Le Miroir du Salut Éternel

Présentation et introduction

1 - Ce qu'est ce livre

2 - Les débuts dans la vie mystique

3 - La vie contemplative

4 - La vie mystique

5 - La vraie contemplation

I

 Présentation et introduction
 

Les Bénédictins de l'Abbaye de Wisques, dont nous utilisons la traduction de 1919[1], ont présenté et regroupé dans un même volume, trois ouvrages de Ruysbrœck l'Admirable:

     – Le Miroir du Salut éternel,

     – Les Sept Degrés de l'Échelle spirituelle et

     – Le Livre des sept Clôtures.

Nous étudierons successivement ces trois ouvrages qui semblent s'adresser à une seule et unique religieuse, une clarisse: Dame Marguerite van Meerbeke. Toutefois, l'application à toutes les personnes consacrées paraît évidente. Nous commencerons par "Le Miroir du Salut éternel", le premier de la série. Ce livre, écrit vers 1359, décrit en détails les étapes menant à la vraie vie contemplative et à l'union à Dieu.

Marguerite van Meerbeke jeune religieuse novice, dirigée par Ruysbrœck, était désireuse de suivre un véritable chemin de perfection. En bon Père spirituel, Ruysbrœck commence par affermir la novice dans la foi chrétienne et la met en garde contre les doutes qui pourraient l'assaillir sur sa vocation. Il fait ensuite le portrait "des commençants" dans la vie spirituelle, puis de ceux qui, "progressant", s'abandonnent à la volonté de Dieu, pour arriver au banquet céleste de la béatitude éternelle.

Comme il le fait souvent dans ses écrits, Ruysbrœck, dans Le Miroir du Salut Éternel, fait allusion à la création de l'homme, créé à l'image de Dieu, à sa chute et à son salut apporté par Jésus-Christ, salut qui exige de notre part le travail des vertus. Quand enfin l'âme sera devenue souple sous l'action de la grâce divine, Dieu se révèlera à elle d'une façon merveilleuse. Ruysbrœck pourra alors aborder de longs et difficiles chapitres sur la vie contemplative qui conduit à l'union à Dieu par la charité réalisée grâce aux œuvres.

Pour atteindre ce but: les béatitudes de Jésus-Christ et l'union à Dieu, Ruysbrœck dit qu'il faut, obligatoirement, se nourrir: pour cela il faut recevoir et contempler l'adorable Saint-Sacrement de l'Eucharistie. Ruysbrœck nous offre ici un véritable traité de théologie eucharistique. 

 

Remarque:

 

Notre but étant de rendre plus accessible la lecture des écrits de Ruysbrœck, et ici la lecture du Miroir du Salut Éternel, nous avons modifié l'ordre des chapitres, comme nous le faisons dans toutes nos études sur Ruysbrœck, pour les regrouper suivant des thèmes bien précis. Afin de respecter la pensée de l'auteur, nous avons multiplié les citations; mais nous les introduisons généralement par les remarques ou les explications qui nous ont semblé nécessaires pour faciliter la compréhension.

 

Le Miroir du Salut Éternel

 

1
Ce qu'est ce livre

(Chapitre 1)

 

Ruysbrœck introduit son œuvre en insistant fortement sur le fait que son Libre "est bien un miroir, où en toute vérité on peut lire Dieu, toute vertu et l'éternelle vie. C'est pourquoi on l'a appelé Le Miroir du Salut Éternel. Qui s'y mire fait sagement."

Ruysbrœck présente à la novice à qui il s'adresse, et à tous ceux qui font "vraiment profession" dans un monastère, comme un résumé de sa doctrine, développée à travers différents thèmes résumant la foi des chrétiens et les exigences divines. Ruysbrœck rappelle le sacrifice du Christ "qui a livré sa chair et son sang en nourriture et en breuvage... et qui veut vivre et habiter en nous, et être lui-même notre vie..." Il faut donc vivre pour Lui, le Christ, et chanter ses louanges. D'où le conseil de Ruysbrœck à sa  novice: "Donnez au Christ, votre Époux, tout ce que vous êtes, tout ce que vous avez et ce qui est en votre pouvoir. Faites-le d'un cœur libre et généreux... En retour, Il vous ouvrira son Cœur aimant et glorieux... Vous y trouverez bonheur et croissance et vous grandirez en amour affectif."

