Introduction
Le
livre de Jean de Ruysbrœck: "L'Anneau ou la Pierre brillante" suit
immédiatement le long ouvrage intitulé "L'Ornement des Noces
spirituelles". Il aurait été composé vers 1336, probablement à la
demande d'un ermite Arnold de Diest.
À la fin d'un entretien spirituel avec Ruysbrœck, l'ermite aurait
demandé à ce dernier d'écrire ce qui avait fait l'objet de leurs
échanges, afin qu'il pût en faire profiter ses frères. C'est ainsi
que Ruysbrœck aurait pris la décision de rédiger "L'Anneau ou la
Pierre brillante".
Il y a des liens très
étroits entre les Noces Spirituelles et l'Anneau qui est comme un
résumé des Noces spirituelles, tout en les complétant par endroits.
L'auteur expose les grandes lignes de la vie spirituelle que tous
les hommes peuvent vivre; il indique ce qui rend l'homme juste et ce
qui peut le conduire sur le chemin de la perfection. Cependant, dans
l'Anneau, Ruysbrœck insiste beaucoup sur la vie contemplative, et
sur ce qui la différencie de la contemplation de la vision
béatifique, thème abordé à l'époque par le pape Benoît XII dans la
constitution "Benedictus Deus".
Nous devons faire ici
quelques remarques. Dans ses œuvres, en bon pédagogue, Ruysbrœck a
soin de répéter ses enseignements, de multiplier les redites: il
sait que les hommes "ont la tête dure", et qu'il faut prendre du
temps pour leur faire comprendre les choses de Dieu, toujours
difficiles. Et les sujets abordés dans les œuvres de Ruysbrœck,
surtout la vie contemplative, sont particulièrement ardus.
D'ailleurs Ruysbrœck redit souvent que la
vie mystique la plus élevée, où l'âme s'unit d'une façon spéciale à
Dieu, "ne peut être comprise que par celui qui en a fait
l'expérience."
Craignant d'être mal compris, ce qui
arrivera à plusieurs reprises, Ruysbrœck tenta de s'expliquer tout
en précisant que la vie contemplative même la plus haute, ne
dispensait jamais de "la pratique active des vertus et des
œuvres".
Avertissement
Le seul but de
Ruysbrœck, en écrivant ses œuvres, était de conduire les âmes à la
perfection. Pour cela il rappelle souvent les bases de la foi
catholique, et les obligations qui y sont liées. Il donne ensuite
les moyens d'entrer dans la vie intérieure, que tous les hommes
peuvent atteindre, -ou devraient pouvoir atteindre-, puis,
brusquement Ruysbrœck change de registre et pénètre dans la vie
contemplative, même la plus élevée. Et le lecteur perd pied...
Ruysbrœck en a parfaitement conscience puisqu'il a soin de dire que
peu d'hommes peuvent atteindre la vraie vie contemplative. Alors,
comment lui, Ruysbrœck a-t-il eu connaissance de ces choses? Les
a-t-il expérimentées? Certainement.
Nous savons que
Ruysbrœck fut un très grand mystique et les descriptions qu'il donne
de la vie d'union avec Dieu le prouvent. Pourtant il ne parle jamais
de lui, et l'on serait en droit de se dire: dit-il la vérité, ou
imagine-t-il la vie avec Dieu, dans la Trinité Sainte? La réponse,
nous la trouvons dans quelques témoignages rapportés par ceux qui
l'ont bien connu.
Ainsi, l'un de ses tout
premiers bibliograples, resté dans l'anonymat, écrit: "Bien que
ses écrits attestent abondamment combien sublime fut le
contemplateur, et fervent l'amant de Dieu, il est bon cependant de
le prouver par quelques exemples. Un jour qu'à son habitude il
s'était avancé dans la forêt, il s'assit sous un arbre; et là,
pénétré de la douceur de la divine visite, il oublia à tel point les
choses présentes, que son absence fut plus longue qu'à l'ordinaire.
Les frères, anxieux de l'absence de leur Prieur, commencèrent à le
chercher de tous côtés... Un frère... vit au loin un arbre ceint de
tout côté et comme rayonnant de flammes. Et, s'avançant plus près,
il vit l'homme de Dieu, encore tout hors de soi, assis sous l'arbre,
dans l'enivrement de la ferveur de la présence divine." (Texte
cité par Denys le Chartreux dans ses Contemplations, Livre 3).
Ruysbrœck avait une
grande dévotion pour l'Eucharistie et il célébrait sa messe avec
une intense ferveur. Le même hagiographe anonyme raconte: "Un
jour, comme il était au sacré Canon, (de la Messe) il sentit affluer
en lui une telle abondance de grâce, que... ses sens défaillirent
presque... ce qui épouvanta le servant, dans l'ignorance où il
était, que ce n'était pas tant par la débilité des forces
naturelles, que par l'excessive ardeur de l'amour divin que le fait
s'était produit, comme cela arrivait fréquemment au saint homme,
pendant la célébration de la Messe."
Le narrateur anonyme
continue: "Vers la fin de sa vie... malgré son grand âge il ne
cessa pas d'achever le sacrifice de la Messe avec une extrême
ferveur de dévotion. Mais il lui arriva de nouveau, par suite de la
visite divine, une pareille défaillance corporelle, à tel point, que
le servant s'imaginait qu'il ne pourrait vivre... À peine l'Office
de la Messe terminé, le servant rapporta le fait au Préfet qui
interdit au saint homme de célébrer l'office de la Messe, par
crainte du danger. Mais l'homme pieux lui dit: 'Je vous en conjure,
ne m'empêchez pas, pour ce motif, de célébrer la Messe, car, ce qui
parait être une conséquence de la vieillesse, n'est que l'effet
accoutumé de la présence de la divine grâce. Cette fois mon Seigneur
Jésus-Christ, en me touchant, m'a adressé de très douces paroles et
m'a dit: Tu es mien, et moi, je suis tien'."
Le même biographe
inconnu tient à souligner que "si le saint homme eut à endurer
souvent les vexations de l'esprit malin, néanmoins, il fut aussi
favorisé de consolations et de visites fréquentes et divines, qui
sont le privilège d'un petit nombre." En effet, "notre
Seigneur Jésus le visita fréquemment, et le combla des plus riches
présents de sa grâce. Un jour spécialement, avec sa très sainte Mère
et tous les saints, il vint le visiter familièrement; et, outre
l'ineffable joie et la consolation de l'âme dont il l'inonda, il lui
fit entendre ces paroles: 'Tu es mon fils bien aimé, dans lequel je
me suis complu.' Et lui donnant une douce étreinte, il dit à sa Mère
et aux saints qui l'environnaient: 'Voici mon enfant d'élection'."
