sainte
MARIE MADELEINE DE PAZZI
carmélite et auteur mystique
(1566-1607)

LES QUARANTE JOURS D'EXTASES

2

 

 

 

Quarante jours

1

(27 mai 1584)

Le matin de la Sainte-Trinité, ayant fait ma Profession, je me sentis entièrement privée de l’usage de mes sens et attirée vers la connaissance et la compréhension du lien qui m’unissait à Dieu. Je me voyais liée à la très Sainte-Trinité par trois liens : les trois vœux auxquels je m’étais engagée par ma Profession. Par le premier, le vœu de chasteté, j’étais liée et unie au Père éternel, qui est la pureté même. Celle-ci m’apparaissait comme l'union et le lien le plus étroit que l’âme puisse contracter avec Dieu, par la conformité à Dieu que reçoit une âme pure ; je me voyais unie à Dieu de telle sorte et si étroitement, qu’il me semblait impossible de jamais, jamais pouvoir me séparer de Lui, à moins que je ne fusse tombée dans le péché de la chair. Mais le lien de la pureté ne serait point détruit parles autres péchés, fût-il souillé et distendu au point de paraître quasi rompu; et ce lien me semblait si précieux que ni sa grandeur, ni l’union que l’âme contracte avec Dieu ne pourrait s’exprimer par la parole humaine.

Puis je me vis liée et unie à l'époux Jésus, par le vœu d’obéissance, lien qui me paraissait, lui aussi, plus noble qu’on pourrait croire. Et voyant combien cette vertu est précieuse, grande et utile, je m’affligeais d’avoir si peu reconnu son utilité et sa valeur dans le passé, car cette sainte vertu rend l’âme conforme à Jésus, qui fut pleinement obéissant. Et je voyais que si les créatures pouvaient connaître la grandeur et l’utilité qu’apporte à l’âme cette vertu, elles se soumettraient à tout être, même infime. Il me semblait que cette vertu était particulièrement nécessaire au noviciat, où les novices n’en connaissent pas toute la valeur.

Ensuite j’étais liée à l’Esprit Saint par le vœu de pauvreté. Non pas que l’âme lui soit conforme, l’esprit Saint étant plein des trésors et richesses célestes, mais je pensais l’être de la manière dont parle Jésus dans l’Évangile : Heureux les pauvres en esprit, (Mt 5,3) et heureuses les âmes qui connaissent, savent recevoir et garder en elles les richesses et trésors de cet Esprit.

Ensuite, comme la veille de la très Sainte-Trinité j’avais offert mon cœur à Jésus, je sus qu’il l’avait accepté, car en cette matinée, je vis Jésus me le rendre et me donner en même temps la pureté de la Vierge Marie, si parfaite à mes yeux que ne pourrais l’exprimer.

Après cela, Jésus me caressant doucement, ainsi qu’une nouvelle épouse, m’unit toute à Lui et me serra contre son cœur où je trouvai un très suave repos. Puis il me sembla que le Seigneur m’ôtait ma volonté et tous mes désirs, de sorte que je ne puis rien vouloir ni désirer sinon ce que veut le Seigneur, ma volonté étant si conforme et si unie à celle de Dieu que de moi-même je ne puis rien vouloir ; s’il me voulait damnée, je serais encore contente et ne me soucie plus ni de mourir ni de guérir, mais je veux seulement ce qui est volonté de Dieu.

Finalement, il me sembla que Jésus et la très Sainte-Trinité me promettaient que jamais je ne tomberai en aucun péché mortel, et j’en eus très grand contentement, en sorte que dans la douceur que j’éprouvais je ne pouvais me retenir de pleurer.

2

(28 mai 1584)

Le lundi matin, après la communion, considérant les paroles de Jésus : Personne ne vient au Père, si ce n’est par moi, (Jn 14,6) il me sembla voir Jésus comme un pont (je ne saurais trouver d’autre similitude) et que personne ne pouvait être sauvé, sans passer par ce pont, c’est-à-dire à travers ses commandements, sa vie et sa Passion. Ensuite m’apparut la très Sainte-Trinité toute pleine d’amour pour les créatures ; mais je voyais que les créatures ne connaissaient pas cet amour, et ne mettaient pas tout leur effort à aimer purement Dieu. Je voyais que Dieu a créé l’âme d’un infidèle avec le même amour que celle de sa Mère très sainte, avec la différence que la Vierge a coopéré à cette grâce, en l’augmentant et la faisant grandir sans cesse, tandis que les infidèles s’en rendent indignes.

Je voyais cet amour si grand et démesuré, que jamais, jamais aucune créature ne pourra le comprendre ; il me semble même que nul ne saurait en avoir la plus petite idée, sinon celui qui l’aurait lui-même goûté. En voyant un amour si grand, j’étais poussée à crier « Amour, amour » avec tant de force et de véhémence, que je le prononçais à voix haute ; et, si je l’avais pu, je serais allée par le monde entier en criant « Amour, amour ». Mais en observant et voyant combien les créatures prêtaient peu d’attention à cet amour, je ne pouvais m’empêcher de ressentir une très grande souffrance, de sorte que je pleurais à chaudes larmes, et j’en étais profondément affligée.

3

(29 mai 1584)

Mardi matin, ayant communié, je considérais les trois facultés de l’âme et je voyais que l’intelligence des créatures, créée par Dieu pour comprendre et chercher Dieu et ses biens, s’employait tout entière à comprendre et rechercher les biens matériels de ce monde.

