Le Royaume des Amants de Dieu

Introduction

Le Royaume des Amants de Dieu

1 La création, la chute et le salut de l'homme

2 L'homme juste

3 Le Royaume de Dieu

4 Les dons du Saint-Esprit

5 Les hommes égarés

6 Que conclure ?

Annexe

 

 Introduction

 

Le Royaume des Amants de Dieu fut probablement le premier ouvrage de Ruysbroeck. Il est considéré comme l'un des plus importants écrits de celui qui fut souvent appelé le Mystique Admirable. D'après le témoignage d'un chartreux contemporain de Ruysbrœck, Maître Gérard, il semble que Le Royaume des Amants de Dieu ait été l'un des premiers ouvrages, peut-être même le premier, composés par le saint prieur de Groenendael[1].

Maître Gérard connaissait bien les travaux de Ruysbrœck qu'il eut l'occasion de rencontrer parfois. Ainsi, un jour, ayant eu des difficultés à comprendre certains passages du Royaume des Amants, il voulut le rencontrer. Maître Gérard écrit: "Je m'enhardis, et, avec quelques-uns de nos frères, nous envoyâmes vers Maître Jean[2] afin de nous faire éclairer par lui-même touchant quelques passages élevés que nous trouvions dans ses livres. Il y avait surtout dans son premier ouvrage[3], où il parle tout au long du don de conseil, beaucoup de choses qui nous arrêtaient. Nous le priâmes donc de bien vouloir venir vers nous. Dans sa grande bonté et malgré la gêne que cela devait lui causer, il fit à pied les cinq grands milles qui le séparaient de nous."

Le Royaume des Amants de Dieu fut, pense-t-on, composé aux environs de l'an 1330. Ruysbroeck était encore chapelain de Sainte-Gudule à Bruxelles quand il commença à écrire pour réfuter les erreurs de l'impie Bloemardinne, de la secte du Libre Esprit et d'autres faux mystiques, nombreux à cette époque. Cependant l'auteur n'a jamais donné à ses travaux une forme polémique: il voulait seulement indiquer les vraies voies par lesquelles on va à Dieu. Il a écrit en brabant populaire, car son intention était surtout de donner à ses paroissiens un enseignement solide sur la doctrine mystique. En effet, les XIIIè et le XIVè siècles furent marqués par une tendance mystique très prononcée jusque parmi les simples chrétiens; d'où la profusion d'écrits de ce genre publiés alors.

Le Royaume des Amants de Dieu peuvent nous surprendre: c'est un peu comme si son auteur, voulait asseoir sa propre théorie de la vie spirituelle, sur les dons du Saint Esprit. Ainsi, la théologie de Ruysbroeck est déjà en germe dans son livre du Royaume des Amants: nous venons de Dieu, et  nous retournons vers lui; de plus, l'ordre surnaturel est comme greffé par Dieu sur l'ordre naturel. C'est donc sur une base philosophique solide que la vie contemplative peut être édifiée. C'est toute la doctrine qui est contenue dans le Royaume des Amants de Ruysbroeck.

Certes, l'enseignement est plus complet dans l'Ornement des Noces spirituelles; mais ceux qui, ayant déjà lu Les Noces Spirituelles, liront avec attention ce premier traité de notre auteur, comprendront encore mieux quel étonnant contemplatif fut Ruysbrœck, expert dans les choses de Dieu, et possédant aussi la science d'un vrai théologien. En particulier, ils apprendront le rôle prépondérant des dons du Saint-Esprit dans la vie spirituelle qui conduit à la vie mystique.

Beaucoup d'hommes éminents de son temps, ne comprirent pas les positions de Ruysbrœck exposées dans Le Royaume des Amants de Dieu. Aussi notre auteur fit-il le nécessaire pour que ce travail ne se propageât pas avant qu'il n'ait précisé sa pensée, ce qu'il fera dans "L'Ornement des Noces Éternelles.

Remarque importante:

Le lecteur du XXIème siècle peut s'étonner de certaines remarques ou comparaisons données par Ruysbrœck, concernant, entre autres l'astronomie. Il ne faut surtout pas oublier que Ruysbrœck a vécu au XIVème siècle, époque où le niveau scientifique était inférieur à celui de nos connaissances actuelles.

Nous avons déjà signalé à nos lecteurs, dans notre introduction générale, que notre seul véritable but était de faire connaître les œuvres de Ruysbrœck. Les faire connaître, les faire aimer, pour leur donner ensuite l'envie de les lire dans leur intégralité. Et surtout de les comprendre, au moins un peu. Nous espérons cependant que nos études permettront à beaucoup de personnes de bonne volonté de découvrir les chemins étonnants qui conduisent à l'union à Dieu et à la contemplation, en découvrant les idées de Ruysbrœck et ses étonnantes facultés mystiques. 

 

Le Royaume des Amants de Dieu

 

Ruysbrœck commence son livre, Les Amants du Royaume de Dieu par un prologue dans lequel il montre comment Dieu conduit le juste dans ses voies divines. Il rappelle la chute de l'homme sauvé par la Miséricorde de Dieu et il nous fait découvrir l'amour de Dieu pour nous. Ruysbrœck  s'attarde aussi sur la Sagesse infinie de Dieu qui nous découvre ses voies. Enfin, Ruysbrœck veut nous montrer comment Dieu, par ses paroles, nous découvre son Royaume et nous fait comprendre l'utilité et la raison de toutes les œuvres divines.

Ruysbrœck commence son traité en rappelant d'abord les vérités essentielles de la foi chrétienne.

 

1
La création, la chute et le salut de l'homme

 

Ruysbrœck affirme que "Dieu est le principe, la source, la vie et le soutien de toutes les créatures." À ce titre, "Dieu est puissance: tout lui est soumis. Dieu est sagesse insondable. Il est la libéralité et la bonté qui donnent sans mesure. Enfin il est la rectitude qui récompense ou punit chacun selon ses actes."

1-1-La création

Pour montrer sa puissance, sa sagesse et sa bonté, Dieu a créé le royaume des cieux et les anges. À ces esprits de haute intelligence, "Dieu donne la grâce de se tourner vers lui avec humilité et respect souverain, afin de posséder le royaume infini d'éternelle immutabilité... Ceux qui se sont tournés vers Dieu possèdent donc la béatitude... Ceux au contraire qui se sont détournés de Dieu... sont malheureux, car d'eux-mêmes ils sont si impuissants, et ne peuvent plus se retourner vers Dieu; leur intelligence est envahie par les ténèbres du péché... leur volonté est toute remplie d'amertume et souffre l'éternelle damnation... Ils sont désormais les ennemis de Dieu, des anges, des saints et des hommes."

Puis Dieu créa le royaume de la terre, avec les hommes et la grande variété des créatures. "Il embellit la nature humaine de ses grâces, afin que, par humilité, soumission, fidélité, louange, amour et vénération, elle pût posséder et mériter la place que les anges avaient perdue par les vices contraires... Aux anges et aux hommes, dans l'ordonnancement de toutes choses Dieu montre sa sagesse. Il fait preuve de bonté et de libéralité en répandant ses dons innombrables." (Chapitre 1)

1-2-La chute et le salut

Comme les anges qui se sont séparés de Dieu, la nature humaine a péché; les hommes sont devenus les enfants de la désobéissance. Mais Dieu a voulu ramener à Lui l'homme égaré, et son Fils a pris la nature humaine; il s'est fait obéissant envers le Père et pour le service du Père, afin, dans sa miséricorede, d'enseigner les hommes par son exemple. Puis il est mort par amour. Ainsi, sont redevenus libres tous les hommes qui sont régénérés dans le Christ.

1-3-Les sacrements (Chapitre 2)

C'est un véritable cours de doctrine de l'Église et de catéchisme que Ruysbrœck livre à notre méditation.

      1-3-1-Le Baptême

"Celui qui veut être régénéré et recouvrer la liberté doit avoir la foi et recevoir le premier sacrement, le baptême... C'est là revêtir une nouvelle vie et entrer dans la famille chrétienne; mais alors il faut renoncer au démon et à son service et donner sa foi au Christ. Par le Baptême l'âme est rachetée des peines éternelles; elle devient digne des joies de l'éternité; elle reçoit la grâce divine afin de pouvoir progresser dans la vertu; elle entre en participation de tout le bien qui fut et qui sera."

      1-3-2-La confirmation

Ce sacrement donne à celui qui le reçoit, trois choses pour "porter la croix du Christ, combattre le démon, le monde et sa propre chair: une grâce de Dieu croissante, une puissance contre le démon, un affermissement en toutes vertus..."

      1-3-3-La pénitence

À cause de l'orgueil qui subsiste en lui, l'homme tombe souvent en des péchés personnels. Comme le Seigneur ne veut pas qu'il se perde définitivement, il confie "à la sainte Église le troisième sacrement, la pénitence ou le repentir des péchés, mais cela à quatre conditions: l'homme doit manifester "un regret réel des péchés commis; une volonté ferme de ne les plus commettre; un parfait propos de satisfaire à la sainte Église après un aveu contrit de ses fautes, et l'accomplissement de la pénitence, selon la sentence du prêtre; un ardent désir de servir Dieu à l'avenir.  Alors ses péchés lui seront remis et il recevra plus de grâces qu'il n'en avait auparavant..."

      1-3-4-L'Eucharistie et l'Ordre

Au moment où il allait quitter ses apôtres, le Christ institua ce sacrement  "sous forme d'un festin tout spécial où il donna son corps et son sang en nourriture et en breuvage, de façon à nous unir à lui pour jamais. Il nous faut donc recevoir ce sacrement dignement... comme il convient vis-à-vis du Créateur de toutes choses, et avec un sentiment d'affection intime envers celui qui est mort pour nous et veut se donner à nous."

Mais qui peut nous donner l'Eucharistie maintenant? Le prêtre, c'est-à-dire l'homme qui a acquis "l'ornement stable d'une noblesse singulière dont les marques demeurent éternellement."

      1-3-5-Le mariage et l'extrême-onction

On remarquera que Ruysbrœck insiste peu sur ces deux derniers sacrements, comme s'il était pressé d'aborder des sujets beaucoup plus "mystiques." Mais d'abord, il veut préciser la signification de cette expression: l'homme juste, et comment aller au ciel. (Chapitre 2)

 

2
L'homme juste

(Chapitre 3)

 

2-1-Reconnaître le juste

On reconnaît le juste, ramené au Christ par les sacrements, à quatre indices: "Il se confie à Dieu pour tout besoin dans le temps et dans l'éternité... Il pratique l'amour volontaire et effectif à l'égard des nécessités du prochain dans son corps ou dans son âme; il manifeste de la patience et de la douceur en face de tout ce qui peut nous atteindre de la part de Dieu ou des créatures; enfin il a un esprit élevé, libre et dégagé, sans attache pour aucune créature, demeurant stable dans l'amour de Dieu... "

L'homme juste contemplatif est un "esprit libre, élevé par le désir vers l'unité divine et y adhérant avec amour... Son intelligence est éclairée par la grâce, et contemple avec admiration la richesse de la Trinité... Il jouit parfois d'un repos bienheureux, où toutes les puissances s'apaisent... inondées de plus de richesses et de joies qu'elles n'en peuvent souhaiter.."

L'homme juste est alors comme immergé dans cet abîme de joies et de richesses où il demeure éternellement perdu: c'est le plus haut degré de béatitude. 

2-2-Le chemin vers le ciel (Chapitre 4) 

Ruysbrœck distingue trois voies droites  pour aller au ciel.  

Remarque importante: lorsque l'on désire expliquer plus facilement des notions difficiles à exprimer, on utilise souvent des comparaisons qui ne peuvent être choisies que dans les choses qui existent et qui sont connues à l'époque où l'on vit. Ruysbrœck ne pouvait donc, comme chacun d'entre nous, qu'utiliser des données connues par les gens de son siècle. En conséquence, nous ne devons pas nous étonner si les exemples qu'il utilise nous paraissent faux ou incomplets sur le plan scientifique. Nous les hommes du XXIème siècle, saurons facilement faire la part des choses: nous sourirons peut-être, parfois, mais nous comprendrons ce que Ruysbrœck veut nous dire. 

      2-2-1-La première voie extérieure et sensible 

Ruysbrœck va utiliser ici les quatre éléments connus à son époque, et trois cieux: C'est un royaume, mais tout extérieur, "créé et orné pour l'utilité des hommes", afin qu'ils puissent voir.   

Le premier élément, inférieur, est la terre, créée par Dieu, "ornée d'un grand nombre d'arbres et de plantes qui portent des fruits de diverses espèces pour les besoins de l'homme." Le deuxième élément, ce sont les eaux, dans lesquelles abondent de nombreux animaux destinés à la nourriture des hommes. Le troisième élément est l'air, "éclairé par la lumière du ciel et tout transparent." L'air est orné de nombreuses espèces d'oiseaux. "Le quatrième élément est le feu... source de fécondité pour la terre, l'eau et l'air; car sans le feu, rien sur la terre, dans les eaux ou dans l'air, ne peut croître, venir à la vie, ni s'y maintenir." 