On peut juger ainsi
combien grand était auprès de Dieu, le mérite de celui à qui Dieu
même rendait un tel témoignage. On comprend aussi que ce sont ces
colloques qu'il eut avec le Seigneur qui lui révélèrent les mystères
et les secrets dont il parle dans ses nombreux écrits.
Principaux
thèmes traités
Nous savons déjà que le
but unique de Ruysbrœck était de montrer aux âmes
le chemin qui devait les conduire à la
perfection, depuis leurs premiers pas dans la vie spirituelle
jusqu'aux sommets de l'union la plus haute avec Dieu. Tout d'abord,
il redira ce qui rend l'homme juste, puis ce qui l'établit dans la
vie intérieure, et enfin ce qui l'élève jusqu'à la vie
contemplative. Mais insistera Ruysbrœck, "la vie contemplative,
où l'âme s'unit d'une façon spéciale au Verbe de Dieu, ne peut être
comprise que par celui qui en a l'expérience." C'est alors
seulement que l'homme recevra le nom nouveau, dont parle
l'Apocalypse.
Mais, attention! Si Dieu appelle à Lui
tous les hommes, Il désire qu'ils répondent à son appel. Alors, avec
le soutien de ses grâces ils croîtront dans la perfection et dans
l'amour. À ceux qui sauront suivre son appel jusqu'au bout, ses fils
cachés, Dieu donnera d'expérimenter la vie de contemplation divine.
Cependant, "même dans la contemplation la plus haute, la pratique
active des vertus ne perd jamais ses droits." En effet, affirme
Ruysbrœck, "quiconque désire vivre dans l'état le plus parfait
qui existe en la sainte Église doit être un homme rempli de bon
zèle, d'esprit intérieur, contemplatif élevé et communément dévoué à
tous. Ces quatre qualités réunies donnent à celui qui les possède un
état parfait de vie, capable de s'enrichir de grâces plus
nombreuses, en toutes vertus et en connaissance de la vérité, devant
Dieu et devant tous les hommes raisonnables."
L'Anneau ou la Pierre brillante
1
Les qualités qui rendent un homme juste, intérieur, puis
contemplatif
1-1-Comment devenir un homme juste
Ruysbrœck va rappeler les trois qualités
qui rendent un homme juste.
– "La première c'est une conscience pure,
sans remords de péchés mortels. Celui donc qui veut être bon doit
examiner et scruter avec soin sa vie depuis le moment où il a pu
pécher...
– La seconde qualité c'est d'obéir en
toutes choses à Dieu, à la sainte Église et à sa propre raison...
– La troisième qualité qui appartient à
tout homme juste, c'est de poursuivre principalement l'honneur de
Dieu en toutes actions. Si la multitude des œuvres l'empêche d'avoir
Dieu toujours présent devant les yeux, il doit au moins maintenir en
lui l'intention et le désir de vivre en conformité avec la très
chère volonté de Dieu."
Et voici une grande espérance: "Dès
que quelqu'un a résolu en son cœur de posséder ces trois qualités,
si mauvais qu'il ait été auparavant, il devient bon aussitôt,
agréable à Dieu et rempli de sa grâce." (Chapitre 1)
1-2-L'homme intérieur
L'homme devenu juste désire souvent une
vie plus spirituelle, voire intérieure. Trois nouvelles qualités lui
sont nécessaires:
– Tout
d'abord, avoir "le cœur dépouillé d'images, renoncer à toute
satisfaction et affection charnelles... et ne s'attacher qu'à Dieu
seul, afin de pouvoir ainsi le posséder... car Dieu est un esprit
que nul ne peut proprement imaginer... Certes, on peut user des
choses bonnes qui frappent l'imagination, comme les souffrances de
Notre-Seigneur et tout ce qui est capable d'exciter une dévotion
plus grande. Mais pour posséder Dieu, l'on doit aller jusqu'à un pur
dépouillement d'images, c'est-à-dire jusqu'à Dieu même..."
– Ensuite,
posséder une liberté intérieure et spirituelle dans les désirs, afin
"de pouvoir s'élever vers Dieu, sans images ni entraves, par tout
exercice intérieur, c'est-à-dire par action de grâces... et tout ce
qui peut, avec la grâce divine, faire naître en nous affection et
amour, ainsi que zèle intérieur pour toute pratique spirituelle..."
Enfin, "se sentir uni spirituellement
à Dieu, ne poursuivant que l'honneur divin. Goûtant ainsi la bonté
de Dieu et ressentant intérieurement une véritable union avec lui
qui réalise pleinement la vie intérieure et spirituelle, l'homme se
porte vers le désir d'actes intérieurs... Ainsi se renouvellent
action et union...qui constituent la vie spirituelle..."
Ruysbrœck se résume: "L'homme devient
juste, grâce aux vertus morales et à l'intention droite; il peut
devenir spirituel, par le moyen des vertus intérieures et de l'union
à Dieu. Sans ces qualités il ne peut être ni juste, ni spirituel."
(Chapitre 2)
1-3-Le contemplatif
Maintenant Ruysbrœck ne s'adresse plus
qu'à ceux qui désirent vivre de la vie de l'esprit, car "il ne
m'adresse à nul autre." Pour contempler Dieu, l'homme spirituel
doit réunir trois autres qualités:
– Premièrement
l'homme spirituel doit sentir que le fondement de son essence est
sans fond, et il doit ainsi posséder le fondement de son essence.
"L'union avec Dieu que l'homme spirituel ressent en lui-même
apparaît à son esprit comme insondable... Il s'aperçoit en même
temps que par l'amour il est lui-même plongé en cette profondeur,
élevé jusqu'à cette hauteur, perdu en cette longueur, errant en
cette largeur, habitant enfin lui-même en celui qu'il connaît et qui
cependant dépasse toute connaissance. Il se voit comme englouti
lui-même dans l'unité, par le sentiment intime de son union, et
comme plongé dans l'être vivant de Dieu, par la mort à toutes
choses. Et là il se sent une même vie avec Dieu, et c'est le
fondement et la première qualité d'une vie contemplative."
