sainte
MARIE MADELEINE DE PAZZI
carmélite et auteur mystique
(1566-1607)

LES QUARANTE JOURS D'EXTASES

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Le dimanche 10 juin, après avoir reçu la très Sainte Communion, je vis Jésus plein d’amour qui, doucement me disait : Ma fille, donne-moi ton cœur (Pt 23,26). Aussitôt, Il prit mon cœur et le mit dans le sien, et, me parlant avec un très grand amour, Il me dit : « Ma petite fille, je ne veux point te rendre ce cœur avant qu’il ne soit tout pur, pur et plein d’amour pur, afin qu’au jour de ton jugement particulier, lorsque je le présenterai à mon Père éternel, Il l’accepte et le reçoive, et qu’il Lui soit spécialement agréable en raison du lieu où je le garde.

Tous les saints aussi seront en grande fête et allégresse, comme tu le sais, ma bien-aimée, selon ce qu’on lit aujourd'hui dans l’Évangile : que moi, Dieu, ainsi que les saints et les anges, festoyons et nous réjouissons pour une seule âme de pécheur qui se convertit et revient à la vraie pénitence. Et sais-tu, ma petite fille, à quel point je fête cette âme et m’en réjouis ? Mon amour pour une seule âme est si ardent que pour la faire revenir à moi, je priverais tous mes élus du bonheur qu’ils éprouvent en moi, sans toutefois leur ôter la grâce. S’il était possible, j’en priverais même les saints, pour la donner tout entière à une seule âme. Mais ce n’est ni possible ni nécessaire.

Et sais-tu encore, ma petite colombe, comment j’aime ces âmes qui reviennent à moi et me réjouis en elles ? Comme tu le ferais si l’un de tes membres, atteint d’une infirmité, à force de soins se trouvait guéri. Tu t’en réjouirais, en mènerais grande fête et l’aimerais plus que les autres membres, parce qu’ayant été malade il serait redevenu sain. Tu ne laisserais point cependant d’aimer beaucoup les membres qui n’auraient jamais eu de mal, mais pour cet autre tu serais plus joyeuse fête et manifesterais plus de joie. C’est ainsi que j’agis lorsque l’âme malade du péché en vient au repentir et guérit ».

Et Jésus ajouta : « Sais-tu encore de quelle façon ma petite épouse ? Comme agirait un homme qui ayant deux vêtements blancs, dont l’un taché, ferait disparaître complètement la tache en la lavant. Ne crois-tu pas qu’il éprouverait satisfaction et allégresse en voyant qu’il peut le porter et s’en servir ? Ceci ne veut pas dire qu’il n’aime et ne mette plus volontiers le vêtement qui n’eut jamais de taches. Certes oui, il en est plus heureux et s’en réjouit davantage. Je n’agis pas autrement, car si je célèbre et fête l’âme d’un pécheur qui vient à se repentir, cette âme salie par la tache affreuse du péché, il n’est pas moins vrai que je recours plus volontiers à celles qui jamais n’ont eu souillure de péché. Ces âmes qui lavent les taches de leurs péchés dans les eaux de la pénitence, je les aime et les reçois avec plus d’allégresse, mais crois bien que les autres, qui sont demeurées pures, me sont plus chères, que j’en ai plus d’estime et les aime beaucoup plus.

Écoute, ma petite fille, ce que je vais te dire pour que tu le comprennes mieux. J’agis comme ferait un père qui aurait deux fils dont l’un, pour un méfait, serait mis en prison. Comme il veut en sortir à l’insu des gardiens, il faut qu’on lui procure une échelle de cordes, munies de crochets aux deux bouts, afin qu’elle reste bien tendue. Et ainsi, l’appliquant au mur, il y monte, il échappe au danger de la prison et trompe ses gardiens. C’est exactement ce que je fais à cette âme prisonnière du péché : je lui tends l’échelle afin qu’elle puisse sortir de péril et échapper au mal. Tu sais que l’échelle a deux montants où s’appuie celui qui la gravit. Le premier représente la connaissance de la grandeur de Dieu ; l’autre, la connaissance de sa bonté; je les donne à l’âme pécheresse afin que, connaissant ma grandeur et ma bonté sans mesure, elle espère que je la recevrai quand elle viendra à moi. Les degrés de cette échelle sont mes vertus : l’âme qui les gravit n’a point à douter de son salut. Les deux crochets aux deux bouts par où s’attache l’échelle sont : celui du bas, l’humilité intérieure et extérieure ; celui du haut, l’amour et la crainte filiale, et la paroi où s’appuie cette échelle est la sainte croix.

L'âme, en montant par cette échelle, trompe finalement les gardes de la prison, qui sont les démons de l’enfer. Ma petite colombe, ma chère petite épouse, pour te montrer de combien de manières je tire à moi la créature, dans mon grand amour, je te dirai encore ceci. Je me comporte comme un père dont le fils devait aller en pèlerinage, loin de sa patrie. Le Père, qui a déjà fait autrefois ce voyage, sait que sur la route se cachent de grandes fosses couvertes d’herbe verte, et bien d’autres dangers, dans lesquels le Fils, qui les ignore, peut tomber et mourir. Le Père ne pouvant quitter sa patrie et l’accompagner, que fait-il ? Il envoie avec lui un de ses serviteurs, et le prévient exactement de tous les dangers qu’on rencontre en ce voyage. Le serviteur, qui ne l’a jamais fait, ne connaît pas les dangers comme son maître ; toutefois, à cause de l’amour qu’il lui porte, il suffit que le maître les lui signale pour qu’il parte en toute confiance avec le Fils.

Le Père envoie encore avec son Fils un frère ou un ami qui a déjà fait ce voyage, de sorte que le Fils à moins de se jeter de lui-même dans la fosse étant si bien gardé et prévenu, ne peut en aucune manière y tomber. Mais si, comme je l’ai dit, il s’y jette volontairement, le malheureux s’en trouve très triste et affligé, n’ayant aucun moyen de s’en tirer. Or le bon serviteur, quand il voit la chute du malheureux, ne peut s’empêcher de l’aider en raison de son amour pour son maître, et déplie tous ses efforts pour le tirer de la fosse et l’arracher à ce péril.