Passons maintenant aux trois cieux. Le premier ciel, c'est le firmament, le ciel inférieur. Le deuxième ciel, le ciel moyen, est appelé transparent, "à cause de sa clarté... Il est le point de départ et le principe de tous les mouvements du ciel et des éléments... La marche du ciel lui est soumise... La nature corporelle opère sous son influence. Mais aucune chose créée n'a pouvoir sur la créature raisonnable...  

Enfin, le ciel supérieur[4], qui est une clarté pure, simple et immobile, principe, source et fondement de tout ce qui est corporel. Ce ciel comprend en lui-même tous les cieux et tous les éléments, comme dans une sphère... La clarté matérielle et créée dépend d'une clarté spirituelle et incréée, qui est la haute nature de Dieu... Ce ciel, avec tout ce qu'il contient, c'est toute la création matérielle: c'est le royaume de Dieu extérieur et sensible. L'homme peut contempler et admirer l'ordre et la beauté qui y règnent, et ainsi servir et louer Dieu. Ses sens extérieurs lui permettent de voir et de connaître ce qui est en dessous du firmament, de même qu'il peut imaginer et apercevoir ce qui est au-dessus, au moyen des sens internes et de la raison. Mais là où finissent les cieux corporels, là aussi s'arrêtent l'imagination et les sens extérieurs ou intérieurs, car lorsqu'il n'y a plus de matière, il n'y a rien à quoi se prennent les sens: ni Dieu, ni les anges, ni les âmes ne peuvent être saisis par eux, car ils sont sans figure[5]." (Chapitre 4) 

      2-2-2-La deuxième voie, voie de lumière naturelle (Chapitre 5) 

Cette deuxième voie, mène au royaume de Dieu; c'est la voie de ceux qui pratiquent les vertus, avec une intention purement humaine, et en dehors de l'action du Saint-Esprit. Les vertus morales naturelles ornent ses puissances inférieures dont: 

        – la puissance irascible qui dompte l'instinct bestial et les mauvais penchants s'opposant à la morale. Elle est accompagneé par la prudence, la noblesse et la bonté. "Ainsi, la puissance irascible, moyennant la prudence, est capable d'éloigner tout désordre tant à l'extérieur qu'à l'intérieur."

        – la puissance concupiscible, accompagnée de la tempérance, "doit dompter la concupiscence et empêcher l'excès dans le manger et dans le boire, la recherche dans les vêtements et l'abus des biens terrestres."

        – la puissance raisonnable "distingue l'homme d'avec les bêtes. Elle a pour ornement la justice, qui permet... d'ordonner toutes choses selon une juste discrétion."

        – La liberté de la volonté, décorée de la force morale, "rend l'homme capable de dompter et de dominer toutes les puissances inférieures de l'âme, et lui donne le courage de supporter l'opprobre et le dommage... la bonne et la mauvaise fortune... et tout ce qui peut venir de la part de toute créature. Ainsi pourra-t-il tout porter avec tranquillité de cœur et accomplir les fortes œuvres des vertus, sans rien négliger." 

Les puissances supérieures de l'âme conduisent à l'unité. Ainsi,  

– "La mémoire[6] se tournant vers la nudité de son essence devient inactive dès qu'elle y est entrée... Elle tend vers son propre fond et se tourne aussi vers les œuvres extérieures, au moyen de la puissance raisonnable de l'intelligence et de la liberté de la volonté, et elle peut ainsi régler et ordonner la sensibilité et les puissances corporelles..."

– L'intellect, "contemplant la simplicité qui est en son fond... s'enferme en la simplicité de son essence. L'homme expérimente alors... qu'il y a une cause d'où dépend et s'écoule tout ce qui est créé... Les créatures lui font pénétrer la puissance, la sagesse, la bonté et la richesse de cette première cause; la puissance qui a tout créé, la sagesse qui a tout ordonné, la bonté et la libéralité avec lesquelles toutes choses ont été richement ornées et douées de mille manières."

– La volonté supérieure embrasse la mémoire et l'intellect. "Et lorsque les puissances supérieures sont affranchies du souci des choses temporelles et élevées au-dessus de tout, dans l'unité, il s'ensuit un repos très doux pour le corps et pour l'âme. Les puissances sont alors toutes pénétrées et simplifiées par l'unité de l'esprit et l'unité s'empare d'elles... L'essence de l'âme adhère à Dieu... La nature spirituelle l'emporte sur toute nature corporelle. C'est là un royaume naturel de Dieu, et aucune créature ne peut agir sur l'essence de l'âme; Dieu seul en est capable, lui qui est l'essence de l'essence, la vie de la vie, le principe et le soutien de toutes les créatures.

Telle est la voie de lumière naturelle, où l'on marche avec les seules vertus de la nature et dans le repos de l'esprit. C'est pourquoi on l'appelle naturelle, car elle n'est pas sous la conduite de l'Esprit-Saint ni des dons divins surnaturels. Mais sans la grâce de Dieu on arrive rarement à la parcourir d'une façon aussi noble." (Chapitre 5) 

      2-2-3-La troisième voie, surnaturelle et divine (Chapitre 6) 

La troisième voie ouvre sur le Royaume de Dieu. "L'âme y est mue par le Saint-Esprit, c'est-à-dire par l'amour divin, selon sept manières différentes[7]... qui constituent sept vertus principales, source et racine de toutes les autres. L'Esprit de Dieu est, en effet, comme une source vive d'où s'échappent sept veines jaillissantes, sept ruisseaux de vie qui vont croissant dans le fond de l'âme, et coulent à travers son royaume pour lui faire porter des fruits en abondance..."  

L'Esprit de Dieu est aussi clarté de feu qui embrase, qui fait luire sept dons, sept rayons. "L'amour divin, clair soleil éternel, émet ces sept rayons... qui échauffent, éclairent et fécondent le royaume de l'âme, semblables à sept planètes situées en son sommet comme dans le firmament... Les sept dons sont les sept formes de l'action du Saint-Esprit dans l'âme qu'il embellit et ordonne, la rendant semblable à lui-même et la conduisant sûrement vers la jouissance éternelle." (Chapitre 6) 

Nous atteignons là des hauteurs que peu d'hommes comprennent. Aussi Ruysbrœck va-t-il rédiger un véritable traité sur les dons et la théologie du Saint-Esprit, afin de nous donner les moyens d'arriver jusqu'au Royaume de Dieu. Mais auparavant, "visitons" un peu ce Royaume de Dieu vers lequel nous sommes tous en route, et que Ruysbrœck veut nous faire découvrir.

 

3
Le Royaume de Dieu

(Chapitre 37 à 43)

 

3-1-Le jugement 

Selon Ruysbrœck, au sage qui arrive au Royaume de Dieu, Dieu le lui montre de cinq manières. C'est d'abord "un royaume extérieur et sensible; puis un royaume naturel; ensuite le royaume des Écritures; le royaume de la grâce qui est au-dessus des Écritures et au-dessus de la nature; enfin le Royaume de Dieu par excellence qui est Dieu lui-même, au-dessus de la grâce et de la gloire. Connaître ces divers royaumes d'une façon bien claire, c'est posséder une 'vie commune' [8]."  

Ruysbrœck revient d'abord au royaume extérieur et sensible, le nôtre, aujourd'hui, pour nous faire découvrir ce qu'il deviendra au dernier jour,  et comment Dieu traitera les corps des hommes après la résurrection. "À la fin des temps, le feu[9] pénétrera, engloutira et consumera tout ce qui est sur la terre. Ce feu sera de quatre sortes: le feu infernal, le feu purifiant, le feu élémentaire et le feu matériel... qui réduira en poussière les corps humains et tout ce qui est sur la terre. Ensuite, sans intervalle, le Christ apparaîtra comme le juge du monde entier; il commandera à tous les hommes de se lever... Et ce jour-là, par la puissance de Dieu, les âmes et les corps seront réunis. Les bons resplendiront de clarté, et les damnés seront tout couverts de honte. Le jugement aura lieu dans la vallée de Josaphat, parce qu'elle est au milieu de la terre... et que le Christ a souffert et est mort dans le voisinage... 

Aussitôt le jugement rendu, le ciel et la terre seront renouvelés... Dieu, par le moyen du feu, renouvellera les éléments en clarté et il les rendra subtils, leur donnant une forme plus belle qu'ils n'avaient auparavant... car il faut que le monde participe d'une certaine manière à la condition des corps glorifiés, et que les hommes puissent contempler avec leurs sens la beauté du ciel et de la terre..." 

Ruysbrœck continue avec une description spatiale du monde qui nous fait un peu sourire, mais qui cependant, par certains côtés, rejoint les descriptions de l'Apocalypse de Saint Jean. (Voir Chapitre 37 et l'Annexe) 

3-2-Les différents royaumes  

      3-2-1-Le royaume de Dieu extérieur et sensible après le jugement: les corps glorieux 

Le premier royaume de Dieu est extérieur et sensible. C'est le moins élevé dans la gloire; c'est celui que connaîtront les hommes après le jugement dernier. En effet, avant de nous faire pénétrer dans les différents royaumes de Dieu, Ruysbrœck nous décrit les hommes après le jugement final, et il détaille ce que seront nos corps devenus glorieux.  

Les corps glorieux: Pour que l'âme glorieuse ne soit pas gênée par la lourdeur de son corps, ce dernier participant à la lumière de l'âme, ne sera plus que clarté transparente. Ce corps sera impassible et baigné dans la béatitude, comme avant le péché d'Adam. Le corps glorieux sera également subtil, de telle sorte qu'aucun obstacle ne puisse le gêner.  

Enfin il sera agile, capable de se transporter d'un lieu à un autre instantanément. "Le Christ, vivant au milieu de nous, avait déjà manifesté ces dons en son corps mortel. Il a montré sa clarté lors de la Transfiguration; son impassibilité, lorsque le Jeudi-Saint il s'est donné lui-même en nourriture, avec des paroles de grande tendresse, sans avoir nullement à souffrir; sa subtilité, en sa naissance, qui laissa intacte la virginité de sa mère; son agilité enfin, lorsqu'il marcha sur les eaux..."  

Ruysbrœck nous dit encore que les corps glorieux auront une joie singulière lorsqu'ils verront, de leurs yeux de chair, le Christ et la Vierge Marie, "ainsi que tous les saints glorifiés et remplis de délices... Ils loueront Dieu et le chanteront de tout leur pouvoir, et cette glorieuse mélodie sera bien douce à entendre... La gloire des âmes rejaillira et se répandra jusque dans leurs puissances corporelles et dans les sens. Il y aura là quelque chose de si grand que nous ne pouvons encore le comprendre, et ces délices dureront sans cesse pendant toute l'éternité... L'homme a révélation de ce royaume, afin qu'il y aspire et qu'il pratique noblement les vertus." (Chapitre 38)

      3-2-2-Le royaume naturel de ceux qui aiment Dieu ici-bas 

Ruysbrœck fait ensuite quelques remarques intéressantes concernant les hommes qui aiment Dieu et ne sont pas encombrés par le péché. Ainsi, le royaume naturel, composé de toutes les créatures que Dieu possède comme son bien propre, lui est révélé. Mais seuls ceux qui aiment Dieu peuvent contempler, ici-bas, les œuvres de Dieu et le louer. "C'est là ce qu'on appelle un royaume naturel, composé de toutes les créatures que Dieu possède comme son bien propre; ce royaume est révélé aux hommes dont nous parlons. Sans doute, il peut être connu sans le secours de la grâce de Dieu et en dehors de tout mérite, mais ceux qui aiment Dieu ne peuvent contempler ses œuvres sans le louer et pour cela ils auront récompense." (Chapitre 39) 

      3-2-3-Le royaume des Écritures 

"Le Royaume de Dieu est encore révélé aux hommes de vertu insigne dans les Écritures, par l'enseignement du Christ et des saints, et par les exemples qu'ils nous ont laissés..." Celui à qui Dieu révèle le Royaume des Écritures ne comprend pas tout, mais il sait ce qui conduit à Dieu ou en éloigne. Le royaume des Écritures que nous devons réaliser d'une façon parfaite, émane du Saint-Esprit, par l'intermédiaire du Christ et de ses saints. L'Écriture passera, mais la vérité demeurera éternellement. 

"Il y a une révélation spéciale du Royaume des Écritures faite à ceux qui aiment, afin qu'ils puissent vivre en conformité avec les enseignements sacrés et en goûter la douceur et le fruit, dans le temps et dans l'éternité. Car vertu et joie intérieures, espérance de la vie éternelle, c'est tout le Royaume de Dieu caché dans les Écritures et révélé aux esprits aimants...." (Chapitre 40) 

      3-2-4-Le royaume de la grâce et de la gloire 

"La quatrième révélation du Royaume de Dieu est faite aux âmes nobles dans la lumière de la grâce ou de la gloire. Elle dépasse les données des sens et de la lumière naturelle, ainsi que tout ce qu'on peut apprendre dans l'Écriture, sans être cependant jamais contraire aux enseignements sacrés... En effet... nul ne saurait les décrire d'une façon claire et parfaite comme Dieu les montre aux esprits aimants..." Personne ne peut connaître le Royaume de Dieu, hormis ceux qui "adhèrent à la superessence en demeurant dans une vie contemplative, tout en se répandant au-dehors par une vie active..."  

