L'ornement des Noces spirituelles

LIVRE II

1 Prologue - sortez à la rencontre de l'Époux

Voir

3 Pour voir surnaturellement - De la venue du Seigneur en l'homme intérieur

4 La quatrième venue du Seigneur: les épreuves

5 Le christ, notre modèle

6 Le Christ est venu, l'homme doit sortir. - Pratiquement comment répondre aux dons de Dieu ?

7 La rencontre avec Dieu

8 Questions diverses

 

LIVRE 2

LA VIE INTÉRIEURE

1
Prologue
sortez à la rencontre de l'Époux

"La vierge prudente, c'est-à-dire l'âme pure qui a abandonné les choses de la terre vit pour Dieu... et sa lampe est une conscience sans tache; mais si le Christ, qui est l'Époux, tarde à répandre ses consolations et à renouveler ses dons, l'âme devient somnolente, endormie et inerte... Au milieu de la nuit, lorsqu'on y pense et y compte le moins, il se fait une clameur spirituelle dans l'âme: 'Voyez, l'Époux vient: sortez à sa rencontre.' C'est de cette vue, d'une venue intérieure de l'Époux, et de la sortie spirituelle de l'homme à la rencontre du Christ, que nous voulons parler ici." 

Par ses paroles, le Christ nous enseigne quatre choses:

– veut que notre intelligence voie,

– il nous montre ce que nous devons voir,

– il nous commande de sortir,

– Enfin il nous fait voir le terme et la raison de toute l’œuvre: la rencontre du Christ, notre Époux, et l'union de jouissance avec la divinité.

2
Voir

(Livre 2-Chapitres I et 2)

Le Christ dit: "Voyez". Pour voir surnaturellement, dans la vie intérieure, il faut posséder trois choses:

– Une lumière de grâce divine, supérieure à ce que l'on peut expérimenter dans la vie active,

            – Un dépouillement d'images étrangères et d'occupations du cœur, qui rend l'homme libre,

– Une libre conversion de la volonté, qui, unissant les puissances corporelles et spirituelles, s'écoule en l'unité de Dieu et en celle de l'esprit, pour atteindre les choses divines.

"C'est dans ce but que Dieu a créé le ciel et la terre, et toutes choses; dans ce but aussi qu'il s'est fait homme, nous a instruits et nous a consacré sa vie, se constituant enfin lui-même la voie qui mène à cette unité..."

Par son amour, sa mort et sa Résurrection, Il nous ouvre sur l'éternelle béatitude.

2-1-Les trois unités[1] en l'homme (Livre 2-Chapitres I et 2)

Ruysbroeck nous fait alors remarquer qu'il y a, chez tous les hommes, "une triple unité:"

"La première et la plus haute unité de l'homme est en Dieu... L'unité dont nous parlons est essentiellement en nous par nature, que nous soyons bons ou mauvais. Nous possédons cette unité en nous-mêmes." Elle est fortifiée par les pratiques extérieures selon les vertus morales, à l'exemple du Christ et des saints.

– La deuxième unité est celle des puissances supérieures; "Nous la possédons en nous-mêmes, au-dessus de la partie sensible; et d'elle procèdent la mémoire, l'intelligence, la volonté et toute possibilité d'activité spirituelle. Ici l'âme porte le nom d'esprit..." Cette unité est ornée par les trois vertus théologales de foi, d'espérance et de charité.

– La troisième unité, la plus élevée, "est en nous par nature; c'est le domaine des puissances inférieures, ayant leur siège dans le cœur comme principe et source de la vie animale. C'est dans le corps, et particulièrement dans l'activité du cœur, que l'âme possède cette unité, d'où s'écoulent toutes les opérations du corps et des cinq sens." C'est l'âme qui maintient le corps vivant. "Et ceci est naturel à tous les hommes."

Nous possédons cette troisième unité "lorsque, dans toutes nos œuvres vertueuses, notre intention poursuit la louange et l'honneur de Dieu."

Ces trois unités, ainsi qu'un royaume "sont surnaturellement ornées par les vertus morales jointes à la charité, dans la vie active." Le plus bel ornement est la vie contemplative surnaturelle qui loue et honore Dieu, dans un complet abandon de lui-même. "Ainsi se créent une aptitude et une capacité à recevoir le don de vie intérieure affective."

2-2-L'influx de la grâce de Dieu en notre esprit (Livre 2-Chapitres 3)

Le Christ a dit: "Voyez! L'Époux vient; sortez à sa rencontre!" La grâce de la Lumière qu'est le Christ "nous est conférée en l'unité de nos puissances supérieures et de notre esprit... Cette "grâce est conférée pour l'action, et, au-dessus de toute grâce, Dieu se donne lui-même pour notre jouissance et notre repos... Cette grâce se répand de l'intérieur et non pas de l'extérieur; car Dieu nous est plus intime que nous ne le sommes à nous-mêmes... C'est ce qui nous explique pourquoi la grâce et tous les dons divins, ainsi que la voix intime de Dieu, surgissent de l'intérieur dans l'unité de notre esprit, et non pas de l'extérieur dans notre imagination, sous des formes sensibles."

3
Pour voir surnaturellement
De la venue du Seigneur en l'homme intérieur

(Livre 2-Chapitres 4 à 32)

Trois choses sont nécessaires pour voir surnaturellement:

– Tout d'abord "l'illumination de la grâce divine dont l'irradiation touche et meut subitement l'homme intérieur par le dedans...

– Le second facteur, qui vient de l'homme: c'est l'enchaînement, par les liens de l'amour, de toutes les puissances soit intérieures soit extérieures, dans l'unité de l'esprit..."

– L'homme a alors acquis la liberté qui lui permet de rentrer en lui-même "sans être gêné par aucune image ni autre obstacle, aussi souvent qu'il le veut et qu'il pense à son Dieu." (Chapitre 4)

3-1-La préparation: première venue du Christ ou premier mode (Livre 2-Chapitres 5 et  8 à 16)

Le Christ veut maintenant montrer l'Époux que l'intelligence éclairée doit contempler. Dieu se présente à l'âme de trois façons:

– Le Christ, lors de sa première venue, exerce son influence et son action sur la partie inférieure de l'homme. "Il excite et stimule l'homme à l'intérieur d'une manière sensible, et il l'attire en haut, vers le ciel, avec toutes ses puissances, réclamant de lui l'unité avec Dieu... Cette impulsion intime de Dieu répand des dons ou les retranche, enrichit ou appauvrit, réjouit ou désole, excite l'espoir ou laisse dans l'abandon, réchauffe ou glace..." (Chapitre 5)

Ruysbroeck, reprenant ce qui se passe, précise plus loin: "Cette venue se peut comparer à l'éclat et à la puissance du soleil, qui, en un instant, du point où il se lève, éclaire, baigne de ses rayons et réchauffe le monde tout entier... De même le soleil éternel, qui est le Christ, illumine et enflamme la partie inférieure de l'homme, c'est-à-dire son cœur et ses puissances sensibles..." Dès lors, l'âme donnera "beaucoup de fruits excellents de vertus, mais le vin des joies intérieures et des consolations spirituelles sera plus rare." (Chapitre 8)

"Aussi, celui qui veut jouir du plein rayonnement du soleil éternel qui est le Christ, doit-il avoir les yeux ouverts et habiter sur les sommets"... et élever vers Dieu un cœur libre. "Dans ce cœur libre et élevé, resplendit le Christ, vrai soleil de justice... L'ardeur brûlante dont nous venons de parler fait naître l'unité du cœur, qui consiste pour l'homme à se sentir rassemblé intérieurement avec toutes ses puissances, dans la demeure de son cœur... L'unité du cœur à son tour donne naissance au recueillement qui consiste à se tourner intérieurement vers son propre cœur, afin de pouvoir comprendre et sentir l'opération et le langage intimes de Dieu. "

L'homme ressent alors, dans son cœur, "un amour qui le pénètre et atteint la puissance affective de son âme... d'où un désir ardent et un goût très vif de Dieu... L'amour ainsi ressenti fait naître la dévotion pour Dieu et pour son honneur... Cette dévotion nous purifie tout entiers de tout ce qui pourrait être pour nous une entrave ou une gêne, et elle nous met au droit chemin qui mène à la béatitude."

Enfin, de cette dévotion intime naît l'action de grâces que nous devons à Dieu. Nous devons aussi louer Dieu, ce qui, pour un cœur aimant, "est ce qu'il y a de plus doux et de plus joyeux." (Chapitres 8 à 13)

Pourtant, de la gratitude et de la louange intimes naît une double souffrance du cœur, car on constate que "l'on est impuissant à remercier, à louer, à honorer et à servir Dieu", comme il faudrait. Puis, l'on regrette de ne pas pouvoir grandir en charité comme on le voudrait. En effet, c'est le feu intérieur du Saint-Esprit qui opère, et c'est lui qui "excite, échauffe et ébranle le cœur avec toutes les puissances de l'âme jusqu'à l'effervescence, qui consiste à remercier Dieu et à le louer." De plus, "quand le soleil éternel, qui est le Christ, s'élève, monte dans notre cœur et fait naître l'été, avec la parure des vertus, il répand sa lumière et sa chaleur en nos désirs, et il arrache le cœur à la multiplicité des choses terrestres. Il y établit l'unité et le recueillement..." (Chapitre 14)

Plus loin, dans son Livre 2-Chapitre 71, Ruysbroeck précisera ce qui se passe alors: "Parfois, l'homme intérieur, par inclination fruitive, rentre en soi-même d'une manière simple, au-dessus de toute activité et de toutes vertus, pour s'appliquer à un regard simple dans l'amour de jouissance. Et là il rencontre Dieu sans intermédiaire.

Et de l'unité de Dieu brille en lui une lumière simple, et cette lumière se montre ténèbre, nudité et rien. Dans cette ténèbre, l'homme est enveloppé et il s'enfonce dans un état sans modes, où il est perdu. Dans la nudité, toute considération et distinction des choses lui échappe... Dans le rien, il voit défaillir toutes ses œuvres...

Dans cet état d'union en l'Esprit de Dieu... il est mis en possession de l'essence divine... Il est comblé de délices infinies et des trésors de la richesse divine. Cette richesse, à son tour, répand en l'unité des puissances supérieures l'enveloppement et la plénitude d'un amour ressenti... Sous l'action de ce flot puissant, l'homme est rendu immobile à l'intérieur, impuissant en lui-même et en toutes ses œuvres..."

Tel est le premier mode qui est tout "d'oisiveté", car il rend l'homme oisif vis-à-vis de toutes choses et l'élève au-dessus des œuvres et au-dessus de toutes vertus.

3-2-L'accueil des dons de Dieu: deuxième venue du Christ  (Livre 2 chapitres 6 et 17 à 20)

– Lors de sa deuxième venue, le Christ "imprime davantage sa ressemblance... C'est un influx, en les puissances supérieures de l'âme, de la richesse des dons divins... Cet influx divin en nous réclame de notre part une sortie de nous-mêmes et un retour, avec toute la richesse qui nous a été départie..." (Chapitre 6)

      3-2-1-Le soleil et la joie intérieure

Ruysbroeck, pour préciser la deuxième venue du Christ, reprend sa comparaison avec le soleil qui, répand ses rayons sur la terre et fait monter l'humidité jusque dans les airs en vue de faire venir la rosée et la pluie, puis les fruits qui se multiplieront. De même, quand "le clair soleil, qui est le Christ s'est élevé dans notre cœur au-dessus de toutes choses... il arrive fréquemment que se répandent une douce pluie de nouvelles consolations intérieures et une rosée céleste de suavité divine..."