Ces conseils aux jeunes religieux sont bien connus et Ruysbrœck ne fait que reprendre ce que pratiquent également beaucoup de vrais chrétiens. Mais soudain Ruysbrœck change d'échelle et de tonalité. Voici qu'il déclare, parlant de Notre Seigneur: "En lui et de lui coule la source de santé éternelle, et de ses blessures s'échappe un baume qui guérit tous les maux... Puissiez-vous y pénétrer, en goûter et ressentir la douceur!... Le Seigneur vous montrera le chemin d'amour qui conduit à son Père... Vous devez donc présenter et offrir le Christ d'un cœur humble et généreux, comme votre vraie offrande... À son tour il vous offrira avec lui-même à son Père céleste... et le Père vous accueillera avec son Fils dans un embrassement plein d'amour."

Cependant Ruysbrœck revient rapidement à des choses plus modestes, pour présenter les trois états dans lesquels peuvent, et doivent entrer tous ceux qui "appartiennent à la famille de Dieu".

 

– La première comprend les hommes vertueux de bonne volonté, qui, veulent mourir au péché.

 

– La deuxième, ce sont les hommes intérieurs qui pratiquent avec perfection toutes les vertus.

– La troisième catégorie se compose des hommes élevés, remplis de lumière, qui noyés dans l'amour de Dieu, s'anéantissent dans l'unité avec Dieu.

"Ce sont là trois états ou trois degrés, où se pratiquent tous les modes de sainteté..."

 

2
Les débuts dans la vie mystique

 

2-1-Les commençants (Chapitre 2)

Ruysbrœck rappelle que "Le premier et le plus humble degré de vie qui ait en Dieu son origine... est une vie vertueuse, qui meurt au péché et qui croît en vertus."

    2-1-1-La vie vertueuse

Voici comment cela se fait: "Le Saint-Esprit présente sa grâce au cœur de l'homme... qui ouvre à Dieu son cœur et sa volonté, et reçoit... l'amour divin lequel chasse dehors l'amour désordonné des créatures." Mais la vie sainte ne se maintient qu'en luttant, aussi faut-il loyalement "chercher et aimer Dieu par-dessus toute chose." Il faut ensuite s'établir dans l'amour de Dieu, et, dit Ruysbrœck, "ainsi chaque fois que l'on rentre en soi-même, on peut goûter et éprouver la bonté de Dieu."

Mais attention! rappelle Ruysbrœck à la novice: "Ne chercher dans l'amour aucun intérêt propre, ni goût, ni consolation... D'ailleurs, sachez bien que tout ce que vous pouvez désirer, l'amour vous le donnera, sans que vous fassiez rien pour cela. Car si vous possédez le vrai amour de Dieu, tous vos désirs sont comblés."

De nouveau Ruysbrœck change d'échelle et ne craint pas d'affirmer: " Il y a l'Amour qui vous dépasse, c'est l'Esprit même du Seigneur. En lui on est élevé à l'unité avec Dieu... et l'amour qui est en vous, c'est la grâce de Dieu et votre bonne volonté... C'est Dieu même qui vit et habite en vous...

De plus, il y a un amour qui existe entre vous et Dieu, et qui est fait de saints désirs tout enflammés pour sa gloire... Enfin, il y a, comme au-dessous de vous-même, un amour qui se répand et atteint le prochain par les œuvres de miséricorde...

Dans l'exercice de cet amour, vous devez conserver vos bonnes coutumes et votre règle... selon les commandements de Dieu et les prescriptions de la sainte Église."

    2-1-2-Les conseils de Ruysbrœck

Le résultat de ce qui précède, c'est que l'âme gagne de l'empire sur elle-même, triomphe du monde, meurt au péché: sa vie est vertueuse. Mais il faut aller plus loin: élever les yeux et son cœur vers le ciel, où est notre trésor et notre Bien-aimé. Ainsi, dès que l'âme le désire, elle peut "contempler celui qu'elle aime. C'est d'ailleurs chose facile à celui qui aime, car les yeux suivent le bien-aimé et le cœur de l'homme va là où est son trésor, selon la parole du Seigneur."

Ceci dit, Ruysbrœck déclare que sa novice doit s'appliquer aux pratiques de son ordre et aux prescriptions de sa règle. Il ne faut pas non plus se troubler, durant la prière, "des pensées et des imaginations étrangères, d'où qu'elles viennent, mais se hâter de retourner vers Dieu..." Et elle doit préférer les exercices intérieurs d'amour à toutes sortes de bonnes œuvres extérieures, et demeurer le plus possible en silence.

