

CHAPITRE 1.
NAISSANCE ET PREMIÈRES ANNÉES
DU B. PAUL DE LA CROIX.
Le père Paul de la Croix, dont la
mémoire est en bénédiction, naquit à Ovada, bourg du diocèse d'Acqui, qui
dépendait alors de la république de Gênes. Son père s'appelait
Luc Danéi. II
était natif de Castellazzo, ville du Montferrat, au diocèse d'Alexandrie de la
Paille, et descendait de la noble famille des Danéi, autrefois l'une des plus
distinguées de cette florissante cité. Nous pourrions rapporter ici sa
généalogie que nous avons extraite des archives locales; mais notre unique
dessein étant de raconter fidèlement la vie et les actions du père Paul, nous
supprimons ce détail, d'autant plus que ce saint homme tint toujours
soigneusement cachées les illustrations de sa famille et ne connut jamais
d'autre richesse, ni d'autre gloire que celle des vertus chrétiennes. Sa mère
Anne Marie Massari, également issue de parents honorables, était née à Roveriolo,
dans les terres de l'ancienne république de Gènes.
Pendant quelque temps ils firent
leur résidence à Castellazzo, patrie de Luc; mais ensuite, pour éviter le
tumulte et les embarras de la guerre qui désolait le Montferrat et d'autres
contrées de la Lombardie, ils se retirèrent à Ovada, dans l'espoir d'y mener une
vie plus tranquille. C'est là que notre bienheureux vit le jour. Ces fortunés
époux vivaient dans la crainte de Dieu et une grande union, sans donner aucun
sujet de déplaisir ou de plainte à personne. Luc était un homme d'une intégrité
parfaite et d'une grande droiture de cœur. Il se plaisait à lire les livres les
plus propres à inspirer la vraie piété, comme sont surtout les Vies des Saints.
Anne se distinguait encore plus par la pratique de toutes les vertus de son
état. Elle était fort estimée de tous ceux qui la connaissaient. On la
respectait généralement comme une femme de beaucoup de piété et de vertu.
Une suite de revers avait presque
anéanti leurs ressources. C'est pourquoi Luc s'occupait d'un petit négoce, moins
cependant par amour du gain, qu'afin de pourvoir à sa subsistance et à celle de
sa famille; Anne Marie vaquait aux soins du ménage. Mais moins ils étaient
favorisés des biens de la terre, plus ils étaient riches des trésors de la
grâce.
Persuadés qu'ils se devaient tout
entiers eux-mêmes et leurs enfants au service du souverain Maître, ils mettaient
toute leur sollicitude à les élever chrétiennement. Dieu donnant une abondante
bénédiction à leur union, ils en eurent jusqu'à seize, tant filles que garçons.
Paul fut l'aîné de tous, et ce
fut aussi sur lui que le Seigneur répandit les prémices et l'élite des faveurs
qu'il destinait à cette famille. Ses parents ne manquaient jamais de faire
baptiser leurs enfants dès leur naissance, afin que régénérés à la grâce, ils
acquissent aussitôt le droit à l'héritage céleste; toutefois le baptême de Paul
fut différé de quelques jours, à raison sans doute de quelque empêchement. II
vint au monde le 3 janvier 16 9 4, et ne fut baptisé que le 6. On lui donna au
baptême les noms de Paul-François. Peut-être y eut-il dans ce choix une
disposition particulière de la Providence. Nous verrons que cet enfant,
grandissant devant Dieu et devant les hommes, était destiné à prêcher
Jésus-Christ Crucifié, et à réveiller dans le cœur des hommes le souvenir de la
Passion vivifiante du Rédempteur; or, ce fut aussi la mission que reçurent du
ciel l'Apôtre saint Paul et le séraphique patriarche saint
François. Sa pieuse mère eut
sujet de croire que le fruit qu'elle portait, était prévenu d'une bénédiction
toute spéciale du Seigneur. Sa grossesse ne fut pas seulement exempte de
fatigue, d'ennui et d'incommodité ; mais elle en ressentait un merveilleux
soulagement intérieur, et elle avait la bouche comme remplie d'un parfum suave,
ce qui lui donnait une grande consolation. De plus, au moment où naquit
l'enfant, on vit la chambre éclairée d'une lumière extraordinaire et si
éclatante, qu'elle effaçait celle des lampes, car c'était la nuit; comme si, par
ce présage miraculeux, le Seigneur eût voulu marquer la vive lumière que cet
enfant devait répandre dans la suite de sa vie par l'exemple de ses sublimes
vertus.
