

CHAPITRE 14.
LES DEUX FRÈRES SE RENDENT A GAèTE SUR
L'INVITATION DE MONSEIGNEUR PIGNATTELLI,
ALORS ÉVÊQUE DE CETTE VILLE.
AUPARAVANT ILS FONT UN AUTRE VOYAGE DANS LEUR PAYS.
L'esprit de charité, telle est la
grande règle d'après laquelle les serviteurs de Dieu doivent se conduire pour
mettre l'ordre convenable dans leurs actions et savoir, au besoin, sacrifier
leurs inclinations même les plus innocentes et les plus vertueuses. Nos deux
jeunes pénitents fussent demeurés volontiers dans leur solitude. On le conçoit,
quand on a goûté ces douceurs divines qu'on trouve là bien mieux qu'ailleurs.
Mais, ayant appris qu'un de leurs parents était en grand danger de perdre son
âme et avait grand besoin de secours spirituel, ils espérèrent, avec la grâce de
Dieu, pouvoir contribuer à son salut. Ce motif de charité les détermina à
quitter pour un peu de temps leur retraite et à s'exposer de nouveau aux
fatigues d'un long voyage. Ils retournèrent donc dans leur pays où, à peine
arrivés, le père Jean-Baptiste tomba malade. Le cardinal Cienfugos qui dès lors
témoignait beaucoup de bienveillance et de bonté aux deux frères, l'ayant appris
par une lettre de Paul, lui répondit en ces termes : «Votre très gracieuse
lettre m'eût été parfaitement agréable et précieuse, si vous ne m'aviez pas dû
annoncer l'indisposition de votre frère Jean-Baptiste. Toutefois, je sais bien
que les visites du Seigneur sont fort aimées et fort désirées par des cœurs tels
que les vôtres, etc.».
Aussitôt ce devoir de charité
rempli, et après avoir expédié plusieurs autres affaires qui eussent peut-être
réclamé un plus long séjour dans leur pays, ils se remirent en route pour le
mont Argentario, impatients de jouir des avantages de cette pieuse et paisible
solitude. A son passage à Gênes, Paul fit une prédiction à la mère de
monseigneur l'archevêque, qui était alors monseigneur Saporiti. Cette bonne dame
ayant vu dans l'église le serviteur de Dieu dans un maintien qui respirait la
plus grande modestie et le recueillement le plus profond, conçut le désir de
s'entretenir avec lui. Elle communiqua sa pensée à l'archevêque, son fils.
Celui-ci blâma son dessein, croyant sans doute qu'il était l'effet d'une
curiosité féminine. La bonne mère persista à vouloir satisfaire sa piété. Elle
parla au père Paul. L'entretien lui fut extrêmement utile; car le serviteur de
Dieu lui dit en termes très clairs qu'elle mourrait à la prochaine fête de saint
Joseph et qu'elle devait se préparer. En effet, elle tomba malade peu de temps
après et mourut le jour prédit. Monseigneur l'archevêque avait appris la
prédiction. L'événement le convainquit pleinement de la vérité, comme il le
témoigna à un ecclésiastique qui a déposé du fait avec serment dans les
procédures. On pourrait peut-être dire que cette prédiction eut lieu à
l'occasion d'un autre voyage; mais cela importe peu et n'ôte rien à la certitude
de la prophétie.
De retour au mont Argentario, les
deux frères ne purent y demeurer longtemps. Monseigneur Pignattelli, évêque de
Gaète, un des plus dignes prélats de l'Église de Dieu, les engagea à venir dans
sa ville épiscopale. Pour lui obéir, ils quittèrent le mont Argentario avec la
bénédiction de monseigneur Fulvio Salvi, évêque de Soana, qui leur donna en même
temps un témoignage dans lequel il relate en peu de mots leur vie austère,
pénitente et pleine d'édification. Arrivés à Gaète, l'éclat de leurs vertus leur
concilia aussitôt l'admiration et l'affection de tous. Monseigneur l'évêque fut
très satisfait de les avoir dans son diocèse. Ils le prièrent par amour de la
solitude de leur accorder la permission de se retirer dans un ermitage voisin de
la plage qu'on nomme aujourd'hui Serapi et situé sur une colline à un mille et
demi de la ville; cet ermitage portait pour titre la Sainte Madone de la Chaîne.
Le prélat condescendit volontiers à leurs désirs. Paul et Jean-Baptiste allèrent
donc continuer leurs exercices de pénitence et d'oraison dans cette sainte
solitude. On dit qu'elle avait été habitée par saint Nil et qu'il y avait fondé
un monastère.
Une personne qui eut la
consolation de les voir de plus près et de les entretenir plus familièrement,
fut émerveillée et surprise de leur manière de vivre si détachée des choses de
la terre, si pénible et si crucifiante pour la chair. Aussi a-t-elle déposé avec
les détails les plus précis dans les procédures, qu'ils étaient vêtus sur la
chair d'une étoffe fort rude. Elle les voyait bien souvent dormir sur la terre
nue, et même chaque fois, dit-elle, que je les ai vus prendre leur repos, ils
n'avaient d'autre couche que la terre. Leur jeûne était quotidien et très
rigoureux ; ils n'avaient pour leurs repas qu'un peu de pain et d'eau avec un
potage composé de légumes ou d'herbes, toujours assaisonnés de mortification.