Viennent ensuite quelques conseils pratiques concernant le boire, le manger, les images impures, les songes et les imaginations, etc... Toutefois Ruysbrœck ne craint pas de dire: "D'ailleurs, songes et imaginations ne sont pas des péchés, et nul ne peut s'en garder pleinement, car nous n'en sommes pas les auteurs."

Autre avertissement: "Il peut se faire encore que vous ressentiez en vous de la tiédeur, de la lourdeur et de la tristesse, que vous vous trouviez sans goût ni attrait, sans nulle ardeur pour les choses spirituelles; pauvre, misérable, abandonnée et privée de toute consolation divine. Vous vous sentirez chargée d'ennui et dépourvue de tout attrait... N'en ayez aucun souci, mais remettez-vous entre les mains de Dieu, souhaitant que sa volonté se fasse et que sa gloire soit procurée... C'est par le renoncement à vous-même que vous obtiendrez cette grâce... Vous comprendrez que Dieu vous aime et que vous lui êtes agréable...

En considérant, d'autre part, vos péchés, vos manquements et vos nombreux défauts, vous y trouverez une cause de peine et de regret. Vous comprendrez en même temps combien vous êtes indigne de toute consolation et de tout égard de la part de Dieu et vous considérerez tous ses dons comme venant de sa fidélité éternelle, et de sa miséricorde..."

Mais il se peut aussi que vous ressentiez "maintes choses extraordinaires que ceux-là seuls connaissent qui s'adonnent à un tel amour: car la joie et l'amour dilateront votre cœur. Vous aimerez Dieu alors, vous le remercierez et le louerez, mais en même temps, vous sentirez que pour agir ainsi tout vous manque et vous fait défaut..." Et le cœur en ressent alors une blessure douloureuse.

Il se peut aussi "que Dieu se cache et retire sa main; entre lui et vous il met des ténèbres... mais, si Dieu a disparu à vos yeux, vous ne lui êtes pas néanmoins cachée; car il vit en vous..." En conséquence, Ruysbrœck demande instamment à l'âme religieuse, de contempler la souffrance de  Jésus, son époux, pendant sa Passion.

Dans une sorte de parenthèse, Ruysbrœck évoque également les gens simples, le plus souvent illettrés, ce qui était courant au XIVème siècle; il écrit: "Les gens simples et de peu d'intelligence, qui désirent mener une vie conforme à la très chère volonté de Dieu, doivent, dans l'humilité de leur cœur, désirer et implorer de sa bonté le don de l'Esprit de sagesse, qui les fera vivre selon son bon plaisir et sa très aimable volonté[2]... "

2-2-Les progressants (Chapitre 3)

    2-2-1-Donner sa volonté à Dieu

Ruysbrœck évoque la souffrance de Jésus qui doit aussi être la nôtre. Il précise: "Lorsque le Christ se livra au bon vouloir de son Père, cet abandon fut fait avec un amour si fort et si ardent dans son esprit, accompagné d'une telle anxiété dans la nature, que de son corps s'échappa une sueur de sang qui se répandit jusqu'à terre. Or, c'est par cet abandon volontaire et par cet amour qu'il nous a achetés à son service et à celui de son Père..." 

Mais le Père et le Fils avec le Saint-Esprit nous aiment et ils nous aimeront éternellement. Aussi Ruysbrœck poursuit-il: "si nous voulons suivre le Christ, nous devons abandonner notre propre volonté et vivre de la sienne." Alors, sa volonté devient nôtre, et nous sommes ses amis privilégiés, nous devenons les fils de Dieu. 

Nous ne pouvons pas nous racheter nous-mêmes, mais lorsque nous suivons le Christ, nos œuvres s'unissent aux siennes et sont ennoblies par sa grâce. "Son Esprit consume le nôtre d'amour et le plonge dans l'abîme de ses grâces et de sa libre bonté. Notre esprit y est baptisé, rendu libre et uni à son esprit."

Notre volonté devient la volonté de Dieu; libre, elle  ne fait plus qu'un avec la volonté libre de Dieu. "Notre esprit, sous l'action de l'amour, est élevé et emporté jusqu'à l'unité d'esprit, de volonté et de liberté avec Dieu. Et dans cette liberté divine l'esprit de l'homme est élevé en amour au-dessus de sa propre nature..."