Ces expressions sont très mystérieuses et Ruysbrœck en est conscient, aussi va-t-il tenter de s'expliquer en prenant des images, et en évoquant les six fruits de la grâce et de la gloire. Certes, les œuvres accomplies par les vertus prendront fin, "mais leur fruit est destiné à être notre aliment et notre breuvage éternellement. Six sortes de fruits et de goûts sensibles sont révélés aux hommes lorsqu'ils se livrent à l'activité... et cela soit dans la lumière de grâce, soit dans la lumière de gloire... " 

Tout d'abord, les fruits de la vie active: "Le premier fruit que l'on doit avoir pour aller au ciel, et que possèdent dès maintenant tous ceux qui sont dans la béatitude avec Dieu, c'est l'humble soumission de l'esprit devant la majesté toute-puissante de Dieu. Le deuxième fruit est perçu par l'homme foncièrement généreux, miséricordieux dans ses jugements, patient et doux dans ce qu'il doit supporter. Le troisième fruit consiste à ressentir en soi-même... comme faisant partie de soi, la soumission humble et docile, la générosité et une douce patience." 

Et les fruits de la vie affective: "C'est d'abord un amour élevé et sensible pour Dieu... C'est aussi un désir ardent de procurer à Dieu louange et honneur de tout son pouvoir... Ce désir part du plus intime du cœur et lorsqu'il n'est pas réalisé, l'homme en ressent une douleur qu'il ne peut oublier. Le cinquième fruit du royaume éternel est un amour sensible et impatient qui reçoit sans cesse la touche d'en haut et aspire toujours à l'union avec celui qu'il aime. Cet amour s'adonne constamment à la pratique de toutes les vertus, car c'est là sa noblesse propre. Enfin, le sixième fruit consiste en une claire contemplation de tous les autres fruits et une considération attentive de tout ce qui est ressenti. Celui qui le possède contemple dès lors le royaume sensible, tel qu'il est maintenant, et tel qu'il sera dans l'éternité. Il contemple le royaume naturel, tel que Dieu l'a créé et orné, naturellement et surnaturellement, et il voit la beauté dont il sera glorifié..." (Chapitres 41 et 42) 

      3-2-5-Le Royaume qui est Dieu Lui-même 

Selon Ruysbrœck "il y a une cinquième révélation du royaume de Dieu qui est faite à ceux qui l'aiment, au-dessus de toute lumière créée, dans une lumière divine qui échappe à toute mesure. Cela se passe au-dessus de la raison, dans l'esprit qui se recueille en la superessence de Dieu. Là l'homme reçoit un triple fruit qui consiste en une clarté sans mesure, un amour incompréhensible et une jouissance divine. 

– Le premier fruit, la clarté sans mesure, c'est-à-dire l'intelligence, se délecte dans cette clarté et devient une avec elle.

– Le second fruit est un amour incompréhensible dans lequel l'âme se fond en un amour simple et essentiel.

– Inondée et pénétrée par la clarté et l'amour, l'âme parvient à une jouissance qui est le troisième fruit, jouissance si immense que Dieu lui-même y est comme englouti avec les hommes qui s'y perdent... Mais au fond de cette perte éternelle, se trouve la suprême saveur.  

Ces pensées nous dépassent beaucoup trop et Ruysbrœck en est de nouveau conscient; c'est pourquoi il poursuit son raisonnement, mais cette fois pour nous remettre dans la réalité: "L'homme élevé à cet état sera au service de tout le monde... Son esprit s'inclinera sans cesse vers toute vertu... Sans cesse il adhérera à Dieu essentiellement en son esprit, afin d'être transformé et transfiguré en la clarté infinie..." Mais Ruysbrœck repart très vite vers Dieu et vers l'inexplicable: "Toujours l'homme adhérera essentiellement à Dieu en se plongeant dans la jouissance; et en s'abîmant dans son néant, il s'engloutira dans la ténèbre de la divinité. C'est la béatitude de Dieu et de tous les esprits supérieurs."  

Seule la Sagesse du Père, image éternelle de Dieu peut mettre l'homme dans la ressemblance avec Dieu. (Chapitre 43)

 

4
Les dons du Saint-Esprit

 

4-1-De deux vertus théologales: la foi et la charité 

Ruysbrœck insiste sur la foi comme il le fait souvent: "À la base de toutes les grâces, de tous les dons et de toutes les vertus théologales est la foi divine, qui est une lumière surnaturelle et le fondement de tout bien..." Et l'homme doit toujours considérer que "Dieu a créé le ciel et la terre par amour pour l’homme; qu'il l'a comblé de dons sans nombre, tant spirituels que corporels; qu'enfin il est mort pour tous les hommes, afin d’effacer leurs péchés, pourvu qu’ils veuillent eux-mêmes faire pénitence..."  

Dieu a tout fait par pure bonté; aussi l'homme "doit-il accomplir toutes ses œuvres librement pour l’honneur de Dieu, avec une vraie humilité et une exacte obéissance, et ne rien désirer ni vouloir en retour que ce qu’il plaira à Dieu de lui donner..." Mais l'homme est vite limité et souvent son intelligence naturelle lui fait défaut; aussi doit-il compter sur le Saint-Esprit qui vient en son âme "comme une source vive, d’où s’échappent sept fleuves de grâce, c’est-à-dire sept dons divins..." C'est ainsi que "Dieu intervient avec sa lumière surnaturelle et il éclaire l’intelligence." (Chapitre 13) 

4-2-Le don de la crainte de Dieu Chapitre 14) 

      4-2-1-La crainte de Dieu fait naître l'humilité 

Pour l'homme qui aime Dieu, la crainte amoureuse qu'il a pour son Seigneur n'est autre que la crainte de l'offenser, de blesser son amour. C'est un "sentiment de révérence et de vénération pour Dieu et l'humanité sainte du Christ, ainsi que le désir de conformer toute sa vie et toutes ses œuvres à l’honneur et à la ressemblance du Christ... De cette crainte amoureuse naissent la vraie humilité et l’abaissement sincère, qui consistent pour l’homme à voir clairement le contraste entre la grandeur de Dieu et sa propre petitesse, entre la sagesse souveraine et sa propre ignorance, entre la richesse et la libéralité divines et la pauvreté et indigence qui sont en lui-même. L’humilité fait qu’il s’abaisse toujours et se fait petit devant les yeux de Dieu..."  

      4-2-2-La crainte de Dieu fait ressembler au Christ 

En conséquence, "ainsi abaissé et humilié, l'homme servira volontiers,  quoiqu’avec discrétion, tous ceux qui ont besoin de lui." L’humilité fait naître l’obéissance, puis l’abnégation de la volonté propre par laquelle l’homme renonce à lui-même, et se soumet à la volonté de Dieu en toutes choses. À ceux qui ont la crainte de Dieu "s’applique la parole du Christ: 'Bienheureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux'.   Nul n’est plus pauvre, en effet, ni plus dépouillé que celui qui sert Dieu toute sa vie, et ne veut, ne souhaite et ne désire rien que ce qu’il plaît à Dieu de lui donner... De tels hommes ressemblent aux anges du chœur inférieur... leur volonté est unie à celle de Dieu... Celui qui possède le don de crainte ressemble encore à Dieu lui-même tant dans sa nature divine que dans la nature humaine qu’il a prise... En effet, celui qui pratique l'obéissance ressemble au Christ qui a pratiqué l’obéissance en se rendant aux désirs et aux appels des patriarches et des prophètes, qui a fait abandon de sa volonté, selon ce  que disent les Écritures... Dans sa nature humaine, le Christ était rempli de respect et de vénération pour son Père; il poursuivait son honneur, sa louange et sa gloire en toutes ses œuvres...." 

      4-2-3-Les vertus liées à la crainte de Dieu  

"Posséder d’une façon parfaite la crainte du Seigneur, c’est orner et transformer au moyen des vertus divines ce que l’on peut appeler l’élément terrestre chez l’homme et régler l’appétit irascible. L’homme est ainsi dans un paradis terrestre qu’il doit cultiver et garder. Le cultiver, c’est pratiquer les vertus; le garder, c’est s’abstenir du péché, qui ferait perdre à la fois le fruit et le paradis. Au milieu de ce paradis il y a l’arbre de vie, l’arbre de la science du bien et du mal... Mais l'homme  ne doit pas se nourrir du fruit de la délectation sensible, c’est-à-dire de vivre selon la satisfaction de la nature... sinon, il est chassé du paradis, il est dépouillé de toutes vertus, banni et retranché du royaume éternel de Dieu." 

Aussi Ruysbrœck donne-t-il les conseils suivants: "Si l’on veut élever la crainte de Dieu et toutes les vertus qui en naissent jusqu’à la plus haute perfection, il faut observer ce qui suit:  

Porter vers Dieu son intention et la lui dévouer sans cesse... Il faut aussi bien connaître, dans le fond de sa conscience, comment on doit vaquer à Dieu, en même temps que servir tous les hommes, avec une vraie humilité. Qu’en vous les vertus veillent sans cesse sans jamais se livrer au sommeil, s’exerçant en toute droiture; puis livrez-vous avec joie sans nulle fatigue ni trêve au labeur de l’obéissance. Dépouillez la volonté propre afin de l’abandonner à Dieu, en toute abnégation." 

      4-2-4-Les obstacles qui s'opposent à la crainte de Dieu 

Ruysbrœck énumère quatre obstacles qui s'opposent à ce don du Saint-Esprit: vivre en négligeant de servir Dieu, manquer d'humilité, manquer d'obéissance donc ne point pratiquer la vertu, et vouloir ne faire que sa propre volonté. (Chapitre 14) 

4-3-Le don de piété (Chapitres 15 à 17) 

Pour Ruysbrœck, le don de piété est la miséricorde. "Par elle, l’homme est rendu bon et serviable, prêt à se dévouer à Dieu et à tous, attentif et prévenant à l’égard de ceux qui sont dans le besoin, dans l’affliction ou l’infortune... De là naît la compassion ou sympathie par laquelle l’homme entre en part de la passion et des souffrances du Christ et compatit aux douleurs de tous. La compassion et la pitié engendrent toutes les œuvres charitables, car c’est à la charité que Dieu a confié les sept œuvres de miséricorde..." 

      4-3-1-Bienheureux les doux 

Ruysbrœck énumère longuement toutes les qualités de la charité à qui "Dieu a confié les sept œuvres de miséricorde." Même ceux qui n'ont rien peuvent être bons et compatissants. Par ailleurs, "la piété engendre la patience que nul ne peut posséder s’il n’a d’abord la douceur et la bonté..." Et c'est alors que Ruysbrœck débouche sur une béatitude: "Bienheureux les doux, car ils posséderont la terre... car, l'homme qui pratique toutes les œuvres de miséricorde, possède réellement toute la terre; son désir est d’employer tout ce qu’il est, tout ce qu’il a... afin de servir Dieu et d’assister son prochain... Possédant sa propre nature par la patience et la douceur, il jouit de cette béatitude promise par le Christ et qui consiste à posséder la terre..." 

      4-3-2-L'homme rempli de piété ressemble aux anges et à Dieu 

"Un tel homme ressemble aux archanges... qui prodiguent eux-mêmes leur bonté envers tous les hommes, surtout envers ceux qui les imitent en libéralité et miséricorde, et qui s’emploient à promouvoir toutes les dispositions charitables, là où elles se rencontrent..." 

Ruysbrœck va encore plus loin. Contemplant la grande compassion que Jésus, Dieu incarné, a montrée envers les hommes, il n'hésite pas à écrire: "L’homme qui est rempli de charité et de piété ressemble encore à Dieu dans sa nature divine et dans son humanité sainte..." Jésus, dans sa nature humaine, se donne Lui-même aux hommes, demandant qu'en retour, les hommes lui demeurent fidèles. "Sa longanimité et sa patience sont sans bornes, et il est plein de mansuétude pour supporter les nombreuses iniquités et injustices des hommes... Le Christ s’est montré rempli de bonté et de douceur à l’égard de tous... Son infinie patience a paru dans toutes ses souffrances, alors qu’il était abandonné de son Père et de tous ses amis, supportant toute misère dans l’abnégation de sa nature corporelle jusqu’à la mort..." (Chapitre 15) 

      4-3-3-La source du paradis 

Ruysbrœck aime beaucoup les images qui font comprendre les choses les plus difficiles: il compare la piété "à la source qui jaillissait au centre du paradis terrestre, et qui se divisait en quatre fleuves de charité: 

        – un premier fleuve, plein de joie, qui se dirige vers le ciel, sous la forme de compassion aux souffrances portées dans l'allégresse et heureusement passées, du Christ et de tous ses saints.