– La
seconde qualité "consiste en un exercice qui se fait au-dessus de
la raison et sans mode. L'unité de Dieu que tout esprit contemplatif
possède par l'amour, exerce éternellement sur les personnes divines
et sur tous les esprits aimants un attrait et un appel à rentrer en
elle-même. Or cet attrait est ressenti plus ou moins par quiconque
aime, selon la mesure de son amour... Le contemplatif, dégagé de
tout... qui n'a plus d'attache propre pour quoi que ce soit, peut
toujours, pur de toute image, pénétrer au plus intime de son esprit.
Là lui est révélée une lumière éternelle, en laquelle il perçoit
l'éternelle exigence de l'unité divine, se sentant lui-même comme un
brasier toujours ardent d'amour, avide par-dessus tout de l'unité
avec Dieu.
Plus il prend conscience de cet attrait
et de cette exigence, plus il les ressent. Et plus son sentiment est
fort, plus il brûle d'être un avec Dieu... L'exigence continuelle de
l'unité divine allume dans l'esprit un éternel foyer d'amour... Sous
l'action supérieure de l'unité tous les esprits défaillent en leur
activité, et ils ne ressentent rien d'autre que l'embrasement dans
l'unité simple de Dieu. Or, nul ne peut expérimenter ni posséder
cette unité simple de Dieu, s'il ne se fixe devant la clarté sans
mesure et dans l'amour qui dépasse la raison et tout mode... Sans
cesse il éprouve en lui-même la brûlure amoureuse, parce qu'il est
entraîné dans l'action supérieure de l'unité divine, là où l'esprit
brûle d'amour..."
– Enfin,
l'âme constate que "l'unité divine... n'est autre que l'amour
sans fond, qui convie amoureusement à la jouissance éternelle le
Père et le Fils et tout ce qui vit en eux. C'est en cet amour que
nous voulons brûler et nous consumer sans fin, pour l'éternité; car
là se trouve la béatitude de tous les esprits. C'est pourquoi nous
devons... nous plonger dans l'amour et nous immerger dans la
profondeur insondable... Nous nous égarerons dans l'amour sans mode
et nous nous perdrons dans la largeur sans mesure de la divine
charité. Là ce sera l'écoulement et l'immersion dans les délices
inconnues de la bonté et de la richesse de Dieu. Nous serons fondus
et liquéfiés, engloutis et immergés éternellement dans sa gloire."
De nouveau Ruysbrœck insiste: "Nul
autre ne saurait comprendre, car personne ne peut enseigner à ceux
qui l'ignorent la vie contemplative..." Mais dès que l'éternelle
vérité se révèle à l'esprit, l'on apprend à connaître tout ce qui
est utile. (Chapitre 3)
1-4-La petite pierre brillante et le nom nouveau
Ruysbrœck se réfère maintenant à
l'Apocalypse qu'il qualifie de Livre des Mystères de Dieu. Il
rappelle que le vainqueur recevra
"une petite
pierre brillante, sur laquelle est écrit un nom nouveau, que nul ne
connaît sinon celui qui le reçoit... Cette petite pierre nommée
calculus,
qu'on peut fouler aux pieds... est d'un éclat brillant, rouge comme
une flamme ardente, petite et ronde, toute plane et très légère; par
elle, nous pouvons entendre Notre-Seigneur Jésus-Christ, car en sa
divinité il est la clarté de la lumière éternelle, la splendeur de
la gloire divine et un miroir sans tache où toutes choses vivent.
Celui donc qui sait tout vaincre et dépasser reçoit cette pierre
brillante, et avec elle la clarté, la vérité et la vie.
Semblable à une flamme ardente, la petite
pierre représente l'amour brûlant du Verbe éternel qui a rempli de
ses feux toute la terre et veut en embraser tous les esprits aimants
jusqu'à les consumer. Elle est si petite qu'on la sent à peine,
lorsqu'on la foule aux pieds. D'où son nom de calculus ou petit
caillou..."
Ruysbrœck rappelle que Jésus, le Fils de
Dieu, "s'était fait si petit dans le temps, que les Juifs l'ont
foulé aux pieds..." Ruysbrœck décrit ensuite la petite
pierre et poursuit: "C'est cette pierre brillante qui est donnée
au contemplatif, et qui porte son nouveau nom." (Chapitre 4)
Il convient ici de noter que Dieu appelle
tous les hommes à s'unir à Lui. Mais, pour qu'ils puissent
bénéficier de tous ses dons divins, les hommes doivent répondre aux
appels divins.
2
Ceux qui répondent aux appels de Dieu
2-1-Les
fidèles serviteurs
Pour Ruysbrœck, les
fidèles serviteurs de Dieu, parfois des pécheurs convertis, "aidés
de la grâce et du secours divin, observent volontiers les
commandements et pratiquent l'obéissance envers Dieu et la sainte
Église; s'adonnant à toutes vertus, ils vivent une vie extérieure ou
active... Dieu les envoie au-dehors, pour accomplir fidèlement leur
ministère envers lui et les siens, en toutes sortes de bons
offices..."
Cependant, ces fidèles serviteurs 'ne
peuvent pratiquer les exercices intimes, ni en faire
l'expérience...' car ils ne sont pas pleinement recueillis en Dieu.
En effet, tant que son cœur est partagé, l'homme regarde au dehors,
il est d'esprit instable et il est facilement touché par ce qu'il y
a d'agréable ou de pénible dans les choses du temps, parce qu'elles
sont encore vivantes en lui. Fidèle aux préceptes divins, il
demeure... ignorant des exercices intimes et de leur pratique... il
se persuade que les bonnes œuvres extérieures accomplies avec
droiture d'intention sont plus saintes et plus utiles que tout
exercice intérieur... Son exercice est plus extérieur qu'intérieur,
plus sensible que spirituel. Par ses œuvres cet homme est un fidèle
serviteur de Dieu, mais il ignore totalement ce que connaissent les
amis secrets. De là vient que souvent des gens inexpérimentés et
tout extérieurs jugent et condamnent ceux qui mènent une vie
intérieure, leur reprochant de demeurer oisifs...
En résumé, tous les amis secrets de Dieu
sont toujours de fidèles serviteurs; mais les fidèles serviteurs ne
sont pas tous des amis secrets, parce que le mode de vie de ces
derniers leur est inconnu. C'est la distinction entre amis secrets
et fidèles serviteurs de Notre-Seigneur."