Le tendre enfant à peine né, on
eût dit qu'il avait dès lors le discernement.
Régulièrement, il ne prenait le
lait que toutes les quatre heures. C'était comme l'indice de cette grande
abstinence qu'il devait pratiquer le reste de ses jours.
Un enfant de si belle espérance
réclamait les plus grands soins. On peut penser avec quel zèle sa mère s'efforça
de planter les semences de toutes les vertus dans son cœur, à mesure qu'il en
devint capable, et de quelle vigilance elle environna le trésor que lui confiait
le Père céleste. Cette sage mère, sachant combien il est facile de prendre les
mauvaises impressions du monde, surtout dans le jeune âge, avait pour maxime
d'éloigner son fils de tout rapport, particulièrement avec les personnes d'autre
sexe. Elle en donnait pour raison, que bien que ces personnes devraient être des
modèles de retenue, il arrivait pourtant quelquefois qu'elles laissaient
échapper des propos inconvenants. Aussi aimait-elle à garder ses fils à la
maison et sous ses yeux, les considérant comme de jeunes oliviers qu'elle était
chargée de cultiver pour la gloire et le service de la divine Majesté. Une fois
qu'ils avaient atteint l'âge convenable, elle n'omettait jamais de les envoyer
au catéchisme qui se faisait à l'église, désirant qu'ils y apprissent avec les
autres enfants à bien connaître le Seigneur, pour l'aimer et le servir comme il
convient. Non contente de cela, elle aurait cru manquer au devoir d'une bonne
mère, si elle n'avait eu soin de leur répéter elle-même les vérités de la foi et
de leur enseigner les commandements du Seigneur. Comme la mère du Sage, qui
s'étudiait à former son fils à la vertu et à la sainteté dès ses plus tendres
années, elle tâchait donc d'imprimer profondément la crainte de Dieu dans le
cœur encore tendre de ses enfants.
Le père applaudissait de tout son
cœur à la sollicitude maternelle de son épouse; il jouissait de voir ses fils
nourris du lait céleste de la sagesse. Lui-même, de son côté, leur recommandait
d'éviter le jeu et le port des armes. Sachant le grand préjudice qu'ont coutume
d'occasionner les armes et le jeu, et la facilité avec laquelle on contracte de
mauvaises habitudes, il leur défendait absolument de manier les cartes, ou
d'avoir des armes, même sous prétexte d'aller à la chasse.
A cette école de vertu et de
crainte du Seigneur, le jeune Paul-François ne tarda pas à faire paraître la
docilité et l'ouverture d'esprit dont Dieu l'avait doué. Ses pieux parents, si
vigilants pour l'éducation de leurs enfants, n'épargnèrent sans doute aucun
soin, ni l'un ni l'autre, mais surtout la bonne mère, pour faire croître leur
fils en grâce et en vertu, à mesure qu'il croissait en âge et en capacité. La
pieuse mère ne perdait aucune occasion de travailler à le rendre meilleur; elle
usait de saintes industries pour attirer sa jeune âme à la vertu; elle profitait
des moindres rencontres pour lui donner avec grâce les avis opportuns et
l'exciter avec discrétion au bien. Ainsi, lorsqu'elle lui arrangeait les
cheveux, s'il arrivait à l'enfant de pleurer d'ennui ou de peine, comme c'est
l'ordinaire, elle se mettait à lui raconter la vie des anciens Anachorètes; et
comme elle était fort unie à Dieu, elle racontait avec tant de charme et de
piété, que le petit Paul-François se taisait aussitôt et retenait ses larmes;
ces pieux récits faisaient dès lors une douce impression sur son cœur. C'était
là un présage du grand amour qu'il eut depuis pour la retraite et la vie
solitaire.
