CHAPITRE 44.

DERNIÈRE MALADIE DU PÈRE PAUL. SA MORT PAISIBLE. SA SÉPULTURE.

La mort est pour les justes un repos après leurs fatigues, un port après la navigation périlleuse de cette vie, le passage d'un malheureux exil à la patrie bienheureuse. Si leur corps n'est pas exempt de ressentir le poids des infirmités et des souffrances qui la précèdent et l'accompagnent, leur âme continue à jouir de la paix et de la tranquillité. Appuyés sur leur ferme confiance en Dieu, ils soupirent après le moment de sortir de leur prison, pour aller s'unir à jamais au souverain Bien.

Tel fut le sort heureux de cet homme de Dieu dont nous avons raconté en partie la vie et dont nous allons rapporter la dernière maladie et la mort.

Pendant qu'on examinait les règles, comme nous l'avons dit plus haut, il éprouva une recrudescence de cette diarrhée dont il souffrait habituellement, avec un manque d'appétit et un dégoût de toute nourriture. Chaque jour diminuait ainsi le peu de force qui lui restait. Enfin le mal devint si sérieux que le bon père fut contraint de céder et de se mettre au lit pour ne plus se relever. Le jour des saints Jean et Paul de cette année 1775, il eut plusieurs faiblesses, et éprouva une grande et pénible oppression d'estomac avec des vomissements violents. Ce mal, qui provenait de ses souffrances, de ses longs jeûnes et de ses autres austérités, ne le quitta plus et augmenta de jour en jour jusqu'à sa mort. A partir de ce moment, il fut hors d'état de manger, et cette situation pénible dura quatre mois entiers. Pour le soutenir, on commença par substituer un peu de bouillon aux autres aliments; mais le pauvre vieillard fut incapable de le digérer, tant il avait l'estomac affaibli. Il disait par fois avec simplicité : «Il me semble avoir des pierres sur l'estomac». Les médecins furent donc obligés de suspendre l'usage même du bouillon; ils essayèrent de lui faire prendre un jaune d'oeuf, mais cet aliment lui causa grande douleur et il ne put le digérer. Enfin on tenta de lui donner un peu d'eau panée, et ce fut toute sa nourriture pendant presque un mois; il en prenait toutes les vingt-quatre heures en fort petite quantité, n'en pouvant supporter davantage. C'était un beau spectacle de voir le serviteur de Dieu, accablé de tant de souffrances, conserver toute la sérénité de son esprit et la tranquillité de son coeur, sans que sa paix fût troublée par des souffrances continuelles, ni que son courage fût abattu par la vue de la mort. On le voyait avec un visage ouvert, comme un homme recueilli, et parfaitement résigné à la volonté divine, sans qu'il donnât jamais le moindre signe d'impatience, sans qu'il témoignât aucun désir de guérir.

Épuisé comme il était et presque moribond, il ne laissait pas de veiller avec beaucoup d'attention et de zèle au bon gouvernement de la congrégation. Il donnait les plus sages avis pour la conduite de la maison de Rome et des autres qui étaient au dehors; il faisait écrire des lettres pleines de zèle, de prudence, de sagesse. Tous ses entretiens étaient édifiants ; on voyait que si le corps était malade, le cœur conservait toute sa vigueur et son union avec Dieu. II se plaisait à rester seul, autant que possible, afin de passer non seulement les nuits, mais les journées entières, dans la prière et dans des entretiens continuels et intimes avec la divine Majesté. Il faisait de temps en temps fermer porte et fenêtre pour jouir avec plus de liberté du repos qu'il trouvait en Dieu, et il gardait un profond silence avec les créatures, afin de mieux entendre la voix intérieure de son Dieu.

Toujours il avait, eu une grande dévotion envers la très sainte Vierge, et il la conserva très fidèlement jusque dans ses derniers moments. Sa piété parut même d'autant plus vive et plus fervente qu'il lui en coûtait davantage d'observer, dans sa situation, les pratiques qu'il s'était imposées et qu'il voulait absolument remplir. Toute sa vie, il avait récité chaque jour au moins la troisième partie du rosaire ; dans les derniers temps, il le récita chaque jour tout entier. Cependant le compagnon qui l'assistait, le voyant si faible qu'il pouvait à peine articuler une parole, lui dit par compassion : « Mais votre révérence n'en peut plus. Ne voyez-vous pas que le souffle vous manque? Ne vous fatiguez donc pas à dire le rosaire». Le serviteur de Dieu lui répondit : «Je veux le dire aussi longtemps que je suis en vie; si je ne puis le dire de bouche,  je le dirai de cœur ». Il avait la coutume chaque année dans la nuit du 15 août, de passer une heure en prière particulière, comme font certains confrères du rosaire qui prennent dans le cours de l'année, l'un une heure et l'autre une autre. Quoique si malade, il ne voulut pas manquer d'offrir ce tribut d'hommages à la très sainte Vierge.

Comme il était hors d'état de se lever pour célébrer la sainte messe, privé de cette grande consolation, il voulut du moins l'entendre. Il la faisait célébrer chaque matin dans l'oratoire voisin de sa chambre, choisissant pour cela un prêtre qui eût la voix claire et nette. Pendant quelque temps il reçut chaque jour la communion de la main du célébrant, et afin de n'être point privé d'un si grand bonheur, il restait à jeun depuis minuit jusqu'au moment de la communion. Quelque besoin qu'il eût de boire, non seulement il s'en abstenait avant la communion, mais encore longtemps après, employant ce temps à remercier le Seigneur et à s'unir intimement à lui. Après son action de grâces, il prenait une gorgée de bouillon ou d'eau. Le Saint-Père, ayant appris à quel point le pauvre vieillard était incommodé du jeûne, eut l'extrême bonté de lui faire dire qu'il lui accordait la permission de communier tous les quatre jours par dévotion, sans être à jeun. Le serviteur de Dieu profita de cette dispense et de cette faveur singulière pendant le reste du temps qu'il vécut encore.