        – un deuxième fleuve qui coule vers le purgatoire. Ce fleuve est fait de compassion pour toutes les âmes qui sont dans les peines, afin de satisfaire pour leurs péchés.

        – le troisième fleuve du paradis de vie se répand sur toute la terre; c’est la compassion et la pitié pour toutes les nécessités et tous les intérêts de la sainte Église.

        – le quatrième fleuve, ce sont les œuvres extérieures de charité et de libéralité répandues sur tous ceux qui les réclament." (Chapitre 16) 

      4-3-4-Comment posséder le don de piété 

Ruysbrœck réfléchit sur la manière de posséder le don de piété avec les vertus qui en découlent, dans toute sa plénitude. Pour cela, l'homme doit remplir les conditions suivantes: "Son esprit doit être en repos, insensible au succès extérieur; qui veut être miséricordieux doit pratiquer la douceur. Ainsi aura-t-il compassion de tous ceux qui ne peuvent avoir le plus strict nécessaire... Ayez cette charité large, faites des œuvres de miséricorde, mais ayez un commun amour pour tous selon la discrétion... Puis il faut s’affranchir le cœur et faire abnégation de soi, en conservant grande patience..." 

Mais attention! Il y a des obstacles à franchir que Ruysbrœck énumère:  "Être irascible et turbulent, agité au dehors comme au dedans, voilà qui empêche la douceur..." Il faut aussi éviter le favoritisme envers ses amis et ses proches.  

Puis Ruysbrœck montre quatre choses qui privent l'homme de béatitude: un esprit querelleur, l'avarice et la cupidité, manquer de compassion et n'avoir point de patience. (Chapitre 17)  

4-4-Le don de science (Chapitres 18 et 19) 

La science divinement infuse orne l'âme et embellit les dons de crainte et de piété. C'est "une lumière surnaturelle répandue en la puissance raisonnable de l’âme, pour permettre à l’homme de mener une vie morale... De cette science naît la sage discrétion..." 

Grâce à la foi et à la crainte amoureuse de Dieu, l'homme se débarrasse du péché; l'humilité et l'obéissance lui font renoncer à sa volonté propre. La puissance irascible de la volonté a reçu son ornement. Par la piété et la compassion, on pratique les œuvres de miséricorde. La discrétion va maintenant orner l'intelligence dans sa puissance raisonnable. Elle "enseigne comment il faut s’acquitter de son service, qui indique le moment opportun pour agir... La discrétion est l’ornement et la perfection de toutes les vertus morales... C’est elle qui montre à l’homme où est l’honneur de Dieu, où se trouvent l’utilité et le profit du prochain, et comment on peut y satisfaire. Elle lui fait remarquer et comprendre combien il omet souvent de rendre à Dieu l’honneur qui lui est dû... Elle lui fait reconnaître combien il oublie souvent son prochain par tiédeur de charité et par négligence..." 

      4-4-1-Ce qu'est la science divine 

"La connaissance de nous-mêmes nous enseigne aussi d’où nous venons, où nous sommes et où nous allons... et c’est parce que notre puissance affective tend sans cesse vers Dieu, que nous nous sentons en exil... La science divine nous enseigne à ne point avoir de présomption et à ne mettre notre joie ni dans des choses caduques, ni dans nos œuvres, mais à nous considérer comme des serviteurs inutiles et des créatures infirmes. C’est le plus haut degré dans le don de science divine, et ceux qui le possèdent entendent cette parole du Christ: 'Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu’ils seront consolés.' Ceux-là en effet qui regrettent de ne pouvoir, malgré tous leurs efforts, procurer à Dieu le service et l’honneur qu’ils voudraient, conçoivent cette peine à cause de l’amour qu’ils ont pour Dieu et pour la vertu... Bienheureux ceux qui portent cette affliction, car ils seront consolés dans le royaume éternel de Dieu..." 

      4-4-2-Liens entre les bienheureux qui pleurent, les anges et Dieu 

Les bienheureux dont nous venons de parler ressemblent aux anges appelés Vertus ou Puissances qui "guident les hommes en les illuminant de leurs inspirations, sous forme d’images ou de symboles... L’homme qui est rempli de la science divine et de la discrétion ressemble encore à Dieu dans sa nature divine et dans la nature humaine qu’il s’est uni... Dieu, en effet, assiste les hommes dans toutes leurs œuvres, comme dans leur vie, et à tous il donne la lumière soit extérieure, soit intérieure, de mille façons, d’après ce que chacun peut porter..." Quand un homme possède de tels dons d’une façon parfaite, il reçoit une clarté toute spéciale, qui le maintient en humilité et obéissance.  

      4-4-3-Vers la vie active[10] parfaite (Chapitre 18) 

Et Ruysbrœck poursuit avec l'image des éléments utilisés à son époque: la terre, l'eau, l'air et le feu, il ajoute: "de même que la puissance concupiscible, figurée par l’eau, reçoit son ornement et confère à l'homme le pouvoir de se répandre en œuvres de miséricorde" grâce à la crainte de Dieu et à la piété, la puissance raisonnable l'orne par la clarté du troisième élément naturel qui est l’air. "Et ainsi toute brillante de la lumière de science divine, la puissance raisonnable donne à son tour l’ornement à la terre... Le vol élevé de la puissance raisonnable consiste pour l’homme à s’examiner et s’éprouver soi-même dans toutes ses œuvres et dans sa vie, avec discrétion..." 

Ainsi, l'air symbole de la puissance raisonnable représente les œuvres accomplies avec discrétion. Les oiseaux qui marchent sur la terre, symbolisent les hommes qui, avec leurs biens terrestres servent les pauvres selon la discrétion. Il faut aussi parcourir les eaux et pratiquer la compassion et la miséricorde envers tous. Enfin, autre symbole, "le vol sublime de l’aigle représente le mouvement de l’âme qui s’élève au plus haut de la puissance raisonnable, jusqu’au feu ardent de l’amour... en vue de la gloire de Dieu. Et ce mouvement est celui qui fait monter au sommet de la vie active... Lorsque ces vertus arrivent à leur plein épanouissement, l’âme possède une vie active parfaite et une aptitude à toutes les vertus et à tous les dons divins." 

      4-4-4-Comment posséder le don de science (Chapitre 19) 

Ruysbrœck indique, dans un long poème, que si "l’on veut posséder le don divin de science avec toute la discrétion qui en découle, il faut un esprit tranquille qui sache malgré le tumulte se tenir en grande paix... Puis il faut juger toutes choses avec droiture et reconnaître avec certitude ce qui convient à la discrétion... Reconnaître qu’envers Dieu ou envers les hommes l’on n’agit jamais parfaitement, mais qu’il manque toujours quelque chose; ainsi se trouve-t-on bien infirme..." 

Hélas! Ici aussi il y a "des obstacles qui empêchent la possession parfaite du don de science: les grands désirs de vertu sans la discrétion convenable font obstacle à la vraie science... Puis se complaire en ses vertus, sans s’attrister de ses défauts, c’est manquer de vraie connaissance..." 

Et voici les causes "qui affaiblissent et détruisent toute vertu: l’esprit colère qui se répand en fureur, se prive de la vraie science; maudire et jurer sans cesse, c’est perdre la discrétion. S’estimer beaucoup soi-même et ne rien supporter chez autrui, c’est ne savoir plus se connaître. Et se plaire ici-bas sans repentir de ses péchés, c'est aller droit en enfer." 

4-5-Le don de force spirituelle (Chapitre 20) 

      4-5-1-Le don de force et la justice nous conduisent à louer Dieu 

Le quatrième don divin confère à l'homme, "extérieurement et intérieurement, l’ornement de la vie affective. La force spirituelle élève le cœur au-dessus de toutes les choses temporelles et fait contempler à la raison les propriétés des personnes divines, la puissance du Père, la sagesse du Fils, la bonté du Saint-Esprit. Elle enflamme la puissance affective d’un amour sensible, de sorte que la mémoire se vide et se dépouille de toutes choses, la raison contemple la vérité éternelle dans toutes ses œuvres, et l’affection s’écoule sans cesse avec un amour sensible dans la bonté de Dieu... Toutes les puissances de l’âme, tant intérieures qu’extérieures, s’élèvent ainsi jusqu’à l’esprit et s’unissent à lui..." Rien n'empêche plus l'homme de s'unir à Dieu: il est libre et affranchi vis-à-vis de tout ce qui est créé; il possède ainsi la force...  

De cette force et de cette ardeur affective naissent la louange, l’honneur, la dévotion, les prières intimes de bouche, de cœur et d’intention... L’homme ressent au cœur une blessure et une douleur intérieures qui se renouvellent à chaque retour vers Dieu; et chacun de ces retours lui cause une douleur plus grande. Parfois aussi, il lui vient une telle suavité et consolation intérieures, qu’il ne peut plus la renfermer en lui-même... alors sa jubilation éclate... De là naissent ivresse et folie... le fou éclate en larmes et en cris, quand il perçoit la touche divine, ou quand, se retournant en lui-même, il entrevoit l’éclair divin." 

Toutes ces opérations divines éveillent en l'homme un grand désir d’être agréable à Dieu en toute vertu; c’est ce que produit le don de force. "Et lorsqu’on possède ce désir, l’on entend la parole du Christ: 'Bienheureux ceux qui ont faim et soif spirituelles de la justice!'." Pratiquement cela consiste à se dépouiller, à s’affranchir de toutes les créatures, et à désirer de tout son pouvoir, louer et glorifier Dieu, "sans chercher là aucune satisfaction, ce qui serait un partage et un obstacle à la vraie justice."  

Remarque: On parle peu de cette justice orientée vers Dieu seul; pourtant elle est le vrai bonheur. D'ailleurs, ceux qui possèdent le don divin de force spirituelle sont, nous dit Ruysbrœck, les émules des anges appelés Puissances qui, sans relâche, louent Dieu de toutes leurs forces. 

      4-5-2-Le don de force nous fait ressembler à Dieu 

Ruysbrœck selon son habitude, poursuit son raisonnement en faisant un nouveau détour par la Sainte Trinité. Il ose écrire: "Le don de force spirituelle fait encore ressembler à Dieu dans sa nature divine et dans sa nature humaine. Selon la nature divine, en effet, l’Intelligence paternelle contemple sans relâche sa Sagesse infinie qui est son Fils; et l’éternelle Sagesse, le Fils, contemple toujours l’unité de la nature féconde qui est paternité. De cette contemplation mutuelle en l’unique Sagesse procède l’Amour infini, le Saint-Esprit, l’amour qui est lien d’unité et qui donne aux deux personnes divines comme une faim inassouvie de toujours s’écouler en unité et de sans cesse engendrer dans la très haute Trinité." Ceci concerne la nature divine.  

Ruysbrœck se tourne ensuite vers le Christ, qui, dans sa nature humaine, élevait, et élève toujours ses désirs vers Dieu. 

Ainsi, naît une première conclusion: "Avec un tel don divin de force spirituelle on possède l’ornement du quatrième élément naturel, le feu, symbole de la liberté de la volonté, qui se porte à des vertus de choix... et qui sert de symbole à la liberté de la volonté... " Maintenant, l'âme brûle vraiment comme le feu. 

      4-5-3-Comment posséder le don de force 

Selon les dires de Ruysbrœck, pour posséder le don de force, il faut "un esprit élevé au-dessus de tout ce qui vit, et une intime dévotion. Contempler la bonté de Dieu, fuir tout ce qui s’en écarte c’est la vraie force spirituelle, et donner à Dieu toujours plus, en louange et haute révérence, avec un zèle plein de droiture..." Alors la louange est continuelle, et produit au cœur une blessure d'amour qui donne l’impatience d’amour.  

Ruysbrœck reviendra plus loin sur la manière d'acquérir ce don de force; mais déjà il affirme: il faut fuir les préoccupations, contempler la bonté de Dieu et ses libéralités. Enfin, il faut prier: "Il faut donc que l’on prie Dieu de vouloir bien nous faire grâce, et laisser couler ses largesses afin que nous nous convertissions... Ceux qui vivent avec la faim sont en très bonne santé, la faim, dis-je, de la justice." (Chapitres 21 et 24) 

Ici aussi Ruysbrœck relève des obstacles à l'acquisition du don de force: rechercher des succès extérieurs, poursuivre les douceurs sensibles et les soucis étrangers, et enfin, manquer de faim spirituelle. Il y a encore ceux qui oublient la bonté de Dieu, ainsi que la perversité des hommes pour qui il faut prier, afin qu'ils se convertissent. Ruysbrœck insiste encore sur ce danger qui guette ceux "qui vivent sans grands désirs et ne s’élèvent pas bien haut... C’est une honte et un opprobre et un aveuglement très obscur... Ceux qui ne se convertissent pas afin de louer leur Seigneur et ne le désirent pas pour autrui, font preuve de haine et d’envie..." (Chapitres 21 et 24) 

      4-5-4-Autres vertus nées du don de force 

Avec le don de force, le cœur devient libre "et toutes les puissances de l’âme sont élevées en désir, en louange, en dignité, jusqu’à la contemplation de la hauteur, de la sagesse, de la bonté, de la libéralité et de la richesse sans fond qui découlent de la sublime unité... L'homme alors tourne ses regards vers les pauvres créatures qui errent dans de mauvais chemins... et ressent pour elles une grande compassion spirituelle... Cela lui cause si grande peine que nul ne peut la concevoir, s’il ne l’a pas ressentie... L'âme voit clairement les misères à secourir et cette attention fait jaillir en elle un très grand amour pour Dieu et pour tous les hommes en général... Ainsi se tient-elle entre Dieu et tous les hommes comme médiatrice de paix." 