(Chapitre 7)
2-2-Les amis secrets de Dieu
Les amis secrets de Dieu sont déjà de
fidèles serviteurs. Mais "ils ajoutent encore à l'observance de
ses préceptes, la docilité à ses conseils plus intimes. Ils adhèrent
à lui profondément par amour... et ils renoncent volontiers à tout
ce qu'ils pourraient posséder en dehors de Dieu... De tels amis,
Dieu les appelle et les invite au-dedans, et il leur enseigne la
diversité des exercices intérieurs et les nombreux modes cachés de
la vie spirituelle. Une seule chose est vraiment nécessaire,
c'est l'amour divin, et la meilleure part, c'est la vie
intérieure qui fait adhérer amoureusement à Dieu..."
On pourrait penser que Ruysbrœck a
présenté le plus haut niveau de vie intérieure: il n'en est rien.
En effet, les amis de Dieu "gardent dans leur retour
intime un certain esprit propre, car ils poursuivent l'adhésion
d'amour à Dieu comme la chose la plus parfaite et la plus haute
qu'ils puissent ou désirent atteindre. Aussi sont-ils incapables de
se dépasser eux-mêmes et de s'élever au-dessus de leurs œuvres pour
parvenir à une nudité sans images... Ils éprouvent dans leur
adhésion amoureuse l'union avec Dieu, mais ils rencontrent toujours
en cette union la différence et la dualité qui les séparent de lui.
Le passage simple à la nudité et à l'absence de modes leur reste
ignoré et sans attrait... ils ne peuvent connaître ce regard simple
de la haute mémoire qui est ouverte à la clarté divine. Et bien
qu'ils se sentent élevés vers Dieu par une puissante flamme d'amour,
ils conservent la possession d'eux-mêmes et ne sont ni consumés, ni
anéantis dans l'unité amoureuse...
Bien qu'ils aient peu d'estime pour tout
repos ou satisfaction venant du dehors... ils attachent beaucoup de
prix aux dons divins, aux consolations et aux douceurs qu'ils
ressentent dans l'intime... Ils ignorent le trépas sans modes et
l'égarement fécond en richesses dans l'amour superessentiel, où l'on
ne trouve plus ni fin, ni commencement, ni mode, ni manière..."
Maintenant Ruysbrœck peut présenter
les fils cachés de Dieu, profondément différents des amis de
Dieu, "car les amis ne sentent en eux-mêmes qu'une ascension
vivante d'amour avec les modes qui la caractérisent; tandis que les
fils connaissent de plus la mort d'un trépas simple en une absence
de tous modes. La vie intérieure des amis de Notre-Seigneur est un
exercice d'amour qui les fait monter vers Dieu... mais ils ne savent
pas comment, au-dessus de tous exercices, on possède Dieu d'amour
nu, sans plus agir. Toutefois, animés d'une foi sincère, ils
s'élèvent bien sans cesse vers Dieu; une parfaite charité enfin les
attache à lui comme par une ancre solide. Aussi sont-ils en bonne
voie, agréables à Dieu et prenant en lui leurs complaisances."
Ruysbrœck veut nous conduire encore plus
loin dans l'union à Dieu. Il écrit: "Si nous savions nous
renoncer nous-mêmes et laisser en nos actions tout esprit propre,
nous dépasserions toutes choses avec un esprit pleinement affranchi
d'images et en cette nudité, nous serions sous l'action immédiate de
l'Esprit divin, avec l'assurance d'être vraiment fils de Dieu..."
(Chapitre 8)
Pourtant Ruysbrœck ose une mise en garde
et s'inquiète: "On rencontre des gens qui, sous prétexte de vie
intérieure et dépouillée, refusent toute action et tout service pour
l'utilité du prochain. Ce ne sont évidemment ni des amis secrets, ni
des serviteurs fidèles de Dieu, mais plutôt des hommes faux et dans
l'erreur." (Chapitre 7)
2-3-Les fils cachés de Dieu et la vie contemplative
2-3-1-Comment
devenir des fils cachés?
(Chapitre 9)
Ruysbrœck après avoir réfléchi, déclare:
"Il faut vivre et veiller toujours en pratiquant toutes les
vertus et, au-dessus de toutes vertus, mourir et nous endormir en
Dieu. Car nous devons d'abord mourir au péché, pour naître de Dieu à
une vie vertueuse, puis nous renoncer nous-mêmes et mourir en Dieu
pour une vie éternelle. Si nous sommes nés de l'Esprit de Dieu, nous
sommes fils de la grâce et toute notre vie s'orne de vertus... Comme
tout ce qui est né de Dieu triomphe du monde... tous les hommes
vraiment bons sont fils de Dieu. L'Esprit divin les enflamme et les
meut, pour la pratique des vertus et des bonnes œuvres, selon leurs
dispositions et leurs aptitudes. Ainsi sont-ils tous agréables à
Dieu..."
Ce sont les serviteurs de Dieu. "Mais
lorsque nous nous élevons au-dessus de nous-mêmes, et que, dans
notre ascension vers Dieu, nous devenons assez simples, pour que
l'amour nu puisse nous étreindre... alors c'est une complète
transformation et nous mourons à nous-mêmes ainsi qu'à tout esprit
propre pour vivre en Dieu. Cette mort nous fait devenir des fils
cachés de Dieu et trouver en nous une vie nouvelle, une vie
éternelle...
En allant vers Dieu, nous devons nous
présenter nous-mêmes, avec toutes nos œuvres devant nous, comme
une offrande continuelle; mais une fois en sa présence, il nous
faut nous abandonner ainsi que toute œuvre de notre part, et
mourant dans l'amour, dépasser tout le créé, pour atteindre les
richesses superessentielles de Dieu: alors nous pourrons le posséder
dans une perpétuelle mort de nous-mêmes..."
Ruysbrœck poursuit ce thème difficile,
apparemment plein de contradictions: nous mourons, mais nous vivons.
Ceux qui sont ainsi morts, sont des bienheureux, car demeurant dans
ce trépas, ils sont "immergés d'eux-mêmes en l'unité de Dieu qui
leur donne jouissance. Sans cesse ils meurent à nouveau dans
l'amour, sous l'information supérieure et attractive de cette même
unité."
