Rose de Lima est une des
Saintes vers lesquelles on se sent attiré comme d'instinct et qu'on aime
tout de suite. Son nom d'abord, puis nous ne savons quel parfum poétique
répandu sur cette vie simple, humble, ignorée, contrastant d'une façon
si suave avec les scènes sanglantes qu'avait vues jusque-là le Nouveau
Monde; et aussi, avouons-le, une joie bien légitime, une fierté de
famille de voir l'Ordre de Saint-Dominique s'emparer d'une terre encore
jeune par une gloire si pure, — notre héroïne étant la première fleur de
sainteté éclose sur le sol américain, — tout cela marque l'illustre
vierge d'un caractère à part, et dès qu'on approche d'elle, on ne peut
se défendre d'un charme inconnu. Puisse cette biographie, rapide, abrégé
d'une grande et belle Vie, édifier, instruire et intéresser le lecteur!
* * * * *
I. — Dans la seconde
moitié du XVIe siècle, une famille d'origine espagnole se trouvait
fixée
à Lima. Le père, Gaspard Flores, ancien militaire, était né à Puerto-Rico : il appartenait par ses ancêtres à l'aristocratie de
Tolède, mais les bouleversements politiques avaient fait sombrer sa
fortune ; il vivait dans la médiocrité. Marie Oliva, son épouse,
originaire de Lima, avait eu déjà dix enfants, quand le 20 avril 1586,
elle mit au monde une fille, dont la naissance, à rencontre des
enfantements précédents, ne lui coûta presque aucune douleur. L'enfant
fut ondoyée immédiatement, et la cérémonie du baptême différée jusqu'à
la Pentecôte, fête désignée en espagnol sous le nom de « Pâque des Roses
».
Isabelle de Herrera, son
aïeule maternelle, la tint sur les fonts sacrés et lui imposa son nom.
Celui de Rose, qu'elle devait immortaliser, ne lui fut donné que plus
tard, à la suite du prodige que nous allons rapporter. Un jour que la
petite fille reposait dans son berceau, sa mère, en se penchant pour la
contempler, remarqua sur sa figure l'image d'une rose fraîchement
épanouie. Ravie d'un tel fait, Oliva prit l'enfant dans ses bras, la
couvrit de ses baisers et lui dit tout bas, ou plutôt se dit à elle-même
: « Désormais tu seras ma Rose, ma petite Rose, je ne t'appellerai plus
autrement. » Elle comptait sans la marraine. Celle-ci, en effet, d'un
caractère peu endurant, et très vexée sans doute de n'avoir pas été
témoin de la merveille, crut voir dans ce changement de nom un mépris
pour sa personne : de là des discussions interminables au logis,
discussions dont l'innocente fillette allait être bientôt la victime.
Quand elle eut un peu grandi, courait-elle à sa mère en répondant au nom
de Rose, l'aïeule saisissant la verge la frappait rudement : se
rendait-elle au contraire à l'invitation de la marraine qui l'appelait
Isabelle, la verge, changeant de mains, servait encore au même usage
dans celles de sa mère. Ainsi tiraillée, ne sachant comment faire pour
contenter son monde, la pauvre enfant porta patiemment le poids de ces
conflits domestiques jusqu'à ce qu'il plut au Seigneur de mettre un
terme à cette guerre cent fois renouvelée. A l'époque où la fille de
Marie Oliva reçut le sacrement de Confirmation, l'archevêque de Lima,
saint Turribius, poussé par une inspiration céleste, substitua de son
propre mouvement le nom de Rose à celui d'Isabelle. Devant l'autorité du
fait accompli, toute hésitation cessa, et l'aïeule elle-même n'osa plus
se plaindre. Plus tard cependant, la jeune fille eut un scrupule à cet
égard, sachant que ce nom ne lui avait pas été donné au baptême et
craignant de ne le devoir qu'à la vanité, par allusion à sa beauté
naissante. Sa conscience s'alarma; mais la Très Sainte Vierge vint la
rassurer. Elle lui apparut dans l'église des Frères-Prêcheurs, tenant
l'Enfant Jésus dans ses bras. « Mon divin Fils, lui dit-elle, approuve
le nom de Rose et désire que tu y ajoutes le mien : à l'avenir tu
t'appelleras Rose de Sainte-Marie. »
Quelques jours se
passèrent; puis un matin, après avoir communié, la jeune fille pria sa
mère de l'appeler désormais Rose de Saint-Marie. « Jésus et Marie le
veulent, ajouta-t-elle, et plus vous répéterez ces mots, plus vous
comblerez mon cœur de joie et l'embraserez de l'amour divin. » Les noms
célestes lui furent acquis pour toujours. Cette faveur, gage d'une
prédilection singulière, était aussi l'indice de l'appel d'en haut. Le
Ciel choisissait et marquait cette âme d'enfant pour de grandes choses :
voyons comment elle répondit à ses desseins.
Bien avant cette époque, et
dès le berceau, Rose montrait que son esprit et son cœur semblaient
uniquement occupés de Dieu. Sa mère était frappée de ce qu'elle
découvrait en elle d'admirable et de surnaturel : son entourage la
félicitait d'avoir une enfant dont tout l'extérieur portait déjà
l'empreinte des faveurs divines, et chacun pouvait se demander : « Que
sera-t-elle un jour? »
A certains récits que les
historiens nous ont conservés, on saisit sans peine les premières lueurs
de cette générosité qui sera le trait le plus expressif de sa mâle
vertu. Destinée à rester dans l'obscurité, Rose n'aura qu'un amour au
cœur, celui de Jésus crucifié ; mais elle donnera de cet amour un
héroïque témoignage par la souffrance acceptée ou recherchée avec un
courage, une ténacité, une persistance qui nous confondent.
Elle était d'habitude
souriante et gracieuse. Une fois cependant on la vit pleurer. Sa mère,
fière de sa beauté, l'avait portée dans une maison du voisinage pour la
montrer à une de ses amies. Mais l'enfant, âgée de quelques semaines, ne
cessa de jeter des cris, comme si un sentiment inné d'humilité et de
modestie se fût trouvé froissé de cette exhibition : dès son retour au
foyer domestique, elle redevint tranquille. N'était-ce pas un signe de
l'aversion profonde qu'elle aurait pour le monde? Dans une autre
circonstance, elle révéla une force d'âme bien supérieure à la nature.
Un jour, qu'elle refermait un grand coffre, le pouce de sa main droite
se trouva pris sous le couvercle, que Rose n'eut pas la force d'arrêter
à temps. Sa mère accourut : mais l'enfant, dissimulant sa douleur,
glissait sa main sous son tablier en disant : « Ce n'est rien. » On
s'aperçut bientôt qu'un dépôt de sang coagulé s'était formé sous
l'ongle. Le chirurgien consulté appliqua d'abord un onguent corrosif qui
dévora l'ongle en partie, puis il arracha avec des pinces ce qui en
restait. Rose tendait sa petite main, et pendant qu'on lui ouvrait le
doigt, s'efforçait de sourire et d'encourager sa mère qui tremblait pour
elle. Le chirurgien ne revenait pas de surprise, et longtemps après, il
avouait n'avoir jamais rencontré, dans sa longue carrière, d'héroïsme
comparable à celui de cette enfant de trois ans.
Soumise plus tard à de
nouvelles opérations non moins cruelles, Rose, loin de frémir, restait
sereine et joyeuse, comme si elle eût eu déjà l'intuition que la douleur
était sa voie et le moyen de prouver à Dieu son amour et sa soumission.
Un matin, tandis qu'elle
s'amusait au jardin avec son frère aîné, celui-ci, écartant le voile de
sa sœur, se mit à répandre de la terre dans ses cheveux. Rose qui
recherchait avidement la souffrance aimait aussi la propreté : elle ne
prit point cette souillure pour un badinage, et laissant là le jeu,
s'éloigna au plus vite. « D'où vient cette susceptibilité? dit alors le
petit espiègle; tu ne sais pas, ma sœur, que la chevelure des jeunes
personnes est souvent une occasion de péché : au lieu donc de te
complaire dans la tienne, tu ferais beaucoup mieux de la tenir pour ce
qu'elle vaut. » L'apostrophe n'était sur les lèvres du frère qu'une
nouvelle taquinerie : elle produisit un effet fort inattendu. Ce fut
pour Rose un trait de lumière : elle comprit et l'horreur du péché et le
prix inestimable de la vertu. Alors, sans hésiter, n'ayant alors que
cinq ans, l'imitatrice de sainte Catherine de Sienne coupe sa blonde
chevelure et fait le vœu de virginité perpétuelle.
Les onze Religieux, six de
l'Ordre de Saint-Dominique et cinq de la Compagnie de Jésus, qui
entendirent ses confessions, ont tous affirmé après sa mort qu'elle
n'avait jamais commis la moindre faute vénielle contre ce vœu.
II. — L'obéissance
fut la loi de la vie entière de notre angélique Sainte : à aucun prix
elle ne se serait permis de transgresser un ordre, d'enfreindre une
défense. Sa délicatesse à cet égard allait si loin qu'elle résolut, pour
se maintenir dans une complète dépendance, de ne rien prendre par
elle-même de ce qui était nécessaire à son travail journalier : elle
priait donc chaque matin sa mère de lui remettre tout ce dont elle avait
besoin. Ennuyée d'une importunité qui lui semblait peu sensée, sa mère
lui dit un jour sur un ton de colère : « Me prends-tu donc pour ta
servante ? Ne peux-tu pas me laisser tranquille, et pourvoir toi-même à
tes nécessités ?» — « Pardonnez-moi, ma mère, répondit doucement la
jeune fille; je voulais joindre au mérite de mon travail celui de
l'obéissance et vous payer ainsi le tribut de mon respect filial : je
tâcherai désormais d'apporter plus de discrétion dans mes demandes. »
Frappée de cette réponse,
Marie Oliva voulut mettre à l'épreuve cet esprit d'obéissance. Un jour
que l'enfant brodait des fleurs en soie sur une étoffe : « Tu t'y prends
mal, lui dit-elle : tiens ton ouvrage autrement et passe la soie de
telle façon. » Le conseil était contraire à toutes les règles de l'art.