Dès lors, l'âme est transformée; sa prière intime et sa grande hardiesse lui font accomplir des choses ineffables, car elle connaît la bonté infinie de Dieu et son divin amour, qui pour nous est sans mesure. "Lorsque l’on contemple les saints dans le royaume éternel, on admire à quel point ils sont inondés des dons divins de la grâce et de la gloire. Dieu se répand et s’écoule comme un océan de délices incompréhensibles en tous ceux qui sont capables de le recevoir, les ramenant ensuite dans son reflux pour les introduire dans les flots immenses de son unité. Et en présence de cette unité qui s’offre à eux, ils ne peuvent plus demeurer en eux-mêmes et ils sont emportés dans le flux et le reflux d’un amour parfait en tous points. C’est ce qui fait grandir encore la faim de la justice." 

      4-5-5-Le bonheur  

Aux hommes affamés de justice, le Christ a dit: "Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés." Mais, déjà sur cette terre, ils en font l’expérience, et "leur volonté est ensevelie en celle de Dieu, avec une telle joie et une si parfaite liberté, qu’ils ne peuvent plus choisir ni désirer autre chose que ce que Dieu veut, dans le temps et dans l’éternité." Ruysbrœck affirme encore:  "Ceux qui possèdent ainsi dans sa perfection le don de force spirituelle ressemblent aux anges du cinquième chœur, appelés Principautés." Ces princes éminents ont une grande compassion des pécheurs, et, s’élevant vers Dieu, ils s’inclinent aussi vers les créatures, et donnent aux Puissances la mission d'illuminer les hommes. 

Ruysbrœck va encore plus loin: il veut montrer l'immense compassion de Dieu envers "les malheureux qui se détournent de lui pour aller vers de misérables choses étrangères, y mettant une volonté perverse et un vrai mépris de tous ses dons." Alors, pour les faire réfléchir, Dieu "répand sur eux carnage et incendie, afin qu’ils le reconnaissent... et ceux qui consentent à se tourner vers leur légitime Seigneur pourront vaincre leurs vices et demeurer dans son amour." 

Ceci est très dur: aussi Ruysbrœck va-t-il s'expliquer: "Si je décris ainsi et explique ces procédés divins, c’est afin de faire apprécier la Sagesse infinie de Dieu, sa grande miséricorde et libéralité. Mais il se tourne aussi vers les bons, ayant pour chacun l’amour dont il est digne. L’éternelle Sagesse voit s’élever, au ciel et sur la terre, les désirs amoureux qui tendent avec toutes leurs forces concentrées, avec impétuosité et zèle, vers la très haute unité. Et l’amour insondable plein de libéralités se répand avec toute la richesse qui est Dieu même et avec tous les trésors qui sont ses dons." 

Dieu aime tous les hommes et veut que tous soient sauvés. C'est pourquoi il invite tous les hommes, même les pécheurs, à la conversion, et pour cela il fait couler en chacun d'eux, selon sa dignité, des torrents de grâces: "Ce flux et ce reflux produisent une faim d’éternité. Rentrer avec désir c’est avoir faim, mais on ne goûte que dans l’unité. Sans cesse l’unité se fait sentir c’est pourquoi la faim n’exclut pas ici une délectation savoureuse."  

Pour cela nous avons un modèle, le Christ: "Dans son humanité le Christ possédait le don de force spirituelle dans la plus haute perfection; car il s’élevait sans cesse librement vers l’honneur et la louange de son Père, avec d’ardents désirs. En même temps il était et est toujours porté par grande compassion et miséricorde à subvenir à tous les besoins des hommes et aux misères des pécheurs, offrant pour eux tous d’intimes prières à son Père..." (Chapitre 22) 

      4-5-6-Le feu et la liberté de la volonté 

Nous avons vu plus haut que Ruysbrœck estimait que ceux qui jouissaient du don divin de force possédaient l’ornement du quatrième élément, le feu, qui représente la liberté de la volonté. Et maintenant il précise: "Le feu tend toujours à monter... il possède de plus une action subtile, invisible et spirituelle qui amène les créatures à la vie sur la terre, dans les eaux et dans les airs, et fait qu’elles croissent et sont maintenues dans l’existence. Enfin le feu demeure dans son lieu au-dessus des autres éléments, étant principe de lumière, de chaleur et de fécondité... 

Or je retrouve ces qualités dans la liberté de la volonté, lorsqu’elle est ornée de la force spirituelle. Victorieuse, du démon dont elle a rejeté le joug, libre du côté des vices et des défaillances, elle porte sans cesse en haut le cœur et toutes les puissances de l’âme, afin de louer Dieu éternellement. Elle possède aussi l’unité d’une façon stable et à jamais, en même temps qu’elle s’incline vers les hommes avec une juste miséricorde, attentive à tous leurs besoins et désireuse de faire porter du fruit à toutes les créatures. Lorsqu’elle ne peut y parvenir, elle en ressent de la souffrance. Alors elle remonte, avec une ardeur plus grande encore, comme le feu qui embrase et consume toutes choses, pour les élever à l’unité. Tel est le feu." (Chapitre 23) 

4-6-Le don de conseil (Chapitre 25) 

Grâce au don de force spirituelle l'homme peut s'élèver vers Dieu et le louer. Il s'incline aussi vers les pécheurs avec compassion et miséricorde pour remonter ensuite vers Dieu et lui demander d'avoir pitié des malheureux et de leur accorder la grâce de la conversion. Il connaît l'amour de Dieu qui est sans mesure. "Il comprend alors très bien qu'à toute heure et sans cesse, Dieu s'écoule lui-même avec tous ses dons, et c'est pour lui une cause de grande impatience d'amour..." Et l'homme veut s'écouler à son tour "dans la sublime Trinité et dans la délicieuse Unité, aussi loin qu'il peut y pénétrer..." C'est à ce moment que surgit le don de conseil divin. 

      4-6-1-La nature du don de conseil 

Il s'agit ici, dit Ruysbrœck, d'une touche dans la mémoire[11] de l'homme, touche "issue de l'éternelle génération du Père, engendrant son Fils en la haute mémoire, au-dessus de la raison, dans l'essence même de l'âme. Sous cette touche l'âme devient très noble et très surnaturelle, sans pouvoir néanmoins comprendre ni saisir ce qu'elle ressent... L'âme élevée à ce degré ne connaît pas l'unité à la manière divine, mais elle la connaît à la manière des créatures, c'est-à-dire d'une façon moins haute, et seulement comme une ressemblance de l'unité divine, et c'est là ce qui cause l'impatience d'amour...  

De cette touche de l'âme et de la génération du Fils, Sagesse éternelle, naît dans l'intellect une lumière brillante qui éclaire et illumine la raison d'une clarté singulière; c'est la Sagesse de Dieu qui la donne pour imprimer à l'intellect de l'âme sa propre ressemblance, pour l'éclairer et l'élever...  

L'âme découvre au plus profond de la mémoire comme le jet d'une source vive qui jaillirait d'un centre vivant et fécond, l'unité de Dieu... qui possède la fécondité, l'origine et la fin de toute créature... L'attouchement divin est si merveilleux et si doux à l'intelligence, si aimable et si singulièrement désirable à la volonté, que l'âme tombe dans une folie d'amour, et sent grandir son ardeur... C'est en ce sommet de l'âme que se fait sentir la touche mystérieuse, ce flot jaillissant de la source divine; et cette touche ébranle l'étincelle de l'âme, elle est la source qui apporte avec elle tous les dons divins, selon la dignité et la vertu de chacun. Cependant à ce degré de la contemplation, la touche divine n'est connue que par un sentiment d'amoureuse impatience, ressentie dans l'étincelle de l'âme..." 

Puis vient l'impatience d'amour que seuls les contemplatifs élevés dans la vie affective peuvent connaître. Pourtant, malgré ses grands désirs, la créature, trop limitée, ne peut atteindre Dieu. "L'âme mène une vie de désir selon la vérité, et c'est la possession parfaite du don divin de conseil." Dès lors, l'âme aime Dieu de toutes ses forces, et d'elle l'on peut dire: 'Bienheureux les miséricordieux, car ils recevront miséricorde.' "Ils sont vraiment miséricordieux parce qu'ils ont été poussés par Dieu et son amour à parcourir du haut en bas le royaume de leur âme, afin de prendre en pitié toute nécessité..." 

Ces personnes ressemblent aux anges du sixième chœur appelés "Dominations". (Chapitre 25) 

      4-6-2-Retour vers la Sainte Trinité 

Ruysbrœck fait un nouveau détour vers la Trinité: "Là où le Père contemple son Fils, la Sagesse éternelle, le Fils est engendré et c'est une personne distincte du Père. Dans l'acte même du Père contemplant son Fils... le Fils reçoit la génération. Enfin le Père demeurant toujours fécond, le Fils lui demeure sans cesse attaché. Là où la nature est féconde, là le Fils est dans le Père et le Père dans le Fils; et là où le Père engendre le Fils, là le Fils naît du Père... En tout cela il n'y a qu'un seul Fils engendré de la nature féconde qui est paternité. 

Quant à l'Amour, c'est-à-dire le Saint-Esprit, ce n'est point de cette génération du Fils par le Père qu'il émane; mais parce que le Fils est engendré, personne distincte du Père, le Père contemple son Fils engendré; et le Fils à son tour contemple le Père qui l'engendre en sa fécondité et il se contemple lui-même ainsi que toutes choses dans le Père... de là vient un Amour qui s'appelle le Saint-Esprit, qui est un lien du Père au Fils et du Fils au Père... Dans la Trinité, Dieu opère toutes ses œuvres: de l'unité naît la génération et le reflux des personnes dans une perpétuelle faim d'amour et un éternel désir...     

Dans cette sublime nature de Dieu possédant avec plénitude et de toute éternité, sagesse, bonté, libéralité, amour infini et miséricorde, le Père tout puissant incline ses regards et considère toutes ses créatures, œuvre de sa sagesse; il les ordonne, les régit avec discrétion, les attire par sa miséricorde, les enrichit de ses dons avec libéralité, se les unit avec amour et fait entrer dans l'unité avec lui-même tous ceux qui en sont dignes par leurs vertus." (Chapitre 25) 

      4-6-3-Ressembler au Christ (Chapitre 26) 

Ruysbrœck nous dit que les hommes qui possèdent le don de conseil sont semblables au Christ, dans son humanité. Il y a d'abord "une ressemblance naturelle et imparfaite." Ce sont ceux qui accomplissent des œuvres vertueuses, mais pour des avantages temporels. "Ce sont les incroyants et tous ceux qui, sur un point quelconque, sont opposés à la sainte Église, aux Sacrements ou aux commandements." Ils sont mus par une inclination naturelle, mais il leur manque la ressemblance au Christ. 

Viennent ensuite ceux qui montrent "une ressemblance surnaturelle et parfaite avec le Christ, chacun dans un degré donné... Ceux-là sont mus par la grâce de Dieu et par le divin amour; ayant abandonné le péché, ils pratiquent la vertu et recherchent Dieu, son honneur et leur propre salut..." Mais cette ressemblance surnaturelle n'est pas l'unité.  

Enfin, les hommes sont à la fois ressemblants avec Dieu et bienheureux, chacun selon ses mérites... Ils sont dans la gloire à la "ressemblance du Christ de la plénitude de qui ils ont tout reçu. Sur la terre, "le Christ ressemblait, et ressemble toujours, à la Trinité Sainte; il possédait donc par là, et possède à jamais, la ressemblance" avec la Trinité... De même, tous les hommes bons, élevés à ce degré portent la ressemblance de Dieu, dans la grâce, comme aussi dans la gloire."  

Cependant les hommes, même les plus élevés dans la contemplation, ne seront jamais Dieu qui est infini. Ruysbrœck ne cesse d'insister sur ce sujet car "jamais la grâce ni la gloire (de l'homme) ne peuvent être si grandes qu'elles deviennent infinies... De là viennent la faim du désir et l'impatience causée par cette impuissance à atteindre et à goûter jamais celui que l'on aime, selon son mode, dans un complet apaisement... Mais l'unité des personnes divines demeure toujours au-dessus des unités créées, donnant à chacune suffisamment selon sa dignité propre, c'est-à-dire les excitant aux vertus et les ramenant à l'impatience d'amour... 

