CHAPITRE 15.

ILS VONT A NAPLES VÉNÉRER LES RELIQUES DE SAINT JANVIER,
PUIS A TROIE, OU ILS SONT APPELÉS PAR MONSEIGNEUR ÉMILE CAVALIERI,
ÉVÊQUE DE CETTE VILLE.

La fête de saint Janvier était proche. Nos deux pénitents désirèrent se rendre à Naples pour vénérer les reliques de ce grand martyr qui en est le patron. Ils voulurent être témoins du miracle par lequel Dieu donne une des preuves les plus claires de la protection qu'il accorde à son peuple fidèle. Comme c'est le propre des serviteurs de Dieu de faire servir jusqu'aux choses les plus indifférentes à leur sanctification, ils sanctifièrent ce voyage par les pieux et fervents discours qu'ils faisaient dans la barque. Aussi les marins en furent-ils fort édifiés, et ils conçurent une haute idée des deux frères. Dans leur compagnie se trouvait un digne ecclésiastique de Gaète qui a lui-même déposé ce qu'il avait vu. Soit satisfaction de se trouver avec le père Paul, soit faveur spéciale du Seigneur, cet ecclésiastique ne souffrit dans la traversée aucune des grandes incommodités qu'il avait coutume d'éprouver en semblable occasion. C'est ce que le père Paul lui avait prédit. Arrivés à Naples, ils logèrent chez ce même ecclésiastique. Le jour de la translation de saint Janvier, fête fort solennelle à Naples, les bons frères allèrent avec le chanoine voir le miracle de la liquéfaction de son précieux sang; et par leur modestie, leur dévotion et leur piété, ils enseignèrent à tout le monde la manière dont on doit vénérer les reliques et célébrer les fêtes des Saints. Après avoir satisfait leur religieux désir et avoir baisé ces saintes reliques, ils songèrent à quitter Naples. Pendant les huit ou dix jours qu'ils y étaient demeurés, ils n'avaient cessé d'édifier d'une manière extraordinaire par leur maintien modeste, par leur habit pénitent, par leurs bons discours et par les saints avis qu'ils donnaient à l'occasion. Tous ceux qui les connurent en conçurent une telle estime que la nuit d'avant leur départ, pendant qu'ils attendaient un vent favorable chez le patron de la barque, au petit môle, une foule de personnes du voisinage accoururent pour avoir la consolation de leur baiser, ceux-ci le vêtement et ceux-là la main.

Les bons frères ne perdirent pas une si belle occasion d'engager tout ce monde à se dévouer du fond du cœur au saint amour de Dieu. Aux personnes du sexe qui, pour être vraiment chrétiennes, doivent être des miroirs de pudeur et de modestie, ils recommandèrent avec beaucoup d'instance de se vêtir d'une manière décente.

De retour à Gaète, après un voyage sanctifié comme le premier, par les pratiques les plus pieuses, ils reçurent de monseigneur Émile Cavalieri, évêque de Troie, une invitation aussi gracieuse que pressante de se rendre dans cette ville. C'était un prélat d'une profonde doctrine, d'une pénitence vraiment admirable et d'une sainteté peu commune. Paul qui le connaissait intimement, et qui avait pu l'apprécier, ayant été honoré de sa confiance, lui rend ce beau témoignage. En preuve de sa science, il nous suffira de dire que lorsqu'on demandait quelque chose d'important au nom de monseigneur Cavalieri à Clément XI, ce pontife, juge si compétent en ce point, se bornait à répondre : « Il faut faire ce qu'il demande; il est trop instruit pour demander une faveur qui ne puisse être justifiée par l'autorité et les exemples de l'antiquité ». Ses grandes vertus lui acquirent d'ailleurs tant d'estime que le même Clément XI disait souvent qu'il était fort édifié de la piété et de la délicatesse de conscience de Monseigneur de Troie. Clément XII, parlant de ce diocèse, ne fit même aucune difficulté de dire que monseigneur Cavalieri qui l'avait gouverné, était un saint. « Nous savons, dit-il, tout ce qu'eut à souffrir dans ce diocèse ce saint homme; car tel était monseigneur Cavalieri ». Benoît XIII l'avait déjà nommé de la sorte de son vivant dans une occasion qu'il me semble intéressant de rapporter. Un jeune homme de Foggia étant allé se confesser dans la basilique de Saint-Pierre, pour le jubilé de 1725, se trouva, sans s'en douter, aux pieds du souverain pontife Benoît XIII, qui, dans l'ardeur de son zèle pour le salut des âmes, rendait aux pèlerins le charitable service d'entendre leurs confessions. Le jeune homme s'étant accusé d'avoir parlé mal de l'évêque de Troie son supérieur, le pape l'en reprit fortement et lui dit entre autres choses : « Et comment osez-vous calomnier ce saint homme » ? Alors il lui donna pour pénitence d'aller aussitôt à son retour baiser les pieds de l'évêque, de lui demander pardon, de rétracter le mal qu'il en avait dit et de publier dans toute la ville de Foggia que telle était la pénitence que le pape lui avait imposée.