    2-2-2-Les béatitudes

Ruysbruœck conduit maintenant ceux qui progressent dans l'amour et la volonté de Dieu, jusqu'aux béatitudes:

– "Ils sont vraiment pauvres d'esprit ceux qui n'ont rien conservé; et c'est pourquoi ils sont bienheureux, car l'amour de Dieu est leur vie."

– Ils sont bienheureux encore davantage, parce qu'ils sont doux et humbles... Ils ont toujours la paix de cœur et d'esprit.

– Ils sont bienheureux parce qu'ils gémissent et pleurent sur leurs défaillances journalières ainsi que sur les péchés de tous les hommes, souffrant de voir Dieu si peu connu, si peu aimé...

– La quatrième béatitude consiste en une faim et une soif, un désir brûlant et éternel que Dieu soit aimé et loué de toute créature au ciel et sur la terre.

– Du fond du cœur, humblement et libéralement, on souhaite que Dieu répande sa grâce et ses faveurs au ciel et sur la terre, afin que tous soient comblés de ses dons, lui rendent grâces et le louent éternellement." C'est la cinquième béatitude.

– Ceux-là, s'ils persévèrent, d'un cœur pur et dépouillé d'images, peuvent contempler Dieu.

– "La septième forme de béatitude consiste en un retour amoureux en Dieu et dans la paix divine... avec toutes les puissances, en compagnie de tous les bienheureux présents et à venir... ce sont les pacifiques, qui possèdent la paix avec Dieu, avec eux-mêmes et avec toutes les créatures..."

    2-2-3-Une mise en garde

Ruysbrœck rappelle que, comme le Christ, "nous devons descendre avec lui par la pauvreté, la misère, la tentation, la lutte contre notre chair, contre le démon et contre le monde. C'est dans la lutte, en effet, qu'il nous faut vivre et mourir, comme de pauvres hommes... Aussi devons-nous nous conserver nous-mêmes dans sa grâce. Pour cela, il faut affliger et crucifier notre chair et notre nature, en résistant aux tentations, aux vouloirs et aux désirs mauvais qui peuvent s'élever en nous contre l'honneur de Dieu... Car nous sommes instables et répandus en une foule de pensées et d'imaginations, tant que nous vivons ici-bas dans le temps..."

Nous souffrirons des persécutions, comme le Christ nous l'a annoncé, "et  nous devons nous en réjouir, selon la parole du Christ, car nous avons une récompense pleine et surabondante dans le ciel... C'est pourquoi il vaut mieux être avec le Christ dans la tribulation et la souffrance, que d'être sans lui dans la joie et les délices..." (Chapitre 3)

Ruysbrœck, s'adressant toujours à la novice, traite ensuite longuement de l'Eucharistie. Nous examinerons son étude plus loin, préférant, quant à nous, poursuivre, à partir du chapitre 17 le chemin de la vie mystique, et particulièrement de la vie contemplative.

 

3
La vie contemplative

(Chapitres 17 et 18)

 

3-1-La vie spirituelle. L'homme à l'image de Dieu

Il y a des âmes "qui découvrent en elles-mêmes et reconnaissent une vie supérieure, c'est-à-dire une vie où s'unissent l'incréé et le créé, Dieu et la créature." En effet, Dieu nous a donné la vie éternelle, "et cette vie demeure toujours dans le Père, elle s'écoule avec le Fils et elle est réfléchie avec le Saint-Esprit dans la même nature, et ainsi vivons-nous éternellement dans notre image de la sainte Trinité et de l'Unité paternelle... De cette image de Dieu notre vie tire trois propriétés, qui nous donnent la ressemblance avec l'image reçue: car notre vie a l'être, elle contemple et elle retourne sans cesse vers la source de notre nature créée. Là nous vivons de Dieu et pour Dieu; Dieu vit en nous et nous en lui... Cette vie supérieure est la racine et la cause de toute vie et de toute sainteté... "

Par cette vie supérieure nous sommes tous unis à Dieu. Cette vie éternelle et céleste, née de l'Esprit-Saint, est alimentée sans cesse par l'amour entre Dieu et nous. Notre vie créée est donc une seule vie avec celle que nous possédons en Dieu. Et la vie éternelle que nous possédons en Dieu est sans intermédiaire, une avec Dieu; mais nous ne sommes pas Dieu et nous ne nous sommes pas faits nous-mêmes. Dieu nous a connus et voulus éternellement en Lui-même. Il est en nous lumière et vérité.