Le mal augmentant toujours, le médecin jugea qu'il était temps de lui donner le Viatique. Alors le bon père, tout joyeux de la bonne nouvelle de sa mort prochaine, témoigna le désir de communier en présence de toute la communauté, pour lui exprimer ses derniers sentiments, demander pardon de ses mauvais exemples, et faire sa profession de foi comme supérieur de la congrégation. Il ajouta qu'il convenait d'aller prendre le Saint-Sacrement à l'Église. En conséquence, le 30 du mois d'août, son premier consulteur général lui porta le saint Viatique. Les religieux accompagnaient le Saint-Sacrement en chantant et tenant des flambeaux, selon le rite de la sainte Église. Dès que le père Paul vit entrer son aimable Rédempteur dans sa chambre, incapable de se mouvoir sur son lit, il tendit les bras avec beaucoup de vivacité et de ferveur pour marquer sa piété et son amour, et il s'écria du fond du cœur : «Ah! Mon bon Jésus! Je proteste que je veux vivre et mourir dans la communion de ta sainte Église! Je déteste et  j'ai en abomination toutes les erreurs». Ensuite, il récita à haute voix le symbole des apôtres, accompagnant chaque parole d'un profond sentiment; puis, sur les instances qu'on lui fit, en sa qualité de supérieur et de père de la congrégation, il donna en présence du Saint-Sacrement ses derniers et principaux avis, qui furent fidèlement recueillis au moment même par deux religieux qui se tenaient dans l'oratoire voisin, loin des yeux du malade.

Testament spirituel.

« Avant toute autre chose, dit le vénérable père, je vous recommande instamment la charité fraternelle : aimez-vous les uns les autres d'une charité sincère. Tel est l'avis que Jésus-Christ laissa à ses disciples : « In hoc cognoscent omnes, quia discipuli mei estis, si dilectionem habueritis ad invicem ». Je rappelle aux pères, surtout au premier consulteur, qu'ils aient soin de conserver dans la congrégation l'esprit d'oraison, l'esprit de retraite, l'esprit de pauvreté. Si cet esprit se conserve, la congrégation brillera comme un soleil en présence de Dieu et devant les nations, et pour toute l'éternité ».

Se tournant ensuite avec affection, vers son doux Sauveur : « Venez, lui dit-il, Seigneur Jésus ». En même temps il ouvrait les bras comme pour l'embrasser tendrement, et les yeux baignés de larmes, il se frappait la poitrine en signe de repentir, répétant : « Domine, non sum dignus ». A ces paroles, se rappelant plus vivement ses fautes que son humilité lui représentait comme de graves manquements, de mauvais exemples, des scandales, il protesta qu'il demandait pardon, face contre terre, et avec des gémissements de cœur, à tous les religieux présents et absents, de tous les manquements qu'il avait commis dans sa charge de supérieur, charge qu'il avait exercée pour obéir à Dieu, pendant un si grand nombre d'années. Tout pénétré du sentiment de ses misères, il ajouta :

« Ah! Malheureux que je suis! Voici que je vais vous quitter pour entrer dans l'éternité. Je ne vous laisse, hélas! Que mes mauvais exemples! Je dois cependant confesser que je n'ai jamais eu cette intention, mais que toujours j'ai eu à cœur votre sanctification et votre perfection. Je vous demande donc de nouveau pardon, et je vous recommande ma pauvre âme, afin que le Seigneur la reçoive dans le sein de sa miséricorde, comme je l'espère par les mérites de sa passion et de sa mort. Oui, mon bon Jésus! J'espère, tout pécheur que je suis, d'aller bientôt vous posséder en paradis, et de vous donner à l'instant de ma mort un saint baiser pour être toujours uni à vous dans les siècles des siècles et chanter éternellement vos miséricordes. Je vous recommande maintenant pour toujours la pauvre congrégation, qui est le fruit de votre croix, de votre passion et de votre mort. Voilà donc, mes chers frères, les avis que je vous laisse avec toute l'affection de mon pauvre cœur. Je vous quitte; et je vous attendrai dans le saint paradis ».

Le déclin.

Après avoir ainsi préparé son cœur par l'humilité, par la foi, par une tendre confiance et une ardente charité, il reçut la sainte communion. Après avoir communié, il pria les pères de faire traduire les règles du latin en italien en faveur des pauvres frères laïques; puis il bénit avec la plus grande affection tous les religieux présents et absents. Il garda un moment le silence, et il ajouta que les supérieurs prissent bien garde de fonder toujours les retraites dans la solitude, selon que la règle le prescrit, et il les pria de ne s'écarter de cette détermination pour aucune considération humaine. Après cette communion, le serviteur de Dieu demeura tranquille et joyeux, en attendant que le Seigneur l'appelât à lui. Alors plus que jamais on vit resplendir en lui les grandes vertus dont il avait enrichi son âme : l'humilité, la patience, l'amour de Dieu, une force et une constance à toute épreuve. L'esprit toujours présent, il donnait des avis selon que Dieu lui inspirait, tantôt pour le bien commun, tantôt pour celui des individus. Il ne manqua pas de se souvenir aussi de ses bienfaiteurs, et particulièrement des plus distingués de Rome, pour qui il conserva toujours les sentiments de la plus vive et sincère reconnaissance. Il promit de prier Dieu pour eux tous. Il gardait surtout le souvenir des grâces précieuses qu'il avait reçues du Souverain Pontife. Tout pénétré de reconnaissance envers sa personne sacrée, il recommanda d'une manière pressante qu'on n'omit jamais de réciter chaque jour les litanies des saints pour le pape et pour l'Église. Il ajouta : « Si je me sauve, comme je l'espère par les mérites de la sainte passion de Jésus-Christ et des douleurs de la sainte Vierge, je prierai toujours pour le Saint-Père. Je lui laisse en souvenir après ma mort cette Vierge des douleurs que voici; elle sera un gage de ma reconnaissance ». Peu de temps après, il renouvela sa recommandation de prier pour le pape. « Afin, dit-il, que la divine miséricorde le conserve longtemps en santé pour le bien de la sainte Église, et le fasse réussir dans toutes ses entreprises, et que désirant ce qui est agréable à Dieu, il l'exécute avec tout le zèle possible ».