N'importe, Rose ne répliqua rien et fit ce qu'on lui commandait,
quoiqu'elle sût gâter ainsi son travail. C'est ce qui arriva. Quelques
heures après, nouvelle inspection de l'ouvrage et grande explosion de
mécontentement. « Mais ces fleurs sont faites à l'envers ! mais ce sont
des monstres et non des fleurs !» — « Malgré mon peu de goût, reprit
l'enfant avec douceur, je trouvais comme vous, ma mère, ces fleurs fort
mal réussies; mais je ne pouvais faire autrement sans m'écarter de la
méthode que vous m'aviez donnée, et j'aime encore mieux obéir que suivre
mon propre jugement. » Qui n'admirerait l'héroïsme de cette simple
action ?
Rose s'était fait une loi
de ne jamais boire sans permission, et, dans son amour de la pénitence,
elle demandait cette permission tout au plus une fois en trois jours. Or
sa mère, n'ayant pas remarqué ces intervalles, répondait parfois
négativement: la jeune fille attendait patiemment que trois autres jours
se fussent écoulés, et loin de se plaindre de ces refus, elle avoua même
un jour qu'elle les trouvait trop rares.
Les parents de Rose,
avons-nous dit, n'étaient pas riches : il leur fallait travailler
beaucoup pour élever la nombreuse famille que le Ciel leur avait donnée.
L'aimable enfant le savait. Ardente et empressée, elle employait toute
son activité à adoucir les moments de gêne où le nécessaire allait
peut-être manquer. Elle était d'une adresse incomparable. Fait vraiment
inouï et humainement inexplicable, tout en consacrant douze heures par
jour à la prière, elle faisait encore plus de besogne en une journée que
quatre ouvrières réunies. La chose a été attestée par un grand nombre de
témoins. La famille de la Massa, chez qui demeura la Sainte, les trois
dernières années de sa vie, déposa que ses ouvrages étaient en outre
d'une incomparable beauté : ils se trouvaient aussi frais au moment où
elle les terminait que si les Anges seuls y eussent mis la main, et les
fleurs qui naissaient entre ses doigts rivalisaient avec celles des
parterres.
Cette assistance
miraculeuse ne s'étendait pas seulement aux travaux d'aiguille : elle
relevait encore les autres industries de l'admirable vierge. Rose
s'était réservé le soin du jardin de ses parents Elle y fit des semis,
des greffes, des boutures et obtint des plantes remarquables, qu'elle
vendait au marché de la ville. Mais voici la merveille. Les fleurs des
diverses saisons s'épanouissaient ensemble dans ce jardin béni, et
l'éclat de leurs couleurs, la suavité de leurs parfums dépassaient tout
ce qu'on avait jamais vu et senti. Comme on demandait un jour à l'habile
jardinière si la culture de ses plantes était de quelque utilité à sa
famille : « C'est un fort petit commerce à la vérité, répondit-elle en
souriant, mais la miséricorde de mon Fiancé céleste en augmente le
bénéfice. »
Elle était l'ange du foyer.
La maladie visitait-elle l'humble logis, Rose passait les jours et les
nuits au chevet des infirmes et ne le quittait plus à moins d'en être
arrachée par l'obligation de rendre quelque autre service. Elle faisait
les lits, préparait les remèdes, et se prêtait aux choses mêmes les plus
répugnantes. La mère comprit, sans doute, à la longue qu'elle possédait
un trésor : toutefois son caractère violent lui faisait vite oublier les
services rendus par sa plus jeune fille. Elle la trouvait exagérée dans
ses pratiques pieuses. Son silence, ses longues oraisons, son aversion
du monde l'exaspéraient à tel point qu'elle l'accablait d'injures, de
soufflets et de coups ; Dieu le permettant ainsi pour donner à cette âme
choisie un trait de ressemblance — et des plus saisissants — avec son
divin Fils.
Les frères de notre Sainte
voulaient, de leur côté, voir en elle un esprit dérangé ; ils lui
prédisaient qu'elle finirait ses jours dans les cachots de l'Inquisition
et la traitaient de fourbe et d'hypocrite. Douce et calme au milieu de
ces orages, l'humble vierge supportait tout en patience, et savait
allier la déférence la plus parfaite avec les pressantes réclamations de
la grâce céleste. Appelée par Dieu, elle n'était plus du monde et ne
devait plus vivre selon le monde. Aussi, quand l'obéissance la poussait
hors de la voie crucifiante, comme elle s'ingéniait pour y rentrer!
quelle sagacité surprenante pour trouver la pénitence dans ce qui
semblait propre à flatter la nature ! Un jour, sa mère lui fit prendre
pour coiffure une couronne de fleurs. Pour compenser l'éclat de cette
parure, la jeune fille glissa en dessous une longue aiguille dont elle
enfonça la pointe dans sa tête, en y plaçant les fleurs. Le port de
cette couronne devint ainsi un tourment. Un autre jour, on commit
l'imprudence de s'extasier devant la beauté de ses mains. C'en fut assez
pour que la généreuse enfant plongeât dans la chaux vive ces mains qui
furent affreusement brûlées. Pendant un mois, elle endura de grandes
douleurs sans regretter une seule fois de s'être condamnée à ce
supplice. La guérison recouvrée, Marie de Flores, pour rendre à la peau
sa beauté première, se mit un soir à frictionner les doigts de sa fille
avec une composition très estimée au Pérou, et les enferma dans des
gants jusqu'au lendemain. En vain Rose avait-elle instamment demandé
qu'on lui épargnât cette recherche. Elle dut se soumettre. Mais Dieu
prit lui-même en mains sa défense. Une fois couchée et la lumière
éteinte, la jeune fille venait, non sans peine, de céder au sommeil,
quand une vive douleur la réveilla. Ses mains brûlaient comme si elles
eussent été plongées dans le feu : des flammes s'en échappaient et
éclairaient toute la chambre. Dans son effroi et craignant un incendie,
Rose s'empressa de retirer ses gants et aussitôt le feu s'éteignit. Le
lendemain, les mains gardaient encore des traces de brûlures; mais il
fallut expliquer à la mère le prodige opéré.
Nous ne pouvons nous
arrêter longtemps sur les moyens employés par cette jeune fille de
quinze ans pour suivre l'attrait mystérieux qui l'emportait loin du
monde et des frivolités terrestres. Parfois, si un ordre formel
l'obligeait à paraître en société, elle se frottait le visage avec un
poivre très mordant qui la défigurait et lui causait de grandes
douleurs, ou encore elle se laissait tomber sur le pied une lourde
pierre, et se trouvait contrainte de rester à la maison. Par d'héroïques
stratagèmes, manifestement inspirés d'en haut, elle obtint enfin de se
tenir éloignée de toute réunion mondaine et de suivre son goût pour la
solitude et la retraite avec Dieu. Ses parents lui permirent de se
construire au fond de leur jardin un ermitage rustique, mesurant cinq
pieds de long sur quatre de large : une simple ouverture servait de
fenêtre; un siège, une table et une grande croix formaient tout le
mobilier. « C'est trop étroit, lui dit son confesseur, vous ne saunez
rester dans un pareil réduit. » — « Oh ! répondit Rose, c'est bien assez
grand pour Jésus et pour moi; tous les deux, nous y serons à l'aise. »
Cette humble cabane fut pendant plusieurs années le lieu de retraite où
elle venait s'entretenir avec son Bien-Aimé: chaque matin, dès l'aube,
elle s'enfuyait dans sa chère cellule, et là, seule avec son Dieu,
priait, travaillait, souffrait.
A Lima, comme dans tous les
pays chauds et humides, les moustiques sont nombreux. L'ermitage de
Rose, placé sous les arbres, en était infesté. Chose étrange, au lieu de
la troubler par leurs désagréables piqûres, ils vivaient avec elle en
bonne intelligence. Quand sa mère se hasardait dans la cellule, toute la
troupe semblait se donner le mot pour la dévorer. « Sous cette plaie d'Egypte
qui ne laissait aucun moment de repos, écrit l'un de ses biographes,
Rose, au grand étonnement de ses visiteurs, demeurait tranquille et
nullement tourmentée. »
III. — Depuis
longtemps déjà l'angélique enfant s'était éprise d'amour pour sainte
Catherine de Sienne : le récit de sa vie avait ému profondément son âme.
Elle brûlait de suivre de plus près l'héroïque vierge; aussi son rêve le
plus cher était-il d'être admise parmi les Sœurs du Tiers-Ordre de la
Pénitence. Mais nul chemin n'est sans épines : des difficultés surgirent
qui parurent un moment rendre impossible la réalisation de tels désirs.
Une tante de l'archevêque Turribius, fondatrice d'un couvent de
Clarisses à Lima, crut faire une bonne œuvre en proposant la fille des
Flores aux Religieuses nouvellement arrivées. Rose fut agréée sans même
avoir été avertie. Tout en exprimant sa reconnaissance, elle demanda à
réfléchir. La mère consultée refusa son consentement, et sa décision eût
fait loi si elle ne s'était, trouvée en opposition avec le jugement des
directeurs de Rose. Ceux-ci, pensant qu'une jeune fille d'une telle
piété serait mieux à sa place dans un couvent qu'au milieu du monde, lui
conseillèrent de sacrifier son attrait pour l'Ordre de Saint-Dominique,
et d'entrer résolument dans le monastère disposé à l'accueillir. Rose
crut voir dans cet avis la volonté de Dieu, et sans rien dire, quitta,
un dimanche matin, la maison paternelle, accompagnée d'un de ses frères
qu'elle avait mis dans le secret. Passant devant l'église de
Saint-Dominique, elle voulut s'y arrêter pour prendre la bénédiction de
Notre-Dame du Rosaire. A peine s'était-elle agenouillée, qu'elle se
sentit comme rivée au sol. En vain essaya-t-elle de faire un mouvement :
peine inutile. Son frère s'approche ; mais il eut beau déployer toute sa
force, il ne put parvenir à la soulever. Dans cette extrémité, la
candide enfant croit comprendre que Dieu n'approuve pas son projet.