Telle est ma façon d’agir, ma petite fille, avec l’âme qui sans cesse doit poursuivre sa route et ce monde misérable, loin de sa patrie qui est le Paradis. Ignorant les dangers de ce monde et les grands trous couverts par l’herbe verte de l’apparence des choses, l'âme, si elle n’en est pas prévenue, y tombe facilement. Moi qui ai fait ce voyage, qui ai marché durant trente ans sur ces chemins, je connais bien les dangers qui s’y cachent, mais comme il ne convient pas que je quitte encore ma patrie pour l'accompagner en personne, en Père très aimant j’envoie avec elle un serviteur fidèle et bon, en l’avertissant des dangers de ce monde. Il s’agit de l’ange gardien que j’ai donné à toutes les créatures ; grâce à l’amour, à l’obéissance et au respect qu’il me porte, il comprend en un instant ma volonté et ce que je veux lui commander, et s’emploie très joyeusement à la garde de cette âme chérie.

Afin qu’elle marche plus sûrement, je lui donne encore pour compagnon un de mes frères ou amis, qui ayant fait comme moi ce voyage, en connaît très bien les dangers. Ce frère ou cet ami, ce sont mes saints qui ont bien cheminé en ce monde, au milieu de très grands dangers, et les ont tous dépassés avec l’aide de ma grâce. C’est pourquoi j’en envoie souvent un au secours d’une âme, sans qu’elle l’ait choisi elle-même, car beaucoup choisissent un saint protecteur qu’elles vénèrent particulièrement. L'âme, bien protégée par ces gardiens et prévenue des dangers, ne peut tomber dans les fosses et les abîmes des péchés, si ce n’est de sa propre volonté. Et si elle y tombe, la malheureuse se voit très misérable en ce gouffre dont elle ne sait ni ne peut trouver l’issue. Mais le serviteur qui l'accompagne, l’ange gardien que je lui ai donné, à cause de l'amour qu’il me porte, cherche tous les moyens, toutes les manières possibles de tirer cette âme du péché, de cette profondeur dangereuse qui conduit à la mort éternelle, en l'aidant de ses continuelles inspirations ».

Alors, voyant à quel point le Seigneur aime ses créatures, et de combien de manières Il cherche à les attirer à Lui, je commençai à les recommander, en disant : « De grâce, mon Jésus, donnez-la-moi, mon Amour, elle aussi est une de vos créatures ». Alors Jésus me la donna, mais grâce à la prière des moniales.

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Le lundi 11 juin, après avoir communié, considérant les paroles du psalmiste : Ta Parole est la lampe de mes pas, la lumière de ma route (Ps 109,105), il me sembla comprendre que Jésus était cette lumière qui vient à nous, ses élus ; ainsi, grâce à la lumière qu’Il est lui-même, nous pouvons chercher cette perle précieuse (Mt 13,45) dont on lit dans l’Évangile qu’elle est perdue (Lc 15,8-10), et qui est l'âme pécheresse ; Jésus veut que nous la cherchions et la retrouvions de deux manières : tout d’abord par la lumière qui est en nous, ensuite par la prière que nous devons faire pour elle, en l’exhortant aussi par la sainte charité à sortir du péché.

De cette manière, en l'aidant de nos prières et de nos saintes exhortations, nous parvenons à la retrouver comme cette perle qui était perdue. Je voyais encore que Jésus, comme vrai pasteur, était venu de lui-même en ce monde rechercher la brebis perdue (Lc 15,4-7), c’est-à-dire l'âme pécheresse, laissant au ciel les quatre-vingt-dix-neuf qui sont les neuf chœurs des anges. Et l’ayant retrouvée, je voyais qu’Il la mettait sur ses épaules, et la portait joyeusement ; si bien que je restai un moment absorbée par l’amour infini avec lequel Il était venu chercher cette petite brebis perdue.

Ensuite, je priai Jésus de me donner quelque signe que je n’étais pas victime d’une tromperie, car j’en avais grande peur. Et Jésus me dit : « Oh, si je te montre l’amour que je porte aux créatures, ce que je fais, ce que j’ai fait pour elles, comment peut-tu penser que ce soit une tromperie ? Mais afin de t’éviter une telle crainte, je te donne ceci pour signe : chaque fois que tu trouves en toi le désir de ne pas m’offenser, tiens pour certain que tu n’es pas trompée. De plus, quand tu serais trompée, je le ferai savoir au Père ». Or, par la grâce de Dieu, je sens en moi ce désir de ne pas offenser Dieu, ni en ceci ni en rien d’autre. Je voudrais l’aimer seulement et m’unir à Lui.

Deux fois en ce même jour, elle subit un assaut d’amour si grand qu’elle semblait sur le point de défaillir. Elle eut alors une vision admirable du pur amour. Elle voyait Dieu, en lui-même pureté parfaite, s’aimer d’amour pur et infini, et aimer la créature aussi d’un amour pur et infini. Elle vit en un instant tout ce que Dieu a fait pour la créature indigne et misérable, si bien qu’elle ne put s’empêcher de crier d’une voix forte, que son entourage entendait, disant :

« Amour, amour, ô Dieu, qui aimes la créature d’amour pur, ô Dieu d’amour, ô Dieu d’amour ».