Peu de jours après, son confesseur ordinaire et son directeur, depuis la mort du père Jean-Baptiste, arriva à Rome. Alors occupé à donner la mission à Caprarola, dès qu'il apprit le danger où se trouvait le vénérable fondateur, il crut bon de partir immédiatement. Le bon père l'ayant vu, lui dit avec un sentiment d'affection et de gratitude : « Je vous ai toujours souhaité du bien, et réciproquement, vous avez toujours désiré le mien; et voici que vous êtes venu pour m'assister et me fermer les yeux ». La veille de l'Exaltation de la sainte Croix, ce sont les paroles de ce même confesseur, « il désira se confesser, et il me dit à cette occasion ; grâces à Dieu, je suis fort tranquille du côté de la conscience. Il se confessa avec les plus vifs sentiments de contrition et d'humilité, et après avoir reçu la sainte absolution, il réclama de ma part quelque avis spirituel, en me disant : je veux sauver ma pauvre âme. Je lui suggérai quelques motifs d'encouragement, et il entra dans une paix de plus en plus profonde». Le père Paul n'était pas cependant un homme avide de consolations spirituelles. Il savait au contraire y renoncer généreusement pour le bien d'autrui. Ayant donc su que son confesseur s'était engagé à donner une autre mission à Tolfa, il ne voulut pas qu'il perdit cette occasion de procurer l'avantage des âmes, et il lui dit: « Allez tranquillement ; je ne mourrai pas pour le moment. Puis, désireux de contribuer le plus possible, tout malade qu'il était, au salut du prochain, il engagea le missionnaire, en passant par le petit village de Rota, à inviter ces pauvres gens à profiter de la mission qui allait se donner à Tolfa, jugeant que le pain de la divine parole leur serait fort profitable. Il lui donna encore d'autres avis inspirés par sa charité, le congédia avec sa bénédiction, et comme le missionnaire voulut lui baiser la main à son départ, lui-même, par humilité, voulut baiser la sienne.

A mesure que le père Paul approchait de l'heureux terme, son cœur se portait vers Dieu avec plus de vivacité. Voyant qu'il lui restait peu de temps à vivre, un jour il adressa cette humble prière aux supérieurs de la maison : « Je me dépouille du peu que j'avais pour mon usage et je vous prie d'avoir la charité de me donner en aumône quelques vieux morceaux de vêtements, pour être enseveli ». Il demanda ensuite qu'on enlevât les matelas que les religieux lui avaient mis pour lui procurer quelque soulagement dans ses douleurs, et que par charité on  le laissât mourir sur la paille. Pour le contenter en partie, la charité ne permettant pas de le satisfaire pleinement, on lui enleva un matelas, et en place, on mit une petite paillasse au-dessus de l'autre qui restait. Il demanda encore avec instance, que lorsqu'on le verrait près de sa fin, on eût la charité de lui mettre une corde au cou, une couronne d'épines sur la tête, et de le revêtir de son habit, afin de mourir dans l'extérieur d'un pauvre pécheur. Ensuite, élevant son cœur vers Dieu, il protesta qu'il ne voulait rien que Dieu et sa sainte volonté : « Je ne veux, disait-il, ni vivre ni mourir, mais seulement ce que veut le bon Dieu». Si quelque religieux lui témoignait de la compassion, tout en le remerciant de sa charité, il lui disait d'un ton plein de résignation : mes souffrances vous font de la peine, à moi, pas ». Bien persuadé que son sacrifice ne tarderait pas à s'accomplir, « la terre, dit-il, appelle la terre ». Un prêtre qui était présent lui ayant répondu qu'il pouvait encore guérir : non, répliqua le serviteur de Dieu, non ; tant était claire la connaissance qu'il avait des dispositions adorables de la Providence à son égard. Envisageant la mort de cette manière, il n'en était ni effrayé, ni déconcerté. Un jour, au moment où il prenait le peu d'aliment qu'on pouvait lui donner, il fût saisi de violents vomissements. Les religieux qui étaient là pour l'aider et le soutenir, témoignaient une grande peine de le voir tant souffrir; pour lui, dès qu'il fut un peu remis, il leur dit comme Judas Machabée, avec une force héroïque, avec toute la vivacité d'un homme en santé, et avec un visage gai : « Si appropiavit tempus nostrum, moriamur fortiter (1M 9,10). Si notre temps est venu, mourons courageusement ». Il y avait tant d'onction dans toutes ses paroles que les assistants ne pouvaient retenir leurs larmes.