C'est là, en cette hauteur, que le Christ dit: "Sortez en conformité avec cette venue... Et cette douceur fait naître dans le cœur et dans les puissances sensibles une jouissance telle que l'homme pense être tout enveloppé intérieurement de l'embrassement divin d'amour... On aperçoit alors combien sont misérables ceux pour qui l'amour reste dehors. La jouissance ainsi ressentie fait comme liquéfier le cœur, si bien que l'homme ne peut plus se contenir sous l'abondance de la joie intérieure."

Ruysbroeck poursuit et décrit des phénomènes étranges qu'il qualifie d'ivresse spirituelle: "De la jouissance qui vient d'être décrite naît une ivresse spirituelle, qui consiste pour l'homme à être comblé de plus de douceur savoureuse et de joie que son cœur et son désir n'en peuvent souhaiter ou contenir. L'ivresse spirituelle produit maints étranges effets. Tandis que les uns chantent et louent Dieu par excès de joie, les autres répandent d'abondantes larmes dans la grande allégresse de leur cœur... C'est la vie la plus délicieuse qu'un homme puisse connaître sur la terre, en tant que jouissance ressentie. Et parfois les délices sont si grandes que le cœur pense se rompre. En présence de tous ces dons sans nombre et de ces œuvres merveilleuses, l'homme dans l'humilité de son cœur doit rendre à Dieu tout-puissant louange et action de grâces, honneur et révérence..." (Chapitres 17 à 19)

Plus tard, dans le Chapitre 72, Rusybroeck va encore plus loin: "L'homme intérieur peut opérer encore son retour vers Dieu d'une façon affective et active, avec le dessein de lui rendre honneur et vénération, et de s'offrir et consumer lui-même, avec tout ce dont il est capable, par amour de Dieu. Et ici la rencontre avec Dieu se fait par intermédiaire. Or, cet intermédiaire, c'est le don de sagesse savoureuse, qui est la base et l'origine de toutes les vertus... Parfois, enfin, ce don le touche et l'embrase d'amour d'une façon si intense, que tous les autres dons de Dieu et toutes ses libéralités lui paraissent peu de chose et ne peuvent le satisfaire, mais font croître plutôt son ardeur impatiente, si Dieu ne se donne lui-même... Il s'ensuit une faim et une soif amoureuses si grandes, que cet homme s'abandonne à toute heure... il a faim et soif de goûter Dieu... et il se sent saisi par Dieu et touché d'amour tout à nouveau."

Selon Ruysbroeck, il s'agit ici du second mode des exercices les plus intimes. L'amour s'y maintient en ressemblance, et il désire et veut s'unir à Dieu. Ce mode nous est d'ailleurs plus utile et plus précieux que le premier. Mais nul ne peut arriver à ce repos s'il n'a pas dépassé l'action, et s'il n'aime pas d'un amour total, "car sans les actes de l'amour nous ne pouvons ni mériter, ni obtenir Dieu... la vie la plus intime, consistant en une faim que rien ne peut satisfaire, sinon Dieu seul."  Mais cela, c'est l'œuvre de l'Esprit-Saint. (voir ci-dessous paragraphe 3-3)

      3-2-2-Les dangers

Toutefois, quelques dangers sont à signaler: entièrement convertis, les bénéficiaires de ces grâces délaissent tout pour se donner à Dieu. "Mais ils sont encore faibles et ont plus besoin de lait et de choses douces que d'une forte nourriture, comme les grandes tentations et le délaissement de la part de Dieu... La gelée blanche, c'est ce sentiment funeste de vouloir être quelque chose, ou de croire à sa propre valeur, ou encore le retour sur soi-même et la pensée que l'on a mérité les consolations reçues ou qu'on en est digne. Cette gelée blanche est capable de faire tomber les fleurs et le fruit de toute vertu... Parfois aussi, une fausse douceur demeure, qui est causée par le démon et qui finit par séduire." (Ch. 20)

      3-2-3-Comment se comporter? (Livre 2-Chapitre 21)

Ruysbroeck prend une comparaison: l'abeille toute sage qui "s'en va de fleur en fleur. Mais elle ne se repose sur aucune, ne s'arrêtant à nulle beauté ni douceur. Elle butine le miel et la cire, c'est-à-dire ce qui est doux et ce qui donnera clarté, et elle s'en retourne...

L'homme sage fera comme l'abeille: il ira se poser avec attention, intelligence et discernement sur tous les dons et les douceurs qu'il goûte... mais il ne se reposera sur aucune fleur de ces dons; il reviendra vers l'unité, où il désire se reposer et habiter avec Dieu pour l'éternité."

      3-2-4-Reconnaître ceux qui s'opposent à la venue du Christ (Livre 2-Chapitre 45)

Il existe des gens qui parlent beaucoup de ces choses élevées qu'ils ne connaissent pas. Comment les reconnaître? Ruysbroeck nous enseigne:

          – "tandis que l'homme illuminé de Dieu est simple, eux sont instables et tout remplis de recherches et de considérations

          – l'homme éclairé possède de Dieu une sagesse infuse qui lui fait connaître distinctement la vérité; eux ont des vues subtiles sur lesquelles ils bâtissent en imagination, amplifient et raisonnent habilement, mais au fond, ils sont pauvres... Ces gens-là sont jaloux de leur enseignement et de leur manière de voir... et ils sont remplis d'orgueil spirituel dans tout leur être.

            – l'homme éclairé et aimant se donne universellement par charité à tous, au ciel et sur la terre, ceux-ci ne mettent que particularisme en toutes choses... Ils veulent qu'on les ait en grande estime... et ils sont peu regardants à ce qu'ils estiment fautes légères... Ils n'ont enfin la science ni de Dieu, ni d'eux-mêmes, pour pratiquer la vertu comme il convient."

D'où le conseil de Ruysbroeck: "Notez et apprenez tout cela, afin de le fuir en vous-même et en tous ceux chez qui vous le remarqueriez..."

3-3-Dans l'unité de l'Esprit. Troisième venue du Christ (Livre 2-Chapitres 73, puis 7 et 22 à 27)

Ruysbroeck indique que "de ces deux modes naît le troisième, qu'on peut appeler une vie intérieure conforme à la justice... L'homme intérieur est tout en Dieu... et il est tout en lui-même, adonné à l'action amoureuse, et à toute heure Dieu l'invite et l'exhorte à reprendre l'un et l'autre, le repos et l'action... Dieu, en une même largesse, se communique lui-même avec tous ses dons; et l'esprit, de son côté, à chaque retour vers Dieu, se donne lui-même avec toutes ses œuvres. Par la simple illumination divine, en effet, et sous l'action de sa tendance fruitive et de son immersion d'amour, l'esprit est uni à Dieu et est transporté sans cesse dans le repos...

D'autre part, sous l'influence du don d'intelligence et du don de sagesse savoureuse l'homme est touché et incité à l'action; il est éclairé à tout instant et enflammé d'amour. Et il lui est montré dans l'esprit et présenté tout ce que l'on peut désirer. Aussi voyant la nourriture des anges et le breuvage céleste, est-il saisi de faim et de soif. Il supporte grand labeur d'amour, parce qu'il entrevoit son repos. Pèlerin, il aperçoit sa patrie, et luttant d'amour pour la victoire, il voit briller la couronne. Consolation, paix, joie, beauté, richesses, tout ce qui fait naître l'allégresse, tout cela apparaît en Dieu sans mesure à l'intelligence éclairée, sous des images spirituelles... Là il demeure en Dieu, et néanmoins il sort, se donne d'un commun amour à toutes les créatures et s'applique aux œuvres de vertu et de justice. C'est là le degré le plus haut de la vie intérieure. Et tous ceux qui n'exercent pas en même temps le repos et l'action n'ont pas encore acquis la justice dont nous parlons."

Ruysbroeck émet une mise en garde: "Semblable à un miroir à deux faces qui reflète de part et d'autre des images, en sa partie supérieure l'homme reçoit Dieu avec tous ses dons, tandis qu'en sa partie inférieure ses sens sont affectés d'images corporelles. Désormais il peut se tourner intérieurement quand il veut, et pratiquer sans obstacle la justice; mais durant cette vie l'homme est mobile; et c'est pourquoi il se détourne souvent et exerce sa sensibilité hors de ce qui est nécessaire et voulu par la raison éclairée, tombant ainsi en des fautes vénielles.

Mais ces fautes, grâce au retour amoureux de l'homme juste vers Dieu, sont comme une goutte d'eau dans une fournaise ardente."

      3-3-1-La troisième venue spirituelle du Seigneur

"Le troisième mode de la venue intime du Seigneur en nous consiste en une motion ou touche intérieure... Cette venue élève l'âme au degré le plus intime et le plus haut de la vie intérieure, et l'unité de l'esprit en est ornée de mille façons. Mais à chacune de ces venues, le Christ réclame une sortie particulière de nous-mêmes, ainsi qu'une vie conforme au mode de sa venue... Nous devons en retour sortir de nous-mêmes et nous appliquer à des exercices intérieurs, afin de devenir parfaits..." (Chapitre 7)

Ou, pour s'exprimer autrement: "Lors donc que le cœur aimant ne peut plus se laisser vaincre ni entraver par goût ni consolation quelconque, mais qu'il veut dépasser toute douceur et tout don pour rencontrer celui qu'il aime, alors naît le troisième mode de vie intérieure, où l'homme est élevé et paré selon la partie sensible et inférieure de lui-même... Le Christ fait monter vers le ciel le cœur, le désir et toutes les puissances de l'âme, et l'appeler à l'union avec lui...

C'est un appel et une invitation adressés à l'intime du cœur vers la haute unité de Dieu..." (Chapitre 22)

      3-3-2-La blessure d'amour

Ruysbroeck peut maintenant décrire ce qui se passe si l'âme répond à l'invitation du Christ: "Alors le cœur s'épanouit de joie et de désir, toutes les veines se dilatent, chacune des puissances de l'âme se sent prête et veut répondre à ce qui est exigé par Dieu... Cette invitation est comme une irradiation du soleil éternel, qui est le Christ; elle donne au cœur une grande joie... L'homme en est blessé au cœur et ressent une plaie d'amour. Or être blessé d'amour, c'est le sentiment le plus doux et aussi la peine la plus cuisante que l'on puisse porter. Mais être blessé d'amour c'est un signe certain que l'on guérira.

La blessure spirituelle donne joie et douleur à la fois. Et dans ce cœur à la blessure béante, le Christ, soleil de vérité, verse à nouveau et répand sa lumière, et il réclame toujours que l'on s'unisse à lui. C'est pourquoi la blessure et les plaies se renouvellent... (Chapitre 22)

Quand on ne peut atteindre Dieu et que pourtant l'on ne peut ni ne veut se passer de lui, cela fait naître en quelques-uns une ardeur spirituelle, et une impatience intérieure et extérieure... Cette ardeur d'amour est une impatience intérieure qui entend difficilement raison, tant qu'elle n'a pas atteint l'objet aimé...

La nature corporelle en est secrètement blessée, et elle s'use sans travail extérieur... Alors souvent jaillissent les larmes et s'élèvent les désirs enflammés... le pauvre homme pleure de langueur et d'impatience..." (Chapitre 23)

      3-3-3-Quelques précisions (Chapitre 24)

Ruysbroeck entre même dans des détails pratiques peu connus ou souvent refusés. Il écrit: "Sous l'action de l'ardeur et de l'impatience d'amour, il arrive parfois que certains soient emportés en esprit au-dessus des sens. Ils entendent alors des paroles, ou bien ils voient en images et en représentations certaines vérités utiles à eux-mêmes ou aux autres, ou encore des choses futures. Cela s'appelle révélations ou visions...

S'il s'agit de vérités intellectuelles ou de représentations spirituelles, sous lesquelles Dieu se révèle de quelque façon, elles sont perçues par l'intelligence et on peut les exprimer en paroles, autant que les mots y peuvent suffire."