Le motif qui faisait désirer à ce digne prélat d'avoir auprès de lui les deux frères, est indiqué par D. Jean de Rossi, archidiacre de Troie, dans sa Vie de monseigneur Cavalieri, imprimée à Naples en 1741. Voici comment il s'exprime: « Monseigneur ayant entendu parler de la piété de deux frères retirés dans un ermitage du royaume, dont la vie était toute vouée au culte du Saint-Sacrement, il eut aussitôt l'envie de les avoir dans son diocèse, afin d'exciter les peuples par leur exemple à honorer son bien-aimé Seigneur; et il fit tant de démarches, qu'enfin il réussit à sa grande satisfaction ».

A un évêque de si grand mérite, et dont la renommée faisait si justement l'éloge, Paul et son frère ne crurent pas pouvoir refuser une consolation qu'il désirait tant, bien qu'ils prévissent que le voyage leur serait très pénible, comme il le fut en effet. On était au mois d'août, quand ils partirent de Gaète pour Troie ; la chaleur était excessive, et comme ils marchaient tête nue, les rayons d'un soleil tropical leur causèrent de vives souffrances, si bien que le père Jean-Baptiste en eut des maux de tête qui compromirent ses jours, et que le père Paul fut attaqué d'une fièvre violente. Ajoutez à cela que voyageant sans provision et sans argent, et obligés pour ce motif de demander l'aumône dans les hôtelleries qu'ils rencontraient, on n'eut pour eux ni pitié, ni compassion, mais qu'on les repoussa avec dureté. La seule aumône qu'ils obtinrent consistait en deux grains. Elle leur servit pour se procurer un peu de nourriture; mais ils ne purent obtenir le logement dans aucune hôtellerie. Leur patience cependant était inaltérable et leur ferveur ne se ralentit pas. Arrivés près du mont Gargano, ils voulurent passer la nuit en prière à la porte de la caverne miraculeuse, si célèbre par l'apparition de l'Archange saint Michel. Pendant qu'ils y étaient en oraison, le père Jean-Baptiste entendit distinctement une voix qui disait ces paroles : Visitabo vos in virga ferrea, et dabo vobis Spiritum Sanctum. « Je vous châtierai avec une verge de fer, et je vous donnerai le Saint-Esprit ». Le Seigneur les préparait aux épreuves, en leur promettant une grande abondance de consolations spirituelles.

Fatigués et épuisés, ils arrivèrent enfin à Troie. La joie et la charité du bon évêque, en les voyant, répondirent au grand désir qu'il avait eu de les posséder. Il les accueillit et les logea dans son palais. Son attente ne fut pas trompée. L'exemple qu'ils donnèrent de la plus tendre dévotion envers Jésus-Christ au très saint Sacrement, cet exemple soutenu et rendu plus efficace par la piété du grand évêque, porta ses fruits. Ce prélat, bien que chargé d'infirmités, s'associa le plus qu'il lui fut possible à leurs pieuses pratiques, ainsi l'atteste son biographe. Aussi, continue-t-il, eut l'ineffable contentement devoir un grand nombre de ses ouailles enflammées de ferveur envers l'adorable Sacrement de nos autels. Désirant que ses diocésains pussent profiter non seulement des exemples, mais encore des instructions du père Paul, soit pour sortir de la voie de perdition, soit pour s'exciter au saint amour de Dieu, il l'employa à divers pieux exercices, et le fit prêcher dans les places publiques et les rues de la ville. L'humble serviteur de Dieu mit le plus grand empressement à suivre les ordres d'un évêque qui lui inspirait tant de vénération. Escorté par les membres d'une pieuse confrérie, il allait la nuit réveiller les pécheurs endormis dans le péché, en faisant retentir à leurs oreilles le tonnerre de la parole de Dieu. Un prêtre zélé et expérimenté lui servait de guide et le faisait prêcher au voisinage des lieux de scandale et de débauche. Ce bon prêtre espérait que la voix du père Paul aurait eu plus d'efficacité que la sienne.