Et voyant les créatures si ingrates devant un tel amour, elle laissait éclater sa douleur et criait :

« Seigneur, assez d’amour, assez d’amour, il est trop grand, ton amour pour les créatures ! Trop, non certes pour ta grandeur : trop, pour une créature si vile et si basse. Seigneur, pourquoi me donnes-tu à moi, si indigne et si vile, tout cet amour ? Tu as bien d’autres créatures, ne dirait-on que je suis la seule ? Communique, ô mon Seigneur, cet amour à tes autres créatures. Tu le donnes, mon Amour, oui tu le donnes, mais tu vois que les traîtres n’en veulent pas ; ô mon Jésus, qui vous a conduit sur cette croix sinon l’Amour ? »

Elle avait en main un Crucifix et Lui parlait, voyant des yeux de l’esprit autre chose que ce qu’elle regardait de l'extérieur en celui qu’elle tenait à la main. Ce jour-là elle tint les yeux fixés sur ses saints pieds, voyant sculptée en eux la grande malice des créatures, et elle disait :

« Mon Amour, qui a cloué ainsi vos pieds, sinon la méchanceté des créatures ? Vendredi dernier, tu m’as bien montré, mon Jésus, ce dont je souffre maintenant en un vrai martyre : ceux qui vivent dans la malice enfoncent les clous en tes saints pieds. Hélas ! Que ne suis-je sur la croix, mon Jésus, telle que je te vois maintenant ? Si du moins tu n’étais pas nu, mon Jésus, sur cette croix, dans un tel opprobre, pour une plus grande dérision ! Allons, Amour, tu l’as voulu ainsi. L’Amour, l’amour t’a rendu fou, fou pour ta créature ingrate ; ô aveuglement, ô malice de l’homme, devant un tel amour ! Personne, personne, il n’est personne qui aime mon Amour. Ô mon Amour, quand te posséderai-je ? Quand m’unirai-je parfaitement à toi ? Quand t’aimerai-je infiniment ? Je me rassasierai, je me rassiérai, quand paraîtra ta gloire (Ps 17,15). Mon Jésus, assez d’amour, car je n’en peux plus, mais si tu veux m’en donner davantage, soit ; et autant que tu le veux. Mais donne-moi la force de le supporter.

Ô Sainte Vierge, comment pouvais-tu y tenir ? Tu le voyais, Il était ton Fils et Il était ton Dieu ! et tu savais qu’Il agissait ainsi par amour de la créature. Comment y tenais-tu, sans laisser éclater ta douleur, si moi, sans même le voir, j’éclate et je défaille sous l’excès de ma peine ?

Il est vrai, mon Jésus — comme tu me l'as montré samedi dernier — qu’elle était modérée en toutes choses ».

Et se tournant vers les moniales présentes, leur présentant le Crucifix qu’elle avait à la main, elle leur disait :

« Aimez-le, aimez-le, mon Jésus, aimez-le, vous, car personne ne l'aime ».

Ce qu’elle répéta plusieurs fois, disant des paroles amoureuses et pleines de compassion, que je ne saurais exprimer, ni expliquer. En cela elle supporta une très grande peine, tant intérieure qu’extérieure, pleurant et se plaignant beaucoup de voir que l'amour, à cause de la malice des créatures, n’était ni aimé ni connu.

17

Le mardi 12 juin, après avoir communié, je considérai ces paroles : Mes délices sont parmi les enfants des hommes (Pr 8,31). Et je compris que les délices de Dieu consistaient à être avec les fils des hommes, c’est-à-dire que Dieu prend grand plaisir à demeurer dans les âmes pures et qui l’aiment d’un amour pur ; c’est pourquoi Il les appelle ses délices. Je m’arrêtai un peu pour voir et considérer le grand plaisir que Dieu trouvait dans les âmes, mais surtout pour goûter le grand amour qu’Il leur porte, et que je ne pourrai jamais, jamais vous dire ni exprimer d’aucune manière.

Ce jour là, elle subit un assaut d’amour si grand qu’elle semblait être devenue folle, et cela dura trois heures de suite, de 18 heures jusqu’à 21 heures. Cet assaut fut si violent qu’elle dut se lever, et, sortant du lit elle prit en main le Crucifix qu’elle garde sur son petit autel, et commença à courir dans sa chambre en criant d’une voix forte : « Amour, amour, amour », avec un charmant petit sourire, plein de joie et de douceur. Il était consolant de l’entendre, et son cri : « Amour, amour » effrayait quelque peu mais ne causait pas d’épouvante. Elle se reposait un peu, les yeux fixés sur ce Crucifix, apparemment dans une grande exaltation d’esprit, puis, se levant à nouveau, l’embrassait et l'étreignait fortement sur sa poitrine, avec un élan passionné, et répétait :

« Amour, amour, amour, jamais je ne cesserai de t’appeler Amour : Amour qui n’est aimé ni connu de personne, ô mon Amour, jubilation de mon cœur, tu es l’Amour ».

Et se tournant vers les personnes présentes, elle disait :

« Amour, amour, tu ris, tu pleures, tu cries et tu te tais, Amour ! »

Elle leur disait aussi :

« Ne le savez-vous pas ? Ô Jésus, mon Amour, je dis que tu es fou d’amour, fou d’amour, ô mon Jésus! Ô Amour, tu es tout aimable et joyeux ! Ancienne et nouvelle vérité. Amour, amour, tu récrées, tu réconfortes, Amour! Amour, amour, tu es un amoureux et unifiant amour ! Amour, tu es souffrance et soulagement, Amour, tu es fatigue et repos, mort et vie, Amour ! Ô Amour, qu’y a-t-il qui ne se trouve en toi ? Quel bien n’est pas en toi, Amour ? Amour, amour, tu es sage et joyeux. Haut et profond amour. Amour, amour, tu es admirable, inexpugnable, impensable, incompréhensible, Amour ! »

Ce jour-là elle garda les yeux fixés sur le côté du Crucifix qu’elle tenait dans sa main, son regard intérieur s’attachant davantage au côté de Jésus, vrai lieu de repos et de délices, voyant en Lui toutes les créatures comme dans un miroir, mais surtout les épouses de Jésus qui sont les moniales, et il lui semblait que cette chambre nuptiale avait été faite uniquement pour ces vierges épouses de Jésus, comme elle l'avait vu le mercredi après la très Sainte-Trinité. Elle disait qu’à ce moment elle voyait toutes les moniales de ce couvent, certaines même d’autres monastères, mais très peu, et que beaucoup en sortaient. Elle voyait encore des anges qui se tenaient dans ce côté comme en un très beau jardin, y ramassant des fleurs, comme elle l’avait vu le mercredi précédent. Ils en cueillaient beaucoup à cet endroit et elle disait :