Après avoir exposé ces quelques vérités fondamentales, Ruysbrœck précise: "Au commencement du monde, lorsque Dieu voulut faire le premier homme... il dit: 'Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance.'... Il a donc créé chaque âme à l'état de miroir vivant où il a imprimé l'image de sa nature... Notre être créé, en effet, vit dans l'image éternelle que nous avons dans le Fils de Dieu, et notre image éternelle est une avec la Sagesse de Dieu et vit dans notre être créé..."  

3-2-L'amour de Dieu

    3-2-1-Le Royaume de Dieu

Ce qui précède nous éblouit: comment, dès lors, vivre notre qualité extraordinaire d'image de Dieu. Ruysbrœck s'est aussi posé la même question et il tente d'y répondre: "Si, à notre tour, nous consentons à le reconnaître, à l'aimer et à nous attacher à lui, nous serons saints et bienheureux, élus pour l'éternité. Notre Père céleste nous montrera alors, au sommet de notre âme, sa clarté divine; car nous sommes son royaume et il habite et règne en nous." Comme le soleil pénètre la terre de ses rayons et la rend féconde, Dieu répand dans nos âmes "ses dons divins de science, de sagesse, de claire intelligence... C'est là le vrai ornement du royaume de Dieu dans notre âme."

Dieu fait encore plus pour nous: "Il fait jaillir des étincelles brillantes et enflammées, qui remuent et embrasent d'un amour de feu le cœur et les sens, la volonté et le désir, toutes les puissances de l'âme, dans une tempête, un emportement, une impatience d'amour sans mesure... Par lui toutes nos puissances sensibles sont entraînées vers un sentiment intérieur; il fait que notre cœur aime, désire et goûte, et il donne à notre âme de contempler et de fixer son regard; il répand en nous la dévotion et nous fait monter en flammes brûlantes."

    3-2-2-Les miroirs

Nous ne pouvons comprendre ces choses qui nous aveuglent. Notre raison est dépassée. "Mais au-dessus de la raison, au plus profond de l'intelligence, l'œil simple est toujours ouvert; il contemple et fixe la lumière d'un regard pur, éclairé de la lumière même, œil contre œil, miroir contre miroir, image contre image..."

Mais cela ne peut se faire qu'avec la grâce de Dieu. "C'est en Notre-Seigneur Jésus-Christ, comme en un miroir pleinement fidèle, que Dieu se montre à qui il veut, c'est-à-dire à ceux qui se renoncent eux-mêmes et obéissent à sa grâce en toutes circonstances, pour agir ou s'abstenir et pour pratiquer toutes les vertus...

Par la foi, l'espérance et la charité ils s'élèvent au-dessus de toutes leurs œuvres jusqu'à cette vue nue de l'âme, qui est l'œil simple toujours ouvert, au-dessus de la raison, dans le fond même de notre intelligence. Là se montre la vérité éternelle qui inonde notre vue nue, c'est-à-dire l'œil simple de notre âme... Là, au-dessus de notre compréhension, dans le domaine de notre intelligence, il nous donne sa clarté incompréhensible.

Et le Père avec le Fils font couler en nous leur amour insondable, qui dépasse l'activité de la volonté... Là nous sommes sous l'action et l'influence transformantes de l'Esprit de Dieu; là nous devenons simples. Car toutes nos puissances faiblissent dans leurs propres œuvres, elles fondent et s'écoulent en face de l'amour éternel de Dieu. Voilà pourquoi on appelle cette vie une vie anéantie dans l'amour..."

C'est l'entrée dans la vie mystique. (Chapitre 18)

 

4
La vie mystique

 

4-1-L'union à Dieu

Ce que nous appelons la vie mystique, c'est "la vie qui s'anéantit dans l'amour, dans l'état de vide, dans la nature simple et la pureté de l'esprit." L'homme atteint un état de vide, l'évanouissement de toutes images. La pureté de notre esprit, c'est l'union avec l'Esprit de Dieu. Nous vivons au-dessus de notre raison que cependant nous gardons, "et nous avons conscience de toucher et d'être touchés, d'aimer et d'être aimés, de recommencer toujours et de rentrer en nous-mêmes, d'aller et de venir comme l'éclair dans le ciel. Car de lutter ainsi et de combattre en l'amour, c'est remonter un courant: nous ne pouvons ni franchir ni dépasser notre nature créée."