      3-3-4-Autres phénomènes (Chapitre 24)

Ruysbroeck décrit aussi d'autres phénomènes qui peuvent survenir:

– Le ravissement: "L'homme peut être entraîné au-dessus de soi-même et au-dessus de l'esprit, quoique non absolument hors de soi, jusqu'en un bien incompréhensible, qu'il est toujours incapable de décrire ou d'expliquer, tel qu'il l'a vu et entendu, car voir et entendre c'est tout un en cette opération et cette vue simples. Or cela, nul ne peut le faire naître en l'homme que Dieu seul, sans l'intermédiaire ou la coopération d'aucune créature; et on l'appelle ravissement, ce qui veut dire que l'on est saisi, enlevé ou transporté."

– Un éclair dans le ciel: "Parfois Dieu suscite dans l'esprit une rapide fulguration, quelque chose comme un éclair dans le ciel. C'est un court jet de lumière, d'une éblouissante clarté... En un clin d'œil l'esprit est élevé au-dessus de lui-même, et aussitôt la lumière n'est plus, et l'homme revient à soi... C'est là une œuvre de Dieu lui-même et quelque chose de très noble, car ceux qui en sont l'objet deviennent souvent des hommes éclairés..."

      3-3-5-Les risques (Chapitres 25 à 27)

Attention, prévient Ruysbroeck, des dangers sont, ici aussi, dans l'ardeur d'amour, à signaler:

– Parfois, lorsque le cœur est blessé d'amour, il arrive que "l'homme tombe dans une agitation et une souffrance comparables à celles d'une femme en travail et qui ne peut guérir... il meurt en ardeur d'amour et s'en va en paradis sans purgatoire. C'est bien mourir que de mourir d'amour... Tous ceux qui sont en cette ardeur ne peuvent qu'y languir; mais tous ne meurent point, pourvu qu'ils puissent s'y bien gouverner.

– Il peut se rencontrer des hommes qu'une certaine lumière causée par le démon met hors de sens... De nombreuses images mensongères ou vraies leur sont montrées, et ils entendent beaucoup de paroles, le tout leur causant grande satisfaction..."

Attention  "Si l'on veut tenir pour vrai ce qui n'est que mensonge, parce qu'on l'a vu ou entendu, on tombe dans l'erreur, et le fruit des vertus se gâte... Mais ceux qui ont suivi le chemin décrit plus haut, et qui seraient tentés par cet esprit et cette fausse lumière, les reconnaîtront facilement, et cela ne pourra leur nuire."

Ruysbroeck utilise la comparaison de la fourmi qui travaille durement pendant l'été et amasse pour l'hiver. "Ainsi devront agir les hommes dont nous parlons: ils seront forts dans l'attente de la venue du Christ et prudents vis-à-vis des mirages et des paroles du démon... C'est durant l'été du temps présent qu'ils devront exercer leur labeur et amasser les fruits des vertus... Ils ne suivront pas de chemins détournés et n'auront point de manières singulières; mais, à travers toutes les tempêtes, ils garderont la voie de l'amour, allant où cet amour les mène. "

4
La quatrième venue du Seigneur: les épreuves

(Livre 2-Chapitres 28 à 32)

4-1-Quand Dieu semble nous oublier

Le quatrième mode de la venue du Christ élève l'homme et le perfectionne dans la pratique de la vie intérieure. Ruysbroeck écrit: "Lorsque le soleil de gloire, qui est le Christ, après être monté dans le cœur jusqu'au commence à descendre, en retirant ses rayons divins et en laissant l'homme à lui-même, l'ardeur et l'impatience d'amour commencent aussi à diminuer... Le Christ s'y fait entendre de nouveau et dit: 'Sortez selon la manière que je vous montre maintenant.' À cet appel, l'homme sort et se trouve pauvre, misérable et délaissé... À l'été brûlant a succédé l'automne, et toutes les richesses sont changées en grande pauvreté... Parfois ces pauvres gens perdent en outre leurs biens terrestres, leurs amis et leurs proches, et ils sont comme délaissés de toutes les créatures. L'on ne trouve et l'on n'estime plus rien de saint en eux; toutes leurs actions et toute leur vie sont prises en mauvaise part, et ils deviennent objets de mépris et de répulsion pour tous ceux qui les approchent. Puis ce sont des misères et des maladies sans nombre, ou encore des tentations dans le corps, ou, ce qui dépasse tout, dans l'esprit...

Dans cette affliction, l'homme recherche volontiers la société des bons, se plaignant à eux et leur exposant sa misère, et il souhaite grandement l'aide et la prière de la sainte Église et de tous les hommes vertueux." (Chapitre 28)

4-2-Comment agir dans ce délaissement? (Chapitre 29)

"À ce point, l'homme confessera dans l'humilité de son cœur que de lui-même il n'est qu'indigence: et il dira avec patience et abandon le mot du saint homme Job: 'Dieu a donné, Dieu a repris... que le nom du Seigneur soit béni!' Ainsi cet homme s'abandonnera-t-il en toutes choses, disant et pensant en son cœur: ce n'est point ma volonté selon la nature, mais votre volonté et ma volonté selon l'esprit qui doivent s'accomplir... De cette manière il transformera toutes souffrances et tout délaissement en joie intérieure, se remettant lui-même entre les mains de Dieu et se réjouissant de pouvoir souffrir quelque chose pour son honneur...

Pour cet homme l'équilibre se rétablit; toutes choses sont pour lui semblables, à l'exception du péché, qui doit être entièrement banni. Il est résigné, et tandis que toute consolation lui est enlevée et que dans sa pensée il est privé de toute vertu et délaissé de Dieu comme de toutes les créatures, s'il sait bien recueillir toutes choses, c'est le moment précis où tous les fruits, les grains et le raisin sont en pleine maturité... Ce qui veut dire que tout ce que le corps peut supporter, de quelque nature que ce soit, on l'offrira volontiers et librement à Dieu. Toutes les vertus qui jusqu'alors se pratiquaient dans le feu de l'amour et avec grande satisfaction, doivent être accomplies maintenant avec labeur, quoique volontiers, autant qu'on le voit et qu'on le peut faire, afin de les offrir à Dieu..." La vertu d'abandon exige alors une très grande perfection.

4-3-Les maux liés à ce quatrième mode de la venue du Christ (Chapitres 30, 31)

      4-3-1-Le délaissement

"Lorsque ceux qui, ayant bonne volonté, ont goûté quelque chose de Dieu, déchoient ensuite et s'égarent loin de Dieu et de la vérité, ils se mettent à languir au point de vue du vrai progrès, ou bien ils meurent aux vertus ou de la mort éternelle... Lorsque l'homme souffre le délaissement, il a besoin d'une grande force..."  et d'un grand abandon à la volonté de Dieu, sinon, il risque de tomber dans l'erreur, de rechercher le soulagement auprès des créatures, et de gaspiller ses vertus. Cet homme peut aussi tomber dans la cupidité "qui porte à désirer d'autant plus, que l'on reçoit davantage... La conscience et son discernement se réduisent..." et il devient difficile même d'avancer dans les œuvres de charité.

      4-3-2-Les fièvres malignes (Chapitre 32)

"Il y a quatre genres de fièvre qui peuvent tourmenter ceux qui laissent s'accumuler les humeurs malignes, c'est-à-dire la recherche exagérée du bien-être corporel et la consolation indiscrète prise dans les créatures."

– On veut tout connaître, parler de tout, corriger et redresser... C'est un flot de pensées et de préoccupations qui se succèdent et qui accablent et empêchent le recueillement.

– Vient ensuite l'inconstance. "Il faut à ceux qui en sont victimes, afin de vaincre leur inconstance, apprendre à trouver le repos au-dessus de toutes vertus, en Dieu et en la haute unité divine... Cette fièvre d'inconstance atteint tous ceux qui, recherchant Dieu, poursuivent en même temps autre chose d'une façon peu ordonnée... Ceux qui s'y laissent prendre sont instables de cœur... Ils désirent que leurs œuvres vertueuses soient connues au grand jour, et c'est pourquoi elles sont vaines et insipides pour eux-mêmes et pour Dieu. Prompts à faire la leçon aux autres, ils n'aiment guère qu'on la leur fasse ou qu'on les reprenne... Tous ces gens côtoient l'enfer; qu'ils fassent encore un faux pas, et ils y tombent...

– Puis c'est la négligence. "Quelquefois on passe de là à la négligence...  Le patient est presque incurable, car il n'a plus ni souci ni attention pour tout ce qui est nécessaire à la vie éternelle. Aussi peut-il tomber dans le péché..."

– Et enfin l'indifférence.

5
Le christ, notre modèle

(Livre 2-Chapitre 33 à 40)

Pour marcher droit dans la vie spirituelle il faut constamment se référer au Christ notre modèle. "Le Christ, soleil de clarté, s'est levé au ciel de la sublime Trinité et en l'aurore de sa glorieuse Mère, la vierge Marie, qui fut, en effet, et est encore l'aurore et le commencement du jour de toute grâce, où nous devons goûter d'éternelles délices..."

Dans le Christ étaient résumées et rassemblées toutes les vertus... "Il possédait le recueillement et c'est de lui qu'est venu sur la terre le feu qui a embrasé tous les saints et tous les hommes de bien... Toute sa vie, ses œuvres, et toutes ses paroles n'étaient qu'actions de grâces, aussi répandait-il son cœur, sa vie et son service en bonté et en douceur, en humilité et en libéralité louange et honneur de son Père céleste... Il était le lis sans tache où toute âme bonne pouvait butiner le miel d'éternelle douceur... Et de tous les dons répandus en son humanité, le Christ, en cette humanité même, rendait grâces et louanges à son Père éternel, qui est en même temps le Père de tous et de tous bienfaits...

Le Christ, soleil de gloire, monta plus haut encore... Néanmoins il a préféré attendre, dans l'exil d'ici-bas, le temps que, dès l'éternité, le Père avait prévu et ordonné... Enfin, il s'humilia et livra la vie de son corps entre les mains de ses ennemis. Et dans une telle détresse, il fut méconnu et abandonné de ses amis, tandis que toute consolation extérieure et intérieure étaient retranchées à sa nature, chargée par contre de misère et de peine, d'opprobres et de fardeaux, du poids de tous les péchés et de la rançon à payer en rigueur de justice."

5-1-Première venue du Christ: la clarté intérieure

Comme cela fut pour le Christ, les hommes qui s'exercent dans les vertus morales, "selon la justice, sous la direction et la poussée de l'Esprit-Saint... deviennent capables de porter en toute patience, obscurité, lourdeur et misères de tout genre, tout en remerciant Dieu de toutes choses et en s'offrant eux-même dans un humble abandon." Ces hommes ont vraiment accueilli le Christ "selon le mode des exercices intérieurs." Dès lors, "ces hommes, bien purifiés, pacifiés et rentrés en eux-mêmes selon la partie inférieure, peuvent recevoir la clarté intérieure au temps voulu et ordonné par Dieu."   

5-2-Deuxième venue[2] du Christ  la vie intérieure

Cette venue "peut être comparée à une source vive qui s'épanche en trois ruisseaux. Cette source, avec les ruisseaux qui en coulent, c'est la plénitude de la grâce de Dieu dans l'unité de notre esprit..."

      5-2-1-Le premier ruisseau: la mémoire (Chapitre 36)

"Le premier ruisseau que Dieu fait couler en cette seconde venue, c'est une pure simplicité qui brille dans l'esprit sans distinction. Ce ruisseau part de la source qui est en l'unité de l'esprit et il descend tout droit, pénétrant toutes les puissances de l'âme... Il crée en l'homme la simplicité, et lui découvre et lui donne un lien intérieur qui l'attache à l'unité de son esprit. De cette façon l'homme est élevé selon la mémoire...