S'ils avaient de l'huile, le sel manquait; s'ils avaient du sel, l'huile faisait
défaut. Fort souvent, ils mêlaient de la cendre à leur nourriture pour la rendre
plus désagréable. Le soir, ils ne prenaient pas plus de trois onces de pain
chacun. Toute légère qu'était cette réfection, ils ne la prenaient même pas
chaque jour, mais seulement, quand l'ermite pensait à les pourvoir. «Leur vie,
ce sont les paroles du même témoin, était presque toute employée à l'oraison ou
à la lecture de quelque livre spirituel. Ils faisaient ces exercices: dans un
petit chœur situé au-dessus de la porte de l'église. Je puis donc dire que leur
vie était une prière continuelle». Par suite de ces austères pratiques et de
cette abstinence rigoureuse, ils étaient devenus si maigres et si décharnés,
qu'ils n'avaient plus que la peau sur les os. Mais plus le corps était privé de
soulagement, plus grande était la force, et plus abondantes, les délices que
Dieu communiquait à leur âme dans la prière et le recueillement intérieur. Paul,
pour se plonger en toute liberté dans ce doux océan de la bonté infinie de Dieu,
ne se bornait pas aux prières qu'il faisait à l'église. Ayant trouvé une petite
grotte au milieu des rochers qui bordent la mer, il y mit une image de la très
Sainte Vierge. Il passait une bonne partie du jour dans ce lieu solitaire à lire
et à méditer les saintes Écritures où l'on goûte la douceur de l'esprit même de
Dieu qui y parle avec un amour infini. Les démons ne manquèrent pas devenir l'y
attaquer; il les méprisa et ne se relâcha en rien de sa retraite et de son
recueillement. Quand, par un devoir de convenance conforme à l'esprit religieux,
les serviteurs de Dieu devaient entretenir ou accompagner ceux qui les
visitaient, ils ne perdaient jamais de vue leur Dieu, saisissant toutes les
occasions de porter le prochain à la vertu. Le témoin dont nous avons parlé tout
à l'heure assure que tous leurs discours étaient de choses spirituelles.
Paul et Jean-Baptiste avaient une
dévotion extraordinaire pour le très saint Sacrement. Chaque fois qu'ils
allaient en ville, soit à la demande de monseigneur l'évêque, soit pour quelque
autre bon motif, s'ils ne pouvaient retourner aussitôt dans leur solitude et
qu'ils fussent obligés de faire quelque séjour, ils descendaient dans l'église
cathédrale, s'en allaient devant le Saint-Sacrement, où ils restaient à genoux
en prière pendant des heures, jusqu'à ce qu'on vînt les rappeler. Les jours où
ils restaient à dîner au palais épiscopal, aussitôt qu'ils avaient pris une
faible réfection, ils descendaient de nouveau dans l'église pour adorer le
Saint-Sacrement. Jésus, dans l'Eucharistie, était leur amour, leur soutien, leur
vraie nourriture. Si l'église n'était pas ouverte, ils se retiraient dans des
lieux écartés pour faire oraison et adorer en esprit le très saint Sacrement.
Aussi toute la ville eut-elle bientôt connaissance de la dévotion que ces bons
frères professaient pour ce sacrement d'amour.
Comme ils avaient gravé
profondément dans leur cœur cette maxime que celui qui marche hors de la sainte
obéissance, quelle que soit sa ferveur apparente, court toujours hors du chemin,
ils s'étaient mis sous la direction d'un bon prêtre. Celui-ci connaissait leur
vertu. Pour l'exercer, il leur faisait transporter sur leurs épaules de grosses
pièces de bois; il était obéi au moindre signe. Nos fervents jeunes hommes
dépendaient également sans réserve pour toute leur conduite des ordres de
monseigneur l'évêque. Ils professaient à son égard une obéissance et une
soumission parfaite. Ce sage prélat ne tarda pas à remarquer les dons
extraordinaires que les deux frères avaient reçus de Dieu. Guidé par le même
esprit de sagesse et de discernement dont l'évêque d'Alexandrie avait usé dans
la direction de Paul, il leur ordonna de faire le catéchisme aux enfants dans sa
cathédrale et d'aller visiter les moribonds qui les feraient appeler, pour les
consoler et leur inspirer les sentiments de la piété chrétienne. Il voulut en
outre que Paul donnât les exercices spirituels aux ordinands. A cet ordre
insolite, fondé pourtant sur des raisons graves, on vit s'élever des critiques,
pleins de l'esprit de contradiction. Ils allèrent jusqu'à censurer le digne
prélat, de ce qu'il faisait donner les exercices à ses ecclésiastiques, non par
un prêtre, mais par un simple ermite. Mais les plus vertueux et les plus sages,
et c'était la majeure partie du clergé, applaudirent à la mesure du prélat. Ils
savaient que l'esprit de Dieu parlait par la bouche de Paul, et que ses
discours, animés d'une ferveur et d'un zèle extraordinaire, pénétraient les
cœurs et produisaient de grands fruits. L'humble serviteur de Dieu obéit à la
volonté de l'évêque et donna les exercices. Les ordinands en retirèrent beaucoup
de consolation et do profit. La conduite du prélat fut ainsi pleinement
justifiée.



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