Levant les yeux vers Marie : « O ma Mère, dit-elle, je vous promets, si
vous me délivrez, de retourner à la maison de mes parents et d'y rester
jusqu'à ce que vous m'ordonniez d'en sortir. » A ces mots, elle vit la
Madone lui sourire : en même temps la vie et le mouvement revenaient
dans ses membres. Elle put se lever et partir.
Assurée cette fois de la
volonté divine, Rose revint à son désir d'appartenir à l'Ordre de sa
protectrice, sainte Catherine de Sienne. Une circonstance singulière
l'affermit dans cette résolution. Un jour qu'avec quelques pieuses
jeunes filles, elle était occupée à orner une grande statue de la Sainte
que l'on devait porter en procession à travers les rues, elle vit,
pendant un temps assez long, un papillon noir et blanc voltiger autour
d'elle, passant et repassant comme avec insistance devant ses yeux. En
même temps une lumière intérieure lui fit comprendre que Dieu, par ce
signe, l'autorisait à prendre l’habit blanc et noir du Tiers-Ordre
dominicain. Sans plus tarder, elle demanda le consentement de sa
famille, qui ne le refusa pas, et, le jour de Saint-Laurent 1606, elle
reçut des mains de son confesseur, le Père Alphonse Vélasquez, le
vêtement tant désiré de la Pénitence de Saint-Dominique. Elle avait
vingt ans.
Or, à cette époque, le
receveur des domaines royaux, Gonzalve de la Massa, qui fréquentait la
famille de Rose, et tenait notre Sainte en grande estime, la pressait
d'entrer chez les Carmélites. La vie de Tertiaire dans le monde ne lui
semblait ni assez élevée, ni assez sûre pour Rose; lui-même s'offrait
pour constituer la dot et aplanir toutes les autres difficultés. Rose,
craignant de lui déplaire par un refus formel, demanda que l'on soumît
la proposition à l'examen de quatre théologiens de l'Ordre de
Saint-Dominique, promettant de suivre leur décision. 11 arriva que deux
des théologiens opinèrent pour le Carmel et deux pour le Tiers-Ordre :
et telle fut la ténacité des deux partis, qu'aucun ne voulut céder.
Faute de majorité, Rose déclara qu'elle restait dans la voie où elle
était entrée. Mais l'ennemi des âmes ne se tint pas pour battu. Ayant
échoué en se servant des autres, il essaya d'entrer directement en lice
pour lui enlever un habit gagné au prix de tant de luttes. Il lui
suggéra qu'elle était indigne de le porter.
« Blanche au dehors, lui
disait-il, noire au dedans, c'est pure hypocrisie. Tu veux passer pour
une Sainte, et c'est tout. » De fait, quand la jeune fille, vêtue des
livrées dominicaines, et marchant avec une modestie ravissante, passait
dans les rues, on se la montrait du doigt et plus d'un la comparait tout
haut à la vierge de Sienne. Profondément affectée de tels hommages, la
pauvre enfant n'osait plus sortir et ne savait à quoi se résoudre. Dans
son angoisse, elle eut recours à Notre-Dame du Saint Rosaire. A peine
fut-elle à genoux devant l'autel que toute inquiétude disparut, son
visage abattu reprit sa beauté sereine et une douce splendeur forma
autour de sa tête comme une auréole de gloire. Quelques tertiaires
présentes s'extasiaient devant ce spectacle. Rose les aperçut et toute
joyeuse leur dit : « Courage, mes Sœurs, louons Dieu dont la bonté nous
tient unies ensemble par un lien d'indestructible charité. » Satan était
vaincu. C'est à partir de ce moment que le confesseur de Rose la vit
plusieurs fois prendre et garder pendant quelques instants les traits de
sainte Catherine.
IV. — Fille de saint
Dominique, Rose de Sainte-Marie entendait justifier ce beau titre pour
réaliser, dans la mesure du possible, le type achevé que Dieu lui-même
lui mettait sous les yeux. C'est de ce côté qu'elle va diriger ses
efforts, et nous allons voir quelle base solide elle posa, par
l'humilité et la pénitence, à la vie de sublime contemplation où elle
fut élevée.
Notre Sainte ne se bornait
pas à recevoir avec patience et avec joie les injures et les railleries,
de quelque côté qu'elles vinssent : pensant toujours en avoir mérité
davantage, elle avait l'habitude, quand on l'accusait, d'amplifier
encore ce qu'on lui imputait, comme si, à l'entendre, elle eût été
coupable de grands crimes et digne d'être méprisée et maltraitée de
tous.
Rien ne lui était plus
insupportable que les louanges : elles étaient pour elle comme un trait
acéré qui semblait percer son cœur ; à ses gémissements et à ses larmes
on pouvait comprendre combien ces discours flatteurs lui étaient à
charge. Si une adversité, si un accident fâcheux tombait sur sa famille,
elle l'attribuait sérieusement à ses fautes, et comme elle se croyait
très sincèrement la créature la plus misérable qui fût au monde, elle
désirait vivement voir les autres partager sa conviction. Quand elle se
présentait au saint tribunal, c'était avec une abondance de larmes et
des soupirs qui l'auraient fait aisément passer pour une insigne
pécheresse. Toutefois cette contrition si extraordinaire était toujours
accompagnée et relevée par les ardeurs croissantes de la charité, et
c'est dans cet esprit qu'avant de commencer, elle disait à son
confesseur : « Dieu soit avec vous, mon Père. Que Jésus soit notre amour
! quand donc viendra le jour où nous l'aimerons parfaitement? Ah! qui ne
l'aime pas, ou il ne le connaît pas ou il est sans cœur. » Outre les
confessions sacramentelles, qu'elle renouvelait plusieurs fois la
semaine, elle en faisait une spirituelle chaque jour, aux pieds de son
Père saint Dominique : elle lui accusait en détail tout ce qui pouvait
être l'ombre d'une négligence ; puis elle demandait humblement au
Seigneur, par les mérites du saint Patriarche, le pardon et le remède.
Elle cachait avec soin ses
maladies, pour augmenter ses souffrances et aussi pour éviter d'attirer
l'attention. Mais, ce qu'elle cherchait à dérober avec plus de soin
encore, c'étaient ses progrès dans la vertu et les faveurs
extraordinaires qu'elle recevait de Dieu. Rose ne parlait jamais de ces
dernières que pressée par l'obéissance et avec une extrême réserve. «
Dès mon enfance, déclara-t-elle un jour, j'ai supplié Dieu de ne pas
permettre que les grâces opérées en moi par sa bonté fussent manifestées
au dehors, et, connaissant la sincérité de ma prière, il a daigné
m'exaucer. »
Si prodigieuse que nous
paraisse sa vie, il est clair d'après cette parole que bien des
merveilles nous en sont restées inconnues. Cependant Rose ne pouvait
soustraire aux regards des hommes beaucoup d'actes héroïques: ses jeûnes
et ses abstinences étaient forcément connus de ceux qui vivaient avec
elle.
Dès son plus bas âge, elle
s'imposait de nombreuses privations et s'interdit, entre autres choses,
l'usage des fruits. A six ans, elle commença à jeûner au pain et à l'eau
trois fois la semaine. Par une de ces pieuses adresses qu'on rencontre
chez les Saints, elle avait trouvé le moyen de mortifier son appétit à
la table commune, et cela, sous les yeux de sa mère, si prompte, pour la
moindre indisposition, à accuser les rigueurs excessives de sa fille.
Une servante Indienne, nommée Marianne, avait fini, à force d'amitié et
de caresses de la part de Rose, par devenir un instrument docile des
pénitences de sa jeune maîtresse. Rose obtint qu'à chaque repas, sous un
prétexte quelconque, Marianne lui servît un mets spécial, composé de
quelques herbes sauvages soigneusement dissimulées dans un semblant
d'apprêt. Quelquefois elle s'en allait dans les champs à la cueillette
de plantes ou racines nauséabondes, pour en fabriquer une sorte de
liqueur mélangée d'absinthe et de fiel dont elle arrosait ses aliments,
de sorte qu'on ne saurait vraiment dire si elle ne souffrait davantage
en mangeant qu'en s'abstenant de manger. Les jours de jeûne
ecclésiastique, elle se bornait à prendre, une seule fois, un peu de
pain et d'eau. On la vit, pendant des Carêmes entiers, se sustenter
seulement avec cinq pépins d'orange ou de citron chaque jour ; on la vit
rester sept semaines sans boire, malgré les chaleurs insupportables du
pays.
Rien de ce qui pouvait la
faire ressembler à Jésus souffrant ne lui paraissait au-dessus de ses
forces. Dès sa quatorzième année, elle sortait, la nuit, dans le jardin,
et, chargeant ses épaules meurtries par les disciplines d'une grande et
lourde croix, elle marchait à pas lents dans les allées, méditant sur le
trajet douloureux du Calvaire et se laissant parfois tomber à terre pour
mieux imiter le Sauveur. Elle accomplissait ce pèlerinage pieds nus et
par les plus rigoureuses températures.
Quoique son corps fût fort
affaibli par les jeûnes, Rose ne laissait pas de pratiquer d'autres
austérités presque incroyables. Elle se fit un cilice de crins, hérissé
de pointes d'aiguilles et descendant jusqu'au-dessous des genoux. Elle
le porta longtemps et ne le quitta que par obéissance. Mais aussitôt
elle le remplaça par un sac grossier, dont le poids accablant et les
aspérités ne lui permettaient de faire aucun mouvement sans ressentir
dans tous ses membres un douloureux martyre.