« Malheur à ces religieuses qui enfreignent les trois vœux, par lesquels elles se sont liées à Dieu, surtout celui d’obéissance, car si l’on manque seulement aux deux autres, c’est-à-dire la chasteté et la pauvreté, cet amour dont les bras sont tendus et si étirés sur la croix peut reprendre ces liens et le réunir ensemble aisément. Mais si le vœu d’obéissance est rompu avec les deux autres, il n’est personne qui puisse les relier, sinon l’amour qui se meut de lui-même. Elle peut bien, Marie, elle peut bien, Marie notre Mère, nous couvrir sous son manteau, mais elle ne peut les relier. L’Amour, l’amour seul en est capable.

Amour, amour, tu es aussi ce lien qui lie l'âme à Dieu très étroitement ; mais malheur, malheur aux créatures qui défont ce lien, car il n’est pas, non, il n’est pas d’amour qui puisse le renouer si ce n’est toi, Amour. Le Père avec toi, l’Esprit Saint avec toi. Mais c’est toi, toi l’Amour qui as souffert la peine, qui as renoué ce lien. Marie, notre Mère, peut te montrer le sein qui t’allaita, et faire pression sur toi pour que tu veuilles le relier.

Ô Amour pur. Pur Amour. Ô unité de la très Sainte-Trinité. Ô sagesse du Père, ô bienveillance de l’Esprit Saint. Ô mon Amour, mon Jésus, tu es fou d’amour, mon Jésus. Quand, mon Amour, m’unirai-je à toi ? Amour. Ancienne et nouvelle vérité, Amour, amour, je le sais, tu veux que l'âme revienne à toi pure, comme elle est sortie de toi. Amour, lorsque tu vois, Amour, que plus elle vit, plus son péché la salit, tu lui barres la route et l'envoies se purifier par amour. Amour, amour, je te vois blessé par amour. Enlève par amour de ta plaie cette lance qui t’a blessé par amour, que je vienne à toi, et que pleuve l’eau qui s’y trouve, l’eau de ta grâce et de ton amour. Amour, amour, fais-la descendre au cœur de tes créatures, créées par amour.

Amour, amour, hier, ces pieds m’ont donné bien de la peine et du martyre, parce que je ne te voyais pas aimé des créatures, mais aujourd'hui, loin de moi, loin de moi la douleur et la peine, que tout soit comme l’amour, plein de délice et de joie, Amour ! Ô Amour, tu fais jubiler mon cœur, Amour ! »

Une de ses compagnes, Sœur Véronique, lui ayant demandé combien de temps elle serait restée ainsi, elle répondit :

« Amour se plaît à me tenir en cet état jusqu’à l’heure où lui, l’Amour, acheva sur la croix de montrer son amour de la créature, elle-même créée par amour. Et demain — c’est la volonté de mon Amour — de 15 heures jusqu’à l'heure où, par amour, Il fut élevé sur la croix, tout ce temps, dis-je, il plaît à mon Amour que moi, sa créature créée par amour, je me languisse d’amour. Et Il veut encore, mon Amour, que le lendemain qui sera jeudi, moi sa créature, créée par amour, je commence à languir d’amour autour de deux heures de la nuit, et que j’y reste jusqu’à l’heure du vendredi où cet Amour fut élevé sur la croix. Ce sera, je crois, une peine et une douleur extrêmes, ni toujours extérieures, ni toujours intérieures, mais l’une et l’autre tour à tour ».

Nous avons prêté grande attention à cela, et constaté que tout se passait comme elle l’avait dit. Elle continua :

« Comme sa Passion fut de courte durée — concernant la peine extérieure — mon Amour veut que cesse bientôt cette véhémence d’amour qui m’assaille maintenant de l'extérieur, mais Il ne veut pas qu’elle cesse à l'intérieur, car Il veut y rester toujours, toujours : mon Amour ne me quittera jamais.

Quand il fut 21 heures, moment où elle avait prédit la fin de son épreuve, avant que nous ne sonnions, elle mit sa bouche sur le côté de Jésus, je veux dire de ce Crucifix qu’elle avait toujours gardé à la main, en disant :

« Allons, voici qu’Il entre tout entier dans mon âme, son corps n’apparaît plus désormais ».

Et elle se calma, s’arrêtant de sorte qu’elle semblait absorbée et tout à fait privée de ses sens corporels : elle demeura ainsi un certain temps, puis elle se ressaisit et redevint telle que si rien ne lui fût arrivé, ce qui nous parut une merveille.

18

Le mercredi 13 juin, après avoir communié, je considérais ces paroles du psalmiste : Mon cœur et ma chair ont crié de joie dans le Dieu vivant, au porche de Salomon (Ps 84,3). Tout d’abord il me sembla voir Jésus à la droite du père, tout amoureux ; ses yeux étaient si beaux que jamais je ne saurais les décrire ni vous dire leur beauté. Et je voyais que par son regard Il attirait à Lui toutes les créatures, je veux dire celles qui le regardaient de leurs yeux intérieurs, et qui coopéraient à la grâce de ce regard.

Alors se présenta devant moi saint Pierre quand il renia Jésus, et qu’ensuite sous le regard de ces yeux divins si beaux et si pénétrants, il reconnut aussitôt son péché et s’en repentit (Lc 22,61-62). Au contraire, ceux qui dans sa Passion crucifièrent Jésus, qui le tournaient en dérision et se moquaient de lui, ceux-là durant ce temps ne le regardèrent jamais, si ce n’est d’un œil malveillant, selon la grande haine qu’ils Lui portaient, car s’ils avaient levé sur Lui un bon regard, jamais, jamais ils n’auraient résisté à l'attraction de sa beauté et au doux regard de ses yeux divins.