Le toucher de Dieu, qu'est-ce que c'est? C'est la rencontre intime entre Dieu et l'âme. De la source vive qu'est l'Esprit-Saint, "jaillit avec abondance un flot si puissant, si divinement impétueux, que nous ne pouvons pénétrer dans l'abîme de son amour sans fond: c'est le toucher de Dieu. Et c'est pourquoi nous nous tenons toujours en nous-mêmes, au-dessus de la raison et sans images, les yeux fixés sur la beauté incompréhensible et tendant vers elle de toutes nos forces."

Devant les yeux attentifs de l'âme, le Père "engendre son Fils, sa clarté infinie; il fait écouler son Esprit, il donne son amour comme prix de cet intime effort de l'esprit humain tendu vers l'éternité... Et nous devenons fils de Dieu par grâce... Dans son esprit nous goûtons son amour. L'union nous rend un même esprit, un même amour, une même vie avec lui, mais nous demeurons toujours créatures... nous sommes autres que lui[3]."

4-2-Le Fils de Dieu

Nous ne serons jamais Dieu; c'est un thème sur lequel Ruysbrœck insiste constamment. En effet, même si le Fils de Dieu a pris notre nature et s'est fait homme lui-même, il ne nous a pas faits Dieu. Et Ruysbrœck de s'expliquer: "Le Fils de Dieu a une âme, créée du néant, et aussi un corps formé du sang très pur de la Vierge Marie, âme et corps qui sont tellement siens et si bien unis, qu'il est tout à la fois le Fils de Dieu et le fils de Marie, Dieu et homme dans une seule personne. Et de même que l'âme et le corps ne font qu'un seul homme, de même le Fils de Dieu et Jésus le Fils de Marie ne sont qu'un même Christ vivant, Dieu et Seigneur du ciel et de la terre; car son âme sainte est informée par la Sagesse de Dieu. Elle n'est pas Dieu cependant, ni de la nature divine, car Dieu ne devient pas créature. Mais les deux natures demeurant distinctes sont unies en une seule personne divine: c'est Jésus-Christ notre cher Seigneur. Il est seul avec Dieu au-dessus de toutes créatures, prince vivant et tout-puissant au ciel et sur la terre, et personne autre ne lui ressemble..."

Ruysbrœck peut maintenant s'attarder en contemplant la grandeur de son "cher Seigneur": Jésus-Christ. (Chapitre 20)

4-3-Contemplation du Fils de Dieu  (Chapitre 20)

Ruysbrœck ne raconte pas les évangiles, ni la vie de Jésus-Christ. Non, il s'attarde simplement à Le contempler.

    4-3-1-L'humanité de Jésus

L'âme de Jésus fut créée et unie à la Sagesse de Dieu. Son intelligence était si claire et si lumineuse qu'elle connut distinctement toutes les créatures présentes et à venir. Son humanité reçut, des mains du Père céleste, puissance et plein pouvoir sur toutes choses au ciel et sur la terre. Malgré cela "le Seigneur était humble, patient, doux et miséricordieux, plein de grâce et de fidélité, obéissant, abandonné dans sa volonté, sans reproche; il a adoré son Père, puis il s'est livré à la mort pour nous... Il est notre règle et le miroir selon lequel nous devons vivre... Son nom béni de Jésus était prévu de toute éternité... Il était Fils de Dieu et Fils de la Vierge Marie, Dieu et homme dans une seule personne..."

Par sa mort , Jésus nous a rachetés et délivrés de la mort. Il est monté au ciel et il est assis à la droite de son Père, "il est Seigneur de tous les seigneurs et Roi de tous les rois, et son règne n'a ni fin ni commencement."

    4-3-2-Arguments contre les hérésies ambiantes (Chapitre 20)

Encore une fois Ruysbrœck profite de son enseignement pour fustiger les hérésies qui sévissaient alors dans le Brabant. Il écrit: "On trouve des gens impies et insensés qui prétendent être le Christ ou même Dieu... Or, il n'y a qu'un Dieu et qu'un Christ; et ce même Christ est Dieu et homme, ce qui n'appartient qu'à lui seul... L'union hypostatique confère à son humanité sagesse et puissance au-dessus de tout ce qui est inférieur à Dieu...

Et le Seigneur est seul héritier du royaume de Dieu par nature et par grâce, car il est le premier-né de son Père et de sa mère, prince et chef de tous ses frères... Nous serons pour l'éternité avec lui... Jésus nous montrera sa face glorieuse plus claire que le soleil... Nous verrons sa clarté[4]; ce sera la plus grande béatitude dont nous puissions jouir avec notre cher Seigneur Jésus-Christ dans son royaume éternel."