Elle s'était tressé une
discipline de cordes très rudes et armées de gros nœuds, et en faisait
usage tous les jours, quelquefois à plusieurs reprises. Elle se servait
aussi de chaînettes de fer, et avec tant de force que son sang
jaillissait contre les murailles.
Elle se ceignit les reins
d'une chaîne de fer à trois tours, la ferma d'un cadenas et en jeta la
clef dans un puits. Cette ceinture, pénétrant dans les chairs, produisit
à la longue des douleurs intolérables, auxquelles on ne pouvait apporter
de soulagement par suite de la précaution héroïque de faire disparaître
la clef du cadenas. La prière de la douce victime fit céder l'obstacle ;
un soir, la serrure s'ouvrit par miracle et la chaîne tomba à terre.
Rose se rappela qu'à
l'invitation du Sauveur, sainte Catherine de Sienne avait porté la
couronne d'épines : devenue sa sœur par le Tiers-Ordre, elle aspirait à
lui ressembler en ce point comme en tant d'autres. Après avoir essayé
d'une couronne tressée de cordes et d'épines, elle se procura une lame
d'argent qu'elle courba en cercle, munit d'un triple rang de clous très
aigus, et serra fortement autour de sa tête, la recouvrant de son voile.
De temps en temps, principalement le matin, en faisant sa toilette, elle
changeait la position de sa couronne, afin de multiplier les plaies.
Quand parfois quelque
mouvement tendait les muscles de la tête, sa souffrance était si vive
que son visage se contractait et qu'elle perdait l'usage de la parole.
Longtemps on ignora autour d'elle cette effroyable pénitence. Mais un
jour que le père de Rose, une verge à la main, poursuivait un de ses
fils pour le corriger, il heurta la jeune fille à l'endroit de la
couronne, et aussitôt trois jets de sang s'échappèrent de son front.
Rose se retira précipitamment dans sa chambre; sa mère l'y suivit, et
demeura interdite en apercevant le sanglant bandeau. Elle en parla au
confesseur de Rose, Juan de Villalobos, recteur du collège des Jésuites,
lequel se fit apporter la couronne, qu'il avait autorisée sans l'avoir
vue, et voulut dissuader sa pénitente de porter désormais le terrible
instrument. Mais celle-ci plaida si bien sa cause, que le Père se
contenta d'émousser avec une lime la pointe trop acérée des clous, et
laissa l'héroïque vierge suivre l'inspiration de l'Esprit Saint.
Ce n'est pas tout. Rose,
remarquant un jour que dans la répartition des pénitences ses pieds
étaient épargnés, imagina de les exposer nus à la bouche d'un four
embrasé, si bien que depuis la plante des pieds jusqu'au sommet de la
tête, il ne restait rien en elle qui n'eût sa part d'expiation.
Si la journée de Rose était
ainsi remplie de mortifications de tout genre, la nuit, elle aussi,
avait son tour. Après divers essais, Rose inventa un lit plutôt de
torture que de repos. Elle plaça, sur une longue planche, des morceaux
de bois non equarris, les lia avec des cordes et remplit les intervalles
de cailloux pointus, de débris de tuile et de vaisselle. Comme oreiller,
elle se servit successivement d'une bûche, d'une pierre rugueuse, d'un
sac garni de copeaux et de fragments de jonc ou d'osier qui lui
écorchaient le visage. Avant de se coucher, Rose remplissait sa bouche
d'un breuvage de fiel qu'elle tenait en réserve dans un flacon près de
son lit. Ce breuvage amer lui causait, surtout au réveil, une
inflammation du gosier accompagnée d'une soif inextinguible.
L'on aurait tort de croire
que l'habitude de la souffrance en ôtâî à notre Sainte ou en diminuât
même la sensation. Maintes fois la pauvre enfant ne pouvait approcher
sans frémir de sa terrible couche. Un soir, elle luttait plus
péniblement que de coutume contre la répugnance de la nature, quand
Jésus-Christ lui apparut sous une forme visible. « Souviens-toi, ma
fille, dit-il, que le lit de la croix sur lequel je m'endormis du
sommeil de la mort était plus dur, plus étroit, plus effrayant que le
tien ! » Consolée par ces paroles, Rose reprit courage, et pendant seize
années continua cette horrible macération.
Si pénible et si agité que
dût être le sommeil sur une pareille couche, encore voulait-elle vaincre
cet ennemi, le plus difficile à terrasser, de l'aveu de sainte Catherine
elle-même. Sur les vingt-quatre heures de la journée, Rose en donnait
douze à la prière, dix au travail des mains et réduisit à deux heures le
temps consacré au repos et aux autres nécessités de la vie. Mais quelle
violence il fallut faire à la nature pour obtenir un tel résultat!
L'héroïque jeune fille avait enfoncé un très gros clou dans le mur de sa
chambre, à six pieds environ de hauteur. Dès que le sommeil la
poursuivait, elle venait se pendre à ce clou par les cheveux qu'elle
avait gardés sur le devant de la tête, et lorsqu'elle sentait qu'ils
allaient céder, elle appuyait la pointe des pieds sur le plancher. Elle
passait ainsi des nuits entières, veillant et priant avec
Notre-Seigneur. En outre, elle fit faire une croix dans les bras de
laquelle étaient fixés deux clous, capables de supporter le poids de son
corps. Voulait-elle prier plus longuement la nuit? elle dressait cette
croix contre la muraille et s'y tenait suspendue pendant son oraison.
C'est à la suite de cette pénitence qu'elle n'eut plus de combats à
soutenir contre le sommeil. L'ennemi était vaincu par le même instrument
qui a vaincu le péché.
V. — Assurément une
vie de mortifications si extraordinaires ne saurait être proposée pour
modèle : les voies des élus ne sont pas les mêmes pour tous. Néanmoins,
ce spectacle, propre à épouvanter notre faiblesse, ne doit pas nous
décourager : tout en louant Dieu, toujours admirable dans ses Saints,
nous pouvons, sans viser si haut, suivre au moins la vierge de Lima dans
la pratique de vertus plus à notre portée, qu'elle savait faire éclore
sur chacune de ses douleurs.
Dans cette existence, semée
de merveilles sans nombre, il est un fait peut-être plus admirable,
c'est de voir la frêle adolescente, malgré ses maladies et ses
pénitences, toujours la première au travail, toujours douce et affable,
montrant une gaieté qui faisait le charme de ses parents et de ses amis.
Prétendra-t-on qu'il n'y a rien à glaner ici?
Mais là ne se termine point
le chapitre des souffrances de notre bienheureuse Sœur. Une âme
prédestinée comme la sienne pour être, au milieu du monde, une
représentation vivante de Jésus crucifié, devait connaître tous les
genres de peines, et spécialement les peines intérieures. « Parce que
vous étiez agréable à Dieu, disait l'archange Raphaël à Tobie, il a été
nécessaire que la tentation vous éprouvât. » II est pour les âmes
justes, en effet, des heures sombres, qui succèdent par intervalles aux
merveilleuses clartés de l'oraison, et aux jouissances sensibles de la
grâce. Rose connut cette épreuve et y montra un prodigieux courage. Un
changement subit s'opérait parfois dans son intérieur : elle se voyait
seule dans un désert, au milieu d'une nuit épaisse : tout sentiment des
choses de Dieu avait disparu. C'était comme une espèce de mort et de
déchirement, une sorte de réprobation, qui lui faisait crier comme Jésus
mourant : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonnée ? »
L'espace de quinze années,
il ne se passa pas un jour que la jeune vierge ne fût ainsi réduite à
une mystérieuse agonie, durant une heure et plus ; l'habitude, loin de
diminuer son tourment, ne servait qu'à en augmenter la rigueur. Les
consolations qui suivaient, « inondaient, il est vrai, son âme en
proportion de la grandeur de ses peines », mais le lendemain, à heure
fixe, le même supplice recommençait. Il fallait que le calice fût bien
amer pour que cette Sainte, si patiente et si mortifiée, priât Dieu de
le détourner de ses lèvres. Mais incontinent, elle ajoutait : « Que
votre volonté se fasse et non pas la mienne », et cette complète
soumission lui apportait un peu de soulagement.
Ce n'était là du reste
qu'un surcroît ajouté à ses peines ordinaires : la souffrance était
l'état normal de sa vie. Dans son amour généreux pour Jésus-Christ,
remarque un historien, elle eût rougi de se voir sans croix un seul
instant : le Bien-Aimé de son cœur ne le permit pas. Rose eut à souffrir
de tous les côtés à la fois : de la part de sa famille qui, croyant à un
état fiévreux, voulait l'obliger à force remèdes : de la part même de
directeurs inexpérimentés, trop prompts à rejeter sur la rêverie,
l'imagination, l'excès du jeûne ou de la fatigue, les phénomènes
extraordinaires dont elle était l'objet ; enfin les maladies ne la
quittèrent jamais complètement.
La conduite de Dieu sur
cette âme d'élite impressionna les plus fameux théologiens de
l'Université de Lima, et l'on jugea utile de soumettre la fille de saint
Dominique à de longs et minutieux interrogatoires. Elle répondit à tout
sans hésitation. Avant de lever la séance, les docteurs déclarèrent à
l'unanimité : « 1° que Rose était arrivée à l'oraison d'union par la
yoie la plus directe et sans avoir presque passé par la voie purgative,
le Seigneur ayant attiré son cœur à lui dès sa plus tendre enfance; 2°
qu'elle avait supporté avec un courage héroïque la plus accablante
épreuve qui se puisse imaginer, et qu'elle avait gardé dans cet état
d'abandon et de désolation une soumission parfaite à la volonté divine.