L'homme qui possède le don de conseil répand sa chaleur, de son amour et de sa compassion, et c'est pour toutes les puissances de son âme une source de vie, d'activité et de croissance en vertus." (Chapitre 26) 

      4-6-4-Jusqu'où peut conduire le don de conseil. Retour à la Sainte Trinité (Chapitre 29)  

Lorsque, sous l'influence de la touche divine "l'âme est portée par la puissance du Père à toute vertu, et qu'éclairée de la lumière du Fils elle connaît Dieu, en sa raison illuminée, de cette touche et de cette lumière de la raison le Saint-Esprit fait surgir en l'âme une impatience d'amour qui l'enflamme d'un désir ardent de goûter son Dieu dans une joie incompréhensible: elle soupire vers l'union de fruition..."  

Ici, nous dit Ruysbrœck, commence le degré supérieur du don de conseil. "Tous les êtres raisonnables, anges ou hommes, que Dieu a faits semblables à lui, dans la grâce ou dans la gloire, possèdent une tendance naturelle vers leur propre fond et une adhésion fruitive qui les portent, avec toutes leurs puissances réunies, vers la superessence de Dieu comme vers leur fond propre, car, toute essence a, sans intermédiaire, son attache à l'essence divine...  

Ruysbrœck a conscience des difficultés qu'il y a, pour les non initiés, à comprendre son raisonnement. Aussi affirme-t-il: "Il y a là comme un abîme béant, une lumière simple; c'est l'essence elle-même qui apparaît dans l'unité des personnes et dans l'unité de chaque esprit créé rentré en lui-même et soupirant vers la jouissance, au sommet de sa mémoire. Cette lumière incompréhensible illumine l'entendement de l'esprit rentré en lui-même, car elle est la Sagesse éternelle engendrée dans l'âme... Personne ne peut voir cette essence incompréhensible de façon à en jouir, sinon dans cette lumière, qui est le Christ, et qui est, dans sa nature divine et dans sa nature humaine, la porte par laquelle tous doivent passer... Cette lumière simple de l'essence divine est un abîme incommensurable et sans mode... Tous les esprits s'écoulent ici, au-dessus d'eux-mêmes, selon un mode divin, dans l'unité fruitive, en une lumière indéfinissable... Ici Dieu et tous ceux qui lui sont unis sont sous l'information de la lumière simple, et l'âme s'aperçoit bien de la venue de celui qu'elle aime... car elle reçoit dans l'unité de fruition plus qu'elle ne peut souhaiter..." 

Cependant, chaque âme a sa béatitude propre, en fonction de sa faim, de son impatience d'amour et de son degré de vertu, mais toujours elle reçoit plus qu'elle ne peut désirer, et elle est alors débordante de joie. "Ceux  qui sont immergés dans l'absence de modes, possèdent la lumière d'une façon incompréhensible, et c'est leur plus grande joie. Car s'étant écoulés et perdus eux-mêmes moyennant la jouissance, ils possèdent Dieu comme des délices sans mode et incompréhensibles, et Dieu, à son tour, les possède..."  

L'unité qui est en Dieu est féconde et elle engendre sans cesse l'éternelle sagesse, "et du mutuel amour de celui qui engendre et de celui qui est engendré, procède l'Esprit-Saint. C'est là l'opération de Dieu... Cette unité est le trône de la Trinité et le triomphe de la puissance paternelle de Dieu... Tous ceux qui sont sous l'influence de la génération du Père, chacun selon sa dignité, opèrent les œuvres vivantes des vertus, en ressemblance avec la très haute Trinité, et ils sont sans cesse attachés selon la fruition à l'éternelle béatitude. Ce sont ceux dont le Christ a dit: 'Bienheureux les miséricordieux, car ils recevront miséricorde'." 

Ruysbrœck nous révèle alors que les anges qui sont élevés à ce haut degré sont les Trônes, les anges du septième degré, car ils possèdent Dieu et sont possédés par Lui. "Ils se partagent entre la jouissance et l'action, et s'adonnent à l'une et à l'autre d'une façon parfaite..." De même, les hommes parvenus au haut degré de perfection décrit ci-dessus possèdent Dieu par leur adhésion de jouissance à la superessence, et sont possédés par lui. Ruysbrœck ajoute: "Dans cette simple unité de l'essence divine, il n'y a ni connaître, ni désirer, ni opérer; car c'est là un abîme sans mode qui n'est jamais sondé par une compréhension active. Tel est le sens de la prière que faisait pour nous le Christ afin que nous fussions un, comme lui et son Père sont un dans l'amour de fruition..." (Chapitre 29) 

Remarque importante: Pour bien comprendre certains termes utilisés par Ruysbrœck, il faut retenir que, selon lui, le don de conseil conduit et s'arrête à la jouissance de Dieu, prise dans l'essence sans mode où la lumière n'a point d'action. Nous verrons plus loin que le don d'intelligence, toujours selon Ruysbrœck, se rapporte à une contemplation continue, dans une lumière qui ne cesse jamais. (d'après les notes des moines de Ruysbrœck)  

      4-6-5-Comment atteindre la perfection du don de conseil, posséder ce don et éviter les obstacles 

Ruysbrœck vient de nous faire monter très haut dans le sein de Dieu-Trinité. Pourtant, avant de passer au don d'intelligence, il veut nous faire monter encore plus haut dans la perfection du don de conseil. Il écrit, entre autres: "Si l'on veut posséder le don divin de conseil dans la plus haute perfection, il faut avoir acquis une haute ressemblance, et s'être élevé par l'amour pour adhérer à la superessence... Cette lumière simple ils la reçoivent avec joie dans l'unité des puissances. Ainsi doivent-ils s'engloutir... dans la simplicité de cette lumière... Dès lors en eux veut reposer la Trinité pleine de délices... Ainsi devons-nous aspirer sans aucune défaillance, vers la superessence puis nous retourner toujours en bas, pour régir le royaume par la ressemblance en vertus." (Chapitre 30) 

Dans un long poème, Ruysbrœck détaille les moyens à utiliser pour que l'homme puisse posséder le don divin de conseil. "Il lui faut avoir une vie de désirs, et être entré profondément dans l'unité." (avec Dieu). Là il ressent la touche divine, et une grande impatience d'amour. "La raison alors s'éclaire et elle veut savoir ce qu'est cette touche. De là vient l'amoureuse ardeur que l'on ne peut comprendre: c'est le lien de l'amour... La raison éclairée s'accompagne de l'empressement afin de revenir plus vite à sa haute expérience. La miséricorde et la charité sont toujours libérales: elles veulent satisfaire à tout et remonter vers les hauteurs. Si vous voulez y regarder, vous pourrez bien reconnaître que c'est ressembler à la Trinité...(Chapitre 28) 

Mais il y a des obstacles, affirme Ruysbrœck: 

"Voici que s'élèvent des obstacles qui font courir çà et là, et empêchent l'unité: la raison éclairée fait défaut; l'empressement à son tour faiblit... Si miséricorde et charité deviennent tièdes et languissantes, la libéralité diminue... On est loin de la Trinité..." (Chapitre 28) 

Qui sont les victimes de ces obstacles? Ruysbrœck répond: 

"-Ceux qui ont peu de désir n'ont pas d'adhésion ferme à la superessence. Aussi ne sont-ils pas éclairés ni touchés par l'essence sans modes; ils demeurent en eux-mêmes, et ne peuvent s'en aller bien loin pour se perdre entièrement. Et comme ils manquent en cela, ils ne sont point engloutis au sein de la béatitude.

-Ceux qui se tournent au dehors et cherchent louange et honneur, sont bien loin de l'unité... Ils ne sont pas ressuscités, car la torpeur habite en eux: ils cherchent repos dans le créé." 

D'où quelques conclusions: "Il y a des choses qui trompent et dérobent la béatitude: qui se livre au souci étranger peut bien en avoir déplaisir, car il perd l'unité. Celui dont la raison s'aveugle est bientôt déshonoré; il ne vit plus selon la justice. La torpeur l'emporte bientôt, et l'empressement disparaît, car le désir fait défaut. L'amour et la miséricorde manquent toujours à celui qui ignore la libéralité: il est loin de la béatitude." (Chapitre 28) 

Pourtant, soupire Ruysbrœck, si les victimes dont il vient d'être question s'éloignaient du créé, et le rejetaient, ils pourraient s'élancer vers Dieu, Le toucher, et posséder l'éternité.  (Chapitre 30) 

4-7-Le sixième don divin: le don d'intelligence 

      4-7-1-Quand reçoit-on le don d'intelligence? 

L'homme peut toujours croître en vertus et en plus grande ressemblance avec Dieu. En effet, son intelligence peut toujours grandir en clarté, et Dieu peut augmenter son amour. Grâce à la touche intérieure, à l'illumination de la raison et au feu de l'amour, l'homme, qui a pris conscience de son néant, peut cependant ressembler toujours plus à Dieu et se perdre dans l'essence simple de Dieu. "C'est le trépas en Dieu, la béatitude que chacun reçoit selon les divers degrés de dignité, soit en grâce soit en gloire, et qui consiste à saisir Dieu et à être saisi de lui, dans l'unité fruitive des divines personnes, puis à être englouti, par le moyen de l'unité, dans la superessence de Dieu." 

Mais l'homme ne sera jamais Dieu; il est créé, donc soumis à Dieu. En effet, "nul autre que les personnes de la Sainte-Trinité ne possède la nature divine d'une façon active, selon le mode divin... Dieu a fait les créatures raisonnables semblables à lui par nature; et à celles qui se sont tournées vers lui, il a donné au-dessus de la nature une ressemblance plus grande encore, dans la lumière de grâce ou de gloire, chacun selon sa capacité, son état et sa dignité. 

Quant à tous ceux qui ont senti la touche intérieure, qui ont reçu l'illumination de la raison et l'impatience d'amour, et à qui est montrée l'essence sans modes, ils sont recueillis fruitivement dans la superessence divine... Défaillir sans cesse dans cette divine lumière c'est la part de ceux qui se reposent dans la jouissance, dans la solitude immense où Dieu se possède fruitivement... Ceux qui "possèdent" Dieu sont "morts" en Lui, en un repos éternel. De cette mort naît une vie superessentielle, une vie qui contemple Dieu, et c'est ici que commence le don d'intelligence...  

Dieu donne l'illumination à la raison lorsqu'il confère la ressemblance, ainsi donne-t-il clarté sans mesure lorsqu'il donne l'union. Cette clarté immense c'est l'image du Père, selon laquelle nous avons été créés... Cette même clarté infinie est donnée d'une façon commune à toutes les intelligences qui possèdent la fruition, dans la grâce ou dans la gloire... Cette clarté sublime est la contemplation simple qui appartient au Père...  

Cette lumière infinie brille bien sans cesse dans toutes les intelligences; mais l'homme qui vit ici-bas dans le temps est souvent encombré d'images, de sorte qu'il ne peut toujours contempler ni fixer activement, dans cette lumière, la superessence... Seul celui qui a reçu le don de cette contemplation la possède d'une façon habituelle... Cette contemplation a lieu en la face béatifiante de la Majesté suprême où le Père, moyennant son éternelle Sagesse, contemple de même son essence infinie..." 

Ceux qui contemplent ainsi ont la ressemblance avec Dieu, ils ne manquent jamais en vertus... 

"Au-dessus de cette ressemblance, ils contemplent sans interruption, parce qu'ils possèdent l'union. 

Dieu, qui est souverain maître en cette contemplation, contemple et agit sans cesse. Le Christ, dans son humanité et en son âme créée, est et a toujours été le contemplatif le plus sublime qui ait jamais existé. Un avec la Sagesse, il est cette Sagesse même par laquelle on contemple. Cependant il a toujours été dévoué envers tous les hommes, extérieurement et en œuvres de charité, en même temps qu'il contemplait sans cesse la face de son Père. Telle est la noblesse du don d'intelligence. À ceux qui le possèdent s'adresse la parole du Christ: 'Bienheureux ceux qui sont purs de cœur, car ils verront Dieu.' C'est là une vie contemplative superessentielle, où l'esprit recueilli est orné du don d'intelligence qui est Dieu lui-même, la Sagesse éternelle." (Chapitre 31) 

      4-7-2-Vivre dans la haute clarté (Chapitre 32) 

Selon Ruysbrœck, pour que l’homme possède le don d'intelligence et en soit possédé, quelques qualités sont nécessaires: "Il faut être transporté dans la superessence. Car la clarté sans mesure est donnée à la connaissance dans la simplicité foncière... Cette lumière brille pour tous lorsqu'ils ont le cœur pur... Alors ils peuvent fixer et contempler sans défaillir la face qui donne jouissance. Toujours l'on contemplera ce dont on jouit fidèlement, bien loin perdu hors de soi-même..." 