C'est dans l'exercice continuel de ces grandes vertus que le vénérable père attendait en paix le moment d'être dégagé des liens du corps. Cependant le mal l'accablait de plus en plus. Prendre un peu d'eau était pour lui un tourment; il souffrait en même temps de la sciatique, du rhumatisme et d'une fluxion dans les yeux. Pour augmenter encore plus son mérite il lui survint un mal de dents affreux, ce qui lui fit dire: « Il semble qu'on m'arrache l'âme du corps; je n'ai pas dans tous mes membres un espace de quatre doigts qui soit libre et sans douleur ». Parmi tant de souffrances, on lui voyait toujours un visage serein, indice de la paix intérieure qu'il puisait dans sa conformité à la volonté divine. Lorsque la nature éprouvait une plus grande répugnance pour la boisson, le saint malade, si bien habitué à pratiquer la mortification, levait les yeux au ciel et joignait les mains, en disant : Dieu soit béni ! Ou bien il témoignait par ses gestes qu'il adorait la sainte volonté de Dieu et l'embrassait de tout son cœur.

Mais déjà, il avait presqu'entièrement perdu la voix avec les forces. II fallait être fort près pour l'entendre, il ne proférait plus qu'avec peine quelques paroles. Se voyant sur le point de soutenir le dernier combat, il demanda avec beaucoup d'humilité et de dévotion qu'on lui administrât l'Extrême Onction. Pour mieux s'y préparer, il se confessa dans la soirée du 7 octobre au père Jean-Marie qui était de nouveau revenu à Rome, après avoir laissé un autre en sa place pour continuer la mission de Tolfa. Le lendemain qui était la fête de la Maternité de la sainte Vierge, il insista pour être administré à l'heure des vêpres, afin que toute la communauté pût assister à la cérémonie. Alors, cet homme de Dieu qui ne négligeait aucun moyen de salut, pria instamment son confesseur de faire à temps la recommandation de l'âme et de lui réitérer la sainte absolution, quand il serait à l'agonie. Dès le matin de ce même jour, il fit appeler un prêtre auprès de lui, le pria de lui rappeler les effets de ce grand sacrement, afin de s'y bien préparer. Bien qu'il pût instruire les autres, il voulut par humilité être instruit lui-même. C'était avec ce soin qu'il se disposait à recevoir les sacrements. A l'heure fixée, tous les religieux étant réunis dans sa chambre, le prêtre qui devait l'administrer commença par lui remettre en mémoire les admirables effets de l'Extrême-Onction, et le saint malade fit signe qu'il les avait présents à l'esprit. Pendant les onctions, il tint presque toujours les mains jointes, profondément recueilli en lui-même et donnant les plus grands témoignages d'humilité et de dévotion. Ses larmes coulaient en abondance, et lorsqu'on fit l'onction des yeux, on remarqua que le creux des yeux en était tout rempli.

La mystérieuse cérémonie terminée, le père Paul recommanda au frère Barthélémi son infirmier de ne plus introduire personne dans sa chambre, à l'exception des religieux. Il désirait passer les derniers moments de sa vie, seul à seul avec Dieu. Dès sa jeunesse, il avait toujours fui la conversation des créatures pour traiter avec Dieu ; il s'était formé une solitude intérieure, afin de pouvoir s'unir cœur à cœur au Bien suprême. C'est là qu'il voulut de nouveau habiter sans trouble et converser avec son Bien-Aimé, afin d'attendre courageusement la mort qui avançait à grands pas. II continua pendant quelques heures à rester dans cet état d'accablement et de souffrance pour le corps, mais de paix et de repos pour l'âme. Le matin du 18 octobre, jour dédié à saint Luc, pour qui le vénérable père avait une très grande dévotion, il désira communier, et ne voulut pas prendre à l'ordinaire son eau panée, par respect pour la sainte Eucharistie. II communia avec de grands sentiments de foi, de dévotion et d'amour.

Avant de communier, il avertit de nouveau l'infirmier de ne laisser entrer personne ce jour-là, parce qu'il aimait de rester seul en silence avec son Dieu. Mais dans la matinée même, le frère ne put se dispenser d'introduire un personnage de distinction, qui le demandait de la manière la plus pressante. Il crut d'autant moins devoir s'y refuser, qu'il voyait combien on était édifié en contemplant ce vénérable vieillard, modèle d'une patience invincible et d'une parfaite résignation. Ainsi dans cette matinée même qui fut la dernière de sa vie, l'infirmier, confiant dans la bonté et la docilité extrême du malade, introduisit l'évêque de Scala et de Ravello, puis un religieux de Saint-Grégoire qui demandait à faire visite au serviteur de Dieu, accompagné d'un gentilhomme de Ravenne. Le malade leur dit quelques mots, après quoi il leur donna à chacun un petit crucifix de laiton, les engageant par signes à penser à la passion de Jésus-Christ. Il accompagna ce don de tant de marques de dévotion et d'amour, son visage respirait une si grande paix intérieure, une telle patience, une telle résignation à la volonté divine, qu'à leur sortie le religieux et le Seigneur s'écriaient qu'on voyait véritablement briller la sainteté dans ses traits. Qu'ils sont heureux, ces religieux! ils ont un saint; oui, c'est un saint! et ils se retirèrent pleins d'édification.