Le Christ demande alors que l'on sorte selon le mode de la lumière reçue... L'homme sort, et, au moyen de la lumière simple répandue sur lui, il s'aperçoit et se trouve lui-même ordonné et apaisé, pénétré et fixé en l'unité de son esprit ou de sa pensée. Il est élevé dès lors et établi en un état nouveau, où, retourné en lui-même, il fixe sa mémoire en un complet dépouillement, au-dessus de toute incursion d'images sensibles et de multiplicité... il est toujours porté vers l'unité, qui, sous l'influence des dons divins et de l'intention simple, se porte elle-même sans cesse amoureusement vers cette unité sublime, où le Père et le Fils sont unis dans le lien du Saint-Esprit avec tous les saints..."

      5-2-2-Le second ruisseau: l'intelligence illuminée (Chapitres 37 et 38)

L'amour de Dieu "est une clarté spirituelle qui se répand et illumine l'intelligence..." Mais Dieu fait taire ou parler cette clarté. Il la montre ou la cache, la donne ou la retire en temps et lieu, car la lumière est sienne. "Dieu fait voir ce qu'il désire et qui est nécessaire à l'homme. Maintenant le Christ veut que l'on sorte et que l'on marche à la lumière, afin de conduire nos vies à la ressemblance de Dieu."

Et l'homme peut contempler le Père "force toute-puissante, souveraineté, créateur, moteur, conservateur, principe et fin, cause et fondement de tout ce qui est créé; tout cela est montré par le ruisseau de grâce qui éclaire et illumine la raison. Puis il fait voir ce qui est approprié au Verbe éternel sagesse et vérité insondables... Enfin le même ruisseau de clarté, fait apercevoir encore à la raison éclairée ce qui est approprié au Saint-Esprit... charité et libéralité, miséricorde et grâce, fidélité et bienveillance sans fin, richesse débordante d'incompréhensible abondance, bien immense qui pénètre tous les esprits célestes d'infinies délices, flamme brûlante qui consume tout en unité, source jaillissante, riche de toute saveur selon le désir de chacun, un avant-goût et un commencement de béatitude éternelle pour tous les saints, un embrassement et une union étroite du Père et du Fils et de tous les bienheureux en unité de jouissance."

Ruysbroeck décrit maintenant la Trinité, cette "sublime nature divine où tout est un et sans division... Le Père engendre sans cesse son Fils, et lui-même n'est pas engendré. Et le Fils est engendré et il n'engendre pas ; et ainsi le Père a toujours un Fils dans l'éternité, et le Fils un Père. Et ce sont là les relations du Père au Fils et du Fils au Père. Et le Père et le Fils aspirent un même Esprit, qui est volonté ou amour de l'un et de l'autre. Cet Esprit n'engendre pas, et il n'est pas engendré; mais il doit en s'écoulant éternellement procéder des deux. Et ces trois personnes sont un seul Dieu et un seul esprit. Et toutes les propriétés qui se manifestent en œuvres extérieures sont communes aux trois personnes qui opèrent en vertu d'une nature une et toute simple...

Lorsque l'homme considère ainsi cette richesse admirable et cette sublimité de la nature divine... il sent croître intérieurement son admiration pour la richesse si variée, l'élévation et la fidélité sans fin dont Dieu fait preuve envers ce qu'il a créé. De là naissent une singulière joie intérieure et un immense abandon à Dieu, et cette allégresse intime embrasse et pénètre toutes les puissances de l'âme et le plus profond de l'esprit."

      5-2-3-Le troisième ruisseau: la volonté fixée en Dieu (Chapitre 39)

"Ce ruisseau, semblable au feu, enflamme la volonté, dévore et consume toutes choses en unité, inonde et pénètre toutes les puissances de l'âme de riches dons et de noblesse singulière, et il crée dans la volonté un amour spirituel sans labeur, d'une grande délicatesse... Le Christ se sert de ce ruisseau brûlant pour dire intérieurement dans l'esprit: 'Sortez par des exercices conformes au mode de ces dons et de cette venue.'..."

Résumons: "Sous l'action du premier ruisseau de grâce, qui est une lumière simple, la mémoire a été élevée au-dessus de toute incursion sensible, et elle a été établie et fixée dans l'unité de l'esprit. Le second ruisseau, qui est une clarté infuse, a illuminé l'intelligence et la raison, afin de leur faire connaître les modes multiples de vertus et d'exercices, et d'une façon distincte les secrets des Écritures. Enfin le troisième ruisseau, qui est une ardeur écoulée en l'esprit, enflamme la volonté supérieure d'un amour silencieux et la dote de grande richesse. Dès lors celui qui a reçu ces divers dons est devenu un homme dont l'esprit est illuminé...

Et cette source de grâces réclame toujours un reflux vers le fond même d'où le flux s'échappe."

      5-2-4-Les merveilles de Dieu (Chapitre 38)

Quelle merveille  Dieu se donne universellement à tous les hommes !

"Cette richesse et hauteur incompréhensibles et la disposition de Dieu à se répandre universellement ravissent l'homme d'admiration. L'homme voit, en effet, comment l'essence divine incompréhensible est la jouissance commune de Dieu et de tous les saints. Il contemple les divines personnes se donnant largement à tous, répandant les grâces chez les saints et chez tous les hommes... Il voit encore comment le ciel et la terre, le soleil et la lune, les quatre éléments, avec toutes les créatures et le cours des astres ont été créés communs à tous. Dieu est pour tous avec tous ses dons... Dieu est tout entier et en particulier à chacun, et cependant il est commun à toutes les créatures; car toutes choses sont par lui, et c'est en lui et à lui que sont attachés le ciel et la terre et toute la nature."

De là naissent, chez l'homme, "une singulière joie intérieure et un immense abandon à Dieu, et cette allégresse intime embrasse et pénètre toutes les puissances de l'âme et le plus profond de l'esprit..."

Mais pratiquement, comment faire, comment sortir?

5-3-L'amour universel du Christ (Livre 2-Chapitre 46)

Le Christ est vraiment notre modèle "par excellence, car il se donna universellement et se donne encore à tous pour l'éternité... Le Christ se donna donc sans compter, avec une fidélité parfaite. Il répandit sans cesse sa prière intime et sublime devant son Père, pensant à tous ceux qui veulent être sauvés. Son amour, son enseignement, ses reproches, ses douces consolations, ses larges dons, ses miséricordieux pardons furent offerts à tous. Avec un entier dévouement il donna son âme et son corps, sa vie et sa mort... pour nous... Il gardait pour lui seul peines, souffrances et misère, mais le profit et l'utilité en devaient revenir à tous. La gloire enfin due à ses mérites sera pour tous éternellement."

5-4-Le Christ se donne à tous les hommes dans le Sacrement de l'autel (Livre 2-Chapitre 48)

Après avoir brièvement rappelé les circonstances de l'institution de l'Eucharistie, Ruysbroeck ajoute: "Le Christ s'y donne lui-même à nous de trois manières sous la forme d'abord de sa chair, de son sang et de sa vie corporelle glorifiée, toute remplie de joies et de douceurs. Puis il donne son esprit avec ses puissances supérieures, qui surabondent de gloire et de dons, de vérité et de justice. Enfin il nous offre sa propre personnalité resplendissante de la clarté divine, qui élève son esprit et tous les esprits éclairés à la haute unité de jouissance...

Le Christ nous donne ce qu'il a reçu de notre humanité, sa chair, son sang, son propre corps... Il nous communique encore son esprit tout rempli de gloires... Il nous fait part aussi de sa sublime personnalité dans une clarté incompréhensible... Et par là nous sommes unis au Père et transportés jusqu'à lui; et le Père reçoit, en même temps que son Fils par nature, ses fils d'adoption... Lorsqu'en recevant le corps précieux du Christ, l'homme se souvient du martyre et des tortures qui lui furent imposées, il est saisi parfois d'une dévotion si amoureuse et il ressent une telle compassion qu'il voudrait être cloué avec le Christ sur la croix et répandre pour son honneur tout le sang de son cœur...

Enfin nous devons aussi, riches de la personne même du Christ, nous dépasser nous-mêmes... afin de nous reposer en notre héritage, c'est-à-dire en l'essence divine, pour l'éternité... On peut aller librement à la table de Notre-Seigneur, pourvu que l'on recherche la louange et l'honneur de Dieu, ainsi que son propre avancement et son salut, à la condition toutefois d'avoir la conscience pure de péché mortel."

5-5-Troisième venue du Christ. La veine d'où vient la source (Livre 2-Chapitres 51 à  55)

Ruysbroeck pose maintenant une question: Comment pouvons-nous acquérir et posséder, dans la lumière créée, l'exercice le plus intime de notre esprit? Il y répond: "Lorsque l'homme est orné suffisamment de vertus morales dans sa vie extérieure... il possède l'unité de son esprit. Une sagesse surnaturelle l'éclaire, et il se répand en grande charité au ciel et sur la terre. En même temps il remonte et reflue, par ses hommages, vers le fond même et la haute unité divine, d'où procède toute effusion de charité... Par le fait de cette inclination amoureuse de Dieu... le Christ inaugure en nous sa troisième venue dans les exercices intérieurs. C'est une intime motion ou touche du Christ, en sa clarté divine, qui affecte le plus profond de notre esprit..."

      5-5-1-L'origine de la source

Maintenant Ruysbroeck renvoie à la seconde venue, à la source d'où s'écoulent trois ruisseaux. Il compare cette troisième venue à son origine, la veine même d'où naît la source. "Car s'il n'y a point de ruisseau sans source, il n'y a point de source sans veine vive. De même la grâce de Dieu s'écoule en ruisseaux dans les puissances supérieures et donne à l'homme l'impulsion et la flamme de toutes les vertus. Mais en l'unité de notre esprit, elle se comporte comme une source, et elle surgit en cette même unité où elle prend naissance, tout comme une veine vive et jaillissante, issue du fonds vivant de la richesse divine, où ne manquent jamais ni fidélité ni grâce...

Nul n'y opère que Dieu seul, par sa bonté gratuite, cause de toutes nos vertus et de toute notre béatitude. Dans l'unité de l'esprit, où jaillit cette veine, on est au-dessus d'opération et au-dessus de raison, mais non sans raison. Car la raison illuminée et surtout la puissance aimante sentent la touche; mais la raison ne peut ni comprendre ni saisir le mode, la manière ou la nature de cette touche; c'est une œuvre divine... le dernier intermédiaire entre Dieu et la créature. Et au-dessus de cette touche, dans l'essence silencieuse de l'esprit qui la ressent, plane une clarté incompréhensible. C'est la sublime Trinité, d'où vient la touche. Là Dieu vit et règne dans l'esprit et l'esprit en Dieu." (Chapitre 51)

Petit rappel de Ruysbroeck sur l'unité dans la Trinité :

"La haute unité superessentielle en laquelle le Père et le Fils possèdent la nature divine, en union avec le Saint-Esprit, dépasse toute compréhension, intelligence et faculté de notre esprit, en son essence la plus pure; et dans ce grand silence, Dieu défie toute créature ne jouissant que de lumière créée. Cette haute unité de la nature divine est vivante et féconde, car c'est du sein de cette même unité que le Verbe éternel naît sans cesse du Père. Par cette génération le Père connaît le Fils et toutes choses dans le Fils, et le Fils connaît le Père et toutes choses dans le Père, car ils sont d'une nature unique. De ce commun regard du Père et du Fils, dans une clarté éternelle, procède une complaisance éternelle, un amour immense, et c'est le Saint-Esprit." (Livre 2 Chapitre 49)

      5-5-2-La touche divine

La touche divine? Comment se fait-elle? "Le Christ dit maintenant d'une façon intime dans l'esprit 'Sortez par des exercices proportionnés à cette touche'... L'esprit, grâce à la puissance aimante, s'élève ici au-dessus des œuvres jusqu'à l'unité où jaillit cette veine vive qui est la touche de Dieu. Et cette touche veut que l'intelligence connaisse Dieu dans sa clarté, tandis qu'elle attire et appelle la puissance aimante à jouir de Dieu sans intermédiaire... Par la raison éclairée, l'esprit s'élève à une intime considération, et il porte son regard et son attention au plus profond de lui-même, là où la touche divine se manifeste. Mais ici la raison et toute lumière créée cessent d'aller plus avant. Car la clarté divine qui plane au-dessus et cause cette touche, aveugle toute vue créée, en raison de son éclat infini... Néanmoins l'esprit éprouve toujours, de par Dieu et de par soi, nouvelle invitation et nouvel attrait à scruter cette motion profonde, afin de connaître ce qu'est Dieu et ce qu'est cette touche."

