CHAPITRE 7.

MANIÈRE MERVEILLEUSE DONT PAUL ÉCRIT SES RÈGLES.

Quelles furent les grâces et les consolations spirituelles que Paul reçut du Seigneur après sa vestition, c'est ce que nous ne pouvons pas dire; elles sont connues de Dieu seul qui en fut l'amoureux et libéral dispensateur. Nous savons pourtant qu'à peine revêtu de l'habit de la passion, Paul parut rempli d'un esprit nouveau; il se proposa d'imiter en tout les vertus de Jésus-Christ et de retracer en lui-même autant que possible la sainteté de sa vie, afin d'exprimer au naturel, plus encore par ses œuvres que par son habit de pénitence et de deuil, l'image de Jésus crucifié, et de rappeler ainsi aux autres l'obligation de suivre ses exemples et de pleurer sa mort. Sachant en outre que Dieu l'appelait à se retirer en quelque lieu solitaire; il demanda à monseigneur l'évêque faculté et bénédiction pour demeurer dans une petite pièce dépendante de l'église paroissiale de Saint-Charles, située sous un escalier près de la sacristie.

   C'est là qu'il voulut se renfermer pour écrire la règle de la congrégation dont Dieu lui avait inspiré le dessein, et en même temps pour jouir tranquillement de la présence du Saint-Sacrement qui se conservait dans cette église. La cellule en question était une demeure propre à faire beaucoup souffrir; elle était humide, étroite, rustique, fort laide, dépourvue de toute commodité, sauf qu'elle était garnie d'une petite cheminée. Ce fut donc là que se retira, ou pour mieux dire, que s'enferma le fervent novice. Tout son vêtement consistait en une tunique très rude avec de simples caleçons de toile commune et si grossière que sa rudesse lui causa une incommodité sensible à la jambe. II avait la tête toujours découverte et les pieds nus; pour lit, il n'avait qu'une poignée de paille étendue sur la terre nue; sa nourriture n'était autre qu'un morceau de pain reçu en aumône; il n'avait pour toute boisson que l'eau. Qui peut donc exprimer tout ce qu'eut à souffrir le pieux novice étant si mal pourvu, surtout que l'hiver faisait déjà sentir ses rigueurs et dans une contrée si froide? Au milieu de toutes ces souffrances, Paul trouvait son soutien et sa force dans le saint amour de Dieu. Désireux de lui offrir un sacrifice de louanges dans une tranquillité et un silence plus parfaits, il se levait la nuit pour réciter l'office, puis se mettait en oraison. Il employait environ trois heures à la récitation de matines et à l'oraison, et cela, nonobstant la rigueur du froid qui devait être très intense.

   Après s'être ainsi préparé par une longue oraison, il écrivait chaque jour un chapitre des règles. Il reçut dans ce travail une assistance manifeste du ciel. En effet, bien qu'il n'eût jamais lu les règles d'aucun institut, Paul écrivait avec une promptitude, une liberté, une aisance parfaite, précisément comme s'il avait entendu une voix qui lui eût dicté les règles du nouvel institut, afin qu'elles fussent marquées au coin d'un juste discernement et d'une sagesse accomplie. Pour n'être troublé en aucune manière dans cette sainte retraite, où sa grande occupation était de se tenir dans un recueillement et une union continuelle avec Dieu, le vrai Père des lumières et la source de toute sagesse, il n'avait aucun commerce en ce temps-là avec personne et vivait dans une solitude entière. Grandes furent les grâces et les communications dont Dieu se plut à le favoriser en ce lieu. Il rendit compte de tout à son évêque et directeur, afin de se garantir de toute illusion. Il tint à cet effet un journal exact, duquel nous pouvons inférer combien il eut à souffrir de la faim qui le tourmentait et du froid qui le pénétrait de toutes parts. Les tentations et les assauts des démons qui cherchaient à accroître le sentiment de sa peine et à le détourner du saint exercice de l'oraison, étaient tellement violents et fâcheux que son pauvre corps s'en ressentait et que son cœur en éprouvait des convulsions douloureuses. Enfin le Seigneur le laissa parfois dans les ténèbres, dans l'aridité, dans des désolations intérieures, qui le portaient à se reconnaître toujours plus indigne des divines faveurs et à se considérer comme la plus vile des créatures. Toutefois, il ne douta jamais que l'âme qui persiste dans l'oraison, qui est ferme et inébranlable parmi les ennuis, les dégoûts et les tentations les plus fâcheuses, est comme un rocher solide et stable contre lequel vont se briser les vagues et les tempêtes, sans pouvoir lui faire le moindre mal. En récompense, il reçut à certains jours une communication et une intelligence sublime d'un mode d'oraison tout à fait privilégié et extraordinaire, d'où vient qu'il en parlait dans la suite avec assurance. Doctus patiens divina.

