LIVRE 3
La vie
contemplative
Nous venons de voir que le Livre 2 des
Noces Spirituelles se termine par une mise en garde très ferme sur
ce que Ruysbrœck appelle
"le repos mensonger des faux
mystiques, et il lui oppose le repos véritable qui est celui du
Christ et de tous les saints."
Dès le prologue des Noces, Ruysbrœck
nous avait avertis que, pour presque tous les hommes, posséder une
vraie vie intérieure dans toute sa perfection, est possible grâce à
la pratique des vertus et au zèle intérieur. Mais il n'en est pas
de même pour la vie contemplative superessentielle, selon le mode
divin, à laquelle, affirme Ruysbroeck, peu d'hommes peuvent parvenir
en raison du mystère de la lumière où elle se fait.
De plus, une longue préparation est
indispensable pour que l'on puisse d'abord voir dans la lumière
divine, "contempler Dieu par Dieu même." Ensuite il y a la
venue de l'Époux, et l'âme est mise "en possession du sein du
Père". Alors, dit Ruysbrœck "l'âme est transformée en la
clarté divine et toute pénétrée par elle... Enfin a lieu la
rencontre divine dans le secret le plus profond de l'esprit et elle
se consomme en un embrassement amoureux, dans les liens imbrisables
de l'Esprit-Saint..."
Ruysbrœck revient sans cesse sur ce
sujet, car sa vie "ne fut qu'une expérience continue des grâces
les plus hautes par lesquelles Dieu daigne dès ici-bas s'unir les
âmes privilégiées." Et incontestablement, Ruysbrœck fut l'une de
ces âmes privilégiées: il devait, bien plus tard, influencer de très
grands saints mystiques comme saint Jean de la Croix, sainte Thérèse
d'Avila et tant d'autres plus proches de nous, comme la Bienheureuse
Élisabeth de la Trinité.
L'homme intérieur, profondément uni à
Dieu, peut parvenir à la véritable contemplation. Ruysbroeck écrit:
"Lorsque l'amant intime possède Dieu dans le repos de jouissance,
tout en maintenant en lui-même un amour actif toujours en éveil et
une vie tout entière adonnée aux vertus selon la justice, grâce à
ces trois éléments et à la révélation secrète de Dieu, il parvient,
vrai homme intérieur, à une vie de contemplation divine... Dieu veut
l'élever jusqu'à une contemplation superessentielle, en pleine
lumière divine et selon le mode divin. Or, cette contemplation nous
établit dans une pureté et une limpidité qui nous élèvent au-dessus
de toute notre intelligence... Seul, nul ne saurait y parvenir...
mais celui que Dieu veut unir à son esprit et éclairer par lui-même
est seul capable de cette contemplation divine et nul autre."
Le Père céleste est la seule source et le
seul principe de toute œuvre accomplie au ciel et sur la terre. Et
dans le secret le plus profond de notre esprit, il dit: "Voyez,
l'Époux vient, sortez à sa rencontre."
Qu'est-ce que la
contemplation divine ?
Peu d'hommes parviennent à la
contemplation divine "en raison du mystère de la lumière où elle
se fait..." Et peu d'hommes peuvent la comprendre, car, insiste
Ruysbroeck,
"tout ce que l'on peut dire, apprendre
ou comprendre, selon le mode des créatures, est étranger à la vérité
que j'ai en vue et demeure bien en dessous... Car saisir et
comprendre Dieu, au-dessus de toutes comparaisons, tel qu'il est en
lui-même, c'est être Dieu avec Dieu..."
En conséquence, Ruysbroeck peut nous consoler: "Que quiconque qui
ne comprend ni ne ressent, en l'unité fruitive de son esprit, ce que
je dis, ne se scandalise pas et laisse être ce qui est... Celui donc
qui veut comprendre ces choses doit être mort à lui-même et vivre en
Dieu..." Cependant: "le Père céleste, veut que nous soyons
des voyants, car il est un Père de lumières: et c'est pourquoi il
prononce éternellement dans le secret de notre esprit, sans
intermédiaire et sans cesser jamais, une parole unique profonde
comme l'abîme, et rien de plus. Et en cette parole il se dit
lui-même et il dit toutes choses. Et cette parole ne dit rien
d'autre que: 'Voyez!' Et c'est ainsi qu'est exprimé et que
naît le Fils d'éternelle lumière, en qui l'on connaît et l'on voit
toute béatitude..." (Livre 3-La vie contemplative-Chapitre 1)
– Prem!ère condition: être aussi dégagé
que possible des œuvres extérieures et pas préoccupé intérieurement.