Comment pouvons-nous comprendre un tel
paradoxe? Ruysbrœck, s'appuyant sur une parole de l'Esprit de Dieu,
"ils se reposeront de leurs labeurs et leurs œuvres les suivront,"
nous rappelle qu'alors, selon le mode que nous avons atteint, nous
naissons de Dieu à une vie spirituelle et nous lui offrons nos
œuvres. Puis, dépassant tout mode
"pour aller de nouveau mourir en Dieu
et passer à une vie éternellement bienheureuse, nos œuvres nous
suivent, car elles sont une même vie avec nous. Dans notre marche
vers Dieu par la pratique des vertus, Dieu habite en nous; mais dans
le trépas de nous-mêmes et de toutes choses, c'est nous qui habitons
en lui. "
Ruysbrœck explique une notion
fondamentale: si nous avons la foi, l'espérance et la charité,
"c'est que nous avons reçu Dieu et qu'il demeure en nous avec sa
grâce, nous envoyant à l'extérieur, comme des serviteurs
fidèles, pour observer ses commandements. Puis il nous
rappelle à l'intérieur, comme ses amis secrets, si nous suivons
ses conseils; et par là même il nous découvre clairement que nous
sommes ses fils, pourvu que nous vivions en opposition avec le
monde. Mais par-dessus tout, si nous voulons goûter Dieu ou faire en
nous l'expérience de la vie éternelle, nous devons, dépassant
la raison, entrer en Dieu avec notre foi; puis demeurer là
simples, dépouillés, libres d'images, et, par l'amour, élevés
jusqu'en la nudité pleinement ouverte de notre haute mémoire... Nous
allons jusqu'au non-savoir et à l'obscurité... En notre esprit libre
d'activité nous recevons la clarté incompréhensible qui nous
enveloppe et nous pénètre de la même façon que l'air est tout baigné
de la lumière du soleil... notre esprit, notre vie, notre être, tout
cela est élevé d'une manière simple et uni à la vérité qui est Dieu.
Aussi, en ce regard simple, sommes-nous avec Dieu une seule vie et
un seul esprit: et c'est ce que j'appelle une vie contemplative."
En résumé:
– Par
l'amour nous adhérons à Dieu.
– Puis,
quand "nous passons à la contemplation superessentielle, nous
possédons Dieu tout entier."
– Notre
vie s'anéantit dans l'amour dans un exercice amoureux qui ne peut
demeurer oisif.
– Une
faim insatiable nous saisit: toujours tendre vers l'insaisissable.
"Cela dépasse toute raison et compréhension, et c'est au-dessus
de toute créature... Mais en regardant au plus intime de nous-mêmes,
nous nous apercevons que c'est l'Esprit de Dieu qui nous pousse et
nous enflamme de cette impatience d'amour... nous entraîne hors de
nous et nous consume. en son être propre, c'est-à-dire en l'amour
superessentiel, avec lequel nous ne faisons qu'un... "
– Nous
sommes "en la profonde tranquillité de la divinité que jamais
rien n'ébranle." C'est déjà la vie éternelle.
Ruysbrœck ajoute: "C'est un bien
insondable que l'on goûte et que l'on possède sans pouvoir ni le
saisir, ni le comprendre, et auquel nul effort personnel ne peut
faire parvenir. Pauvres en nous-mêmes, nous sommes riches en Dieu,
ressentant en nous faim et soif. Dieu nous est ivresse et
rassasiement. Actifs en nous-mêmes, nous sommes en Dieu, tout en
repos. C'est pour l'éternité, car sans exercice d'amour il n'y a
jamais possession de Dieu..."
2-3-2-L'immersion
dans l'amour
"Cette possession de Dieu dans
l'immersion amoureuse, c'est-à-dire dans la perte de nous-mêmes,
fait que Dieu est proprement nôtre et que nous sommes siens... Cette
immersion dépasse toutes vertus et tout exercice d'amour, car ce
n'est autre chose qu'une perpétuelle sortie de nous-mêmes avec une
claire prévision, pour entrer en un autre, vers lequel nous tendons,
tout hors de nous, comme vers la béatitude... Nous nous sentons
continuellement entraînés vers quelque chose d'autre que
nous-mêmes... Notre raison néanmoins se tient toujours les yeux
ouverts dans la ténèbre, dans ce non-savoir qui est un abîme; et
dans cette ténèbre la clarté immense nous demeure voilée et cachée,
car dès que son immensité nous inonde, notre raison en est tout
aveuglée...
Nous sommes un avec Dieu. "Unis à lui,
nous gardons en nous une connaissance vivante et un amour actif, car
sans notre connaissance nous ne pouvons posséder Dieu, et sans
exercice d'amour, il nous est impossible de nous unir à lui ni de
conserver cette union..." Nous aurons également
"éternellement connaissance et conscience de goûter et de posséder
Dieu..." selon la promesse du Christ: "La vie éternelle,
c'est que l'on connaisse le Père, le seul vrai Dieu, et Jésus-Christ
qu'Il nous a envoyé."
Mais redit Ruysbrœck, "ceux-là seuls
le savent qui en ont l'expérience." (Chapitre 9)
2-3-3-Nous
sommes un avec Dieu (Chapitre
10)
Déjà, à de nombreuses reprises, Ruysbrœck
nous a dit que, même dans cet ét at de profonde contemplation, nous
ne pourrons jamais devenir Dieu et perdre notre condition de
créatures. "Éternellement nous devons demeurer autres que Dieu...
De la face de Dieu... brille sur notre face intérieure une clarté
qui nous enseigne la vérité de l'amour et de toutes vertus... et en
cette clarté nous apprenons à prendre conscience de Dieu et de
nous-mêmes...
– Premièrement nous sentons Dieu
présent en nous par sa grâce, et lorsque nous le remarquons, nous ne
pouvons demeurer oisifs... En effet, Dieu, par sa grâce, illumine,
réjouit et fait fructifier tous ceux qui veulent lui obéir. Si donc
nous voulons prendre conscience de Dieu en nous-mêmes et voir le feu
de son amour brûler en nous éternellement, nous devons par libre
volonté l'aider à attiser ce feu qui nous dévore:
– en
sortant de nous-mêmes pour aller vers tous avec fidélité et
amour fraternel,
– en
descendant au-dessous de nous-mêmes par la pénitence et toutes
bonnes œuvres,
– en
montant enfin au-dessus de nous-mêmes, dans les flammes du feu
divin, par la dévotion, l'action de grâces... la prière intime et
l'adhésion continue à Dieu...