   Enflammé de ce feu divin, il sentait son cœur tantôt se consumer d'amour, tantôt s'embraser d'un ardent désir de partager avec le Sauveur le calice de sa passion, tantôt brûler de zèle pour la conversion des infidèles et plus particulièrement de l'Angleterre et pour le retour de tant de pauvres pécheurs. Aussi écrivait-il ensuite à son évêque, qu'au milieu des suavités, des lumières, des consolations que le Seigneur lui donnait, il eût désiré d'être mis en pièces pour le salut d'une seule âme. L'ardeur de son amour s'augmentait beaucoup par la réception quotidienne de l'Eucharistie qui est une fournaise d'amour et une fontaine de lumière. Il demandait avec beaucoup de ferveur à Jésus-Christ la lumière nécessaire ou plutôt son Saint-Esprit pour bien écrire sa règle. Afin de l'obtenir plus facilement, il s'adressait plein de confiance à la bienheureuse Vierge, aux Anges et aux Saints du ciel, et tout spécialement aux fondateurs des ordres religieux. Quarante jours se passèrent de la sorte. Paul avait écrit et développé toute sa règle. Il sortit de sa solitude, l'âme toute pénétrée de l'onction du ciel, et il alla se jeter aux pieds de son évêque pour lui présenter les règles qu'il avait composées à la manière que nous avons dit, par l'inspiration de Dieu. Le prélat, quoique rempli de doctrine et de sagesse, ne voulut pas se fier à son propre sentiment dans une affaire de si grande importance. Suivant en cela la coutume des hommes les plus éclairés, il voulut, pour mieux s'assurer de la volonté du Seigneur, que Paul fît le voyage de Gênes pour consulter un grand serviteur de Dieu, fort renommé pour ses lumières, et très capable de discerner les vraies inspirations.

   On était alors au plus fort de l'hiver. La montagne qui sépare la Lombardie de l'état de Gênes et que Paul devait traverser, est tellement escarpée et affreuse tant à cause des neiges qui y tombent en abondance et y séjournent longtemps, qu'à cause des vents impétueux qui règnent au sommet, que les muletiers les plus hardis et les plus expérimentés osent à peine se hasarder de la franchir, et qu'il n'est pas rare que des  voyageurs imprudents y périssent. Fortifié par l'obéissance, Paul néanmoins se met en route, il chemine à travers les glaces et les neiges, pieds nus, tête découverte avec une simple tunique plus propre à couvrir sa nudité qu'à le garantir de la rigueur du froid; et pour exécuter plus promptement la volonté de son saint évêque, il ne se contente pas de marcher le jour, mais poussé par sa ferveur, il marche encore la nuit à travers les roches et les précipices de cette horrible montagne. Au froid excessif, se joignait la crainte des loups. Il les voyait courir affamés sur les coteaux. Sa seule compagnie, sa seule défense était l'image du crucifix qu'il portait sur sa poitrine pour sa consolation. Si, le matin, au lever du soleil, il éprouvait quelque adoucissement à ses souffrances, d'un autre côté

son effroi augmentait, en voyant se détacher du sommet de la montagne de grands pans de glace, qui, de distance en distance, plombaient sur le chemin par lequel il lui fallait passer. Engourdi par le froid, accablé de lassitude, épuisé par la faim, il parvint enfin au haut de la montagne dans la nuit, si mémorable pour lui, de l'Épiphanie. Il n'avait pas un seul morceau de pain, ni d'argent pour en acheter. Ayant rencontré quelques gendarmes, il leur demanda la charité à genoux, comme il avait coutume de faire dans ces premiers temps, lorsqu'il demandait l'aumône. Ces pauvres gens le restaurèrent un peu, et le serviteur de Dieu reçut ce bienfait avec les plus grands sentiments de reconnaissance. Non seulement il en conserva la mémoire tant qu'il vécut, mais depuis, il montra toujours une affection spéciale pour cette classe de personnes. Dans ses missions, il mettait tous ses soins à secourir leurs âmes, répétant souvent qu'il en avait été secouru et assisté dans ses plus grands besoins.

   Dans le cours du voyage, plusieurs passants, voyant Paul ainsi vêtu en pénitent et manquant de la lumière nécessaire pour connaître et admirer la ferveur du saint jeune homme, se disaient l'un à l'autre : «Oh! pour celui-là, il faut qu'il ait commis de bien grands crimes! Voyez quelle pénitence son confesseur lui a donnée»! Enfin, ce fut au milieu de ces rebuts continuels et de ces fatigues que le serviteur de Dieu arriva à Gênes. En y entrant, il fit la rencontre de deux religieux trop peu éclairés pour apprécier sa vertu, qui, à son approche, se mirent à lui appliquer par raillerie et par mépris ces paroles de la sainte Écriture : Quare fremuerunt gentes et populi meditati sunt inania? «Pourquoi les nations ont-elles frémi, pourquoi les peuples ont-ils enfanté de vains projets»? Ils prétendaient par là le donner pour un fanatique, peut-être même pour un fou. A cette parole, le serviteur de Dieu ne répondit qu'en s'humiliant et en se confondant au fond du cœur. Il retirait tant de profit de ces opprobres, qu'il put dire avec raison dans la suite : «Je dois convenir que ces moqueries et ces dérisions étaient fort salutaires à mon âme».

   Nous ignorons quelle fut la réponse précise du grand serviteur de Dieu qu'il était allé consulter. Il est à présumer toutefois qu'il approuva pleinement le genre de vie que Paul avait entrepris, qu'il reconnut pour vraies et pour saintes ses inspirations et ses résolutions, enfin qu'il en assura le digne évêque. En effet, Paul, de retour dans sa patrie, continua toujours sous la direction de ce prélat, et poursuivit avec une ferveur nouvelle les exercices de sa vie pénitente. Il s'efforça de même de perfectionner l'œuvre qu'il avait commencée, avec d'autant plus de satisfaction qu'il était plus sûr qu'elle plaisait à Dieu.

   

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