Ensuite revenant à ce vers déjà cité, où l’âme s’écrie : Mon cœur et ma chair ont exulté sous le porche de Salomon, il me sembla voir que notre chair et notre cœur se réjouissaient et jubilaient dans l’humanité de Jésus, que je voyais comme une loggia ou un portique — je la décris ainsi, non que ce fût réellement un portique ou une loggia, mais pour vous aider à comprendre — enfin c’était un lieu de promenade et de récréation — et je voyais notre chair exulter et se réjouir dans l’humanité de Jésus pour deux raisons : la première parce qu’elle se trouvait élevée, sublimée et grandie par la médiation de l’humanité de Jésus, car le Verbe éternel ayant pris notre chair humaine l’avait exaltée et grandie en la plaçant à la droite de son Père éternel. La seconde raison de sa joie était l’incorruptibilité qu’elle recevra au paradis, car alors elle sera immortelle, incorruptible, éternelle, égale à l’humanité de Jésus.

Notre cœur, me semblait-il, exultait et se réjouissait encore pour deux raisons : d’abord pour le repos qu’il offrait en lui à Jésus, ensuite pour l’influence de la grâce qu’il recevait lui-même de Dieu. Par ailleurs, Jésus lui-même semblait adresser ce vers à nos âmes : Mon cœur et ma chair ont exulté en toi (Pr 84,3), c’est-à-dire que l'humanité de Jésus exultait en nous, d’un côté parce que notre âme est faite à son image et à sa ressemblance, de l’autre parce que son cœur trouvait en nous son repos. Ensuite, comme d’habitude, je recommandai à Jésus toutes les créatures, le Père en particulier, et vous, Sœur Véronique.

Ce jour-là, tandis qu’elle parlait à cette même Sœur Véronique, sa compagne, peu avant 15 heures, elle lui dit :

« Je commence à devenir folle, je ne peux plus rester en ce lit. De grâce laissez-moi me lever ».

Sœur Véronique la retenait, de peur qu’elle ne se levât, car les infirmières étaient absentes. Elle commença alors à se retourner dans son lit, sans pouvoir s’arrêter, à cause de la forte emprise que l’Amour exerçait sur elle, et quand les infirmières arrivèrent, elle les pria avec tant d’insistance de la laisser se lever qu’elles le lui permirent. Aussitôt elle bondit hors du lit, courut vers un petit autel qui était là, et, prenant son Crucifix, le décloua de la croix, et l'embrassant étroitement, elle commença à courir tout au long de la chambre en disant :

« Amour, amour, amour, personne ne t’aime ni ne te connaît ».

Et prenant ses compagnes par la main elle leur disait :

« Venez, venez courir avec moi, aidez-moi à appeler l’amour. Criez fort, fort, bien fort, ajoutait-elle, car vous parlez trop bas et vous n’êtes pas entendues ».

Et commençant à crier avec force elle disait :

« Amour, amour, amour, je ne me rassasierai jamais de t’appeler ainsi. Ô Amour. Mon cœur et ma chair ont exulté en toi (Pr 84,3), mon Amour ».

Et courant à nouveau par la chambre, étreignant sur sa poitrine son Jésus qu’elle avait à la main, elle criait « Amour, amour » et souvent elle arborait le plus beau sourire, avec une telle joie qu’il était consolant de l’entendre; ensuite s’arrêtant un peu, elle répétait :

« Amour, amour. Ô Amour, fortifie ma voix, afin qu’en t’appelant amour, je sois entendue de l’Orient à l’Occident, et dans toutes les parties du monde, jusqu’à l’enfer, afin que tout le monde te connaisse et t’aime, Amour.

Amour, amour, tu es fort et puissant. Amour, amour, toi seul sondes et traverses, toi seul brises et domines toutes choses. Amour, amour. Tu es ciel et terre, air et feu, sang et eau. Ô Amour, tu es Dieu et homme, haine et amour, joie et noblesse divine, ancienne et nouvelle vérité. Ô Amour, ni aimé ni connu. J’en vois une, pourtant, qui connut cet amour ».

On lui demanda de qui elle parlait et elle répondit :

« La Mère Sœur Marie; c’est elle qui connut mon Amour. Ô Amour, fais que toutes les créatures t’aiment, Amour. Mais, mon Amour, je le dis tout de suite, je préfère que tu ne sois aimé de personne plutôt que d’être aimé aussi peu qu’à présent. Ce peu même est mêlé au poison pestiféré de l'amour propre, car lui et ton amour ne peuvent demeurer ensemble. Ils sont contraires, ils sont contraires. Non, non, toi seul, toi seul, Amour. Et rien d’autre. Ô amour, amour, qui pourrait jamais concevoir ou dire ta grandeur ? Tu es infini, éternel, tu ne changes pas, tu es incompréhensible, Amour, tu es insondable. Que veut dire insondable ? Qui le sait, qui le sait, qui le sait ? je te prie de me le dire, car je suis ignorante en cela ».

Le Père confesseur était présent, elle s’adressa donc à lui, disant :

« Vous, vous peut-être saurez me le dire ».

Il lui répondit que c’était chose si grande qu’on ne pouvait la comprendre. Alors en souriant elle déclara :

« Je crois qu’il en est ainsi, Amour, je le crois ».

Elle demeura un moment tranquille, les yeux toujours fixés sur le Crucifix qu’elle tenait à la main, puis elle dit encore :

« Ô Amour, tu es très fort, mais je te vois très faible aussi. Très fort car personne ne peut te résister, et très faible car une créature aussi vile que moi, te domine, te dépasse en t’appelant amour. Ô Amour, amour. Tu as bien dit : J’ai ardemment désiré (Lc 22,15).