Ruysbrœck insiste: "J'ai encore à vous faire connaître, si vous y faites attention, ce qui nuit à l'intelligence. 

– Il y a ceux qui méditent afin de jouir dans la superessence. Ils cherchent à avoir profit et cela les fait reculer devant la divine Majesté.

– Il y a ceux qui recherchent les goûts terrestres; il leur est impossible d'atteindre à la haute jouissance. Ils ne peuvent être éclairés, car ils sont tout encombrés des images de tout ce qui fuit; ils ne pensent qu'à boire et manger, tout adonnés à la gourmandise... Tout cela fait tomber l'homme et lui enlève la béatitude." (Chapitre 32) 

4-8-La sagesse savoureuse 

      4-8-1-La Sagesse et la mémoire[12] 

Le don de sagesse concerne la mémoire. Ruysbrœck écrit: "Le septième don divin est une sagesse savoureuse conférée au sommet de la mémoire recueillie et qui pénètre l'intelligence et la volonté, selon leur degré de recueillement en ce sommet. Le goût qui vient de cette sagesse est sans mesure et sans fond; le sentiment qu'il produit est si intime que c'est comme une sorte de toucher sensible qui se tient au-dessus de la mémoire, dans le vaste domaine de l'âme, et il n'est autre que le Saint-Esprit, l'amour incompréhensible de Dieu... 

Le Père éternel avait donné à la mémoire recueillie l'ornement de la jouissance dans l'union, ainsi que la faculté de saisir et d'être saisie, en se perdant elle-même... Puis le Fils, la Vérité éternelle, a orné à son tour de sa propre clarté l'intelligence recueillie, afin qu'elle puisse contempler cela même qui donne jouissance. Maintenant c'est le Saint-Esprit qui veut orner la volonté recueillie et l'unité des puissances ayant leur attache en Dieu, afin que l'âme puisse goûter, connaître et éprouver combien doux est Dieu. Ce goût est si fort qu'il semble, pour l'âme qui le ressent, devoir absorber et faire disparaître comme en un abîme sans fond, le ciel, la terre et tout ce qu'ils renferment..."  

La raison défaille, mais l'intelligence "contemple et fixe sans cesse la joie incompréhensible de la béatitude." (Chapitre 33)

      4-8-2-La Sagesse et la raison 

La raison comprend aisément que la grandeur de son bien-aimé, si haut, si simple, si beau, si riche, l'empêche, elle et toute créature, de jamais le saisir pleinement. Le bien-aimé est aussi "la victoire qui fait vaincre les obstacles et la couronne des vainqueurs. Il est la santé qui donne à jamais guérison, la paix où tous ceux qui aiment trouvent leur repos, la sécurité qui met à l'abri de tout besoin. Il est la béatitude qui donne jouissance, la consolation qui réjouit les affligés, la suavité qui pénètre ceux qui le désirent, la joie où se glorifient ceux qui aiment. Il est une source de félicité... une allégresse qui ne peut s'exprimer, où sens et puissances viennent défaillir. Il est la récompense vers laquelle nous aspirons tous, une volupté qui ne laisse les hommes se reposer nulle part, une ardeur qui veut les enflammer et embraser tous... Il est bonté... libéralité... charité sans mesure... pureté sans alliage, et fécondité qui donne le mouvement au firmament... Le bien-aimé est encore la puissance que rien n'arrête, la sagesse qui décore, règle et ordonne toutes choses, la longanimité qui attend la conversion des pécheurs... Il est la fidélité qui n'abandonne personne et la vérité. Il est une chaleur qui enflamme l'homme pour la vertu, une lumière qui la manifeste... Il est la force qui fait tout surmonter, la justice qui punit ou récompense selon les mérites, la sainteté enfin qui, au dernier jour, confondra les impurs et s'unira les innocents..." (Chapitre 34) 

      4-8-3-L'Esprit-Saint et les images intellectuelles 

Ruysbrœck poursuit son raisonnement: "La raison éclairée aperçoit tout cela dans la divinité infinie, et ce sont comme des images intellectuelles, conçues de l'essence simple de Dieu, selon le mode créé." Ces images créées, similitudes tirées de la nature divine, la raison les comprend. Mais, comme il s'agit de la nature simple de Dieu, la raison défaille. Pourtant elle comprend que Dieu possède toutes les richesses incompréhensibles qu'elle aperçoit et admire. "Mais alors naît en elle un si grand désir qu'il lui faut plonger le regard dans la lumière simple, afin de trouver réconfort et apaisement au désir impatient qui la fait soupirer si ardemment vers la jouissance." (Chapitre 34) 

On sent que Ruysbrœck a beaucoup de mal à s'expliquer. Il dit que dans cette contemplation, la raison éclairée ne fixe rien d'une manière distincte, mais l'âme est embrasée, et ce feu, c'est le Saint-Esprit. Là, "tous les esprits sont imprégnés et illuminés, au sein d'une incompréhensible tendresse... Le Saint-Esprit est le trésor de Dieu et de l'âme; il est le lien d'amour qui embrasse et pénètre tous les esprits recueillis dans l'unité de jouissance. Il est l'amour dont l'ardeur consume les amants. Il est le doigt de Dieu qui a créé toute la nature... Le Saint-Esprit, c'est l'océan sans bornes d'où découle tout bien et où tout bien demeure incommensurable... Le Saint-Esprit est un feu immense qui transforme et pénètre de lumière tous les esprits recueillis, soit dans la grâce, soit dans la gloire, pour les fondre comme l'or, dans la fournaise de l'unité divine..."  

Ce feu de l'amour du Père et du Fils conduit l'homme à toutes les vertus. "Il est essentiel et il inonde tous ceux qui lui sont unis d'un goût incompréhensible. C'est le gouffre sans fond où toutes les nobles intelligences... sont englouties jusqu'à se perdre elles-mêmes... C'est la source vive et sans fond, qui, de l'intérieur, coule à l'extérieur par sept fleuves principaux, les sept dons, qui rendent le royaume de l'âme fécond en toutes vertus..." Tous ceux qui possèdent le don divin de sagesse sont semblables aux séraphins, mais tous sont différents, en connaissance et en amour. Ils sont dans l'allégresse que Dieu répand et ils n'ont plus rien à désirer. Perdus et engloutis en Dieu avec qui ils sont unis, ils possèdent la plus haute des béatitudes. 

Brusquement Ruysbrœck revient sur la terre et déclare: "Néanmoins tous ces esprits élevés doivent s'incliner encore vers les œuvres de charité et toutes les vertus; car plus l'homme est élevé en dignité, plus il se doit communément à tous ceux qui réclament son aide, soit corporelle, soit spirituelle..." Le Christ est là encore notre modèle, car, "dans son âme créée, il est et fut toujours le voyant et l'amant suprême... Jamais il n'a manqué ni ne manque à personne, car il appartient également à tous, et il souffre de l'indifférence de ceux qui n'ont point pour lui de désirs; il prie et offre ses souffrances à son Père pour eux tous. De même, les saints les plus élevés qui sont au ciel étaient sur la terre universellement dévoués envers tous; et ils se donnent encore à tous dans le royaume éternel, priant et soupirant pour nous. D'eux le Christ dit: 'Bienheureux les pacifiques, ou ceux qui font la paix, car ils seront appelés les fils de Dieu.' Ces esprits élevés ont fait la paix avec Dieu... et tout chez eux est orné et ordonné en proportion de la dignité de chacun. Ils possèdent leur royaume en une paix véritable." (Chapitre 35) 

      4-8-4-Comment posséder le don sublime de sagesse 

L'homme qui veut recevoir le don de sagesse "doit être pénétré intérieurement d'un amour sans mesure..." Il doit agir dans les œuvres et admirer les richesses de Dieu. Pourtant, l'homme, enflammé dans la fournaise divine, "doit fixer son regard, afin d'assouvir ses désirs au-dessus de toute activité. L'homme pénètre ainsi tout entier et s'engloutit dans l'essence sans mode, comme en un désert d'obscurité." 

D'où une nouvelle mise en garde de Ruysbrœck: "Ce qui fait tort et met obstacle à la sagesse savoureuse, c'est de contempler sans prendre garde aux œuvres qui doivent en découler..." En effet, "tendre son regard vers ce qui est simple sans ressentir l'ardeur d'amour, cela empêche la haute pureté." Par ailleurs, "ce qui cause la ruine et la perte de la béatitude, c'est la recherche de satisfactions étrangères." (Chapitre 36)

 

5
Les hommes égarés

(Chapitres 7 à 12)

 

Ruysbrœck s'est longtemps attardé sur le Saint-Esprit. Tout au long de la lecture de son livre Le Royaume des Amants de Dieu, il nous a souvent conduit vers des régions intellectuelles et spirituelles dans lesquelles nous nous sentons parfois un peu perdus. Mais Ruysbrœck sait parfaitement que ces lieux sont destinés seulement à ceux qui, tout au long de leur vie terrestre, se sont attachés à servir Dieu et leurs frères. Cependant il n'oublie pas tous ceux, qui, à son époque comme dans tous les siècles, ne peuvent pas bénéficier des dons du Saint-Esprit, parce qu'ils se sont éloignés de Dieu. Ruysbrœck distingue six sortes d'hommes incapables de recevoir les dons surnaturels divins...  

5-1-Les hommes en état de péché mortel (Chapitre 7) 

Des hommes qui vivent manifestement en péché mortel, Ruysbrœck déclare: "Cette première sorte comprend tous ceux qui vivent ouvertement en péché mortel et qui se sont détournés de Dieu pour s'adonner aux satisfactions de leur corps, à l'orgueil de l'âme, au désir des richesses terrestres, en opposition avec les commandements de Dieu et l'honneur qui lui est dû... Les uns poursuivent l'honneur, l'élévation et leur propre avantage sur la terre... Les avares pleins de cupidité, voudraient avoir en propre ce que Dieu a créé pour tous... Les paresseux, gourmands et impurs, tout entiers à leurs instincts comme les bêtes, lourds, grossiers sont totalement dénués de lumière divine... Les chrétiens qui se détournent de leur devoir pour servir le monde, le démon et leurs basses jouissances, sont pires que les païens qui n'obéissent ni à la loi naturelle ni à leur raison, mais se laissent conduire par le seul instinct de nature." 

5-2-Les incrédules et les rebelles (Chapitre 8) 

Quatre choses ont conduit ces hommes incrédules, rebelles à la foi chrétienne, et ennemis de l'Église. Il s'agit: "De l'endurcissement dans la volonté propre qui fait que l'on ne veut suivre le conseil ni l'avis de personne, de la complaisance prise dans le savoir naturel et dans le plaisir d'afficher extérieurement des manières singulières qui tranchent sur le commun des hommes vertueux, de l'attachement à une croyance[13] ou à une idée quelconque, sans prendre garde suffisamment si elle est conforme ou contraire à la sainte Église, enfin l'orgueil de l'esprit, par lequel l'homme croit ses propres opinions de préférence à celles de la sainte chrétienté..." 

Mais Dieu est miséricorde, et il accueillera "ceux qui veulent se convertir et renoncer à leur propre volonté et leur intelligence à la doctrine et à l'enseignement de la sainte Église..."  

5-3-Les hommes dissimulés et les fourbes (Chapitre 9) 

Ruysbrœck est féroce vis à vis des personnes de la troisième catégorie, laquelle "comprend les hommes dissimulés qui font le bien en vue d'une récompense temporelle... Ils flattent leurs supérieurs... afin d'être élevés au-dessus des autres en honneur, en profit et en richesse. Ils ambitionnent les hautes dignités, la papauté ou l'épiscopat, une prélature régulière, la charge abbatiale ou prioriale, une supériorité quelconque ou une magistrature temporelle. Dans ce but, ils mentent et répandent la flatterie, simulant l'humilité, la droiture et un ensemble achevé de toutes les vertus. Mais il n'y a là qu'orgueil, avarice et tromperie. Et parce que ces hommes sont menteurs, toutes les œuvres qu'ils font ainsi sont en pure perte..."  

Personne n'est épargné, ni les prêtres, ni les moines, ni les nonnes ou autres "qui accomplissent des bonnes œuvres à l'extérieur, telles que jeûnes, veilles, prières...  et montrent mille manières étranges, tout cela afin de paraître saints ou de faire quelque profit, se rendent tous coupables de mensonge... 

 Enfin il est des hommes qui mènent en secret une vie mauvaise..."  

Ruysbrœck est très sévère envers les hommes de cette troisième catégorie qui "sont tous menteurs et indignes des grâces divines..."

5-4-Les pervers, cupides et avares (Chapitre 10 et 11) 

"Les hommes de cette catégorie sont pervers à cause de l'habileté et des ruses dont leur vie est pleine, car ils veulent jouir de la terre et en même temps gagner le ciel. Ils sont travaillés à l'intérieur de mille soucis... Mais plusieurs obstacles s'opposent à ce que la grâce de Dieu les aide. Ils ont la duplicité dans le cœur, voulant tout à la fois servir Dieu et le monde, plaire à l'un et à l'autre..." 