– Seconde condition: adhérer à Dieu
intérieurement avec un amour ardent comme du feu.
– Troisième condition: il faut s'être
perdu soi-même en une ténèbre où tous les esprits contemplatifs sont
engloutis et incapables de se retrouver eux-mêmes selon le mode de
créature... "C'est là que brille et qu'est engendrée une lumière
incompréhensible, le Fils de Dieu même, en qui l'on contemple la vie
sans fin. En cette lumière l'on devient voyant... et l'on est
transformé en cette clarté même que l'on reçoit... Cette clarté est
si grande que le contemplateur aimant n'aperçoit et n'éprouve en son
propre fond, où il se repose, rien qu'une lumière
incompréhensible..." (Livre 3-Chapitre 2)
"Devenus voyants,
nous pouvons contempler avec joie l'éternelle venue de notre
Époux... C'est comme une génération nouvelle du Verbe, une
illumination qui se fait toujours de nouveau; car le fonds d'où
brille cette clarté et qui est la clarté même est vivant et fécond;
aussi la révélation de la lumière éternelle se renouvelle-t-elle
sans cesse dans le secret de l'esprit.... Désormais il ne s'agit
plus que de contempler et de fixer éternellement la lumière par
elle-même et en elle-même... Venir pour lui se fait en dehors du
temps, en un éternel maintenant... Et pour l'esprit qui reçoit la
révélation secrète de Dieu, contempler et fixer durent
éternellement... C'est là embrasser et voir Dieu par Dieu même, ce
en quoi consiste toute notre béatitude..." (Livre 3-Chapitre 3)
Il s'agit maintenant de sortir pour une
contemplation éternelle selon le mode divin. Sous l'action de
l'Esprit-Saint qui est Amour, "nous sommes morts à nous-mêmes et
nous sommes sortis... dans une ténèbre qui est lumière. Là
l'esprit, tout embrasé de la Sainte Trinité, demeure à jamais en
l'unité superessentielle, dans le repos et la jouissance. Or, en
cette même unité, en tant que féconde, le Père est dans le Fils et
le Fils dans le Père, et toutes les créatures sont en eux."
Ruysbroeck en arrive à une véritable
perception de la Sainte Trinité: "Et ceci est au-dessus de la
distinction personnelle; car l'on ne considère ici paternité et
filiation, dans la fécondité vivante de la nature, que par
distinction de raison." (Livre 3-Chapitre 4)
Comme dans la plupart de ses œuvres,
Ruysbrœck revient sur la création qui le conduit à la Trinité.
"Le Père tout-puissant, dans l'abîme de sa fécondité, se comprend
totalement lui-même; le Fils, le Verbe éternel du Père, est
engendré, seconde personne dans la divinité. Et par cette génération
éternelle, toutes les créatures sont nées éternellement avant
d'avoir été créées dans le temps... Cette origine et cette vie
éternelle... c'est le principe de notre être créé dans le temps...
Cet être ou cette vie, que nous possédons éternellement et que nous
sommes dans la Sagesse éternelle de Dieu, est identique à Dieu; car
il demeure éternellement sans distinction dans l'essence divine. Et
d'autre part, il s'écoule éternellement en la génération du Fils, et
il est autre et distinct selon l'idée éternelle.
Et du fait de ces deux caractéristiques,
notre être éternel est si semblable à Dieu que Dieu se reconnaît et
se reflète sans cesse en cette ressemblance, selon l'essence et
selon les personnes. Car bien qu'il y ait ici distinction et
altérité de raison, ce qui est semblable à Dieu ne fait qu'un
néanmoins avec l'image même de la Sainte Trinité, la Sagesse divine,
en qui Dieu se contemple lui-même avec toutes choses, en un éternel
maintenant, sans avant ni après... Cette Sagesse divine est image et
ressemblance de Dieu... Dieu se reflète lui-même avec toutes choses.
En cette image divine toutes les créatures ont une vie éternelle, en
dehors d'elles-mêmes, comme en leur exemplaire éternel; et c'est à
cette image éternelle et à cette ressemblance que nous a créés la
Sainte Trinité. C'est pourquoi Dieu veut que nous sortions de
nous-mêmes à la lumière divine, et que nous nous efforcions
d'atteindre surnaturellement cette image, qui est notre vie
propre... C'est pourquoi les hommes intimement contemplatifs doivent
sortir, selon le mode de la contemplation, en dépassant la raison et
ce qu'elle distingue, ainsi que leur être créé, d'un regard toujours
tourné vers l'intérieur. C'est la contemplation la plus noble et la
plus fructueuse qui puisse être atteinte en cette vie.