De cette façon Dieu demeure en nous par
sa grâce: et faute de cela nul ne peut plaire à Dieu. Celui qui y
apporte le plus de perfection est aussi le plus près de Dieu...
Nécessaires à tous, ces exercices ne peuvent être dépassés que par
les contemplatifs.
– En
second lieu, si nous possédons une vie contemplative, nous
sentons que nous vivons en Dieu; et de cette vie... brille sur
notre face intérieure une clarté qui illumine notre raison et qui
est un intermédiaire entre nous et Dieu... Nous apercevons alors que
notre vie créée s'immerge toujours essentiellement en sa vie
éternelle, et lorsque nous suivons la clarté, au-dessus de la
raison... jusqu'en notre vie supérieure, là nous recevons
l'information supérieure de Dieu dans la totalité de nous-mêmes, et
nous nous sentons pleinement embrassés en Dieu.
– La
troisième manière de prendre conscience consiste à sentir que
nous sommes un avec Dieu; nous avons conscience d'être engloutis
dans l'abîme sans fond de notre béatitude éternelle.... C'est le
sommet de notre perception, que nous ne pouvons connaître que dans
l'immersion d'amour. Lorsque nous sommes élevés et entraînés jusqu'à
notre perception la plus haute, toutes nos puissances demeurent
inactives en une jouissance essentielle... et nous pouvons
contempler et jouir."
– Cependant
notre raison nous montre toute la différence existant entre Dieu et
nous. "Dieu n'apparaît plus qu'en dehors de nous dans toute son
incompréhensibilité. Et c'est la quatrième manière selon laquelle
nous prenons conscience de Dieu et de nous... Dieu nous révèle cette
vérité qu'il veut être tout nôtre et que nous soyons tout siens...
Surgit alors en nous un désir avide et véhément, si insatiable que
tout don de Dieu en dehors de lui-même ne saurait nous satisfaire...
La lumière de vérité qui brille de sa face nous apprend que tout ce
que nous pouvons goûter n'est, en comparaison de ce qui nous manque,
pas même une goutte d'eau pour la mer entière, et cela soulève en
notre esprit une vraie tempête d'ardeur et d'impatience
d'amour. Plus le goût se fait intense, plus le désir et la faim
grandissent, car ils s'enflamment mutuellement...
Nous tendons vers cet infini sans pouvoir
l'atteindre. Nous ne pouvons parvenir jusqu'à Dieu ni voir Dieu
venir jusqu'à nous, parce que dans l'impatience d'amour nous ne
pouvons renoncer à nous-mêmes... Dans cette tempête d'amour nos
œuvres sont au-dessus de la raison et sans mode, car l'amour désire
l'impossible et la raison atteste qu'il est dans son droit, mais
elle ne peut cependant ici ni le conseiller ni le retenir..."
La touche qui s'écoule de Dieu excite
l'impatience et réclame notre action. La touche qui entraîne au
dedans, nous arrache à nous-mêmes et veut que nous nous abîmions et
nous anéantissions dans l'unité... Nous sentons que Dieu nous veut
siens, qu'Il nous rend libres, nous met en sa présence et nous
apprend à le prier en esprit. Dès lors, "toutes les puissances de
notre âme devant cela s'ouvrent toutes grandes et particulièrement
notre désir avide... tous les flots de la grâce divine coulent à
torrents... L'inondation de sa douceur nous envahit et nous
engloutit, et à mesure que grandissent cet envahissement et ce
débordement, nous sentons davantage et nous reconnaissons que la
suavité divine est incompréhensible et sans fond..." (Chapitre
10)
3
Jouir de Dieu
3-1-Comment peut-on jouir de Dieu?
(Chapitre 13)
Selon Ruysbrœck, pour que l'homme puisse
jouir de Dieu il lui faut vivre dans une paix véritable, un grand
silence intérieur et une adhésion amoureuse.
Pour trouver une paix véritable, l'homme
doit aimer Dieu assez pour qu'il soit "prêt à renoncer à toute
attache ou affection désordonnée, ainsi qu'à toute possession qui
irait contre l'honneur divin."
Le silence intérieur consiste "à
s'affranchir des images de toutes choses vues ou entendues."
Celui qui adhère à Dieu par pur amour,
"sent qu'il aime Dieu et est aimé de lui." Il jouit de Dieu.
3-2-Comment prendre conscience de Dieu
Il faut d'abord se reposer en Dieu et
être "possédé par lui d'amour pur et essentiel... de sorte que
chacun puisse jouir en repos de la pleine possession de l'autre."
Puis l'esprit se perd: c'est le sommeil en Dieu. Enfin,
"l'esprit contemple une ténèbre, où il ne peut pénétrer par la
raison. Là il se sent trépassé et perdu, et un avec Dieu... En cette
unité, c'est Dieu même qui devient sa paix, sa jouissance et son
repos. Aussi est-ce là une profondeur d'abîme, où l'esprit doit
trépasser en béatitude et revivre à nouveau en vertus, ainsi que
l'amour et sa touche le commandent."
De cette richesse découle une vie commune
dont nous allons parler.
3-3-La vie commune née de la contemplation de Dieu
L'homme ne peut pas rester sur le sommet
dont on vient de parler; riche de vertus, instrument vivant, il est
rapidement ramené par Dieu vers le monde pour accomplir "ce que
Dieu veut et comme il le veut... vaillant et fort en toute
souffrance et en tout labeur qui lui est imposé..." C'est la vie
commune que seul le contemplatif peut connaître en cette vie,
"car pour atteindre Dieu il nous faut un cœur libre, une conscience
en repos, un visage sans voiles, dégagé d'artifice, rayonnant de
franchise. Alors nous pouvons monter de vertus en vertus, contempler
Dieu, en jouir et devenir un avec lui." (Chapitre 14)
3-4-La transfiguration du Christ
(Chapitre 12)
Le Christ est toujours notre modèle, même
dans la contemplation la plus élevée. Donc, "si nous sommes
Pierre
par la connaissance de la vérité, Jacques par la victoire sur le
monde, et Jean rempli de grâce et en possession des vertus, Jésus
nous mène sur la cime de notre esprit dépouillé, en un vaste désert,
où il se montre à nous avec la gloire de sa clarté divine... Le Père
céleste nous ouvre le livre vivant de sa sagesse éternelle... qui
inonde la pureté de notre regard et la simplicité de notre esprit
d'un goût simple et sans mode de tous les biens indistinctement...