Vers midi, survint tout à coup monseigneur Thomas Struzzeri, religieux passionniste et alors évêque de Todi. Il avait écrit quelques jours auparavant au secrétaire du vénérable fondateur, qu'il avancerait le moment, déjà convenu, de son arrivée à Rome. Dans sa lettre, il le chargeait de prier le père Paul d'attendre jusqu'à son arrivée. On rapporta en toute simplicité au Bienheureux les paroles et le désir du bon évêque. Il répondit en souriant à celui qui lui faisait la commission : «Oui, écrivez-lui que je l'attendrai». Il en fut ainsi. L'évêque était à peine de quelques heures dans la maison, que le père Paul mourut, comme s'il avait attendu jusqu'alors pour le revoir une dernière fois. A peine descendu de voiture, le prélat se rendit aussitôt dans la cellule du serviteur de Dieu. Le père Paul l'ayant salué très cordialement, ôta aussitôt son bonnet par respect pour l'évêque; il voulut lui donner d'autres marques de vénération et d'amour; l'évêque lui prit la main et la baisa. Le serviteur de Dieu voulait lui rendre le même hommage, mais l'évêque l'en empêcha, en retirant aussitôt sa main. Le moribond se ranima par suite de la joie que lui causait cette visite; il dit comme il put : «je suis content, monseigneur, de voir votre Grandeur en bonne santé». Il ajouta quelques autres paroles pleines d'une affection cordiale. L'évêque s'étant retiré après quelques moments d'entretien, le père Paul, attentif à remplir les devoirs de la charité jusqu'à sa dernière heure, appela l'infirmier, et lui ayant, demandé si monseigneur n'avait pas quelques serviteurs avec lui, il lui dit : « Allez chez le père recteur, et dites-lui qu'il ait soin que rien ne manque à monseigneur,  et qu'il le fasse servir par les nôtres; dites-lui aussi qu'il traite bien ses pauvres domestiques ».

Signes de la fin.

Vers l'heure des vêpres, le père Paul commença à ressentir un peu de froid, c'était un  nouveau symptôme. Voyant approcher l'heure de son heureux passage, il appela l'infirmier, et lui dit de le tourner de l'autre côté, c'est-à-dire, vers un grand crucifix qui était dans sa  chambre; ce fut précisément la position dans laquelle il mourut. Il ajouta : « Faites venir le père Jean-Marie, afin qu'il m'aide à mourir, parce que ma mort est très proche ». L'infirmier lui répondit qu'il ne voyait pour le moment aucun danger de mort prochaine, d'autant plus que le médecin l'avait trouvé moins mal le matin. Mais le bon père repartit : « Oui, oui, appelez le père Jean-Marie pour qu'il vienne m'aider ».

L'infirmier crut pouvoir différer, et sachant combien le père Paul était docile, au lieu d'appeler le père Jean-Marie, il prit un siège, et se plaçant près du lit du serviteur de Dieu, il le questionna en ces termes : « Mais, mon père, ne mourez-vous pas volontiers pour faire la volonté de Dieu »? Le père Paul qui, dans son extrême abattement, conservait toute sa présence d'esprit, lui répondit en ouvrant les paupières, en signe d'assentiment : « Oui, je meurs volontiers pour faire la sainte volonté de Dieu ». L'infirmier ajouta : « Prenez donc courage, et mettez votre confiance en Dieu ». Le père tendit la main et indiquant le crucifix du doigt, il lui dit : « Là, sont mes espérances, dans la passion de Jésus-Christ et dans les douleurs de Marie ». L'infirmier continua de lui parler, et les vêpres finies, il appela le père Jean-Baptiste de Saint Vincent Ferrier; premier consulteur, pour qu'il vint voir comment était le serviteur de Dieu. A peine ce père fut-il entré dans la chambre, que le père Paul se tournant vers lui : « Qu'on m'assiste, dit-il, parce que je suis près de mourir ». Le père Jean-Baptiste ne croyant pas que le froid survenu fût un signe de mort, lui répondit : « Vous avez froid, sans doute à cause du changement de temps ». « Non, non, je suis près de mourir, veuillez m'assister », ajouta le père Paul. On appela alors le père Jean-Marie, et dans l'intervalle, l'infirmier s'apercevant que le moribond faiblissait, sortit pour avertir la communauté qui, dans ce moment, quittait le chœur, après avoir terminé les vêpres.

Le départ.