Ruysbrœck est également très sévère pour ces gens-là que l'on rencontre dans toutes les classes de la société, "aussi bien parmi les ecclésiastiques que parmi les laïques. Les moines et les nonnes désirent passer pour religieux, et cependant posséder en propre des biens autant qu'ils peuvent. Les chanoines et les prêtres séculiers veulent avoir deux ou trois prébendes... Laïques, gens de métiers, béguines, hommes de toute sorte cherchent Dieu, mais aussi les biens terrestres au-delà du nécessaire: chez tous c'est duplicité qui les éloigne de Dieu et les rend indignes de sa grâce..." À tout cela il faut ajouter "l'avarice... car ces hommes oublient de pratiquer la charité et la miséricorde... Leur cœur est d'ailleurs endurci comme une pierre... Ils ont une prudence mauvaise... Pour se rendre dignes de l'amour de Dieu, qu'ils partagent avec les pauvres de Dieu le bien qu'ils ont reçu de lui... et qu'ils se laissent conduire dans toute leur vie par une juste charité et discrétion... " 

Puis Ruysbrœck aborde la cinquième catégorie: tous ceux qui sont esclaves d'eux-mêmes, qui ne recherchent qu'eux-mêmes et leurs propres intérêts, faisant de cette recherche personnelle le mobile de tous leurs actes. "Ils sont perpétuellement dans la crainte de subir une perte ou dans l'espoir d'un gain à réaliser... Enfin ils se conduisent comme de vrais mercenaires, et ils craignent plus le châtiment que l'offense de Dieu..." En fait, ces gens sont comparables aux avares de la quatrième catégorie.  

5-5-Les orgueilleux (Chapitre 12) 

Apparemment, les gens de la sixième catégorie "sont souvent bien réglés dans leur vie extérieure et jouissent du repos, élevés qu'ils sont à une contemplation toute naturelle. Mais, ils sont hautains et superbes... Il faut que tous les hommes leur rendent honneur et vénération à cause de leur haute spiritualité... Ils veulent enseigner tout le monde et pensent avoir grande sagesse... Par ailleurs, les hommes dont nous parlons, jouissant du repos de la contemplation naturelle, sans être conduits par la grâce de Dieu, omettent souvent de rendre à leur prochain les services que n'oublie jamais la charité... Leurs nécessités sont grandes extérieurement et intérieurement... Ils sont d'ailleurs bien doués au point de vue de l'intelligence naturelle et se complaisent dans leur savoir et leur expérience spirituelle..."  

Cependant, Ruysbrœck estime que ces gens sont relativement peu nombreux sur la terre. 

Ruysbrœck conclut cette longue diatribe: "Tous ceux qui, par leur vie, se rangent volontairement dans les six catégories mentionnées ici, demeurent tous en dehors des grâces de Dieu et sujets à de graves péchés. Ils ne peuvent être sauvés s'ils ne se convertissent chacun comme il a été dit."   (Chapitre 7 à 12)

 

6
Que conclure ?

 

L'étude de ce qui fut probablement la première œuvre de Ruysbrœck, Les Amants du Royaume de Dieu, nous laisse à la fois pleins d'admiration et perplexes. Pleins d'admiration car après nous avoir rappelé le but et le sens de toute vie humaine, Ruysbrœck cherche à conduire ses lecteurs sur le chemin de la perfection, vers la béatitude éternelle, le Royaume de Dieu. Ce chemin est rude, mais Dieu ne nous laisse pas seuls: non seulement Il comble les hommes de ses grâces, mais Il leur dispense abondamment les dons de son Esprit-Saint. Ainsi, l'homme généreux et plein d'amour pourra acquérir les vertus théologales et morales indispensables pour avancer et vivre, peu à peu, une véritable union avec Dieu, union sans intermédiaire réalisée sous l'action d'un amour puissant qui confère l'inhabitation divine. 

La lecture de cette œuvre de Ruysbrœck nous laisse aussi perplexes. En effet, Jean de Ruysbrœck, dit le Vénérable, dès son vivant, fut un mystique authentique. Qui plus est, un grand mystique. Ruysbrœck veut nous partager les connaissances que Dieu lui révéla; mais ses connaissances indicibles sont si hautes que parfois il ne peut les exprimer car les mots humains lui manquent. Par ailleurs, comme l'écriture l'avait  fait avant eux, les saints ne peuvent parler de ce qui leur a été révélé, qu'avec des mots ou des expressions que leurs contemporains peuvent comprendre. C'est une évidence! Aussi Ruysbrœck utilise-t-il des images et des comparaisons de son temps, lesquelles peuvent parfois nous faire sourire tant elles diffèrent de ce que nous connaissons. 

Nous sommes donc face à plusieurs difficultés: 

        – utilisation de données scientifiques qui nous semblent totalement dépassées, voire fausses.

       – description d'états mystiques qui sont ignorés de la plupart des hommes et que, malgré les efforts de Ruysbrœck, nous n'arrivons pas à comprendre du premier coup.

       – présentation de l'union avec Dieu comme la louange due à Dieu dans une béatitude infinie, souvent exprimée par Ruysbrœck comme une béatitude de jouissance de la divinité: "L'affection ressentie pour Dieu et la contemplation grandissent à tel point que l'homme ne peut plus se contenir et, sous l'influence d'une grâce extraordinaire, il entre dans une sorte d'extase où la joie domine." (d'après les notes des moines de Wisques) 

Tout cela demande au lecteur des œuvres de Ruysbrœck un gros effort de compréhension. L'auteur de cette étude s'est heurtée à ce problème. Elle a dû relire plusieurs fois de nombreuses phrases, pour les traduire ensuite en terme plus accessibles, ou pour résumer, sans erreur, certains paragraphes de haute volée mystique.  

Malgré toutes ces difficultés, nous espérons que nos lecteurs auront apprécié cette présentation de l'ouvrage: "Le Royaume des Amants de Dieu" et qu'ils auront envie de lire l'intégralité du texte de Ruysbrœck. Nous n'avions pas d'autre ambition.

 

Annexe

 

Quelques considérations sur le système planétaire
tel qu'on le "voyait" à l'époque de Ruysbrœck
 

 

Dans son chapitre relatif au don de conseil, Ruysbrœck fait une comparaison qui peut nous sembler étrange. Il écrit: "L'homme qui possède d'une façon parfaite le don divin de conseil ressemble au firmament du ciel, qui est orné des planètes et des étoiles. C'est par le mouvement de tout cet ensemble que vivent et croissent toutes les créatures sur la terre, dans les eaux et dans les airs. De son côté, la partie supérieure du firmament est passive sous l'influence du premier mobile, sous l'impulsion des anges et de la puissance divine: et ainsi le firmament est-il sans cesse agissant par la partie inférieure et passif selon la partie supérieure."  

Afin de mieux comprendre ce que Ruysbrœck veut nous enseigner, il nous a semblé bon de faire connaître comment, à son époque, on envisageait l'astronomie." Il est bon de savoir que Ruysbrœck "fait allusion au système planétaire des anciens, spécialement des Égyptiens, pour qui chacune des vingt-quatre heures du jour était consacrée à l'une des sept planètes. Les heures successives étaient ainsi mises en correspondance avec les planètes disposées dans l'ordre de leurs distances supposées; de sorte que la première heure de chaque jour se trouvait consacrée à une planète, suivant un ordre régulier qui revenait toujours le même dans chaque période de sept jours: Saturne, le Soleil, la Lune, Mars, Mercure, Jupiter et Vénus. Les jours correspondants en ont reçu leurs noms respectifs." (note des moines de l'abbaye de Wisques) 

Voyons maintenant ce que Ruysbrœck nous dit, parlant des sept jours en rapport avec les sept planètes, et comment il les relie avec la vie spirituelle: "Tout d'abord le soleil est, parmi les astres, le plus puissant et le plus clair. Il représente la raison éclairée, lumière puissante de l'intelligence qui s'incline vers les choses extérieures. C'est cette raison éclairée qui, dans le royaume de l'âme, fait luire le premier jour, ou jour du soleil, durant lequel on se repose..." 

Le second jour est le lundi, jour de travail, auquel préside la lune, symbole de la discrétion.  Unie à la vie active, "elle emprune sa lumière au soleil de la raison éclairée... La planète Mars, symbole d'humilité et d'obéissance en toutes vertus, préside au mardi. Le mercredi, c'est le jour de la planète Mercure, symbole de charité et de bienfaisance... Le jeudi est présidé par la planète Jupiter, figure d'un désir véhément de charité pour Dieu, joint à l'amour et à la louange... Le vendredi est le jour de Vénus qui symbolise la touche de l'amour divin... Lorsque notre étoile du matin ou toucher divin paraît à l'aurore, tout le royaume de l'âme est en fête... La charité est grande alors et la raison éclairée brille avec éclat: aussi sommes-nous dominés par l'humilité à la vue de notre infirmité... L'étoile du matin devient étoile du soir et suit le soleil; c'est l'amour qui voudrait trouver son repos dans l'unité, s'il était capable de la posséder éternellement. 

Le samedi est présidé par Saturne le terrible[14], qui représente la faim et l'impatience causées par la pensée que Dieu nous échappe... La faim dont nous parlons, figurée par la planète furieuse, produit dans le royaume de l'âme des éclairs et de terribles tonnerres, des ouragans et des tempêtes violentes. L'éclair c'est le toucher divin qui remue l'âme dans une continuelle impatience, découvre le ciel de l'intelligence et montre le bien-aimé couronné au sein d'incompréhensibles joies. Puis vient la foudre, c'est-à-dire la fureur d'amour qui naît de l'impuissance à atteindre le bien-aimé. Il s'ensuit de grands bouleversements qui agitent de fond en comble le royaume de l'âme et si la raison éclairée, que Dieu a conformée en vue de cet état d'impatience, ne s'y opposait, l'on serait incapable d'attendre la fête et la venue de l'Époux... (Chapitre 27)


[1] Il s'agit de Ruysbrœck qui fut souvent appelé ainsi.
[2] Jean Van Ruysbrœck.
[3] Le Royaume des Amants de Dieu.
[4] Ruysbrœck fait ici allusion au système du monde tel que le concevait Ptolémée. Dans ce système géocentrique, la terre occupe le centre du monde. Autour d'elle tournent différentes sphères cristallines qui se superposent: la sphère des planètes, la sphère des étoiles fixes, et, enfin, enveloppant le tout, une dernière sphère appelée le premier mobile: cette sphère tourne en vingt-quatre heures autour de la terre, de l'est à l'ouest, entraînant dans son mouvement toutes les sphères inférieures Au-delà de toutes ces sphères est l'empyrée ou habitation des élus. Les juifs distinguaient aussi trois cieux superposés: celui de l'air, celui des astres et celui où habite Dieu. Saint Paul (II Cor., XII, 3) y fait allusion. (extrait des notes des moines de l'abbaye de Wisques).
[5] Certains hérétiques du temps de Ruysbrœck prétendaient parvenir à la contemplation par le moyen des seules puissances naturelles; c'est pourquoi Ruysbrœck revient très souvent sur la distinction entre ce qui est purement naturel et ce qui est surnaturel, et qui ne dépend que de Dieu et de sa grâce.
[6] Au Moyen-âge on distinguait deux sortes de mémoires: l'une purement sensible qui conserve les images, et l'autre spirituelle, réceptacle des espèces intelligibles, et qui aide l'homme à penser.
[7] ou sept modes, ou sept façons, ou sept dons.
[8] Pour Ruysbrœck, la vie commune c'est le plus haut degré de la vie spirituelle, où le dévouement à autrui se joint à la contemplation, sans en gêner l'exercice. Ceux qui possèdent ce degré sont sans cesse adonnés à Dieu et cependant ils demeurent à la disposition de tous, prêts à rendre les services qui leur sont demandés. (d'après les notes des moines de Wisques).
[9] Attention! Quand on lit Ruysbrœck, il ne faut jamais oublier qu'il vivait au XIVème siècle, et qu'il s'exprime avec le langage et les connaissances de son époque.
[10] Il est bien entendu que la vie active, dont il est question ici, ne doit pas être entendue au sens de vie apostolique, mais d'un degré de vie ascétique où l'attention se concentre encore vers les pratiques extérieures. (note des moines de Wisques).
[11] Ici, il s'agit non point de la mémoire en tant que faculté sensible, mais de la mémoire élevée, considérée par Ruysbroeck comme la faculté la plus haute de l'âme.
[12] Ici encore Ruysbrœck considère la mémore comme la faculté la plus haute de l'âme.
[13] Ruysbrœck pense certainement à la secte du Libre esprit;
[14] La planète Saturne était rangée au moyen âge parmi les astres maléfiques.

VOIR : J - Le Livre du Tabernacle Spirituel

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