Le Père confesseur continuant à dire en latin : « Manger cette pâque avec vous avant ma Passion ». Elle déclara :

L’Amour l’a fait mourir pour moi. Ô Amour, pourquoi voulais-tu cette dernière Cène ? Parce que tu voulais montrer l’amour que tu portais à ta créature. Ô Amour, amour, combien est grande la dignité des prêtres de pouvoir te toucher, Amour, et de te donner aux autres; mais, ô Amour, peu nombreux sont les prêtres qui se montrent tels qu’ils devraient être ! Ô Amour, j’aimerais bien, oui, j’aimerais bien, Amour, que ce ne soit pas vrai, car tu le vois, Amour, je me réjouirais de mentir en cela. Mais hélas, Amour, ce que j’ai dit est bien vrai ».

Comme on lui demandait s’il y avait ici de tels prêtres, elle répondit :

« Il n’y en a qu’un ici, mais je ne peux dire qui il est, l’Amour ne me le permets pas maintenant. Amour, amour, qui pourrait comprendre la grande dignité de ces prêtres ? Mais hélas! Amour, amour, Catherine, elle, savait en parler. Et qui encore, Amour, pourrait entendre et comprendre à fond quelle est la valeur de cette digne offrande qu’ils font de toi, Amour, au Père éternel en une si grande action ? Ô Amour, ce n’est pas une, mais mille fois, s'il était possible, qu’ils présenteraient cette offrande de bien vouloir t’offrir pour moi aussi, Amour quelquefois ».

À une moniale qui lui demandait : « Sœur Marie Madeleine, ne pouvons-nous présenter nous aussi Jésus, en offrande au Père éternel ? » Elle répondit en souriant :

Ô Amour, que dit-elle! Vous le pouvez bien. Mais non pas de cette manière là, car il existe une grande différence entre l'offrande que font les prêtres, ministres de l’amour à l’autel, ancienne et nouvelle vérité ; tu es l’amour, Amour. Qui a écrit à ton sujet de manière plus élevée : Jean qui dit : Au commencement était le Verbe (Jn 1,1) ou Augustin qui commenta ces paroles ? Amour, qui est arrivé le plus haut ? Augustin, Amour ! Ô Amour, amour, est-il possible que tu n’aies pas d’autre nom que celui d’Amour ? Tu es bien pauvre de noms, Amour ! Tu en as, tu en as beaucoup, Amour, mais tu te plais davantage à être appelé de celui-ci, ô Amour, parce que c’est en ce nom surtout que tu t’es fait connaître des créatures. Les saints du Ciel aussi t’appellent de ce nom d’Amour ; ils disent toujours : Amour, amour, ce nom d’Amour contient en lui tout autre nom. Sans cesser jamais de proclamer Saint, saint, ils disent aussi Amour, car c’est la même chose. Mais ce Saint contient tout en lui, Saint, saint, saint, disent-ils (Ap 4,8). Tu es Dieu, tu es Père, tu es Esprit, tu es Amour encore. Jamais, jamais, Amour, je ne me rassasierai de t’appeler de ce nom d’Amour ».

Tout ce jour, elle garda les yeux fixés sur la main droite du Crucifix qu’elle tenait dans sa main, et se tournant parfois vers les Sœurs en indiquant la plaie de la main droite, elle disait :

« Voyez, voyez combien d’amour ! »

Une Sœur déclara : pour moi je ne vois que cette main toute blême. Et, souriant elle répondit :

« Ô Amour, elles ne voient rien d’autre, mais si je ne voyais que cela, je n’y fixerais pas ainsi mon attention, et si en levant cette image de bois je ne voyais rien d’autre, je m’en débarrasserais à l’instant. Mais comme cet Amour se montrerait à moi de toute façon, je tiens cet objet dans ma main pour la satisfaction de mes yeux corporels. Ô Amour, amour, bienheureuse l'âme qui te possède, Amour, amour, amour, peu de gens t’aiment et te connaissent; ô Amour, malheur, aux religieux qui n’observent pas ce qu’on garde si peu aujourd'hui ».

On lui demanda si c’était le vœu d’obéissance, elle dit :

« Non, non, je parle de l’observance ».

Et comme nous demandions si elle doutait de notre couvent, elle répondit :

« Je ne doute pas de celles qui sont ici, mais prenez garde à celles qui vont venir ; n’accueillez pas celles qui risqueraient de ruiner l’observance, car si les secours que nous recevons maintenant venaient à manquer, elle pourrait bien s’éteindre parmi nous; je ne dis pas que cela arrivera, mais cela pourrait se produire si les secours que vous recevez de l’Amour venaient à vous manquer. Ô Amour, amour, malheur, malheur à ceux qui la ruinent, et brisent les liens qui unissent à toi, je veux dire les trois vœux, et le lien de la charité ; ces vœux, Amour, sont comme une chaîne : qui rompt le premier chaînon fait que tous se disjoignent. Amour, amour, déjà ces chaînons sont rompus, tu sais où, tu sais où, là où j’ai demeuré presque une année entière. Celui de l’obéissance est brisé, et celui de la pauvreté. Et l'autre aussi, Amour, est rompu ».

Et comme une Sœur demandait si c’était celui de la chasteté, elle répondit :

« Non, non, je ne parle pas de celui-là; mais de la charité, car vous savez bien ce qui est arrivé par manque de charité ».

Alors, dans sa douleur elle pleura un peu, s’arrêtant ainsi un moment, comme elle le fait d’habitude. C’est pourquoi on laisse ici un espace, quand elle dit Amour, amour ; en effet elle reste un moment en silence, et reprend la parole en ces termes : Amour, amour. On met ici l’A majuscule pour indiquer cette reprise. Elle poursuivit :

« Ô Amour, comme il vaudrait mieux, ainsi que tu l'as dit du traître, comme il vaudrait mieux pour les mauvais religieux qu’ils ne fussent jamais nés, parce qu’ils n’observent pas ce qu’ils ont promis. Ô Amour, amour, à qui croient-ils promettre? Peut-être à un sourd, à un aveugle ? Ô Amour, ce sont eux qui deviendront aveugles et sourds. Amour, l’amour et la justice sont égaux en toi, mais il ne me semble pas, à moi, que la justice soit aussi grande que l’amour, car l’Amour a montré plus d’amour que de justice aux créatures. Mais, ô Amour, le temps viendra, il viendra oui, Amour, le temps de montrer aussi la justice. Amour, ancienne et nouvelle vérité, sagesse du Père, bonté suprême, Amour infini, Amour ni connu ni aimé. Mais, Amour, en voici deux qui t’ont connu et aimé ».