Tous les religieux étant montés, le père Jean-Marie et monseigneur Struzzeri montèrent aussitôt. Voyant l'un et l'autre que le père Paul s'éteignait, ils commencèrent à recommander son âme, lui suggérant de pieux sentiments pour qu'il mourût dans l'exercice des vertus théologales, tout uni à son Dieu. En même temps le recteur de la maison récitait les prières de l'Église, auxquelles répondaient les religieux, avec Antoine Frattini et quelques autres personnes du dehors. II était touchant de voir un homme qui, après avoir vécu dans une intime union avec Dieu et une soumission parfaite à ses volontés, mourait dans l'abandon le plus paisible entre les mains de son divin Maître. Il était beau de voir un grand évêque, qui avait été le fidèle compagnon de ses austérités et son fils spirituel, recommander cette âme bénie. Afin d'encourager cette pure colombe à prendre un essor plus généreux vers le sein de son Dieu, le pieux évêque lui suggéra des sentiments de grande confiance. Il lui disait avec beaucoup d'affection: « Ego autem semper sperabo, et hoc adjiciam super omnem laudem tuam. Pour moi, j'espérerai toujours, et je mettrai ainsi le comble à vos louanges ». Le serviteur de Dieu témoigna qu'il comprenait et qu'il trouvait dans cette pensée une force et un soutien sensible. Comme on vit ensuite qu'il touchait à ses derniers moments, son confesseur lui donna de nouveau l'absolution, selon le désir qu'il lui avait exprimé à l'avance; puis le père Jean-Baptiste de Saint Vincent Ferrier, premier consulteur, spécialement délégué par le pape, y ajouta la bénédiction pour l'article de la mort, et celle du rosaire, que le serviteur de Dieu, très dévot à cette sainte pratique, avait demandée peu de jours auparavant au père Jean-Thomas-Marie Boxadors, général de l'Ordre des Prêcheurs, depuis cardinal de la Sainte-Église. Enfin le moribond reçut encore la bénédiction qu'on a coutume de donner à ceux qui portent le scapulaire du Carmel. Pendant qu'on faisait la recommandation, et qu'on comblait son âme de tant de richesses spirituelles, afin qu'elle parût toute belle et tout ornée aux yeux du divin Rédempteur, le père Paul tenait les yeux attachés sur son crucifix et sur l'image de Notre-Dame des Douleurs, regardant d'un air serein, joyeux et tendrement affectueux, tantôt l'un, tantôt l'autre, et témoignant par l'expression de son visage que, s'il ne pouvait plus parler, il n'en conservait pas moins toute sa présence d'esprit. Tout le monde priait avec ferveur devant ce miroir de la bonne mort, lorsque tout à coup on vit le mourant faire plusieurs signes avec les mains, comme s'il avait appelé affectueusement à lui quelques personnages et qu'il eût voulu signifier de leur laisser un passage libre, pour qu'ils pussent s'approcher de lui. On crut donc qu'il avait en ce moment quelque douce vision. On en eut ensuite d'autant plus d'assurance, qu'on apprit d'une personne de piété que le serviteur de Dieu lui avait apparu après sa mort, et lui avait donné l'explication de ces signes, en lui disant qu'au moment de sa mort, il avait vu descendre dans sa cellule son aimable Rédempteur Jésus-Christ, la très sainte Vierge, saint Paul, saint Luc et saint Pierre d'Alcantara. Ils étaient accompagnés du père Jean-Baptiste, son frère, et des autres religieux de la congrégation décédés auparavant, qui venaient pour l'assister à son heureux passage. Une foule d'autres âmes qu'il avait converties et sauvées les suivaient, et furent présentes au moment où son âme se sépara du corps, pour la conduire au ciel.

A la vue d'une société si aimable et si sainte, le mourant éprouva un sentiment de joie ineffable, qui fut remarqué du prêtre qui récitait les prières prescrites. On le voyait savourer le récit de la passion du Sauveur, qu'on lui lisait selon l'évangile de saint Jean. Il semblait puiser à cette source de salut, qu'il touchait de si près, une abondance de paix, de consolation et d'amour. Haurietis aquas in gaudio de fontibus salvatoris (Is 12,3).

Monseigneur l'évêque qui conservait toujours une grande affection pour la congrégation, et qui désirait ardemment l'avancement de l'œuvre de Dieu, crut à propos de la recommander de nouveau dans ces derniers moments au père Paul qui en était le fondateur et le père. « Père Paul, lui dit-il, souvenez-vous en paradis de la pauvre congrégation pour laquelle vous avez tant travaillé, et de nous tous, vos pauvres enfants ». Le mourant, ne pouvant plus s'exprimer en paroles, montra par signes qu'il en aurait grand soin et qu'il le ferait de tout cœur. Enfin, un quart d'heure avant d'expirer le Serviteur de Dieu ferma les yeux à ce monde visible, qu'il avait toujours regardé comme un lieu d'exil et de misères; et ainsi posé comme un homme qui va s'endormir, d'un doux paisible sommeil, plein de jours, consumé de pénitences, usé de fatigues pour la gloire de Dieu et le salut du prochain, à l'âgé de 81 ans, 9 mois et 15 jours, vers la vingt-deuxième heure et demie, le 18 octobre 1775, sans faire aucun mouvement, il rendit son âme à son créateur, au moment où on lisait ce passage de l'évangile de saint Jean : « Sublevatis oculis in caelum, Jésus levant les yeux au ciel » (Jn. 17,1). Ces paroles qu'il récitait dévotement chaque jour avec la prière qui suit, et cela dans la vue de s'encourager à la conquête de la patrie bienheureuse, ces paroles furent donc pour lui, dans ses derniers instants, comme l'annonce de la félicité éternelle.

Après sa mort.

A la vue d'une mort si tranquille et si douce, les assistants tout consolés, exprimaient leurs sentiments, en disant : nous avons vu maintenant comment meurent les saints. Il en fut de même de tous les religieux. Autant ils avaient été affectés pendant l'agonie et les derniers moments de leur père chéri, autant ils éprouvèrent de consolation intérieure à sa mort.