»
A dater de ce moment, elle
fut regardée par les hommes de piété qui eurent occasion de la connaître
comme une âme remplie de l'Esprit de Dieu, possédant le don de sagesse
et gouvernée par une science divinement infuse. Un jour qu'elle se
trouvait à l'église de Saint-Dominique, elle pria le Frère sacristain
d'appeler son confesseur. Le Frère se rend aussitôt vers le Père de
Lorenzana, religieux de grand savoir et de haute perfection, et lui dit
: « Mon Père, la petite Rose est là, qui vous attend. — Ah ! mon Frère,
répondit le saint homme, que dites-vous? cette Rose que vous appelez
petite, l'univers entier connaîtra un jour sa grandeur devant Dieu. »
VI. — On conçoit
facilement qu'une âme dévouée à Dieu avec tant de générosité, devait
recevoir dès ici-bas des récompenses hors de pair. Son Epoux céleste
l'honorait de communications et de visions merveilleuses : elle vivait
avec lui dans la plus étonnante et la plus divine familiarité.
Sous ce rapport, la vie de
sainte Rose contient des traits ravissants qu'il faut lire avec la
simplicité des enfants de Dieu. Malgré les longues heures qu'elle
passait en oraison, la pieuse vierge ne laissait pas d'employer un
certain temps à la lecture. Or, il arriva plusieurs fois que l'Enfant
Jésus vint se poser sur le livre entr'ouvert. Sa taille, d'une ténuité
extrême, ne dépassait guère la longueur de la main, mais ce corps et le
visage étaient d'une grâce incomparable. « Lis-moi, lui disait-il
intérieurement; lis-moi avec attention, car je suis le Verbe ou la
Parole éternelle, et si petit que tu me voies, je n'en renferme pas
moins les trésors de la sagesse et toute la science de Dieu. »
Quand Rose, occupée de son
travail manuel, faisait ses fleurs ou sa broderie, il s'asseyait sur son
métier, lui souriant doucement, tendant vers elle ses petits bras comme
pour l'inviter à le caresser. On suppose que ces faveurs durent lui être
accordées tous les jours, à partir d'une certaine époque, car elle se
plaignait amoureusement lorsque Jésus tardait à paraître. « Voici
l'heure, et le Bien-Aimé ne paraît pas, disait-elle. La douzième heure a
sonné et je suis encore privée de son aimable présence ! Venez,
Seigneur, vous le savez, votre petite Rose ne peut vivre sans vous! »
Une fois elle était
demeurée très tard à sa cellule du jardin paternel. Après une longue
oraison, elle fut prise d'un vertige : le malaise, loin de passer, ne
faisait que croître : Rose était comme anéantie et se sentait près de
mourir. Minuit venait de sonner; comment appeler au secours? Elle essaya
cependant de sortir et de se traîner vers la maison de ses parents, afin
de prendre quelques gouttes d'un élixir dont elle avait parfois
expérimenté la puissance. Une pensée subite traversa son esprit : «
C'est dimanche aujourd'hui et je dois communier : sacrifierai-je ce
bonheur pour un soulagement corporel? D'autre part, si je refuse à mon
corps le secours qu'il réclame, ma faiblesse ne me permettra pas d'aller
à l'église! » Dans cette perplexité, elle recourut à son divin Epoux.
Jésus apparut et lui dit : — « Applique tes lèvres à la plaie de mon
côté ; il a été ouvert pour le salut du genre humain ; mes fidèles y
trouveront toujours le réconfort dont ils ont besoin. » Et le Seigneur
la fit boire non de bouche, comme sainte Catherine de Sienne, mais de
cœur, à l'ouverture qui donne entrée à son adorable Cœur. — Une force
nouvelle se répandit immédiatement dans les membres de Rose, en même
temps qu'une joie surnaturelle inondait son âme.
La Sainte aimait beaucoup
les fleurs. Elle en avait partout, dans son jardin, autour de son
ermitage. Elle cultivait avec une sollicitude particulière un basilic
très beau, qu'elle se proposait de porter à l'église quand il serait en
pleine floraison. Peut-être s'y était-elle un peu trop attachée. Un
matin, sans que le fait pût s'expliquer naturellement, le basilic se
trouva déraciné et flétri. Rose se retirait tout attristée, lorsque
Jésus se présenta à elle. « Eh quoi! lui dit-il, vas-tu t'affliger pour
la perte de cette plante, quand je te reste, Moi qui suis la fleur des
champs et le lis delà vallée? Tu es ma fleur, mais je veux que dans ton
cœur il n'y ait place pour nul autre que pour Moi. »
Rose comprit la leçon, et
s'appliqua si bien au détachement total et absolu, que le Seigneur
pouvait dire, un peu plus tard, à une pieuse femme de Lima qui jouissait
aussi des familiarités divines : « Je porte ma Rose dans l'endroit le
plus intime de mon cœur, parce que le sien est tout à moi. » C'était
vrai à la lettre. Le regard du Maître s'arrêtait donc sur cette petite
fleur du parterre angélique, et bientôt un délicieux mystère d'amour
allait s'accomplir en elle.
Un dimanche des Rameaux,
après la bénédiction des palmes, les sacristains se répandirent dans
l'église pour les distribuer au peuple. Tous les assistants reçurent la
leur; mais soit inattention, soit oubli, seule parmi ses compagnes, Rose
n'eut point de part à la distribution commune. Ce fut avec grande
confusion qu'elle suivit la procession les mains vides. Quand la
cérémonie eut pris fin, elle accourut se réfugier dans la chapelle du
Rosaire, et là, sous le regard de sa bonne Mère, donna libre cours à ses
larmes. Puis, surmontant son chagrin : « A Dieu ne plaise, ô ma douce
Souveraine, dit-elle, que je regrette plus longtemps une palme qui m'eût
été donnée par une main mortelle ! N'êtes-vous pas le palmier magnifique
qui embellit le désert de Cadès? Vous me donnerez un de vos rameaux et
celui-là ne se flétrira pas. » Soudain la Reine du ciel abaisse un
regard joyeux sur l'Enfant Jésus qu'elle tenait dans ses bras et le
reporte ensuite sur Rose avec une ineffable tendresse. Le divin Enfant
la regarde à son tour et prononce distinctement ces mots : « Rose de mon
cœur, sois mon épouse. » Hors d'elle-même, Rose s'écrie : « Je suis
votre servante, Seigneur. Oui, si vous voulez ce que je n'oserais
ambitionner, je serai à vous et vous demeurerai éternellement fidèle ! »
— « Tu vois, ma fille, ajouta Marie, le rare honneur que Jésus a daigné
te faire en te prenant pour épouse : pouvait-il mieux te prouver la
grandeur de son amour? » L'extase de Rose se prolongea longtemps, et son
âme fut gratifiée d'une plénitude de dons célestes que la parole humaine
est impuissante à décrire. A peine rentrée dans son ermitage, Rose pria
l'un de ses frères de lui dessiner un anneau avec un emblème religieux,
sans rien lui dire de la merveille accomplie en sa faveur. Celui-ci
réfléchit quelques instants, et, saisissant un papier, y traça le dessin
d'un anneau, orné d'un brillant sur lequel il écrivit le nom de Jésus.
Rose lui demanda une petite inscription à l'intérieur du cercle : et
sous le coup de la même inspiration, le jeune homme prit .la plume et
traça ces mots en exergue : Rosa cordis mei, tu mibi sponsa esto
: « Rose de mon cœur, sois mon épouse. » La pieuse enfant ne fit rien
paraître de sa surprise; mais on devine sa joie et sa reconnaissance en
entendant répéter et confirmer par son frère, ignorant de ce qui s'était
passé, les paroles mêmes de son divin Époux. L'anneau fut fabriqué,
l'inscription gravée, et la sainte fille le porta au doigt jusqu'à sa
mort.
Dès lors, son amour ne fit
plus que s'élever; les élans de son âme, qu'elle ne pouvait plus
comprimer, se traduisaient par des paroles de feu ou par des invitations
aux êtres de la création à aimer leur auteur. « Eléments, disait-elle,
eaux et terres, anges et hommes, insectes et oiseaux, plantes fleuries,
grands arbres, venez à mon aide : aimons^Dieu, aimons Dieu! »
Parfois, saisissant une
harpe, bien qu'elle n'eût jamais appris à manier cet instrument, elle en
tirait de doux accords pour accompagner la plaintive mélodie qu'elle
adressait au Ciel. Et, à sa voix, les arbres, les plantes et les fleurs
s'agitaient en cadence, comme pour payer un tribut à la louange du
Créateur. Nous avons parlé plus haut des moustiques qui hantaient
l'ermitage de Rose. Le matin, notre Bienheureuse, ouvrant la porte et la
fenêtre de sa petite cellule, disait gracieusement à ces nombreux hôtes
: « Allons, mes petits amis, chantons ensemble les grandeurs du
Tout-Puissant. » Aussitôt, comme s'ils eussent été doués d'intelligence,
guêpes, abeilles, moucherons se divisaient en deux chœurs, les uns
volaient et accompagnaient le chant de Rose du bourdonnement de leurs
ailes, tandis que les autres demeuraient immobiles et silencieux : au
bout de quelques instants, le second chœur reprenait l'accompagnement et
le premier se reposait. Cela durait jusqu'à ce que la Sainte leur rendît
la liberté. « Allez maintenant, petites sœurs, disait-elle, allez
chercher votre nourriture, et ne manquez pas de revenir au coucher du
soleil, afin que nous reprenions notre cantique. »
Pendant le Carême de
l'année 1617, le dernier qu'elle passa sur terre, un petit oiseau vint
un soir, après le coucher du soleil, chanter auprès de sa fenêtre. La
Sainte l'écouta avec attendrissement et se prit à l'aimer. Le lendemain,
le petit oiseau revint encore et à la même heure. Rose le reconnut et
l'écouta avec encore plus de bonheur que la veille. Enfin, l'oiseau fut
très exact, et elle ne manqua plus, dés lors, de se placer près de la
fenêtre pour attendre son charmant visiteur. Rose composa même un
cantique pour l'inviter à chanter : l'oiseau la suivait fort
attentivement et reprenait ensuite de son mieux. Ce naïf entretien entre
les deux créatures du bon Dieu durait environ une heure, après quoi
l'oiseau s'envolait, et la Sainte un peu triste, disait alors pour se
consoler : « Mon petit chantre m'a abandonnée : béni soit Dieu qui est
toujours avec moi ! »
VII. — L'amour divin
croissait de jour en jour dans le cœur de Rose, et il plut au Seigneur
de rendre visible en diverses circonstances le feu qui la consumait. Une
personne qui, par extraordinaire, passa une fois la nuit dans la chambre
où couchait la servante de Dieu, vit des rayons lumineux se projeter au
milieu des ténèbres. Très étonnée de ce phénomène, elle voulut en
connaître la cause. Rose s'était levée sans bruit pour faire oraison, et
les rayons aperçus par sa compagne partaient de son visage.