La raison se tait et ne sait plus car Dieu est au-dessus de tous les esprits; et même quand une âme est parvenue à la source même de la vie éternelle, et est devenue capable de recevoir la touche divine, l'intelligence ne peut plus avancer quoique la puissance aimante veuille toujours aller de l'avant. (Chapitre 52)

      5-5-3-La faim de Dieu

Puis naît une faim qui ne sera jamais rassasiée: "L'esprit veut jouir, il y est pressé et invité par Dieu... C'est dès lors une perpétuelle avidité et ardeur dévorante, dans une impuissance sans fin. Ceux qui en font l'expérience sont les plus pauvres des hommes; car ils sont avides et pleins de désirs, et ils ont une faim insatiable.... c'est une faim qui ne peut cesser... Aussi y a-t-il là à jamais une ardeur famélique, en même temps que l'impuissance, devant un Dieu qui surpasse toute capacité de désir... Aussi la faim et l'impatience durent-elles toujours... C'est Dieu qui par sa motion et sa touche intimes nous remplit de faim et de désirs véhéments; car l'Esprit divin poursuit notre esprit, et plus la touche se fait sentir, plus la faim et l'ardeur grandissent. Et c'est là vivre d'amour en ses plus hautes œuvres, au-dessus de la raison et de l'intelligence... La touche divine en nous, autant que nous la pouvons saisir, et notre aspiration amoureuse sont toutes deux choses créées et selon le mode des créatures; aussi peuvent-elles croître et grandir aussi longtemps que nous vivons." (Chapitre 53)

      5-5-4-La lutte amoureuse d'où naissent les œuvres

"Dans cette tempête d'amour deux esprits sont en lutte: l'Esprit de Dieu et notre esprit. Par son Esprit-Saint, Dieu se penche sur nous et ainsi nous touche de son amour... Et notre esprit se presse et se penche sur Dieu, et ainsi il le touche à son tour. De ce double contact, en la rencontre la plus profonde, naît la lutte amoureuse... Chaque esprit est profondément blessé d'amour... Voilà qui fait sortir d'eux-mêmes ceux qui s'aiment... Les esprits portent mutuellement la véhémence de leurs désirs amoureux l'un vers l'autre, chacun réclamant de l'autre tout ce qu'il est, et lui offrant tout ce qu'il est lui-même. Voilà qui fait sortir d'eux-mêmes ceux qui s'aiment. La touche de Dieu et sa libéralité, notre avidité amoureuse et notre générosité de retour, donnent à l'amour stabilité. Ce flux et ce reflux en font déborder la source... L'esprit (de l'homme) s'embrase à ce feu, et il pénètre si profondément dans la touche divine que, vaincu en toutes ses ardeurs et ayant épuisé toutes ses œuvres, il se consume et devient lui-même amour au-dessus de toute application... Tel est l'amour en lui-même, fondement et base de toutes les vertus. (Chapitre 54)

Comme notre esprit et l'amour en question sont vivants et féconds en vertus, les puissances supérieures ne peuvent demeurer dans l'unité de l'esprit... Aussi notre esprit retourne-t-il à ses œuvres avec une ardeur plus haute et plus intime que celle qu'il avait auparavant. Plus il est recueilli et élevé en noblesse, plus vite aussi il se consume et s'épuise dans l'amour; puis il retourne à de nouvelles œuvres: et c'est là une vie céleste... L'esprit, en son avidité, croit toujours dévorer Dieu et l'engloutir; mais c'est, lui-même qui demeure englouti en la touche divine et qui voit défaillir tous ses efforts; car en l'unité de l'esprit se trouve l'union des puissances supérieures. La grâce et l'amour s'y tiennent essentiellement au-dessus de toute activité, car c'est ici la source de la charité et de toutes les vertus.

Et en même temps qu'ici charité et vertus s'écoulent éternellement, il se fait un éternel retour causé par la faim intime de goûter Dieu, ainsi qu'une éternelle demeure dans l'amour simple. Ceci se passe d'ailleurs entièrement selon le mode des créatures et en dessous de Dieu... Au-dessus il n'y a plus qu'une vie contemplative divine dans la lumière de Dieu et selon le mode divin..." (Chapitre 55)

5-6-Quatrième venue du Christ (Livre 2-Chapitres 56 à 60)

Ruysbroeck aborde maintenant une question très difficile: la rencontre avec Dieu. C'est la quatrième venue du Christ, et la rencontre avec Lui, notre Époux. Nous nous unissons à Lui qui est notre repos éternel et la récompense de nos labeurs.

"Le Christ vient d'en-haut, comme un seigneur; nous venons d'en-bas, comme de pauvres serviteurs, ne pouvant rien de nous-mêmes... Et tandis que le Christ vient en nous de l'intérieur vers l'extérieur, nous venons vers lui de l'extérieur vers l'intérieur. Ainsi se fait une rencontre spirituelle. Cette rencontre entre nous et le Christ se fait de deux manières: par intermédiaire et sans intermédiaire." (Chapitre 56)

      5-6-1-La rencontre du Christ selon l'ordre naturel

Ruysbroeck essaie d'expliquer ces expériences si délicates et si complexes malgré leur simplicité. Il écrit: "L'unité de notre esprit peut être considérée sous un double aspect, selon son essence ou selon son activité. Or, c'est selon son existence essentielle que l'esprit reçoit la venue du Christ, dans l'ordre simplement naturel, sans intermédiaire et sans interruption... Notre esprit, selon sa partie la plus intime et la plus haute, reçoit sans interruption, d'une façon naturelle, l'impression de son image éternelle et la clarté divine. Il est lui-même une habitation éternelle que Dieu possède comme sa demeure permanente et qu'il visite sans cesse... Car là où il vient, là déjà il demeure; et là où il demeure, il revient sans cesse. Mais il ne vient jamais là où il n'a jamais eu de demeure, car en lui il n'y a ni accident ni possibilité de changer. Et tout ce qu'il habite habite en lui; car lorsqu'il vient, il ne sort pas de lui-même. Aussi l'esprit possède-t-il Dieu essentiellement, selon la simple nature, et Dieu l'esprit ; car l'esprit vit en Dieu, et Dieu en lui... 

Par cette clarté de son image éternelle, qui se reflète en lui... l'esprit de l'homme possède d'une façon permanente une félicité qui ne cesse pas... et il est établi en son être créé par la libre volonté de la très sainte Trinité. Ici l'esprit est conforme à l'image de la très haute Trinité et Unité de Dieu, image selon laquelle il est fait. Et selon son être créé, il reçoit et porte l'empreinte de son image éternelle, sans interruption...

Cette unité essentielle de notre esprit avec Dieu ne subsiste pas en elle-même, mais elle demeure en Dieu et elle s'écoule de lui; elle est attachée à Dieu et elle retourne en lui comme en sa cause éternelle... car cette unité est en nous par simple nature; et si la nature se séparait de Dieu, elle tomberait dans le pur néant. Cette unité est au-dessus du temps et du lieu, et comme Dieu elle agit toujours, sans interruption..."

Telle est la noblesse que nous possédons par nature dans l'unité essentielle de notre esprit, là où cet esprit est de par sa nature même uni à Dieu. Ce n'est point là ce qui nous rend saints ni bienheureux; car tous les hommes bons et mauvais la possèdent en eux; mais c'est pourtant la première cause de toute sainteté et de toute béatitude. Voilà en quoi consiste la rencontre et l'union de Dieu et de notre esprit dans la simple nature." (Chapitre 57)

      5-6-2-La rencontre avec Dieu selon l'ordre surnaturel

Ruysbroeck est conscient que ce qu'il va exprimer n'est connu que de très peu de personnes, et que ce qu'il écrit risque d'être mal interprété, ce qui ne manqua pas, d'ailleurs, de se produire. Aussi est-il très prudent et commence-t-il par dire: "Il vous faut maintenant remarquer avec soin le sens de mes paroles... Dans l'unité dont nous avons parlé, notre esprit peut être considéré sous un second aspect, celui de son activité... C'est là le fonds originel des puissances supérieures, source et terme de toute opération de créature, c'est-à-dire accomplie selon le mode des créatures, tant dans l'ordre naturel que dans l'ordre surnaturel. Cependant l'unité n'opère pas en tant qu'elle est unité; mais toutes les puissances de l'âme, de quelque manière qu'elles agissent, tirent toute leur vertu et tout leur pouvoir de leur fonds propre, qui est l'unité de l'esprit, en son être subsistant et personnel....  Or l'homme est fait à la ressemblance de Dieu, cela veut dire qu'il est fait pour sa grâce... qui nous rend semblables à Dieu... Et si nous perdons la ressemblance divine qui vient par la grâce, nous serons damnés...

Au moment même où nous nous tournons vers lui, le Christ vient à nous et en nous, par intermédiaire et sans intermédiaire, c'est-à-dire par le don des vertus, ou d'une façon qui dépasse toutes vertus. Il imprime en nous son image et sa ressemblance, s'épanchant lui-même avec ses dons; il nous délivre de nos péchés, nous affranchit et nous rend semblables à lui. Puis, sous cette même action divine qui efface nos péchés et nous donne ressemblance et liberté dans la charité, l'esprit s'immerge lui-même en amour de fruition[3]. Alors se fait, sans intermédiaire et surnaturellement, une rencontre et union, où réside notre plus haute béatitude. Si pour Dieu il est naturel de donner par amour et libéralité, pour nous le don est accidentel et surnaturel; car d'étrangers et sans ressemblance que nous étions auparavant, nous obtenons, par suite du don, ressemblance et unité avec Dieu." (Chapitre 58)

5-7-L'importance de la grâce de Dieu (Livre 2-Chapitres 59 et 60)

Notre rencontre et notre unité avec Dieu, se font au fond de notre être, et c'est de l'unité avec Dieu que s'écoulent tous les dons: naturels et surnaturels. "En cette unité nous sommes accueillis par le Saint-Esprit; nous y recevons ce divin Esprit, et le Père, et le Fils, et la nature divine tout entière; car on ne peut diviser Dieu." Notre esprit cherche le repos en Dieu, comme le font tous les justes, "mais les justes ignorent toute leur vie comment cela se fait, à moins qu'ils ne soient d'esprit intérieur et dépouillés de toutes les créatures. À l'instant même, en effet, où l'homme se détourne du péché, il est accueilli par Dieu en l'unité essentielle de soi-même, en la partie supérieure de son esprit, afin qu'il prenne en Dieu son repos désormais et pour toujours. Et dans le domaine de ses puissances, il reçoit la grâce en même temps qu'une ressemblance avec Dieu... Cette ressemblance ne peut jamais être perdue, si ce n'est par le péché mortel."