On lui demanda : « Qui, la Mère Sœur Marie ? » et elle répondit :

« Oui, la Mère Sœur Marie a aimé mon Amour ; et elles craignent qu’elle ne soit pas connue ! La tiédeur et le peu de foi sont causes de cette crainte que ta bien-aimée ne soit pas connue ; ô Amour, tu sauras bien la faire connaître, oui, quand le temps viendra. Ô amour, amour, l’autre est la séraphique Catherine : voilà celles qui t’ont aimé d’amour pur ! Ô Amour, amour, si les créatures pouvaient savoir combien elles t’offensent, elles se choisiraient non pas un mais mille enfers, avec mille fois plus de démons qu’il n’en est en enfer. (Cf. saint Ignace de Loyola, « Exercices spirituels », 60). Amour, amour, tu es incompréhensible, tu es immense, digne de toute louange ; mais qui, Amour, qui pourrait te louer d’une manière suffisante, toi l’Amour ? Si toutes les langues des hommes avec celles des anges, et toutes les étoiles du ciel, le sable de la mer, les plantes de la terre, les gouttes d’eau, les oiseaux de l’air, devenaient des langues pour te louer elles ne suffiraient jamais, Amour, pour ta louange ».

Comme on lui disait : « Sœur Marie Madeleine, ne vous souvenez-vous pas du Père confesseur ? » Elle répondit :

« Si je m’en souviens ! Si je pouvais me reconnaître des obligations envers quelque créature, c’est bien envers lui que j’en aurais, mais je ne peux, je ne peux me reconnaître d’obligations envers quiconque, si ce n’est l’Amour. Amour, amour, ô Amour, vois, vois comme ils se fatiguent : on dirait qu’ils n’ont qu’une seule âme à gagner, tant ils se démènent. Et ils sont si nombreux ! Amour, amour, vois comme ils rôdent pour s’emparer d’une seule ! Comme toi, Amour, qui aimes si passionnément les âmes qu’il semble que tu n’en aies qu’une à aimer, ainsi ceux-là se donnent tant de peine autour de toutes les âmes, qu’il semble qu’il n’y en ait qu’une à prendre. Amour, amour, renvoie-les, renvoie-les, Amour. Ou bien qu’ils restent tant qu’il te plaira. Mais, Amour, ne leur laisse pas la victoire ! »

Et se tournant vers les moniales présentes, elle dit :

« Oui, oui, vous êtes là, oui! Je vous dis qu’il faut prendre des marteaux et casser les murs, je veux dire les obstacles que les démons ennemis cherchent à poser pour vous empêcher de recevoir la grâce de mon amour. Oh, comme ils se fatiguent, Amour ! Oh, Amour, je l’ai bien dit : il suffisait que tu étendes ta main puissante, pour les mettre en fuite et les disperser. Maintenant, Amour, tu vois comme ils se sont vite, si vite enfuis. Oh Amour, ton pouvoir seul est au-dessus de tous ».

On lui demanda si le Réveilleur était déjà venu, et elle déclara :

« Oh, s'Il est venu! Je m’étonne que vous ne l’ayez pas entendu sonner, car Il a fait grand bruit. N’avez-vous pas entendu mon Amour ? Quand celui-ci, que j’appellerai comme vous le faites avec réalisme “Le Réveilleur”, fit entendre de là-haut une voix retentissante, quand Il dit : J’ai soif (Jn 19,28), comment se fait-il que toutes, sans exception, n’ayez pas entendu mon Amour ? Elle résonna si fort, cette voix, que vous toutes auriez pu l’entendre. Ô Amour, il est sourd, vraiment sourd celui qui n’entend pas ce Réveilleur. Ô Amour, si je pouvais et s'il était possible, je te prendrais tout l’amour que tu as pour le donner aux créatures, afin qu’elles t’aiment, toi, Amour.

Ô Amour, tu es vraiment un amoureux amour, et tu fais toute chose par amour. Tu donnes tout aussi par amour. Le Paradis, par amour, le purgatoire par amour, tu donnes toute chose par amour. Tu donnes l’enfer même par amour, car si grand est l’amour que tu portes à la créature que tu ne peux voir en elle d’offense envers toi, et que tu lui donnes l’enfer par amour. Mais, ô Amour, combien descendent en cette mer, en cet océan de ténèbres ! Car vois-tu, comme l’eau tombe du ciel sur nous ici-bas, ainsi en est-il d’eux, Amour. Ô Amour, que dis-je, c'est beaucoup plus, c'est infiniment plus que je ne dis, car je les vois tomber comme l’eau ne peut pleuvoir, je les entends sombrer là-bas dans le gouffre, dans l’abîme infernal. Et cette femme, cette peste, cette misérable qui te persécute si durement, je la vois tomber comme une flèche et s’abîmer dans le lieu le plus horrible, le plus ténébreux, le plus profond qui soit. Ô Amour, amour.

On comprit qu’il s’agissait de la Reine Élisabeth, hérétique d’Angleterre. Ici elle s’arrêta, car nous voulions lui donner un peu à boire ; en effet il nous semblait qu’elle devait souffrir d’avoir beaucoup parlé, et avec une telle force, et nous lui disions : « Sœur Marie Madeleine, il nous semble que vous souffrez nous voudrions que vous buviez un peu » ; elle dit alors :

« Comment voulez-vous que je souffre, étant avec l’Amour ? Ne savez-vous pas que l’Amour ne peut souffrir de peines ? Comment voulez-vous donc que je souffre ? »

Les moniales insistèrent : « Sœur Marie Madeleine, voyez-vous, le Père veut que vous buviez », elle dit alors :

« Je le crois bien, le Père veut que je boive, mon Père des lumières ; Il veut me donner à boire ».