L'évêque, persuadé que les deux frères étaient remplis de l'Esprit de Dieu et qu'ils possédaient la science des saints et avaient d'intimes communications avec le ciel, prenait plaisir à les entretenir, car il était extrêmement humble. Il leur ouvrait le fond de son cœur, principalement au père Paul, afin de s'exciter à avancer toujours dans les voies de la pénitence et de l'amour qu'il parcourait du reste à pas de géant. Paul, de son côté, pénétré d'un respect profond et d'une affection très sincère pour l'évêque, qu'il admirait et vénérait comme un saint, voulut soumettre toute sa conduite aux lumières et au discernement exquis du prélat. Il conféra avec lui sur les lumières que le Seigneur lui avait données pour l'établissement de la nouvelle congrégation. Le bon évêque l'ayant entendu, comprit aussitôt que Paul était guidé par l'Esprit de Dieu et que ses lumières venaient de cet aimable Seigneur qui est la source et le Père des vraies lumières; toutefois, pour mieux s'éclairer dans une affaire de si grande importance, il consulta lé Seigneur à loisir, fit beaucoup de prières, et, convaincu que telles étaient les vues de la divine Sagesse sur ses serviteurs, il encouragea Paul à poursuivre sa sainte entreprise. Il lui dit même d'un ton pénétré : « C'est là une œuvre toute de Dieu; vous verrez de grandes choses; vous la verrez réussir par des voies cachées et inconnues ». L'avis  d'un prélat si éclairé tira Paul des doutes et des perplexités qui pouvaient retarder sa sainte entreprise. Le bon évêque voulait même que la première maison du nouvel institut fût établie dans son diocèse. II fit faire beaucoup de recherches pour trouver un emplacement convenable ; ces recherches, toutefois, demeurèrent sans résultat. Si le mauvais état de sa santé ne l'en eût empêché, son dessein était de se rendre au concile de Rome, et d'exposer le plan du nouvel institut au grand pape Benoît XIII, pour en obtenir l'approbation. Dans la suite, désirant terminer sa vie loin du tumulte du monde, et déchargé du poids de l'épiscopat, qui a toujours effrayé les âmes les plus vertueuses, il songeait à consacrer ses derniers jours à Dieu dans la nouvelle congrégation. S'il ne put effectuer tous ses projets et ses vœux, du moins il contribua beaucoup à l'établissement de la congrégation par ses conseils, par ses prières animées d'une ardente charité, et enfin en déterminant Paul et Jean-Baptiste à recevoir les ordres. Il leur fit connaître que telle était la volonté de Dieu. Le Seigneur l'ayant manifestée à une âme de grande vertu, qu'il dirigeait et qu'il avait consultée au sujet de la nouvelle Congrégation. Enfin, il les assura encore qu'ils auraient eu dans la suite autant de compagnons qu'ils en auraient voulu.

C'est ainsi que le Seigneur disposait les choses pour que Paul ne craignît pas de trouver de nouveau toutes les issues fermées, quand il se serait présenté à Rome avec son vêtement si abject et si vil aux yeux du monde. Le serviteur de Dieu jugea à propos de communiquer par lettre à son éminence le cardinal Cienfuegos les sentiments de l'évêque de Troie et de lui demander ce qu'il en pensait. C'est ce qui résulte de la réponse du cardinal, qui était conçue en ces termes : « Je reçois avec le plus grand plaisir votre lettre très gracieuse. Pour y répondre, je vous dirai que je loue beaucoup votre séjour auprès de monseigneur l'évêque de Troie. C'est un prélat d'une intégrité parfaite. Je partage entièrement son avis, lorsqu'il vous assure que la miséricorde de Dieu notre Seigneur n'inspire pas toujours intérieurement à ses serviteurs ce qu'elle attend de leur part, mais que souvent elle leur indique par des voies extérieures quelle est sa toute puissante volonté. Je vous prie très instamment de vouloir toujours vous souvenir de moi dans vos prières qui sont si agréables au Seigneur. Je le conjure de vous bénir dans la plénitude inénarrable de sa divine bonté.

Rome, le ter août, 1724. Votre affectionné,

A. Card. Cienfuegos ».

Le moment était donc venu pour Paul de quitter Troie. Toute âme bien faite comprend combien il lui en conta pour se séparer du grand évêque. Quelque austère que fût sa vie, quelque ardent et infatigable que fût son zèle, il admirait dans la personne de ce vénérable prélat un modèle de vertu et de pénitence qui l'animait de plus en plus à la perfection; puis, n'était-il pas pour lui un sage et prudent conseiller près duquel il puisait les lumières dont il avait besoin ? Mais si la séparation fut pénible au cœur de Paul, elle n'affligea pas moins le pieux évêque. Il aimait tendrement les deux frères, et surtout Paul. Il lui avait confié tous les secrets de son âme. Aussi fit-il, à son départ, tout ce qui pouvait dépendre de lui pour préparer les voies à l'établissement de la congrégation. Écoutons là-dessus l'auteur de sa vie : « Il encouragea, dit-il, ces deux saints personnages à aller à Rome pour obtenir du Saint-Siège l'approbation et la confirmation de leur sainte entreprise; il leur donna des lettres pressantes pour plusieurs cardinaux et d'autres personnages considérables de Rome. Ce fut de la sorte, qu'après un examen très attentif, la confirmation apostolique leur fut enfin accordée. Mais cela n'eut lieu qu'après qu'il fut passé, comme nous le croyons pieusement, à la récompense de ses bonnes intentions et de ses travaux ».

   

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