Une si bonne mère ne pouvait
manquer d'être agréable à Dieu. Sa vertu, semblable à un or pur, était en état
de résister aux plus rudes épreuves. Aussi le Seigneur se plut-il à lui donner
des occasions de souffrir, afin de la perfectionner et de l'enrichir de nouveaux
mérites. Elle se conduisit dans ces occasions en femme vraiment forte, et en
fidèle imitatrice de Jésus-Christ. Outre la peine, qu'elle partageait avec son
époux, de vivre en pays étranger et dans un état voisin de l'indigence, outre le
poids d'une famille très nombreuse, Anne Marie était sujette à des infirmités
presque continuelles. Mais, soumise en tout à la sainte volonté de Dieu, elle se
maintint constamment humble, amie de la prière et de la retraite et, ce qui est
plus admirable encore, jamais, parmi tant d'afflictions, on n'entendit sortir de
sa bouche une parole de plainte ou d'impatience.
Quelquefois elle se sentait
violemment émue, mais se surmontant elle-même, elle étouffait le feu de la
colère et ne disait autre chose à ses enfants que cette belle parole : «Que Dieu
fasse de vous tous des Saints».
Fortifié par les exemples d'une
compagne si vertueuse, par la lecture des bons livres, par le saint exercice de
l'oraison, Luc, son mari, souffrait aussi avec beaucoup de résignation et de
patience les incommodités de la pauvreté et toutes ses autres peines, les
acceptant de la main paternelle de Dieu. Cette habitude de souffrir
chrétiennement, en silence et en paix, cet amour de la croix, accrut en lui
l'amour de notre aimable Sauveur; et cet homme vraiment vertueux en vint au
point de concevoir un si vif désir de mourir pour lui, qu'il eut été heureux de
perdre la vie dans les tourments pour confesser la foi. Que telles fussent les
dispositions de son cœur, et telle la vivacité de son amour pour Dieu, c'est ce
que prouvent à l'évidence les actes sublimes de charité fraternelle par lesquels
il couronna sa vie et obtint une mort précieuse. Déjà Paul avait quitté la
maison paternelle. Il s'employait alors au service des malades dans l'hospice de
Saint Gallican, comme nous le dirons plus tard, lorsqu'un jour Luc, son père,
renversé à terre par une personne dont le nom m'est inconnu, fit une chute
mortelle. En tombant, sa première pensée et son premier soin furent d'excuser
celui qui était l'occasion de sa mort. Un de ses fils, nommé Joseph, était sur
les lieux. Il lui recommanda sur toutes choses de pardonner de bon cœur, de bien
se garder de conserver aucun ressentiment, aucune aigreur, contre celui qui
était la cause involontaire de sa chute. C'est dans des sentiments si pieux et
si chrétiens qu'il se disposa à la mort.
Mais quelle ne fut pas la douleur
de sa pauvre femme à ce coup terrible. En perdant son mari, elle perdait tout à
la fois une société édifiante et le principal soutien de sa nombreuse famille.
Cependant, triomphant par sa vertu des sentiments et de la faiblesse de la
nature, on la vit se tenir immobile, à genoux, au pied du lit de son époux
expirant, recommandant son âme à Dieu et ne cessant de l'assister de ses
prières, jusqu'à ce qu'il rendit paisiblement son dernier soupir.