Combien de fois encore le
prêtre qui lui donnait la communion aperçut sa tête entourée d'une
auréole brillante ! Le P. Louis de Bilbao attesta qu'en lui présentant
la sainte hostie, il avait peine à soutenir l'éclat de son visage qui
paraissait en feu.
Juan de Lorenzana remarqua
également qu'un changement merveilleux s'opérait sur ses traits quand
elle s'approchait de la sainte Table : « On eût dit, affirmait-il, la
tête radieuse d'un corps déjà glorifié. »
Tout cela se passait avant
la communion. Qu'était-ce quand la pieuse vierge possédait dans son cœur
Celui qui est venu apporter le feu sur la terre? Aucune expression ne
saurait rendre ces choses ineffables. « Quand je communie, dit-elle à un
de ses confesseurs, il me semble qu'un soleil descend dans ma poitrine.
Voyez ici-bas : le soleil ranime tout par sa chaleur et sa lumière ; il
colore les fleurs et fait mûrir les fruits ; ses rayons pénètrent dans
les eaux de la mer, ils font miroiter les pierres précieuses sur les
montagnes, il réjouit les petits oiseaux, éclaire et t vivifie
l'univers. Eh bien ! voilà ce que fait dans mon âme la chair de
Jésus-Christ. Elle relève tout ce qui était languissant; sa présence
réchauffe, éclaire, illumine. »
Le pain eucharistique la
fortifiait à tel point qu'elle ne prenait généralement aucune autre
nourriture de toute la journée. En vain la pressait-on de rompre son
jeûne : « La table du Seigneur m'a si bien nourrie, répondait-elle, que
je ne puis rien manger. » L'expérience le prouva, une seule bouchée de
pain ou quelques gouttes d'eau lui causaient alors d'affreux
étouffements. Voilà pourquoi, quand elle communiait chaque jour, pendant
l'octave de certaines fêtes, il lui arrivait parfois de passer la
semaine entière sans prendre aucun aliment.
Les jours où le
Saint-Sacrement était exposé, elle ne quittait pas l'église et demeurait
en adoration depuis le matin jusqu'au soir, agenouillée, immobile comme
une statue, sans détourner un instant les yeux de l'ostensoir.
Tel était son amour pour la
divine Eucharistie qu'elle aurait voulu verser son sang en témoignage de
la présence réelle. Souvent elle avait exprimé ce désir; on crut même
une fois qu'il allait se réaliser. Le 24 août 1615, une flotte
hollandaise parut sur les côtes du Pérou; elle s'approchait déjà du port
de Lima, et l'on s'attendait à voir la ville saccagée. Rose seule
demeura intrépide au milieu de la consternation générale, et, malgré la
faiblesse de son sexe, elle entra dans l'église, se plaça sur le
marchepied de l'autel, et animée d'un courage qui étonna les témoins de
cette scène, elle se mit en devoir de défendre le tabernacle au péril de
sa vie.
Alors, prenant des ciseaux,
elle coupa un peu le bas de sa robe blanche qui traînait jusqu'à terre,
replia ses manches et quitta ses souliers. « Je me prépare au combat,
répondit-elle à ceux qui lui demandaient la raison de sa manière de
faire : rien ne doit gêner mes mouvements. A mesure que les hérétiques
entreront, je veux monter sur l'autel, embrasser le tabernacle, le
couvrir de mon corps; et quand les bourreaux porteront la main sur moi,
je les prierai de ne pas me faire mourir d'un seul coup, mais de me
déchirer par morceaux, afin que le plus longtemps possible ils épargnent
le Saint des saints. » On en fut quitte pour une fausse alerte : un
messager vint annoncer que l'amiral hollandais venait d'être frappé
d'apoplexie, et la flotte, privée de chef, prenait le large.
Assurément Rose partagea la
joie de toute la ville, mais elle fit paraître aussi une douleur sincère
d'avoir manqué l'occasion du martyre.
Sans parler de l'assurance
certaine qu'elle ne perdrait jamais l'amour de Dieu, le divin Maître
inonda son épouse bien-aimée de tous les dons merveilleux qu'il
communique à ses plus chers amis : opérations surnaturelles, pénétration
des cœurs, visions prophétiques. Durant dix ans, Rose ne cessa de
prédire avec les plus minutieux détails la fondation d'un monastère de
Dominicaines à Lima. Cette ville n'était pas encore très étendue : elle
possédait déjà bon nombre de couvents et il n'était guère probable que
le gouvernement en autorisât un nouveau. L'eût-il permis, où trouver les
ressources nécessitées par une entreprise de cette nature ? N'importe,
Rose ne varia jamais dans son affirmation. « Quand vous y verriez plus
de difficultés encore, mon Père, disait-elle à son confesseur, quand
vous supposeriez l'opposition de l'Espagne et de l'Amérique entière,
soyez certain que la fondation se fera dans le lieu que je vous désigne
: le monastère sera florissant, peuplé de saintes âmes : vous le verrez
de vos yeux. »
Un jour qu'elle revenait
sur ce sujet, elle se mit à dire que si l'autorisation, que l'on
sollicitait alors, arrivait de son vivant, elle se chargerait seule,
s'il le fallait, des frais de construction. Sa mère, en l'entendant, n'y
tient plus. « Tu es folle, lui dit-elle ; où prendrais-tu cet argent ?
Tu ferais mieux de te taire que de nous conter pareilles inepties. »
Rose, pourtant si docile, ne se tut point. « Patience, bonne mère,
répliqua-t-elle, patience : le temps viendra où vous reconnaîtrez la
vérité de mes paroles, car vous serez la première à prendre le voile
dans cette maison ; vous y ferez profession et persévérerez dans l'état
religieux jusqu'à la mort. » C'était par trop fort vraiment, et la
colère de Marie de Flores ne connut plus de bornes. « Moi, religieuse!
moi, qui ne sais ni chanter, ni psalmodier; moi, qui ne puis tenir en
place, aller me renfermer dans une clôture ! Va chanter à d'autres tes
absurdités : les Grecs auront des calendes avant que je prenne le voile
dominicain. »
Le commencement de l'année
1629 ne vit pas les calendes grecques, mais il vit Marie de Flores,
veuve et sexagénaire, prendre le voile au nouveau monastère de
Sainte-Catherine. L'année suivante, elle y faisait profession, et elle y
mourut longtemps après en bonne et fervente Dominicaine.
VIII. — Rose, on l'a
vu, répondait par de saintes folies et des prodiges d'amour aux faveurs
qu'elle recevait d'en haut. Son esprit industrieux cherchait sans cesse
quelque nouveau moyen de témoigner son affection à son Bien-Aimé. Voici
une note que l'on trouva parmi ses papiers : «Jésus! — L'an 1616, avec
le secours de mon Sauveur et de sa sainte Mère, je prépare un trousseau
à mon très doux Jésus, qui doit bientôt naître pauvre, nu et tremblant
dans l'étable de Bethléem. J'emploierai à tisser sa petite chemise
cinquante litanies, neuf Rosaires et cinq jours de jeûne en mémoire de
son Incarnation. Je composerai ses langes de neuf stations au pied du
Saint-Sacrement, de neuf divisions du Psautier rosarien et de neuf jours
déjeune pour honorer les neuf mois qu'il passa dans le sein de sa mère.
Je formerai les bandelettes qui doivent l'entourer de cinq jours
d'abstinence, cinq Rosaires et cinq stations en l'honneur de sa
Nativité. Je lui ferai une couverture de cinq couronnes du Seigneur,
cinq jeûnes absolus et autant de stations en mémoire de sa circoncision.
Quant aux franges destinées à broder son vêtement et au toit qui
protégera sa crèche, je les composerai de trente-trois communions,
trente-trois assistances à la Messe, trente-trois heures d'oraison
mentale, trente-trois Pater, Ave, Credo avec autant de Gloria et de
Salve Regina, de trente-trois jours de jeûne et trois mille coups de
discipline, par vénération pour les trente-trois années qu'il passa sur
la terre. Enfin je déposerai pour aliments dans son berceau mes larmes,
mes soupirs, mes affections et surtout mon cœur et mon âme, afin de ne
plus rien posséder qui ne soit tout à lui. » L'Enfant Jésus montra dans
la suite comment il agréait de telles inventions de l'amour.
A cette piété si vive
envers Jésus, correspondait une tendre et filiale dévotion pour Marie,
dévotion qui valut à Rose des faveurs signalées de la Reine des d'eux. A
onze ans, la pieuse enfant avait obtenu d'être chargée d'entretenir la
chapelle du Rosaire. Elle venait si souvent prier dans cette chapelle,
elle mettait tant de soin à l'orner, qu'on l'accusait d'y avoir élu
domicile. De nombreuses grâces lui furent accordées, les unes connues de
Dieu seul, d'autres qui ne purent échapper aux regards des hommes.
Pendant les années qu'elle habita nuit et jour sa cellule rustique, les
visites de la Vierge Marie devinrent à peu près quotidiennes, et ses
attentions pour sa fidèle servante des plus délicates.
Depuis longtemps la pieuse
fille était affligée d'insomnie. Ses forces s'en allaient, sa vie même
semblait menacée. Son confesseur lui ordonna d'user des remèdes
prescrits par les médecins pour ramener le sommeil, et de se lever
ensuite à une certaine heure qu'il lui fixa. Rose, après avoir eu de la
peine à s'endormir, ne pouvait plus se réveiller et se désolait de
manquer ainsi d'obéissance. Elle confia sa peine à sa bonne Mère, qui
daigna apparaître à l'heure désirée auprès du lit de son enfant : «
Lève-toi, ma fille, lui disait-elle d'une voix douce, voici l'heure de
l'oraison. » Et Rose ouvrant les yeux s'éveillait dans le sourire de
l'auguste Vierge.