Notre Père céleste, en sa sagesse et en sa bonté, gratifie chacun
selon la dignité de sa vie et de ses exercices."
Si nous restions avec Jésus sur le
Thabor, c'est-à-dire au sommet de notre esprit tout dépouillé, nous
entendrions la voix du Père à ses fils bien-aimés, et nous
goûterions la saveur de notre propre nom, de notre travail et du
fruit de nos labeurs.
"La touche divine qui nous remplit de
grâce, éclaire notre raison et nous apprend à connaître la vérité et
la distinction des vertus nous maintient en la présence de Dieu...
Mais la touche divine qui attire intérieurement exige que nous
soyons un avec Dieu, et que nous expirions et mourions en béatitude,
c'est-à-dire dans l'amour éternel qui enveloppe le Père et le Fils.
C'est pourquoi, lorsque nous avons gravi avec Jésus la montagne de
notre esprit dépouillé d'images, si nous le suivons encore avec un
regard simple, une intime complaisance et une tendance fruitive,
nous ressentons alors la puissante ardeur de l'Esprit-Saint qui nous
consume et nous liquéfie dans l'unité divine..."
Par l'intermédiaire du Fils, nous sommes
élevés jusqu'au Père qui nous appelle intérieurement, nous éclaire
de la vérité éternelle, et nous montre la complaisance de Dieu.
"Là toutes nos puissances défaillent et, tombant ravis la face
contre terre, nous devenons tous un et un seul tout dans
l'embrassement amoureux de l'unité trine. Lorsque nous avons le
sentiment de cette unité, il n'y a plus que Dieu pour nous, nous
vivons de sa vie, nous jouissons de sa béatitude... Là nous sommes
plongés dans l'immense embrassement de l'amour de Dieu... L'on est
transformé en l'amour de fruition, qui lui-même est tout et n'a ni
besoin, ni possibilité de rien chercher en dehors de lui."
(Chapitre 12)
3-5-Différences existant entre les saints et les contemplatifs
encore sur la terre
(Chapitre 11)
En lisant Ruysbrœck parlant de
l'élévation que certains contemplatifs atteignent, et de la vie
commune avec Dieu qu'ils peuvent parfois connaître, on est comme
tenté de penser qu'ils bénéficient des mêmes privilèges que les
saints déjà dans le ciel. Or il n'en est rien, et Ruysbrœck va nous
montrer pourquoi.
Certes, c'est le même soleil et la même
clarté qui brillent sur les saints et sur nous, mais "les saints
sont dans un état de translucidité et de gloire qui leur permet de
recevoir la clarté sans intermédiaire; tandis que nous sommes encore
dans la condition de gens mortels et épais, et c'est là un
intermédiaire qui fait une ombre capable de voiler tellement notre
intelligence qu'il nous est impossible de connaître Dieu et les
choses célestes avec la même clarté que les saints..."
Notre connaissance est en symboles et en
énigmes; mais quoique voilée, "elle nous permet d'apercevoir la
distinction entre toutes les vertus et toute vérité utile à notre
condition mortelle..." Mais quand nous sortons de nous-mêmes en
abandonnant tout mode, nos yeux sont aveuglés, le soleil nous
entraîne dans sa clarté, où nous posséderons l'unité avec Dieu.
"Si nous avons le sentiment et la conscience d'être ainsi, nous
sommes dans la vie contemplative qui convient à notre état présent.
Notre condition à nous, dans la foi chrétienne, est comme la
fraîcheur de l'aurore, car pour nous le jour est levé. Aussi
devons-nous marcher à la lumière de Dieu et nous asseoir à son
ombre; sa grâce est l'intermédiaire entre nous et lui... La
condition des saints est toute de chaleur et de clarté; car ils
vivent et marchent en plein midi, contemplant avec des yeux grands
ouverts et tout éclairés le soleil en sa splendeur, tout pénétrés et
inondés qu'ils sont de la gloire divine... Les saints goûtent et
connaissent la Trinité dans l'Unité et l'Unité dans la Trinité, et
ils s'y voient unis... "
Comme l'Épouse du Cantique des cantiques,
nous nous félicitons d'avoir pu nous asseoir à l'ombre de Dieu...
Sentir que Dieu nous touche intérieurement, c'est, pour nous, goûter
son fruit et son aliment, car sa touche est la nourriture qu'il nous
donne. "Lorsque Dieu nous entraîne à l'intérieur nous devons être
tout à lui... mais lorsqu'il s'écoule au dehors, Dieu veut être tout
nôtre, et ainsi il nous enseigne à mener une vie riche de vertus..."
Le fruit que Dieu nous donne c'est son
Fils que le Père engendre. Ce fruit, infiniment doux à notre bouche,
nous absorbe et nous transforme en lui. "Victorieux ainsi de
tout, nous goûtons la manne cachée, qui nous donne vie éternelle, et
nous recevons la pierre brillante qui porte notre nom nouveau
inscrit dès avant le commencement du monde... C'est pour que chacun
puisse recevoir son nom et le posséder éternellement que l'Agneau de
Dieu, le Seigneur fait homme, s'est livré à la mort.
Ainsi donc selon la mesure où chacun
peut se vaincre et mourir à toutes choses, il ressent la touche
du Père qui l'attire intérieurement; et en cette même mesure
il goûte la douceur du fruit, qui est le Fils né en lui; et par
ce goût même l'Esprit-Saint lui rend témoignage qu'il est fils
et héritier de Dieu..."
Au nom du Fils nous sommes appelés, ornés
de grâces et de vertus... Mais nous sommes encore sur la terre et
nous attendons la gloire de Dieu et l'amour qui fera de nous des
saints.
4
Ceux qui ne veulent pas entendre les appels de Dieu
À de nombreuses reprises, Ruysbrœck nous
rappelle qu'ils sont rares ceux qui atteignent les sommets de la
contemplation. Il nous rappelle aussi que les pécheurs, même revenus
à Dieu, dépasseront rarement le niveau des serviteurs fidèles.
4-1-Les cinq catégories de pécheurs
(Chapitre 5)
Les pécheurs qui restent sourds aux
appels de Dieu, sont inévitablement privés des dons divins.