La grâce de Dieu nous est nécessaire, car la sainteté, c'est la ressemblance avec Dieu et le repos en l'unité essentielle. "La grâce de Dieu est le chemin par lequel nous devons toujours passer, si nous voulons parvenir jusqu'à cette région, où Dieu se donne sans intermédiaire avec toute sa richesse. Aussi les pécheurs et les esprits déchus sont-ils dans les ténèbres... Néanmoins l'existence essentielle de l'esprit est si noble que les damnés ne peuvent pas vouloir être anéantis...

Le Christ vient toujours vers nous par intermédiaire, c'est-à-dire par sa grâce et ses dons multiples; et à notre tour nous allons vers lui par le moyen des vertus et de nombreux exercices... Dieu répand toujours des dons nouveaux, et notre esprit de son côté accomplit toujours à nouveau son retour, en proportion de ce que Dieu réclame et de ce qu'il donne... et  ainsi il y a sans cesse croissance de vie plus haute... car sans le moyen de la grâce de Dieu et du retour amoureux et libre vers lui, nulle créature ne peut être sauvée."

6
Le Christ est venu, l'homme doit sortir.
Pratiquement comment répondre
aux dons de Dieu ?

(Livre 2-Chapitres 41 à 44)

"L'homme qui est affermi par les liens de l'amour doit continuer à habiter dans l'unité de son esprit; mais il doit aussi sortir avec sa raison illuminée et une charité débordante..." Ruysbroeck indique quatre manières: "la première le porte vers Dieu et tous les saints; la seconde vers les pécheurs et les hommes pervers; la troisième vers le purgatoire; et la quatrième vers soi-même et tous les bons."

6-1-La première sortie: aller vers Dieu et tous les saints

"Tout d'abord il faut que l'homme sorte et considère Dieu dans sa gloire avec tous les saints..." pour contempler "l'écoulement par lequel Dieu se donne glorieusement lui-même à tous les saints... Et il verra en même temps comment ceux-ci refluent eux-mêmes avec tout ce qu'ils ont reçu et tout ce qu'ils peuvent donner, vers cette même riche unité, source de toutes délices. Cet écoulement divin réclame toujours un reflux; car Dieu est une mer qui monte et qui descend..." qui va vers ceux qui L'aiment et les comble, puis les ramène sur la terre pour qu'à leur tour ils donnent. "Mais de quelques-uns il réclame au-delà de leurs forces... et ils ne savent comment s'en acquitter, ni comment y parvenir...

Alors ils s'unissent tous sans cesse en une seule flamme brûlante d'amour, afin de pouvoir accomplir cette œuvre: que Dieu soit aimé comme il en est digne," ce qui est impossible. Pourtant, "l'homme richement doté et éclairé, dont nous parlons, puise dans les trésors de son Dieu et dans les largesses merveilleuses et débordantes qu'il a reçues lui-même en son illumination..." Ainsi, la première sortie nous porte vers Dieu et tous ses saints. (Chapitre 41)

6-2-La seconde sortie: aller vers les pécheurs

"Une seconde sortie porte parfois l'homme à s'incliner vers les pécheurs avec une grande compassion et généreuse pitié... L'homme les présente à Dieu, comme s'il les avait oubliés... car Dieu veut être prié. La charité d'autre part veut obtenir tout ce qu'elle désire... et Dieu aime sans mesure... D'ailleurs l'homme dont nous parlons... demande en sa prière... que Dieu répande sa bonté et sa miséricorde sur tous les hommes ... afin qu'il soit aimé, connu et loué... jusqu'aux extrémités de la terre."

Cette seconde sortie nous porte vers les pécheurs. (Chapitre 42)

6-3-La troisième sortie: prier pour les âmes du purgatoire

"Les regards se porteront vers les âmes chères qui sont au purgatoire... Il peut arriver que l'homme éclairé soit porté par l'Esprit de Dieu à prier spécialement pour un pécheur ou un intérêt spirituel... Souvent alors cet homme devient si dévot et si enflammé en sa prière qu'il reçoit en esprit l'assurance d'être exaucé..."   (Chapitre 43)

6-4-La quatrième sortie

"Maintenant l'homme revient à lui-même et à tous ceux qui sont de bonne volonté, savourant et contemplant l'union et l'harmonie qu'ils ont entre eux par l'amour. Cet homme éclairé sera prêt à donner avis et enseignements... devenant ainsi médiateur entre Dieu et tous les hommes... Il possédera en paix l'unité de son esprit en même temps que la haute unité de Dieu... Cela s'appelle une vraie vie spirituelle..." (Chapitre 44)

7
La rencontre avec Dieu

(Livre 2-Chapitres 61 à 70)

Dieu et notre esprit vont se rencontrer "dans l'unité et la ressemblance". Dieu veut visiter sans cesse "l'habitation et le lieu de repos qu'il s'est établis en nous et avec nous, c'est-à-dire l'unité de l'esprit et sa ressemblance avec lui-même...

Dieu veut faire en nous "sa demeure pleine de délices en l'esprit aimant."

Il vient aussi "avec ses riches dons contempler cette ressemblance que notre esprit possède avec lui, afin de la faire croître et de nous rendre plus éminents en vertus...

Le Christ veut aussi que nous fassions notre habitation et notre demeure dans l'unité essentielle de notre esprit, riches de lui, au-dessus de toute œuvre de créature et au-dessus de toutes les vertus...

Enfin il veut que nous retournions visiter l'unité de notre esprit et notre ressemblance avec Dieu. Car à chaque instant nouveau, Dieu naît en nous, et de cette sublime naissance s'écoule le Saint-Esprit avec tous ses dons..." (Chapitre 61)

7-1-Comment rencontrer Dieu dans nos œuvres ?

Tout d'abord il convient de citer l'intention simple qui rassemble dans l'unité de l'esprit les puissances dispersées et attache l'esprit lui-même à Dieu... Se dépassant elle-même, elle va au-delà de tous les cieux et de toutes choses, et elle trouve Dieu dans le fond simple d'elle-même...

L'intention simple, c'est cet œil simple dont parle le Christ, qui donne au corps, c'est-à-dire, à toutes les œuvres et à la vie de l'homme, clarté et innocence vis-à-vis de tous péchés... L'intention simple renferme en elle-même la foi, l'espérance et la charité; car elle a foi en Dieu et lui est fidèle... Ainsi habiterons-nous en l'unité de l'esprit, par grâce et ressemblance, et nous rencontrerons toujours Dieu au moyen des vertus, tandis que toute notre vie et toutes nos œuvres lui seront offertes par intention simple... Par le fond même de l'intention simple, nous nous dépassons nous-mêmes et nous rencontrons Dieu sans intermédiaire." (Chapitre 62)

7-2-Les vertus et les dons du Saint-Esprit

7-2-1-Les dons de crainte, de piété et de science

Ruysbroeck nous avait déjà expliqué à ses lecteurs, et notamment dans son livre Le Royaume des Amants de Dieu, comment, "sous l'action de la crainte de Dieu, l'homme pratique les vertus morales, s'en tenant aux exercices extérieurs, en toute obéissance et soumission à la sainte Église et aux commandements de Dieu... Il possède avec Dieu la ressemblance... puis, dépassant la ressemblance, il prend en Dieu son repos... S'il s'exerce bien selon ce don reçu de Dieu, il reçoit en outre de lui l'esprit de piété et de générosité, et il devient ainsi large de cœur, doux et miséricordieux. Dès lors croissent en lui la vie et la ressemblance divines...

Si l'homme pratique tout ceci...  il obtiendra alors le troisième don, qui est celui de science et de discrétion. Toutes ses œuvres deviennent plus savoureuses, car il est obéissant et soumis au Père, raisonnable et discret comme le Fils, généreux et miséricordieux comme le Saint-Esprit: et ainsi il porte une ressemblance avec la Sainte Trinité, et il se repose en Dieu par l'amour et la simplicité de son intention.

Cependant il demeure toujours de cette manière dans une vie active... il demeure toujours un homme extérieur, et dans ses bonnes œuvres faites avec intention simple il trouve le salut." (Chapitre 63)

      7-2-2-Le don de force

"Si donc l'homme veut approcher plus près de Dieu... il doit aller jusqu'à la cause des œuvres et des signes, jusqu'à la vérité signifiée... Il entre alors dans une vie intérieure. Dieu lui donne alors le quatrième don qui est l'esprit de force... Dès lors il goûte la saveur de toutes ses œuvres et de toute sa vie tant intérieure qu'extérieure; car il se tient devant le trône de la Sainte Trinité, et souvent il reçoit de Dieu consolation et douceur intérieures... Mais, dans sa sagesse, il veut dépasser tous dons et consolations, pour trouver celui qu'il aime..." (Chapitre 64)

      7-2-3-Le don de conseil

Maintenant...  "rien de créé ne peut dominer l'homme; lorsqu'il se tient ferme, adonné à la louange de Dieu, Dieu lui donne le cinquième don, c'est-à-dire le don de conseil. Par là le Père attire l'homme intérieurement et l'appelle au sein de sa propre unité. Et le Fils lui dit en esprit: 'Suis-moi vers mon Père'... Enfin il est pris dans la tempête d'amour, et le Saint-Esprit lui ouvre le cœur et l'embrase d'un brûlant amour. De là naît à l'intérieur une ardeur enflammée et impatiente; car à celui qui prête l'oreille à ce conseil, rien ne peut suffire que Dieu seul..."

À l'image du Christ à Gethsémani, seule la volonté de Dieu, le bien suprême, compte pour cet homme qui peut recevoir les autres dons du Saint-Esprit. Toutefois, Dieu ne manquera pas de l'éprouver par des grandes souffrances, afin de vérifier s'il est vraiment abandonné à sa sainte volonté. "La volonté de Dieu devient donc pour l'homme humble et aimant la joie suprême... Il ne souhaite et ne veut que ce qu'il plaît à Dieu de lui donner, la volonté de Dieu faisant toute sa joie; celui qui s'abandonne ainsi par amour est le plus libre qui puisse être... L'on est alors apte à recevoir dans l'esprit l'illumination divine." (Chapitre 65)

      7-2-4-Le don d'intelligence

Laissons encore Ruysbroeck s'exprimer: "Le sixième don est l'esprit d'intelligence. Nous avons comparé ce don à une source qui s'épanche en trois ruisseaux, car il établit notre esprit en unité, il révèle la vérité et il fait naître un amour large qui se donne à tous. Ce don ressemble encore au rayonnement du soleil, qui, par son éclat, remplit l'air d'une clarté simple...

