: Ruysbrœck priait et demandait déjà,
de son vivant, des prières pour tous ceux qui liraient ses ouvrages.
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