Une nuit, le sommeil avait
été plus long à venir. Rose était à peine endormie quand sonna l'heure
du lever. « Je me lève, ma bonne Mère, je me lève tout de suite »,
répondit-elle à l'appel de Marie. Mais la nature fut plus forte que la
volonté, et la pauvre enfant retomba endormie sur sa couche. La Sainte
Vierge se rapprocha et la touchant de la main : « Lève-toi., ma petite
fille, dit-elle, l'heure est déjà passée : c'est la seconde fois que je
t'appelle. » A ce nom gracieux de « ma petite fille », Rose ouvrit les
yeux ; mais déjà sa Mère du Ciel s'était retirée, et elle ne put, comme
les autres jours, contempler son radieux visage. Toute confuse, elle vit
là une punition de sa négligence, et pleura amèrement. Chaque fois que
la jeune Sainte avait quelque grâce à demander, pour elle ou pour les
autres, elle venait à la chapelle du Rosaire et priait en regardant le
visage de la statue, jusqu'à ce qu'elle y découvrît une expression
favorable. Elle se retirait ators pleine de confiance, et le
pressentiment qu'elle avait d'être exaucée ne la trompa jamais. Quelque
effort qu'elle fît en pareille circonstance pour cacher sa joie, la
sérénité de son visage la trahissait. « Aujourd'hui, lui disait-on, vous
avez été l'objet de nouvelles faveurs. » — « C'est vrai, répondit-elle,
ma bonne Mère du ciel comble sans cesse de bienfaits sa misérable
enfant. » Interrogée un jour sur le mode de ses communications avec la
Sainte Vierge, elle fit avec sa simplicité ordinaire l'aveu suivant :
«Je n'entends aucune parole ; mais accoutumée à étudier la physionomie
de ma bonne Mère, je lis dans ses yeux tout ce qu'elle veut me dire, et
je la comprends aussi bien que si elle s'exprimait verbalement. Le
visage de son Fils est pour moi un livre non moins intelligible. Je le
regarde en priant, et l'expression de ce visage me dit sur quoi je puis
compter. »
IX. — Intime avec
Jésus et Marie, la pieuse fille vivait aussi dans une douce familiarité
avec son Ange gardien. Tantôt il se montrait sous des traits aimables,
pour prier ou converser avec elle, tantôt il se chargeait de ses
messages et lui rendait d'utiles services.
Il arriva une fois que Rose
était renfermée dans son ermitage; sa mère, qui en avait la clef,
suivant la convention faite entre elles deux, oubliait d'aller chercher
sa fille, et il était minuit passé. Tout à coup Rose aperçoit par sa
petite lucarne une forme légère venir de son côté. Elle comprit que
c'était son bon Ange. La porte s'ouvrit, il fit signe à Rose de le
suivre. L'un et l'autre traversèrent le jardin, arrivèrent à la maison,
dont la porte s'ouvrit également, et l'aimable gardien de Rose ne la
quitta que lorsqu'elle eut gagné sa chambre.
Une autre fois, encore le
soir, Rose fut prise d'une défaillance soudaine, dans son ermitage. Elle
consulta son bon Ange, et la porte, fermée à clef, s'ouvrit à l'instant.
Rose arriva pâle, presque évanouie, à la maison paternelle. Sa mère
s'empresse, et ordonne à la servante d'aller vite acheter du chocolat,
aliment regardé alors au Pérou comme un tonique souverain. « Ma mère,
dit Rose, n'envoyez pas ; on va m'apporter ce remède de la maison de la
Massa. — Mais, ma fille, reprit Marie de Flores, comment veux-tu qu'on
devine que cela t'est nécessaire?» Elle parlait encore, quand quelqu'un
frappa à la porte. C'était un domestique du questeur royal, lequel
déposa sur la table une tasse pleine d'un chocolat tout préparé. « De la
part de ma maîtresse, dit-il, j'apporte ceci à dona Rosa ». Marie de
Flores ne revenait pas de surprise. « Cessez de vous étonner, ma mère,
dit Rose, c'est une attention de mon Ange gardien ; il se charge souvent
de mes commissions ».
Hélas ! s'il y a de bons
esprits, il s'en trouve aussi de mauvais, et notre vierge se vit
plusieurs fois aux prises avec ces derniers. Une nuit que retirée dans
sa cellule elle se livrait à la contemplation, un de ces monstres
infernaux entreprit de lui faire quitter son pieux exercice. Il prit la
forme d'un énorme chien noir, jetant des flammes par les yeux, et
ouvrant une gueule garnie de formidables dents. Le hideux animal
hurlait, dressait une queue aux poils hérissés, et rôdait autour de
Rose, en répandant une odeur de soufre insupportable. Voyant Rose
impassible, il se jeta sur elle, la roula par terre en la meurtrissant.
Rose s'écria alors : Domine, ne tradas bestiis animas confidentes
tibi ; « Seigneur, ne livrez pas aux bêtes les âmes qui se confient
en vous. » (Ps. 73.) A ces mots, le monstre disparut et Rose, tout
étonnée de se voir saine et sauve, reprit en paix son oraison.
Un autre jour, pendant
qu'elle faisait une lecture spirituelle dans Louis de Grenade, le démon
lui jeta une pierre par derrière. Le choc fut si violent que Rose tomba
par terre ; mais se relevant sans blessure, elle fit honte à son lâche
ennemi. Celui-ci, pour se venger, eut l'idée de s'en prendre au livre.
Il le lui arracha des mains, le mit en pièces et le jeta dans un fossé.
Un instant après, Rose ayant fait chercher le volume, il lui fut
rapporté intact et sans souillure.
Le nom de la Massa s'est
présenté plusieurs fois déjà dans notre récit. C'était une famille
espagnole, dont le chef, appelé Gonzalve, remplissait l'office de
questeur royal, ou receveur des domaines de la couronne au Pérou. Les
époux de la Massa, modèles de fidélité aux devoirs domestiques,
s'étaient attachés à la famille des Flores, et pensèrent faire un acte
charitable en prenant Rose à leur charge dans leur propre maison. Dieu
permit que la chose s'arrangeât ainsi, pour donner sans doute de
nouveaux témoins aux vertus héroïques de sa servante. Rose, en effet,
passa dans la maison du questeur les trois dernières années de sa vie.
Traitée comme une fille d'adoption, bien que les époux de la Massa
eussent plusieurs enfants, elle pouvait librement vaquer à ses
pratiques, travailler au profit de ses parents, et là encore elle
recevait de Dieu des grâces extraordinaires.
Un soir qu'elle priait avec
la famille devant une image de la Sainte Face, vénérée dans l'oratoire
privé du questeur Gonzalve, la figure du Christ laissa couler des
gouttes de sueur en abondance. Le miracle fut canoniquement attesté ; il
avait duré plusieurs heures consécutives.
Une autre fois, une
peinture, représentant la Sainte Vierge ayant sur ses genoux l'Enfant
Jésus endormi, prit, au regard de Rose, une expression délicieuse de
joie, pendant que la dame de la Massa racontait des miracles opérés par
la Madone d'Atocha, près de Madrid.
Rose avait obtenu de se
construire au grenier un petit réduit avec de vieilles planches. Elle
s'y retirait pour goûter une plus grande solitude ; plusieurs fois elle
y eut à subir de nouveau les assauts du démon, et elle en triompha par
sa confiance en Dieu.
Que dire de son zèle pour
le salut des âmes? « S'il m'était donné, disait-elle souvent, de faire
l'office de prédicateur, je parcourrais pieds nus, couverte d'un cilice,
et un crucifix à la main, tous les quartiers de la ville, en criant aux
pécheurs : « Ayez donc pitié de vos âmes! cessez d'offenser Dieu.
Rentrez au bercail, le bon Pasteur vous appelle; bientôt peut-être il ne
sera plus temps! » Et pour aider le ministère des hommes apostoliques,
elle redoublait parfois de prières et de mortifications, frappait à
coups de poing sur sa couronne d'épines ou se flagellait avec ses
chaînes de fer. Regrettant que son sexe ne lui permît pas de travailler
par elle-même à la conversion des peuples, elle forma un projet qui
contient en germe l'idée de nos Ecoles apostoliques. Elle voulait
adopter un enfant pauvre mais intelligent, pour être élevé par les
Religieux de l'Ordre avec les aumônes de quelques personnes pieuses.
Devenu prêtre, elle l'aurait prié, pour reconnaître ses bienfaits,
d'aller planter dans un pays encore sauvage la croix de Jésus-Christ, et
de lui donner une petite participation à ses mérites. La mort l'empêcha
de réaliser cette pensée.
X. — Le Seigneur
avait révélé à Rose, dés son enfance, qu'elle mourrait le jour de la
fête de saint Barthélémy, et plus tard il lui fit comprendre d'une
manière très précise que ce serait l'an 1617, un peu après minuit.
Vers la fin d'avril de
cette année-là, Rose crut bon d'en avertir la dame de la Massa. «
Sachez, ma mère, lui dit-elle, que dans quatre mois, je partagerai le
sort réservé à toute chair, et mon âme délivrée de ses liens s'envolera
vers son Bien-Aimé. Les douleurs de ma dernière maladie seront atroces,
et je viens réclamer deux services de votre amitié. Lorsque, dévorée par
une fièvre brûlante, j'implorerai un verre d'eau froide pour rafraîchir
ma gorge et mes entrailles desséchées, au nom de Jésus-Christ, ne me le
refusez pas. La seconde grâce que j'implore de vous, c'est qu'après ma
mort, vous et ma mère rendiez seules à mon corps les services
nécessaires. » Marie de la Massa, vivement émue, lui dit d'avoir
confiance dans le sentiment maternel qu'elle lui portait.