Et plaçant sa bouche sur la main droite du Crucifix qu’elle avait à la main, elle continua :

« Je bois, je bois, et elles ne le croient pas ».

Et, comme nous insistions pour qu’elle prît cette boisson, elle ajouta :

« Ô Amour, tu n’es que bonté, comment serais-je autrement, si je demeure en toi ? Cependant, pour satisfaire les créatures, et restaurer ce corps, je vais prendre ce qu’elles me donnent ».

Elle but donc un peu. Et reprenant la parole, recommandant à Dieu les hérétiques, les Juifs et tous les infidèles, elle s’écria :

« Ô Amour, amour, tu es tout plein d’amour; Amour, donne à toutes, Amour, à toutes de t’aimer, de te désirer, de te chercher toi seul ; ceux qui t’attendent encore, Amour, permets qu’ils ne t’attendent plus, car une fois déjà, tu es venu. Mais fais enfin qu’ils te connaissent, Amour, et cessent de t’attendre, puisque leur attente est vaine. Et ceux qui t’ont quitté, Amour, je veux parler des hérétiques, fais qu’eux aussi reviennent à toi comme de petites brebis perdues ; qu’ils reviennent à toi, Amour, qu’ils te révèrent et t’aiment comme leur bon pasteur. Et tous ces hommes, tous ceux qui ne croient pas en toi, Amour, fais qu’ils reviennent à toi car ils sont, eux aussi, Amour, tes créatures.

Ô Amour, amour, si une âme pouvait voir ce qu’elle est sans toi, j’affirme qu’elle mourait, non une fois, Amour, mais mille et mille fois. Et si elle pouvait comprendre, Amour, qu’elle est avec toi ! Amour, toi seul le sais. Tu ne me permets pas de tout dire, Amour, il suffit, il suffit, Amour, que tu saches ce qu’elle est ».

L’heure des Vêpres approchait, et le Père confesseur, qui voulait s’en aller pour confesser les moniales lui demanda si elle n’attendait rien de lui ; elle répondit :

« Je ne vous demanderais rien d’autre que l’amour, je ne sais rien demander que l’amour, car si j’ai l’amour, j’ai tout, et si je ne l’ai pas, tout me manque.

Et il lui dit alors : « Sœur Madeleine, à Dieu » ; elle répondit :

« Dieu avec Dieu, et vous avec Dieu lui-même ».

Les moniales lui dirent qu’il allait confesser; elle ajouta :

« Oui, il va faire de vous des vases plus aptes à recevoir l’Amour. Amour, amour, pureté incorruptible, Amour incompréhensible. Ô Amour, amour, je ne cesserai jamais de t’appeler Amour, sagesse du Père, bonté de l’Esprit Saint, unité, unité de la très Sainte-Trinité, Amour ; Amour, qui n’es ni aimé ni connu, ô Amour, ancienne et nouvelle vérité, Amour, amour ».

« Quand elle eut dit cela, les moniales devant aller à Vêpres, l’une d’elles l’avertit : « Sœur Marie Madeleine, les moniales vont à Vêpres » ; elle répondit :

« Qu’elles aillent enfanter l’Amour. Autant elle diront de paroles, autant de fois elles enfanteront l’amour. Amour, amour, qui te goûte, est toujours assoiffé de toi ».

Et disant :

« Entre, entre en moi, Amour, car le corps lui, ne pourrait plus le supporter ».

Elle posa sa bouche sur la main droite du Crucifix qu’elle avait à la main ; et aussitôt elle s’arrêta, sans plus rien dire, et demeura ainsi tranquille un long moment; il était juste 18 heures, moment prévu par elle pour la fin de son extase.

Durant les trois heures qu’elle demeura en cet état, ce jour et les deux précédents, elle dit beaucoup de choses, desquelles nous n’avons pu nous souvenir. Quant à celles que nous avons notées nous n’avons pu les rapporter précisément de la manière dont elle les disait, car elle parlait admirablement, de sorte qu’on ne peut l’exprimer ni le faire comprendre, sinon à ceux qui l’ont vue et entendue. Et nous avons observé que tout ce qu’elle avait dit à Sœur Véronique le mardi précédent, tout cela se réalisa du commencement à la fin, précisément au moment et à l’heure qu’elle avait annoncée, comme l’on peut voir plus haut, ce qui nous étonna beaucoup.

À la même Sœur Véronique, désignée au nom de l’obéissance par le Père confesseur, elle confia ses extases et tout ce qui lui arrivait d’intérieur et d’extérieur ; elle lui dit également comment le Seigneur, durant ces trois jours, lui avait fait goûter et même éprouver extérieurement tout ce qu’Il lui avait révélé le vendredi précédent, c’est-à-dire que c’est la méchanceté des hommes qui enfonce les clous aux pieds de Jésus, ce qu’elle expérimenta le lundi avec grande souffrance. Mais parce que le corps ne peut supporter tout cela, elle expliqua :

« Jésus ne veut pas qu’en ces deux jours du milieu, c’est-à-dire le mardi et le mercredi, je souffre trop; toutefois Il m’a donné de demeurer dans son côté et dans sa main droite, voulant ensuite le vendredi me garder dans sa main gauche, à considérer sa Passion comme vous me verrez le faire de deux heures de la nuit jusqu’à 18 heures de ce jour là. Il veut et se contente que je languisse d’un amour allègre et joyeux, en ces deux jours, pour mon soulagement ».

Durant ces jours, comme on l’a dit, elle demeura le mardi dans le côté, le lendemain dans la main droite du Crucifix qu’elle avait à la main.

   

 

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