Dès que le serviteur de Dieu eut rendu le dernier soupir, Antoine Frattini alla informer le Souverain Pontife de sa mort. Le pape qui aimait beaucoup le père Paul et qui avait une grande idée de sa sainteté, témoigna un vif regret de cette perte; et, se remettant devant les yeux les mérites du vénérable père, il joignit les mains et dit avec un profond sentiment : « Oh! qu'il est heureux! qu'il est heureux! Et sur le champ, il donna ordre au sieur Antoine, pour qu'on ne le mit pas dans la sépulture commune, mais qu'on lui fit un petit caveau, et qu'on enfermât son corps dans deux cercueils, l'un de bois et l'autre de plomb, le tout à ses frais. Cependant deux frères donnèrent les derniers soins à ce saint corps. Selon la coutume, ils le revêtirent du saint habit, lui mirent l'étole au cou et un crucifix entre les mains; ensuite ils le déposèrent sur une planche avec quelques briques sous la tête comme le prescrivent les règles de l'institut, et le placèrent dans la chambre où il était mort. Le visage paraissait aussi beau et aussi serein que pendant la vie; il avait exactement la même expression que lorsque le père Paul se recueillait profondément; ses traits excitaient à la dévotion ceux qui le regardaient. Un grand nombre de personnes, parmi lesquelles plusieurs d'un mérite distingué, auraient désiré se procurer dès le soir même la consolation de le voir. Bien que la retraite des Saints Jean et Paul soit fort éloignée de toute habitation ; comme chacun sait, elles avaient appris la triste nouvelle et étaient accourues pour le voir; mais comme les derniers soins donnés au cadavre ne furent terminés qu'assez tard, il y en eût peu qui purent entrer dans sa chambre ce jour même. C'était ou des personnes religieuses, ou quelques insignes bienfaiteurs. Pendant la nuit, les religieux de la maison veillèrent tour à tour auprès du corps, priant pour le repos de son âme. Le jour suivant, 19 octobre, vers la douzième heure, on le porta sur la planche par l'escalier intérieur dans la basilique des Saints Jean et Paul. Les religieux l'accompagnèrent en chantant les prières prescrites par le rituel. On plaça le corps au milieu de l'église, et quatre cierges furent allumés autour sans aucune pompe.

Aussitôt que l'église fut ouverte, on vit entrer une quantité de monde qui attendait avec une sainte impatience pour voir le corps du serviteur de Dieu. Quoique la journée fût pluvieuse, le concours alla toujours croissant, tellement que les vastes nefs de l'église furent presque remplies. On y vit des personnes de tout état, nobles et bourgeois, séculiers et ecclésiastiques, et tous s'approchaient du corps pour lui baiser par dévotion les mains ou les vêtements, et pour obtenir quelques parcelles de sa tunique ou de ses cheveux. Cette piété commençait à devenir indiscrète. Dans la crainte qu'on ne dépouillât entièrement le corps, on forma une enceinte avec des bancs pour le protéger, et un seigneur allemand de grande piété, qui avait été intime ami du serviteur de Dieu, fit faction à l'intérieur pour garder le saint corps. Il distribuait des morceaux de vêtements et ne laissait entrer dans l'enceinte que les personnes de distinction. Le corps demeura ainsi exposé pendant toute la journée du 19 octobre jusqu'au soir, et le concours ne cessa point pendant tout ce temps.

Cependant les religieux de la maison et d'autres prêtres, venus par dévotion, célébrèrent un grand nombre de messes. Parmi ceux qui vinrent offrir le saint sacrifice dans la basilique où était le corps et assistèrent aux funérailles du défunt, on remarqua le cardinal Boschi, titulaire de l'église, monseigneur Marucci, vice-gérant et monseigneur Tibère Ruffo. Vers la seizième heure, l'office des morts fut chanté par toute la communauté ; ensuite on célébra la messe solennelle en présence d'un peuple nombreux et l'on fit les absoutes ordinaires sur le corps. C'était un beau spectacle de voir la dévotion des assistants. Ils ne pouvaient détourner les yeux de ce corps sacré, en se souvenant de ses belles actions; mais c'était un plus beau spectacle encore de voir le serviteur de Dieu, couché à terre en habit et avec les insignes de pénitent, la tête couverte de cendres, avec deux briques pour la soutenir, et le crucifix dans les mains. Cette vue rappelait à tout le monde la voie par laquelle il était allé à Dieu, voie de pénitence, d'humilité et de mépris du monde; elle rappelait son amour pour le Sauveur crucifié. Son visage paraissait tout resplendissant et inspirait de la vénération à ceux qui le regardaient ; aussi les personnes qui étaient dans l'église étaient-elles unanimes pour dire : un saint est mort. Un saint prêtre, en lui baisant la main, eut la consolation de sentir un parfum très suave s'exhaler de ce corps virginal. Il ne put distinguer quelle était cette odeur, parce qu'il n'en connaissait pas de semblable. Surpris de ce qu'il éprouvait, il demanda au frère infirmier, s'il n'avait pas lavé le corps avec une eau parfumée. Le frère lui répondit que non, et alors il lui raconta en confidence ce qui lui était arrivé. Le soir de ce même jour, 19 octobre, on voulut mettre le corps dans une caisse de bois, en attendant que celle de plomb fût terminée, selon l'ordre de Sa Sainteté. Monseigneur le vice-gérant vint donc à l'église des Saints Jean et Paul. Il fit sortir la foule nombreuse qui s'y trouvait, sans pouvoir empêcher pourtant quelques-uns et entre autres diverses personnes de qualité d'y rester. L'église fermée, on fit aussitôt le masque en plâtre, et on porta le corps, avec la planche sur laquelle il était étendu, dans la pièce appelée le sépulcre, qui est située au fond de l'église à main gauche en entrant, vis-à-vis de l'autel du Saint-Sacrement. Là, en présence de monseigneur le vice-gérant, des personnages indiqués plus haut et de la communauté religieuse, le notaire prit acte de la reconnaissance du corps, après quoi on le dépouilla de la partie du vêtement qui lui était restée, et on en distribua les parcelles aux assistants qui les reçurent avec autant de dévotion qu'ils avaient mis d'empressement à les demander. Pour avoir quelques autres reliques de ce saint corps, on lui coupa encore le peu de cheveux qui lui étaient restés. Le corps était parfaitement palpable et flexible dans toutes ses parties, comme s'il eût été vivant et non pas mort depuis vingt-quatre heures et plus. Il y en eut qui par dévotion lui faisaient serrer les chapelets dans les mains et le mort les ouvrait ou les fermait à leur gré, sans la moindre difficulté. Alors on put observer commodément le saint nom de Jésus que le serviteur de Dieu avait imprimé sur son coeur avec un fer rougi au feu, comme nous le dirons ailleurs, particularité qu'il avait tenue cachée toute sa vie. On vit donc distinctement sur sa poitrine une croix imprimée avec ces deux lettres J. S. qui sont la première et la dernière de ce nom sacré. On se figure combien les assistants furent édifiés et touchés, en découvrant un signe si visible de l'amour que le père Paul avait pour son bon Jésus. On remarqua aussi à cette occasion que le visage et un des talons avaient laissé échapper une sueur abondante. Une personne pieuse la recueillit dans un mouchoir de lin. Tout contribuait donc à augmenter la piété et la consolation. Mais ce qui touchait le plus et ce qui remplissait tous les coeurs d'une tendre dévotion, c'était de voir le visage du serviteur de Dieu : il semblait d'un aspect plus beau et plus vénérable et reflétait comme des rayons de lumière; aussi ce n'était qu'un cri : Qu'il est beau! Qu'il est beau! C'est dommage de l'ensevelir si tôt! Monseigneur le vice-gérant lui-même ne put s'empêcher d'exprimer hautement son admiration: Qu'il est beau! disait-il, qu'il est beau! Après l'avoir revêtu de nouveau, on le mit au cercueil. On plaça quelques briques sous la tête, sur la poitrine un crucifix de laiton, et sur le côté un tube de verre couvert de plomb avec une inscription latine qui contenait un court précis de sa vie. Le cercueil fut fermé, cloué et scellé de six cachets, quatre de monseigneur le vice-gérant, et deux de la congrégation ; après quoi tout le monde sortit de la pièce du sépulcre, la porte en fut fermée à clef et la clef remise entre les mains de monseigneur le vice-gérant.