Mais nous sommes encore sur la terre; aussi Ruysbrœck doit-il indiquer où la vraie contemplation mystique doit nous conduire:

 

5
La vraie contemplation

 

5-1-La vie supérieure qui est en nous (Chapitre 21)

"Maintenant, dit Ruysbrœck à sa correspondante,  élevez toute votre âme et votre vue nue au-dessus de tous les cieux et de tout ce qui est créé; car je veux vous montrer la vie supérieure qui est cachée en nous et qui renferme notre béatitude la plus haute... Regardez donc et comprenez, vous tous qui êtes élevés dans la lumière divine: je ne m'adresse à aucun autre, car ils ne sauraient m'entendre."

Et Ruysbrœck d'avertir ses futurs lecteurs: "La vie supérieure que Dieu a établie en nous peut se considérer de quatre manières: quant à sa nature, son exercice, son essence et sa superessence.

    5-1-1-La nature de la vie (Chapitre 22)

"La nature de la vie éternelle que nous possédons consiste pour nous à être nés de Dieu, et cette vie ne fait qu'un avec Dieu, elle vient de Dieu en nous et elle retourne de nous en lui. C'est volontairement, en effet, que notre Père céleste nous a engendrés et élus en son Fils. Ainsi sommes-nous fils de Dieu par grâce et non par nature; car c'est en la grâce de Dieu que nous avons une surnature et une vie éternelle... Si nous voulons apercevoir et découvrir en nous cette vie éternelle, nous devons par le moyen de l'amour et de la foi nous élever au-dessus de la raison jusqu'à la simplicité du regard où nous découvrons, engendrée en nous, la clarté de Dieu, c'est-à-dire l'image même de Dieu... L'image de Dieu est reçue par le regard de chacun, tout entière et sans partage... et lorsque nous sommes ravis et transformés par sa clarté, nous nous oublions nous-mêmes et ne faisons plus qu'un avec elle..."

    5-1-2-L'exercice de la vie supérieure (Chapitre 23)

Ruysbrœck veut que sa fille spirituelle monte encore plus haut. Il lui écrit: "Comprenez bien et élevez votre regard intérieur jusqu'au sommet le plus haut de vous-même..." là où vous êtes unie à Dieu. "L'union avec Dieu, c'est pour nous un état vivant et éternel, où Dieu habite en nous et nous en lui. Cette union est vivante et féconde, elle ne peut demeurer inactive; mais elle se renouvelle sans cesse en amour par de nouvelles rencontres..." Dieu nous attire, et nous le suivons; il nous donne et nous recevons; il touche, et nous sommes touchés. "Notre Père céleste, en effet, habite en nous et il vient nous visiter lui-même, nous élevant au-dessus de la raison et de toute considération. Il nous dépouille de toute image et nous entraîne jusqu'à notre principe: là nous ne rencontrons qu'une nudité déserte et sans images, qui répond toujours à l'éternité.

C'est là que le Père nous donne son Fils..." lequel est la clarté même qui nous enveloppe et que nous ne pouvons saisir, "car nous ne pouvons atteindre ni saisir ce qui nous dépasse. C'est ici que le Père est vu dans le Fils et le Fils dans le Père, puisqu'ils sont un en nature... Et le Saint-Esprit se donne à son tour et vient nous visiter, il touche l'étincelle ardente de notre âme, étant ainsi le principe et la source d'un amour éternel entre nous et Dieu."

Au contact de l'amour de Dieu, avide et libéral, qui réclame sans cesse,  tout en s'offrant, "l'âme aimante devient singulièrement dévorante et avide, s'ouvrant toute grande, et souhaitant avoir tout ce qui lui est montré. Mais elle est créature et elle ne peut ni comprendre ni embrasser le tout de Dieu. Et c'est pourquoi elle doit tendre, aspirer de toutes ses forces et demeurer toujours altérée et affamée..." (Chapitre 23)

    5-1-3-L'essence de la vie supérieure (Chapitre 24)

Ruysbrœck peut parler maintenant de ce qui a trait "à l'essence de la vie supérieure, où nous sommes un avec Dieu au-dessus de tout exercice d'amour, dans une fruition éternelle... C'est une inaction bienheureuse, quelque chose qui dépasse l'union, l'unité avec Dieu, où personne n'agit plus que Dieu seul. Car son action, c'est lui-même et sa propre nature...