Une dernière fois, Rose
alla se prosterner devant sa chère statue de Notre-Dame du Rosaire, et
lui fit les plus touchants adieux. De là, elle se rendit au petit
ermitage du jardin paternel. Elle en baisa le sol et se mit à chanter
avec l'accent d'une indicible poésie et d'un rythme admirable la fin de
son exil et les joies de la patrie. Une vision mystérieuse, regardée par
ses historiens comme l'un des faits les plus extraordinaires de sa vie,
vint la préparer aux luttes suprêmes. Voici en quels termes la Sainte la
rapporta : « Un jour que mon âme jouissait du repos de la contemplation,
je me vis entourée d'une lumière éblouissante qui émanait de la
Divinité, présente en tous lieux. Au milieu de cette lumière, je
distinguai deux arcs superposés, aux couleurs éclatantes, et portant à
leur centre une croix arrosée de sang, avec l'inscription « Jesus
Nazarenus rex judaeorum », et on y voyait la place des clous qui
l'avaient percée. L'humanité du Verbe remplissait l'espace enfermé dans
cette double voûte et opérait en moi des effets délicieux. Je me croyais
délivrée des liens de ce monde et transportée au ciel. Auprès de
Jésus-Christ se trouvaient une balance et des poids. De nombreuses
phalanges d'esprits angéliques vinrent s'incliner devant sa Majesté;
beaucoup d'âmes arrivaient comme moi de la terre, s'inclinaient
également et se retiraient à l'écart. Quelques Anges s'approchèrent
alors, prirent la balance, placèrent des poids dans l'un des plateaux et
chargèrent l'autre d'afflictions et de tribulations jusqu'à ce qu'il y
en eût une mesure égale. Le Sauveur souleva la balance, comme pour
s'assurer que l'équilibre était bien établi ; puis il distribua les
afflictions aux âmes présentes et j'en reçus une des plus grosses parts.
Quand le plateau fut vide, il y mit grâces sur grâces jusqu'à ce qu'il y
en eût un poids égal à celui des afflictions, et il les distribua dans
la même proportion, me faisant par conséquent une part abondante.
J'entendis Jésus-Christ disant : « L'affliction est toujours la compagne
de la grâce; la grâce est proportionnée à la douleur. La mesure de mes
dons augmente avec la mesure des épreuves. La Croix est la véritable et
unique route « pour aller au ciel. »
Or, au cours de cette
vision, Rose connut que dans la longue agonie qu'elle devait subir,
chacun de ses membres aurait son supplice particulier, qu'elle
endurerait la soif du Sauveur mourant, que d'intolérables douleurs
pénétreraient ses os, et que ces tortures, sans intervalles de
soulagement, dépasseraient la proportion dans laquelle Dieu les contient
d'ordinaire, selon les lois de la nature. Soumise à tout, elle accepta
amoureusement le calice et s'abandonna d'avance aux dispositions de la
Providence.
Le 31 juillet, elle était
encore bien portante; mais le lendemain, vers minuit, une avalanche de
maux fondit sur elle tout d'un coup. On la trouva inanimée sur le
parquet de sa chambre, les membres crispés, respirant à peine.
On la déposa sur son lit.
Le confesseur, appelé en toute hâte, lui ordonna, en vertu de
l'obéissance, d'expliquer aux médecins ce qu'elle éprouvait. « II me
semble, dit-elle, que l'on promène sur moi un fer brûlant depuis le
sommet de la tête jusqu'aux pieds, et que l'on me passe une épée de feu
à travers le cœur. Je sens comme une boule de fer rouge qui roule à
travers mes tempes ; ma tête me produit l'effet d'être serrée dans un
casque de fer, et secouée comme par des coups de marteau qui la
frapperaient sans relâche. Cet incendie intérieur pénètre jusqu'à la
moelle de mes os, et j'éprouve dans toutes les articulations des
douleurs dont je ne saurais dire ni la violence ni la nature. Ma vie
s'éteint sous l'action de ces tortures, lesquelles mettront encore du
temps à la détruire. Que la volonté de Dieu s'accomplisse en moi sans
réserve ! »
Par une grâce spéciale,
bien que son corps fût frappé de paralysie, Rose conserva la parole et
l'usage de la raison. « Seigneur, murmurait-elle, ne m'épargnez pas,
comblez la mesure : ajoutez douleur sur douleur selon votre bon plaisir
! » Le 22 août, elle reçut le saint Viatique et l'Extrême-Onction avec
une joie qui frappa tous les assistants. Que pouvait-elle craindre !
Elle était assurée de son salut et savait même qu'elle irait droit au
ciel sans passer par le Purgatoire. Un dernier acte de piété filiale lui
restait à accomplir.
Sa mère se tenait près du
lit, les yeux noyés de larmes, et son père, malade et infirme, s'était
fait transporter pour lui adresser un dernier adieu. Rose les regarda
doucement et leur baisa les mains avec respect : « Je vais quitter, leur
dit-elle, cette vie que vous m'avez donnée ; je vous prie de me bénir. »
Et, songeant plus particulièrement à la douleur de sa mère, elle ajouta
d'une voix émue : « Seigneur, je la remets entre vos mains : ne
permettez pas que son cœur soit brisé par l'affliction. » Dieu l'exauça
d'une manière surnaturelle, car dès qu'elle eut rendu l'âme, sa mère se
sentit inondée de consolation et dut même se retirer pour cacher la joie
qui remplissait son cœur. Ce fut la dernière recommandation de Rose à
son céleste Epoux. L'heure de la délivrance approchait. Minée par le feu
d'une fièvre ardente, la Sainte tressaillait de bonheur, attendant le
signal du départ. Minuit vint à sonner. Rose prend en main le cierge
bénit, s'arme du signe de la croix, fait écarter son oreiller pour
mourir la tête appuyée sur le bois, comme son divin Sauveur, et les yeux
fixés au ciel, expire en disant : « Jésus ! Jésus! soyez avec moi! »
Elle avait trente-et-un ans et quatre mois.
Marie de la Massa et Marie
de Flores rendirent les derniers devoirs au corps de la défunte, et lui
mirent, suivant l'usage du Pérou pour les vierges, une couronne de
fleurs sur la tête.
Rose elle-même, peu après
sa mort, apparut dans des visions distinctes à trois personnes de Lima,
connues pour leur éminente vertu. Elles l'aperçurent vêtue de blanc, une
palme à la main, conduite par les Anges devant le trône de la Sainte
Vierge, et recevant de Marie la couronne de gloire. Sur la terre
également, le trépas de l'humble fille de saint Dominique fut moins un
deuil qu'une explosion d'allégresse divine. Le confesseur de Rose, Jean
de Lorenzana, en contemplant son visage, si beau dans la mort, s'écria :
« O Rose, bienheureux les auteurs de vos jours ! bienheureuse l'heure à
laquelle vous êtes venue en ce monde! bienheureux ceux qui vous ont
connue et qui ont occupé quelque place dans votre cœur ! Vous êtes morte
comme vous avez vécu, emportant au ciel votre robe baptismale dans toute
sa pureté ; suivez, suivez maintenant l'Agneau partout où il va! »
Toute la journée, il se fit
auprès de la dépouille mortelle, un concours de peuple prodigieux, et le
soir, quand on transporta dans l'église de nos Pères les précieux
restes, ce fut l'occasion d'un triomphe comme le Nouveau Monde n'en
avait jamais vu.
Le clergé séculier, les
communautés et les confréries, les membres même du Chapitre
métropolitain, qui ne prenaient part d'ordinaire qu'aux funérailles des
archevêques, allèrent pour la levée du corps. Le Conseil royal, la
noblesse, la Cour de justice et les autorités militaires se rendirent
également à la maison mortuaire.
Le cortège s'avança
lentement, au milieu des acclamations d'une foule enthousiaste ;
l'archevêque reçut le corps à la porte de l'église, et l'on déposa le
cercueil, découvert, sur une estrade dans la chapelle du Rosaire. Tout à
coup, la foule s'écrie : « Miracle ! miracle ! » On venait de voir la
statue de Notre-Dame du Rosaire saluer d'un gracieux sourire sa fille
bien-aimée.
Le lendemain, on célébra la
cérémonie funèbre, vingt fois interrompue par des cris de reconnaissance
ou des supplications. Il fallut, pour satisfaire le peuple, remettre à
plus tard l'inhumation. Des milliers de personnes, venues de cinq à six
lieues à la ronde, voulaient contempler le saint cadavre ; on en
approchait des malades, des infirmes, des petits enfants ; beaucoup
furent guéris par un simple attouchement. Malgré les soins des Religieux
et les efforts des soldats du vice-roi, pour protéger la vénérable
dépouille, on arrachait par lambeaux le voile et la tunique de Rose ; et
il fallut renouveler ses vêtements jusqu'à six fois. Ce ne fut qu'en
trompant la foule que l'on parvint, le troisième jour, a opérer la
sépulture, sous le cloître du couvent.
Dix-huit mois après, par
ordre de l'archevêque Turribius, le corps de Rose fut rapporté
solennellement à l'église de Saint-Dominique et déposé à côté du
maître-autel ; plus tard on le transporta, dans la chapelle de
Sainte-Catherine de Sienne, de la même église. Des miracles marquèrent
ces translations et honorèrent le sépulcre de l'humble vierge.
L'an 1668, Clément IX
béatifia la servante de Dieu, et Clément X la canonisa trois ans après.
Le nom de Rose fut inscrit au Martyrologe romain et sa fête fixée, pour
l'Eglise universelle, au 30 août. En même temps, le Souverain Pontife
déclara Patronne du Pérou et de toute l'Amérique cette première fleur de
sainteté produite par le Nouveau Monde.
O Rose, notre sœur, qu'à
votre considération Dieu nous bénisse, et que notre âme ait la vie,
grâce à vous. (Liturgie dominicaine).
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