Le premier rayonnement du don d'intelligence crée dans l'esprit la simplicité... car la grâce de Dieu, qui est le fondement de tous les dons, habite essentiellement notre intellect possible comme une lumière simple... L'esprit de l'homme s'enflamme du désir de jouir et il s'immerge en Dieu comme en son repos éternel; car la grâce divine est à Dieu ce que le rayon est au soleil: elle est l'intermédiaire et le chemin qui nous mènent à Dieu... Pour qu'il y ait ressemblance avec Dieu, il faut que la charité opère éternellement... Ainsi, nous conserverons éternellement la ressemblance dans la lumière de la grâce ou de la gloire, tant que nous garderons notre activité de charité et de vertus. Si l'homme veut goûter Dieu, il doit aimer; et s'il aime, il en goûtera la saveur." (Chapitre 66)

Le don d'intelligence a un second effet: "Quand la simplicité règne en nous-mêmes et que l'esprit d'intelligence illumine et baigne notre intellect possible, nous devenons capables de connaître les sublimes attributs de Dieu, source de toutes les œuvres qui émanent de lui... Le don d'intelligence nous apprend à contempler et à connaître notre propre noblesse, en même temps qu'il nous donne le discernement des vertus et des exercices divers, afin de nous faire vivre sans crainte d'erreur, en conformité avec la vérité éternelle... L'homme éclairé vit au ciel, et, reportant ses regards sur soi, sur tous les hommes et sur tous les êtres, et il voit comment Dieu, dans sa bonté toute gratuite, les a tous créés et enrichis de dons dans la nature, de mille manières, voulant encore, au-dessus de la nature, se donner lui-même à eux comme richesse, pourvu qu'ils le veuillent chercher et désirer... C'est le don d'intelligence qui nous fait voir l'unité que nous avons et possédons en Dieu, par le moyen de l'amour fruitif qui nous transporte, et la ressemblance que nous avons avec lui, par le moyen de la charité et des vertus..." (Chapitre 67)

Dès lors, affirme Ruysbroeck, "lorsque notre raison et notre intelligence deviennent si éclairées qu'elles acquièrent une connaissance distincte de la vérité divine, de son côté la volonté, qui est la puissance aimante, s'échauffe jusqu'à s'écouler abondamment et à répandre universellement sa fidélité et son amour. Le don d'intelligence, en effet, établit en nous un amour large et universel, comme fruit de la connaissance de la vérité que nous donne sa clarté... Ayant plus de ressemblance avec Dieu, nous sommes par là-même plus affranchis d'obstacles; car Dieu est simple en son essence, clarté en son intelligence et amour qui se donne largement à tous en ses œuvres..."

Cependant, nous devons nous prosterner en esprit et avec humilité respectueuse devant la grandeur du Père. Alors, l'Amour du Père fera naître notre louange. "Animés d'une grande pitié, nous représenterons à la sagesse divine l'aveuglement et l'ignorance où gisent les hommes... et nous implorerons la miséricorde divine pour les pécheurs, afin qu'ils se convertissent..."

Puis nous offrirons au Père céleste, et en son honneur, "les œuvres accomplies par le Christ en son humanité pour le service de tous..." Et nous reviendrons vers Dieu avec "des sentiments de reconnaissance et de louange... C'est la vie la plus riche que je connaisse: et ainsi possédons-nous le don d'intelligence ." (Chapitre 68)

      7-2-5-Le don de sagesse

Curieusement, "l'unité dont on jouit avec Dieu ressemble à une ténèbre qui défie toute détermination ou connaissance. Or notre esprit, par amour et intention simple, fait ce retour en offrant à Dieu d'une façon active toutes vertus, et en s'abandonnant soi-même à la jouissance de Dieu, au-dessus de toutes les vertus. C'est dans ce retour amoureux que prend naissance le septième don, l'esprit de sagesse savoureuse... Il consiste en une motion spirituelle ou touche divine qui se fait sentir dans l'unité de notre esprit...

Et tandis que Dieu exerce ce toucher, chacun peut goûter la saveur de ses pratiques et de sa vie, selon la puissance de la touche divine et la mesure de son amour... Dieu opère en nous cette motion spirituelle avant de répandre aucun don; et cependant ce n'est qu'en tout dernier lieu qu'elle est connue et savourée de nous. La touche divine elle-même, nous l'éprouvons en l'unité de nos puissances supérieures, au-dessus de la raison mais non sans que la raison intervienne... Et dès que nous voulons savoir ce que c'est et d'où cela vient, la raison ne peut que défaillir, ainsi que toute considération créée... Il faut ici que notre faculté d'action s'efface devant l'opération intime de Dieu, et c'est la source de tous les dons... Mais, nous sommes trop étroits et trop petits pour l'embrasser. C'est pourquoi il répand en nous ses dons à la mesure de notre capacité et selon la perfection de nos pratiques..." (Chapitre 69)

7-3-Le plus haut degré de la vie intime

      7-3-1-L'illumination

L'illumination divine est la cause de tous les dons et de toutes les vertus. "À cette lumière l'esprit s'immerge dans le repos de jouissance, et ce repos ne saurait être ni mesuré, ni sondé..." Or, l'abîme de Dieu appelle l'abîme, "c'est-à-dire tous ceux qui sont unis à l'Esprit de Dieu par amour; cet appel est comme l'inondation d'une clarté essentielle; et cette clarté essentielle, qui nous enveloppe d'un amour immense, nous fait nous perdre nous-mêmes et nous écouler dans la ténèbre inexplorée de la divinité. Et ainsi unis sans intermédiaire à l'Esprit divin, ne faisant qu'un avec lui, nous pouvons rencontrer Dieu avec l'aide de Dieu même, et posséder avec lui et en lui notre béatitude éternelle."

L'esprit est alors saisi de faim et de soif de Dieu. "De là naît une avidité de désirs insatiable, jointe à une perpétuelle impuissance... En effet, Dieu demeure éternellement insaisissable à l'activité de nos désirs, et c'est la cause pour nous d'une éternelle faim et d'un éternel retour affectif, en union avec tous les saints. Mais lorsque se fait la rencontre avec Dieu, la clarté et l'ardeur sont si grandes et si démesurées que tous les esprits doivent cesser d'agir... Il leur faut dès lors subir l'action intime de Dieu, comme de pures créatures... car l'esprit ayant épuisé toute action est devenu lui-même amour." (Chapitre 70)

      7-3-2-Commence s'exerce la vie intime?

La vie la plus intime s'exerce selon trois modes.

Premier mode: "Parfois l'homme intérieur rentre en soi-même d'une manière simple, au-dessus de toute activité et de toutes vertus, pour s'appliquer à un regard simple dans l'amour de jouissance. Et là il rencontre Dieu sans intermédiaire..." La lumière simple qui naît en lui est ténèbre et nudité. "Dans la nudité, toute considération et distinction des choses lui échappe... Dans le rien, il voit défaillir toutes ses œuvres... Mis en cet état d'union avec l'Esprit de Dieu, cet homme sent naître en lui un goût de fruition, et il est mis en possession de l'essence divine... Il est comblé de délices infinies et des trésors de la richesse divine..." Il est comme enveloppé de la plénitude d'un amour ressenti.  

"Tel est le premier mode qui est tout d'oisiveté, car il rend l'homme oisif vis-à-vis de toutes choses et l'élève au-dessus des œuvres et au-dessus de toutes vertus." (Chapitre 71)

Deuxième mode: "L'homme intérieur peut opérer encore son retour vers Dieu d'une façon affective et active, avec le dessein de lui rendre honneur et vénération, et de s'offrir et consumer lui-même, avec tout ce dont il est capable, par amour de Dieu. Ici la rencontre avec Dieu se fait par intermédiaire... qui est le don de sagesse savoureuse la base et l'origine de toutes les vertus... Ce don le touche et l'embrase d'amour d'une façon si intense qu'il s'ensuit une faim et une soif amoureuses si grandes, que cet homme s'abandonne... saisi par Dieu et touché d'amour...

Tel est le second mode des exercices les plus intimes il est affectif, et l'amour s'y maintient en ressemblance, et il désire et veut s'unir à Dieu... car nul ne peut parvenir au repos qui dépasse l'action, s'il n'a aimé auparavant d'un amour avide et actif... car sans les actes de l'amour nous ne pouvons ni mériter, ni obtenir Dieu... Ainsi, la vie la plus intime consiste en une faim que rien ne peut satisfaire, sinon Dieu seul." (Chapitre 72)

Troisième mode: "Des deux modes précédents naît le troisième, qu'on peut appeler une vie intérieure conforme à la justice... Dieu vient sans cesse en nous, par intermédiaire et sans intermédiaire, et il exige que nous jouissions et opérions sans cesse... il est tout en Dieu, où il trouve le repos de jouissance, et il est tout en lui-même, adonné à l'action amoureuse, et à toute heure Dieu l'invite et l'exhorte à reprendre l'un et l'autre, le repos et l'action... Par la simple illumination divine, en effet, et sous l'action de sa tendance fruitive et de son immersion d'amour, l'esprit est uni à Dieu et est transporté sans cesse dans le repos. D'autre part, sous l'influence du don d'intelligence et du don de sagesse savoureuse l'homme est touché et incité à l'action, il est éclairé à tout instant et enflammé d'amour... Aussi est-il saisi de faim et de soif. Il supporte grand labeur d'amour, parce qu'il entrevoit son repos. Pèlerin, il aperçoit sa patrie, et luttant d'amour pour la victoire, il voit briller la couronne. Cet homme doué de justice a établi en son esprit une vie véritable, adonnée au repos et à l'action, et cette vie durera éternellement... Il demeure en Dieu, et néanmoins il sort, se donne d'un commun amour à toutes les créatures et s'applique aux œuvres de vertu et de justice. C'est là le degré le plus haut de la vie intérieure...

Mais semblable à un miroir à deux faces qui reflète de part et d'autre des images, en sa partie supérieure il reçoit Dieu avec tous ses dons, tandis qu'en sa partie inférieure ses sens sont affectés d'images corporelles... Mais durant cette vie l'homme est mobile... C'est pourquoi il se détourne souvent et exerce sa sensibilité hors de ce qui est nécessaire et voulu par la raison éclairée, tombant ainsi en des fautes vénielles. Mais ces fautes, grâce au retour amoureux de l'homme juste vers Dieu, sont comme une goutte d'eau dans une fournaise ardente." (Chapitre 73)

8
Questions diverses

8-1-Blâmes contre certains ecclésiastiques (Livre 2-Chapitre 47)

À l'époque de Ruysbroeck, au 14ème siècle, certains ecclésiastiques ne vivaient pas toujours conformément à ce qu'ils enseignaient.  Aussi notre dévôt prieur s'insurge-t-il contre eux. Il écrit, entre autres: "Les ministres du Christ devraient se donner universellement à tous... Ils devraient mettre en commun au moins leurs prières..." et leurs biens, comme cela se faisait "dans les premiers temps du christianisme, quand les papes, les évêques et les prêtres étaient le bien de tous et convertissaient les peuples et fondaient solidement l'édifice de la sainte Église et de notre foi, le scellant de leur sang et de leur mort...

Mais c'est maintenant tout le contraire... Entièrement tournés vers le monde, ils ne s'intéressent plus à fond aux choses qu'ils ont en mains... Ils pensent souvent à manger et à boire, ou à se donner sans modération toute commodité, et Dieu veuille qu'ils soient purs de corps... Ils sont rapaces et avares, ne sachant se priver de rien!..."

8-2-Comment Dieu habite l'âme (Livre 2-Chapitre 50)

À l'époque où Ruysbroeck écrivait, nos connaissances astronomiques étaient relativement réduites. Aussi son intuition sur Dieu et la création du premier mouvement est-elle d'autant plus remarquable. Son vocabulaire nous paraît toutefois inadapté; nous le conserverons cependant afin de respecter sa pensée.

Ruysbrœck, pour expliquer l'âme, revient à l'instant de la création : "Dieu a créé le ciel supérieur, qui est une pure et simple clarté, enserrant et enveloppant tous les cieux ainsi que toute créature corporelle et matérielle. C'est l'habitation extérieure et le royaume de Dieu et de ses saints, où abondent la gloire et l'éternelle joie. Or, ce ciel étant une clarté simple, il ne s'y trouve ni temps, ni lieu, ni mouvement, ni jamais de changement... La sphère la plus proche du ciel empyrée s'appelle le premier mobile. Là commence tout mouvement... Et ce mouvement engendre la révolution du firmament et de toutes les planètes...

L'essence de l'âme est pour Dieu, d'une façon semblable, un royaume spirituel, rempli d'une clarté divine qui dépasse toutes nos puissances... Au-dessous de l'essence de l'âme où Dieu règne, se tient l'unité de notre esprit, semblable au premier mobile, puisque c'est en cette unité que l'esprit est mû d'en haut par la puissance divine, naturellement et surnaturellement...