Elle survécut, plusieurs années à
son pieux mari, et continua de mener une vie exemplaire. Enfin le temps vint
aussi pour elle d'aller, comme nous l'espérons, recevoir la récompense de sa vie
vraiment et constamment chrétienne. Quand elle fut à l'extrémité, le prêtre qui
l'assistait, lui ayant suggéré le saint nom de Jésus, pour lequel elle avait
toujours eu une grande dévotion, toute moribonde qu'elle était, elle inclina la
tête; elle l'inclina une première et une seconde fois, et à la troisième, elle
expira tranquillement.
Aussitôt que le père Paul reçut
la nouvelle de sa mort, il écrivit la lettre suivante qui est un monument
authentique et fidèle des vertus de sa mère.
Lettre pour le décès de sa mère.
«La très sainte Passion de
Jésus-Christ soit toujours dans nos cœurs!
Mes bien-aimés en
Jésus-Christ,
J'ai reçu votre lettre qui
m'apprend l'heureuse et sainte mort de notre bonne mère. La nature n'a pu
s'empêcher de payer son tribut, en nous faisant éprouver quelque sentiment de
peine; mais cette peine s'est trouvée bien adoucie, lorsque nous avons considéré
ce grand coup dans la volonté divine qui ne peut vouloir que le mieux. Dans nos
trois Retraites (ou Maisons), on a chanté la messe et l'office des morts. Nous
continuons tous les trois de célébrer le saint Sacrifice pour l'âme d'une si
bonne mère, bien que nous ayons la douce confiance qu'elle n'a plus besoin de ce
secours; il nous semble en effet ne pouvoir douter que déjà notre bon Dieu ne
l'ait reçue dans le sein de son infinie miséricorde au saint Paradis. Ainsi,
nous devons nous réjouir tous, de ce qu'après tant de peines qu'elle a
souffertes avec une constance, une patience et une résignation si grandes, elle
jouit maintenant, pour toute l'éternité, du fruit de ses vertus, grâces aux
mérites de la très sainte Passion de Jésus-Christ. Nous avons même le bonheur de
l'avoir pour avocate dans le royaume du ciel, puisque dans cette vallée de
larmes, elle n'a jamais cessé par ses bons exemples et ses ferventes
exhortations de nous porter et de nous exciter tous à courir dans la voie de la
perfection et de la sainteté. Il nous reste maintenant à garder fidèlement le
souvenir de ses leçons et de ses exemples, à imiter sa piété, sa patience et sa
résignation toujours soutenues, afin de lui être un jour réunis pour chanter les
miséricordes de Dieu, dans le beau royaume de la gloire».
Élevé d'une manière si pieuse,
Paul-François fit de continuels progrès. Encore enfant, on pouvait déjà augurer
ce qu'il serait un jour; il montrait dès lors beaucoup d'inclination pour la
retraite et la prière. Étranger aux amusements de son âge, il goûtait un plaisir
singulier à dresser de petits autels avec son frère Jean-Baptiste, qui fut
depuis son fidèle compagnon jusqu'à la mort. On le voyait se prosterner devant
une image en cire de l'enfant Jésus, qu'il y avait placée. C'est là, comme on
sait, l'indice ordinaire d'un bon naturel et une marque de vocation à l'état
ecclésiastique.
Parmi ces exercices d'une piété
naissante, Paul et son frère Jean-Baptiste ne négligeaient pas d'honorer de leur
mieux la Reine du ciel, notre aimable Protectrice à tous. Cette tendre Mère,
cette Protectrice très aimante fit voir de son coté combien elle agréait ces
hommages innocents et quel soin elle prenait des deux jeunes frères. Un jour
que, par une de ces imprudences si communes à cet âge, ils étaient tombés dans
la rivière du Tanaro et en grand danger d'être noyés, tout à coup ils virent
apparaître une Dame très belle et très gracieuse, qui, leur donnant la main avec
bonté, les délivra des eaux et de la mort. Ce miracle était un gage de la
bienveillance qu'elle leur porta toujours dans la suite.



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