Le lendemain matin, on ouvrit l'église et il y eut de nouveau une affluence prodigieuse de monde au milieu de laquelle étaient des personnes nobles et distinguées, mais quand elles surent que le corps était déjà enfermé dans la bière, elles en témoignèrent de la peine. Il n'y eut qu'une voix pour se plaindre qu'on eût si tôt fait disparaître ce saint corps, et privé tant de personnes de la consolation de le voir. Le pape lui-même exprima ses regrets, quand il apprit qu'il était déjà enfermé et scellé; il dit qu'on avait mis trop de précipitation dans l'accomplissement de ce devoir, et que, la nuit précédente, il lui était venu en pensée de faire ouvrir le corps pour en tirer le cœur et le garder à part. Mais les supérieurs de la congrégation ignorant les pieuses intentions du Pontife, ne crurent pas devoir déroger à l'usage ordinaire, sans un ordre exprès de l'autorité. Les personnes pieuses accourues en grand nombre après la fermeture du cercueil, pour se dédommager en partie, allaient prier devant le lieu où était le corps. Quelques-uns coupèrent même quelques morceaux de la porte, et les emportèrent par dévotion comme des objets appartenant à un saint. Pendant deux jours entiers, la bière resta dans la pièce du sépulcre. Dans la soirée du 21, monseigneur le vice-gérant revint. On ouvrit la porte de la chambre ou de la chapelle du sépulcre; on fit la reconnaissance du cercueil et des sceaux, puis on plaça le cercueil de bois dans celui de plomb qui fut clos et scellé avec soin du sceau de monseigneur le vice-gérant et de celui de la congrégation. Les deux cercueils furent ensuite mis dans un troisième de bois, et on plaça le corps près de cette chapelle, à l'endroit où l'on voit maintenant une petite muraille élevée en forme de tombeau, avec une inscription.

C'est ainsi que fut enseveli le père Paul au milieu des regrets de ses enfants, désormais privés de la vue de leur bon père et au grand déplaisir d'une foule de personnes pieuses qui désiraient revoir une dernière fois le corps de l'homme de Dieu. Mais si son corps disparut à leurs regards, ses vertus restèrent présentes à leur mémoire. Ils ne purent oublier un saint qui, au milieu d'une jeunesse innocente et pure, avait embrassé un genre de vie si austère qu'on l'eût admiré dans un grand pécheur pénitent; un saint qui, en avançant en âge et jusque dans sa dernière vieillesse, n'obscurcit jamais l'éclat ni ne diminua la ferveur de ses premières années; un saint qui augmenta toujours en mérite et en perfection, en combattant et en surmontant généreusement tout ce qui pouvait l'empêcher de s'unir à son Dieu; un saint enfin, qui laissait après lui de si grands et de si salutaires exemples à imiter pour tous ceux qui veulent partager avec lui la couronne de justice et de gloire.

L'homme extérieur et visible, ou, si l'on veut, le corps, est bien souvent l'indice du caractère et des dispositions intérieures; souvent aussi il contribue au succès des emplois dont on est chargé. Sous ce rapport, la divine Providence avait favorisé largement le vénérable père. Paul avait un maintien tout à la fois grave, majestueux et prévenant ; il était d'une taille élevée, d'une figure sereine et naturellement modeste. Son œil était vif et clair, son front élevé et large, sa voix, claire, sonore et pénétrante, ses manières, pleines d'affabilité et de respect, sans aucune affectation. Il avait le tempérament sanguin et très sensible. Tout son extérieur répondait si bien aux mouvements de son cœur, qu'on voyait se refléter dans ses traits, sa ferveur dans les exercices de piété, l'ardeur de son zèle dans la prédication, et dans la lecture ou l'étude, l'application de son esprit tout occupé à se nourrir des vérités éternelles.

   

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