Cette motion de Dieu, en tant que surnaturelle, est la cause première et principale de toutes les vertus... C'est ainsi que Dieu possède l'unité essentielle de notre esprit comme son royaume."

8-3-Les faux mystiques du temps de Ruysbroeck (Livre 2-Chapitre 74)

Les faux mystiques pullulaient au temps de Ruysbroeck. Ruysbroeck voulut mettre en garde ses contemporains contre tous ceux qui se prétendaient parfaits et risquaient ainsi de nuire beaucoup, non seulement à leur avancement spirituel, mais également à leur propre salut.  Nous rapportons ici les principales idées de Ruysbroeck.

      8-3-1-Le repos acquis dans une vaine oisiveté

Ruysbroeck consacre tout le chapitre 74 du Livre 2 à mettre ses lecteurs en garde contre les faux mystiques et ceux qui ne vivent pas conformément à ce qu'ils prêchent. Il écrit: "Il y a des hommes qui paraissent bons, et qui cependant mènent une vie toute contraire aux trois modes dont nous venons de parler, ainsi qu'à toutes les vertus. Que chacun donc s'examine et s'éprouve lui-même. Car quiconque n'est pas attiré ni éclairé de Dieu ne peut ressentir la touche d'amour, et il n'a ni application active et affective, ni simple inclination amoureuse vers le repos de jouissance. Aussi ne peut-il s'unir à Dieu...

Tous les hommes sont capables de découvrir et de posséder ce repos en eux-mêmes, par simple nature et en dehors de la grâce de Dieu... Mais ce n'est pas là que l'homme aimant peut se reposer; car la charité et la motion intime de la grâce de Dieu ne demeurent pas oisives; et c'est pourquoi l'homme intérieur ne peut durer longtemps en lui-même dans le repos naturel. Croyez que le repos pris de cette manière n'est point permis, car il cause en l'homme un aveuglement complet et une ignorance de tout savoir, en même temps qu'un affaissement sur soi-même qui exclut toute action. Ce n'est autre chose qu'une oisiveté stérile où tombe l'homme... Cela est très contraire au repos surnaturel que l'on possède en Dieu, et qui consiste à se fondre d'amour et à fixer d'une façon simple l'incompréhensible clarté. Ce repos en Dieu doit toujours être cherché d'une manière active...

Aussi sont-ils dans l'erreur, tous ces hommes qui, se recherchant eux-mêmes, s'ensevelissent dans le repos naturel et ne poursuivent point Dieu par l'affection... car ce qu'ils acquièrent ainsi n'est que le fruit dune oisiveté complète d'eux-mêmes, vers laquelle ils sont inclinés par nature et habitude prise... Dans un tel désœuvrement le repos est agréable et complet. En soi il ne constitue pas un péché, car il est par nature en tout homme qui parvient à s'établir en oisiveté. Mais lorsqu'on veut s'y adonner et le posséder en dehors de toute œuvre vertueuse, l'on tombe dans un orgueil spirituel et dans une complaisance de soi-même, qui peuvent à peine se guérir... Lorsque l'homme se repose ainsi en une fausse oisiveté... il se met en contradiction avec le premier mode d'union à Dieu et c'est là une source de toutes les erreurs spirituelles...

      8-3-2-Les faux mystiques

Ruysbroeck fustige l'oisiveté. L'oisif, en effet, fait toutes ses actions par intérêt personnel. "Il se maintient sans cesse dans son esprit propre, sans oubli de soi. Il en est qui mènent une vie rude et pratiquent de nombreuses pénitences, pour avoir la réputation et le renom de grande sainteté, et mériter aussi bonne récompense... D'autres ont de grands désirs, demandant et souhaitant beaucoup de choses extraordinaires de la part de Dieu. Et c'est souvent pour eux une cause d'erreur, car il arrive parfois qu'ils obtiennent par l'intermédiaire du démon les choses qu'ils désirent... Un appétit désordonné les attire tout entier vers une délectation intérieure et une satisfaction spirituelle purement naturelles. C'est là ce qu'on appelle luxure spirituelle... Remplis aussi d'orgueil spirituel et de volonté propre, ces hommes peuvent même tomber en la possession du démon."

Ruysbroeck précise ses affirmations difficiles: "Tous ces gens mènent une vie entièrement opposée à la charité et à ce retour amoureux, par lequel l'on s'offre soi-même avec tout ce que l'on peut donner, pour l'honneur et l'amour de Dieu, retour qui ne peut s'arrêter et se satisfaire qu'en un bien incompréhensible qui est Dieu seul. Car la charité est un lien d'amour qui nous entraîne vers Dieu et par lequel, nous abandonnant nous-mêmes, nous sommes unis à Dieu et Dieu à nous. L'amour naturel au contraire se replie sur soi et sur son bien propre, et il demeure toujours seul. Néanmoins il ressemble, pour les actes extérieurs, à la charité, comme deux cheveux sur une même tête, mais les intentions sont différentes... Lors donc que l'amour naturel l'emporte sur la charité, il donne naissance à quatre péchés, qui sont l'orgueil, la cupidité, la gourmandise et la luxure de l'esprit...

Ruysbroeck propose l'exemple de la Vierge Marie: "Marie, au contraire, fut un Paradis vivant. Elle trouva la grâce perdue par Adam et beaucoup plus encore, car elle est la mère de l'amour. En toute charité elle se tourna vers Dieu d'une façon active, et en toute humilité elle accueillit le Christ. Puis généreusement elle l'offrit au Père avec toutes ses souffrances, ne s'arrêtant jamais par gourmandise à goûter ni consolation ni don quelconque; et toute sa vie s'écoula en pureté..." (Livre 2-Chapitre 75)

      8-3-3-Les faux mystiques et les vertus

Contre ces faux mystiques, Ruysbroeck a des mots très durs. Selon lui, les hommes qui vivent ainsi, ne peuvent s'unir à Dieu, et leur vie, pleine d'erreurs spirituelles est contraire à toute justice: "Ils se croient libres et unis à Dieu sans intermédiaire, élevés au-dessus de toute pratique de la sainte Église, des commandements de Dieu, de la loi et de toutes les œuvres vertueuses, quelles qu'elles puissent être... Leur oisiveté s'étend donc à toute vertu, à tel point qu'ils ne veulent ni remercier ni louer Dieu... Ils se croient pauvres d'esprit, parce qu'ils sont sans volonté d'aucune sorte; ils s'estiment au-delà de tous les exercices et de toutes les vertus... Ils ne veulent obéir à personne, ni au pape, ni à l'évêque, ni au curé... car ils sont pleinement dégagés de tout ce qui est du domaine de la sainte Église...

Pour eux, ils se croient élevés au-dessus de tous les chœurs des saints et des anges La conséquence c'est qu'ils peuvent consentir à tout désir de la nature inférieure... Aussi n'ont-ils nulle estime pour les jeûnes, ni pour les fêtes, ni pour quelque précepte que ce soit, et ils ne les observent que pour l'estime des hommes: car en toutes choses ils mènent leur vie sans conscience. (Livre 2-Chapitre 76)

Ruysbroeck met fortement en garde contre toutes les erreurs liées à la fausse mystique et il insiste encore sur le fait que "l'Esprit de Dieu ne peut vouloir, ni conseiller, ni opérer en aucun homme des choses qui soient en contradiction avec l'enseignement du Christ ou de la Sainte Église."

Et pour mieux se résumer Ruysbroeck conclut: "Extrêmement subtils, ils, ces faux mystiques, sont capables de déguiser sous une apparence ou une excuse, ce qui chez eux est en contradiction avec Dieu. Mais ils sont en même temps si entêtés et si remplis d'esprit propre, qu'ils mourraient plutôt que de rien abandonner de ce qu'ils ont rêvé; car ils se tiennent eux-mêmes pour les plus saints et les plus hautement éclairés qu'il y ait au monde... Aussi faut-il les fuir comme des démons d'enfer... car ils vivent en opposition avec Dieu, avec la justice et avec tous les saints; ce sont tous des avant-coureurs de l'Antéchrist, préparant la voie à toute incrédulité."

Ruysbrœck va préciser davantage et présenter deux catégories de ces faux mystiques : "Ils prétendent, en effet, être libres, en dehors des commandements divins et des vertus, et se tenir dans une union oisive avec Dieu, sans amour ni charité. Ils veulent contempler Dieu, en excluant le regard amoureux, et être les plus saints des hommes, sans les œuvres de la sainteté. Ils disent trouver leur repos en celui qu'ils n'aiment pas, être élevés jusqu'à celui qu'ils ne veulent ni ne désirent, et de crainte de gêner Dieu en son opération, ils suppriment toute vertu et toute application. Tout en confessant que Dieu est créateur et maître de toutes ses œuvres, ils s'abstiennent de le louer ou de le remercier. S'ils le croient infiniment puissant et riche, ils pensent néanmoins qu'il ne peut rien leur donner ni leur prendre, tandis qu'eux-mêmes sont incapables de croître ni de mériter.

D'autres soutiennent au contraire avoir droit à une récompense plus grande que quiconque, parce que Dieu opère leurs œuvres, tandis qu'ils supportent son action d'une façon passive, étant eux-mêmes agis: et c'est là, selon leur dire, que se trouve le plus haut mérite. Erreur manifeste et impossibilité, car ce que Dieu opère en lui-même est éternel et immuable; il est le propre terme de son opération à l'exclusion de tout autre. Et en cette opération il n'y a pour aucune créature croissance ni mérite; Dieu y est seul... Mais, par la vertu de Dieu, les créatures ont elles-mêmes leurs œuvres propres dans la nature, dans la grâce et aussi dans la gloire; et lorsque ces œuvres prennent fin ici-bas dans la grâce, elles durent éternellement dans la gloire...

D'ailleurs si par impossible la créature spirituelle était, quant à son action, réduite à néant... elle ne serait ni plus sainte, ni plus heureuse qu'une pierre ou un morceau de bois; car sans opération propre, sans amour ni connaissance de Dieu, nous ne pouvons avoir de béatitude...

C'est donc une complète erreur que cette oisiveté, et ceux qui en parlent cherchent à donner un semblant de bien à ce qui n'est que malice et perversité, prétendant que cela est plus noble et plus élevé que toute vertu... En opposition avec Dieu et tous ses saints, ils ressemblent plutôt aux esprits damnés de l'enfer, qui sont sans amour ni connaissance... ainsi que de toute application amoureuse...

Ruysbroeck revient à l'exemple du Christ Fils de Dieu: "Le Christ Fils de Dieu, au contraire, qui dans son humanité est pour tous les bons un chef et une norme de vie, a toujours été, est et sera éternellement rempli d'amour, de désir, de reconnaissance et de louange pour son Père céleste, en union avec tous ses membres, c'est-à-dire avec tous les saints... L''âme du Christ et tous les saints jouissent de Dieu, au-delà de tout désir, là où il n'y a plus que l'un. C'est la béatitude éternelle de Dieu et de tous ses élus. Ainsi donc jouir et agir, telle est la béatitude du Christ et de tous les saints; et c'est aussi la vie de tous les justes, chacun selon la mesure de son amour." (Livre 2-Chapitres 76 et 77)


[1] Ruysbroeck désigne par: "unité de l'esprit" l'essence de l'âme, qu'il envisage tantôt comme principe d'être, et tantôt comme racine de l'activité.
[2] L'expression: seconde venue du Christ dans la vie intérieure, est ce que Ruysbroeck appelle la vraie vie spirituelle.
[3] Un amour qui peut enfin jouir pleinement de Dieu

VOIR : G - L'Ornement des Noces éternelles 4

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