Au-dessus de la raison et en dehors de la raison, nous recevons un clair savoir... nous sommes transportés hors d'esprit dans son amour. Alors il n'y a plus de demande ni de désir, il n'y a plus à donner ni à recevoir; mais c'est seulement une essence bienheureuse et inactive, couronnement et récompense essentielle de toute sainteté et de toutes vertus. C'est bien là ce que souhaitait notre cher Seigneur Jésus-Christ lorsqu'il disait: 'Père, je veux que tous ceux que vous m'avez donnés soient un comme nous sommes un.' Par sa grâce et avec lui nous aimons et recherchons notre Père céleste...

Lorsqu'au-dessus de tout exercice d'amour nous sommes embrassés et saisis avec le Père et le Fils dans l'unité du Saint-Esprit, alors nous sommes tous un, comme le Christ, Dieu et homme, est un avec son Père dans leur mutuel amour sans limite..." Cela est hors de la capacité de compréhension de toute créature.

    5-1-4-La superessence de la vie supérieure (Chapitre 25)

Ruysbrœck vient de nous conduire vers des hauteurs insoupçonnables. Il veut maintenant nous faire découvrir un état superessentiel de contemplation, de connaissance et d'amour, qui naît quand nous sommes un avec Dieu dans son amour. Cet état, "s'appelle vivre en mourant et mourir en vivant, c'est-à-dire passer de notre essence dans notre béatitude superessentielle. Là nous avons Dieu en nous et nous sommes bienheureux dans notre essence... nous sommes bienheureux et béatitude même dans l'essence de Dieu, là où il jouit de lui-même et de nous tous dans sa très haute nature. C'est là le cœur de l'amour qui se cache dans une obscurité et un non-savoir insondables. Ce non-savoir est une lumière inaccessible, c'est l'essence même de Dieu..."

Ces notions sont très complexes; aussi Ruysbrœck donne-t-il quelques précisions: "Mais quand je dis que nous sommes un avec Dieu, il faut l'entendre de l'amour et non pas de l'essence ni de la nature. Car l'essence de Dieu est incréée, tandis que la nôtre est créée; entre Dieu et la créature la distinction est immense... Ainsi donc nous sommes bienheureux dans notre essence quand nous vivons en amour; mais nous devenons béatitude dans l'essence de Dieu quand, morts à nous-mêmes dans l'amour, nous passons jusqu'à la fruition de Dieu...

5-2-Prière finale

Incontestablement, tous ceux qui lisent Ruysbrœck sont éblouis; mais ils sont aussi inquiets: comment les pauvres hommes que nous sommes, mêmes les plus saints, consacrés à Dieu dans la vie sacerdotale ou religieux, ou encore dans le monde, attachés aux soins de leurs familles, soins voulus par le Seigneur, comment, nous, hommes faibles, fragiles et pécheurs, pourrons-nous atteindre de tels sommets spirituels? Ruysbrœck a devancé nos questions et à l'avance, il nous a dit: priez.

"Maintenant priez tous avec ferveur auprès de notre cher Seigneur, avec un véritable amour, en faveur de chacun de ceux qui ont fait ou écrit ceci[5], pour nous donner le savoir; et pour ceux qui lisent et entendent, afin qu'ils soient tous élus, dans le royaume de là-haut, où tous d'un commun accord, éternellement et sans fin, chanteront les louanges de Dieu... "  Puis l'auteur demande l'aide de Jésus le Fils de Dieu, afin que, dans le Royaume de Dieu nous contemplions la face si belle de notre Bien-Aimé: "En elle nous nous glorifierons et toujours jubilerons... Avec Dieu nous aurons règne... Alors nous pratiquerons son amour, et lui-même à nous se donnera, et en lui nous habiterons..." Mais voici les conditions:

"Maintenant observons ses commandements, car il est un Dieu véritable dans la Trinité des personnes... Il mérite une louange éternelle. Bienheureux qui soupire vers lui!"

Voici qui est très consolant pour nous, pauvres hommes du XXIème siècle: Ruysbrœck priait et demandait déjà, de son vivant, des prières pour tous ceux qui liraient ses ouvrages.


[2] Il ne faut pas oublier que nous sommes aux alentours de 1359, donc encore au Moyen-âge. Ruysbrœck, issu d'une famille très aisée, conserve, malgré sa sainteté, la mentalité de son époque.
[3] Chaque fois qu'il le peut, Ruysbrœck a soin de combattre les hérésies qui sévissaient alors aux Pays-Bas.
[4] Sa gloire, disons-nous aujourd'hui.
[5] Le Miroir du salut Éternel

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