Et tous ceux qui, au-dessus de leur être
créé, sont élevés jusqu'à une vie contemplative, sont un avec cette
clarté divine... Sous l'action de la lumière qui naît en eux, ils
sont transformés et deviennent un avec cette lumière même qui leur
permet de voir et qu'ils contemplent... La vie contemplative est une
vie céleste... La sortie du contemplatif se fait aussi selon
l'amour, car par l'amour de fruition il dépasse son être créé, il
découvre et goûte la richesse et les délices que Dieu est lui-même
et qu'il fait couler sans arrêt dans le secret de l'esprit, où le
contemplatif porte la ressemblance de la sublimité divine."
(Livre 3-Chapitre 5)
"Le Père tout-puissant, dans l'abîme de
sa fécondité, se comprend totalement lui-même; le Fils, le Verbe
éternel du Père, est engendré, seconde personne dans la divinité. Et
par cette génération éternelle, toutes les créatures sont nées
éternellement avant d'avoir été créées dans le temps..."
Le Père est notre fond propre. "De ce fond qui nous est propre,
c'est-à-dire du sein du Père et de tout ce qui vit en lui, brille
une clarté éternelle, la génération du Fils. Et en cette clarté, qui
est le Fils, Dieu se voit lui-même à découvert, avec tout ce qui vit
en lui; car tout ce qu'il est et tout ce qu'il a, il le donne au
Fils, à la seule exception de la propriété de paternité... tout ce
qui vit en le Père, dans le secret de l'unité, vit en le Fils... Et
tous ceux qui, au-dessus de leur être créé, sont élevés jusqu'à une
vie contemplative, sont un avec cette clarté divine."
(Livre 3-Chapitre 5)
La rencontre avec Dieu se fait toujours
dans le secret de notre esprit. "Quand le contemplatif intime a
atteint son image éternelle et, en cette pureté, a été mis par le
Fils en possession du sein du Père, il est éclairé de la lumière
divine; il reçoit à toute heure de nouveau l'éternelle génération
et il sort, selon le mode de la lumière, en une contemplation
divine... La Sagesse du Fils avec tout ce qui vit en elle, fait
activement retour vers le Père... Et de cette rencontre du Père et
du Fils procède la troisième personne, qui est le Saint-Esprit, leur
mutuel amour, ne faisant qu'un avec eux dans l'identité de
nature..."
Tout cela surpasse l'entendement des
créatures, "lorsque
l'on peut, sans étonnement, percevoir et goûter cette merveille,
l'esprit
est au-dessus de lui-même et un avec l'Esprit de Dieu... Il goûte et
voit comme Dieu, sans mesure, la richesse qu'est Dieu même... Cette
rencontre délicieuse, selon le mode divin, se renouvelant sans cesse
en nous d'une manière active... de même toutes choses sont de
nouveau aimées du Père et du Fils dans l'émanation du Saint-Esprit.
Et ceci est la rencontre active du Père et du Fils, en laquelle nous
sommes embrasés amoureusement par le Saint-Esprit en éternel amour.
Cette rencontre active
et cet embrasement amoureux sont au fond de la nature divine
fruitifs et sans mode. En effet, l'abîme insondable de Dieu est si
ténébreux et si dépourvu de modes qu'il engloutit en lui tous les
modes divins... dans le riche embrassement de l'unité essentielle;
c'est la jouissance divine... dans l'abîme de celui qu'on ne peut
nommer. C'est ici
une sorte de trépas, une immersion qui fait disparaître dans la
nudité essentielle, où tous les noms divins, tous les modes, toutes
les raisons vivantes qui se reflètent dans le miroir de la vérité
éternelle sont plongés dans le simple abîme innommé, sans modes ni
raisons. Dans ce gouffre sans fond de la simplicité toutes choses
sont englouties en béatitude fruitive; mais le fond lui-même demeure
totalement incompris, si ce n'est de l'unité essentielle...
Il n'y a ici autre chose qu'un repos
éternel en un embrassement de jouissance où l'on se perd
amoureusement... C'est le silence ténébreux où se perdent tous
les esprits aimants."
Ruysbroeck termine son Livre 3 de
L'Ornement des Noces spirituelles par ces mots: "Que l'amour
divin, qui ne rebute aucun mendiant, nous fasse posséder la
jouissance de l'unité essentielle et contempler clairement l'Unité
en la Trinité. Amen." (Livre 3-Chapitre 6)
Documents et traductions de l'Abbaye de
Saint Paul de Wisques,
Oosterhout (22 novembre 1919)
http://livres-mystiques.com/partieTEXTES/Ruysbroek/Ruysbroeck/table.html
VOIR :
H - La
Pierre brillante |