Ruysbrœck distingue cinq catégories de pécheurs:
– "Il y a premièrement tous ceux qui
négligent les bonnes œuvres, vivent selon les appétits de la chair
et le plaisir des sens, et le cœur chargé de mille soucis. Ils sont
incapables de recevoir la grâce divine ou de la conserver s'ils
l'ont reçue.
– Puis viennent ceux qui volontairement
sont tombés en péché mortel, et malgré cela font encore des bonnes
œuvres... Ils ont toujours pour Dieu une certaine crainte... mais
si par attachement au péché ils demeurent loin de Dieu... ils sont
toujours indignes des grâces divines.
– Il y a tous les incroyants ou ceux qui
errent dans la foi... Sans la vraie foi qui est le fondement de
toute sainteté et de toute vertu, ils ne peuvent plaire à Dieu.
– La quatrième catégorie comprend ceux
qui sans crainte ni honte vivent en péché mortel... Ils se
persuadent qu'il n'y a ni Dieu, ni ciel, ni enfer... Dieu rejette et
méprise de telles gens, qui pèchent contre le Saint-Esprit. Ils
peuvent encore se convertir, mais c'est là chose rare et difficile.
– Les pécheurs de la cinquième
catégorie, faux et détournés de Dieu,
sont ceux qui accomplissent
extérieurement des bonnes œuvres, non pour l'honneur de Dieu, ni en
vue de leur propre salut, mais pour avoir un renom de sainteté ou
quelque vain profit."
Pourtant, il reste une
espérance pour tous ces pécheurs qui sont incapables de sentir le
bien que Dieu veut faire en eux. Ruysbrœck nous dit: "Lorsque
le pécheur revenant à lui-même et prenant conscience de son état,
conçoit de la haine pour le péché, il se rapproche de Dieu. Mais...
il doit se décider de bon gré à quitter le péché et à faire
pénitence. Ainsi il recevra de nouveau les grâces de Dieu..."
Résumons:
Nous comprenons maintenant "comment
Dieu, par un effet de sa bonté, appelle et invite à s'unir à lui
tous les hommes sans distinction, bons et mauvais, sans en excepter
un seul. Et nous constatons que cette bonté divine répand ses grâces
sur tous ceux qui obéissent à son appel. Enfin il nous est donné
d'expérimenter et de comprendre clairement que nous pouvons devenir
une même vie et un même esprit avec Dieu... pour suivre la grâce
divine, car Dieu donne sa grâce selon la mesure et le mode de
capacité de chacun... En effet, Dieu répand ses dons pour l'utilité
commune de tous, amis et ennemis, bons et méchants. Or, tandis que
les uns consacrent ces biens au service de Dieu et de ceux qu'il
aime, les autres s'en servent pour leur propre chair, pour le démon
et pour le monde." (Chapitre 5)
4-2-Quelques précisions sur les mercenaires
Ruysbrœck éprouve le
besoin d'aller plus avant dans sa description de ceux qui "reçoivent
les dons de Dieu comme des mercenaires et d'autres comme de fidèles
serviteurs... Tous ceux, en effet, qui ont pour eux-mêmes une
attache si peu ordonnée qu'ils ne veulent servir Dieu que pour leur
gain propre, ou pour une récompense... se séparent de Dieu... Ils
n'ont que des préoccupation personnelles ou des intérêts
temporels... aussi demeurent-ils toujours dans une solitude égoïste,
parce qu'ils manquent de la vraie dilection qui les unirait à Dieu
et à tous ses amis. Ils paraissent garder la loi et les préceptes de
Dieu... mais ils négligent la loi de l'amour... Tout ce qu'ils
font... n'a pour but que de leur faire éviter la damnation... et
toute leur vie intérieure n'est que crainte et perplexité, labeur et
misère... Chez eux la crainte du châtiment naît de leur
amour-propre...
Mais cette crainte, toutefois, force au
moins l'homme à quitter le péché, à désirer la vertu et à accomplir
des bonnes œuvres, ce qui le dispose par l'extérieur à recevoir la
grâce de Dieu et à devenir un serviteur fidèle... Dès lors, la
complaisance divine lui est acquise et avec elle la grâce du vrai
amour, et eux deviennent des serviteurs fidèles."
(Chapitre 6)
http://livres-mystiques.com/partieTEXTES/Ruysbroek/Ruysbroeck/table.html
Annexe
Jean de Ruysbrœck donne l'exemple
L'humilité de
Ruysbrœck
"L'homme saint,
toujours et partout, honora et observa principalement la vertu
d'humilité; et bien qu'il fût un éminent et excellent contemplateur,
et que la vie contemplative semble exiger plutôt la paix et le
calme, lui cependant, ne s'accordant rien, pour servir d'exemple aux
autres, sans égard pour son grand âge et la difficulté du travail,
de même qu'il dépassait tous les autres dans l'éloignement du vice
et la pratique des vertus, ainsi que pour les exercices monastiques,
de même il l'emporta sur eux dans les travaux manuels, les veilles
et les jeûnes."
"Lorsqu'il vaquait
avec les autres au travail manuel, bien qu'il fût accablé par la
vieillesse et épuisé par les exercices de la vie intérieure, il se
montrait tout disposé à accomplir les besognes les plus viles et les
plus dures; par exemple, à charrier le fumier ou autres choses
semblables. Et bien que, à cause de sa simplicité, son concours fût
souvent plus nuisible qu'utile à ceux qui cultivaient les jardins,
car il extirpait souvent les bonnes herbes avec les mauvaises,
cependant, par son assiduité et sa diligence au travail, il servit
d'exemple et de stimulant d'humilité. Malgré ses travaux extérieurs,
il fut si attentif au labeur de la vie intérieure, qu'aucun
empêchement, aucune occupation ne pouvait l'en distraire. C'est
pourquoi aussi, pour l'édification des Frères, dans les occupations
extérieures, il porta toujours avec lui un signe en forme de rose (fertum
Rosaceum
)
afin que, pendant qu'une main servait au travail corporel, l'autre
fût un stimulant pour la ferveur de l'esprit, donnant en cela
l'exemple à tous, de ne pas être tellement absorbé par le travail du
dehors, que l'on oublie d'offrir toutes les actions à Dieu, dans un
sentiment de dévotion."
VOIR : I -
Le
Royaume des Amants de Dieu |