Puis je considérai que la mémoire, créée pour se souvenir des bienfaits de Dieu, de la Passion du Seigneur, de ses dons et de ses grâces, était occupée elle aussi par le souvenir de choses nocives pour l'âme.

Je voyais aussi que la volonté, créée pour l'union et la conformité à la volonté de Dieu, en était si éloignée, cherchant et voulant les biens de ce monde, et si fort attachée à la terre que, ne pouvant souffrir tant d’aveuglement et d’ingratitude de la part des créatures, je m’écriai dans un élan d’amour : « Non plus la terre, non plus la terre, mais Toi seul suffis, qui es plus grand que la terre ! » Je répétai plusieurs fois ces paroles, et je les prononçai encore à haute voix.

Puis je vis Jésus tout aimable et beau à la droite du Père éternel, avec ses cinq plaies comme cinq très belles chambres nuptiales toutes pleines de joyaux précieux, surtout celle du saint côté, où se tenaient toutes sortes de gens. Mais il me semblait que celle du côté était réservée à ses épouses, à nous qui sommes religieuses, et je voyais des créatures entrer dans ces chambres et en sortir. Les unes se paraient de beaux joyaux, les autres restaient immobiles, et moi je demeurais dans le côté où je voyais toutes nos moniales et beaucoup d’autres épouses de Jésus qui se paraient de bijoux et se faisaient toutes belles. Mais je n’en prenais pas et ne me parais point, je restais à me reposer très suavement dans l’époux, et, me retournant vers Jésus, lui disais : « Oh ! Mon Jésus, mon Amour, pourquoi ne prendrais-je pas de ces joyaux pour m’en parer, de même que tes autres épouses ? » J’entendis alors qu’il m’était répondu intérieurement : « Sais-tu pourquoi ? Parce que tu n’en es pas encore capable ».

Ensuite, je recommandai toutes les créatures à Jésus et une en particulier pour qui je n’eus pas grand espoir, ce dont j’éprouvai quelque douleur et amertume.

4

Le mercredi 30 mai 1584, ayant communié, je considérai les paroles du psalmiste : Tu as tout fait avec sagesse (Ps 104,24), et il me parut que le Père éternel faisait tout avec la Sagesse, à savoir son Fils, c’est-à-dire que le Père opérait par le moyen du Fils, et que dans la très Sainte-Trinité se trouvait la perfection infinie de toutes choses, dont une seule, l’humanité, lui manquait. Le Père éternel, en envoyant Jésus s’incarner en vint, par sa sagesse, à perfectionner la très Sainte-Trinité et à faire qu’au sein de celle-ci se trouvât ce qui n’y était pas encore; et l’âme reconnaissait combien de choses Dieu, dans sa sagesse, accomplit pour le seul bien des créatures, car lui n’en a nul besoin. En voyant combien les créatures connaissent peu ces bienfaits, et combien faible est leur amour pour Dieu, je ressentais une grande douleur et une peine insupportable, qui m’obligeait à dire : « Ô doux Seigneur, elle est bien grande la méchanceté de l’homme. Ô Amour, pourquoi tout cet aveuglement ? » Je le disais avec tant de peine et de véhémence, que je le proclamais à haute voix.

Une telle connaissance me fut donnée dans la contemplation de ces paroles : Tu as tout fait avec Sagesse. Alors mon âme, connaissant les bienfaits de Dieu, s’adressant à Lui pleine de joie s’écria : J’espérerai dans ta bonté (Ps 13.6). Je veux dire qu’en voyant la grande bonté de Dieu pour nous, je mettais en Lui, qui est la bonté suprême, toute mon espérance. En voyant ce qu’il avait fait pour ses créatures, à travers sa sagesse et sa bonté infinies, c’est-à-dire Jésus, et répétant souvent ces paroles : Dans ta bonté j’espérerai, je recommandai les créatures à Jésus, et terminai cette contemplation comme j’en avais l’habitude.

5

Jeudi 31 mai 1584. Ayant communié, je considérai ces paroles de Jésus : Je vis pour le Père (Jn 6,57). Et je vis que Jésus vivait pour le Père de trois façons. D’abord par la conformité de sa volonté à celle du Père ; de la seconde je ne garde aucun souvenir ; la troisième était son égalité avec le Père. Je dis que la première concerne la conformité de son vouloir, car Lui seul est parfaitement en accord avec la volonté du Père. Je voyais que l’âme aussi pouvait être unie à Dieu et vivre pour Dieu parce que si elle aime Dieu purement, elle sera, par cet amour, rendue conforme à la volonté de Dieu ; elle parviendra à accomplir toutes ses œuvres en Dieu et pour Dieu et ne vivra même que pour Dieu. Il en était de même pour la seconde dont je ne me souviens plus. Quant à la troisième, qui concerne l’égalité, Lui seul étant égal au Père, je ne savais de quelle manière l’âme pouvait être en cela conforme à Dieu, nul ne pouvant être l’égal de Dieu, sinon le Fils de Dieu lui-même.

Et pourtant je compris que l’âme peut aussi lui être conforme, et vivre pour Dieu en Dieu ; non toutefois de manière parfaite comme le Fils de Dieu, mais comme je vais le dire : l'âme étant pure, et aimant Dieu purement, et Dieu, le pur amour en personne, aimant l’âme de manière toute pure, celle-ci aime Dieu en retour et en vient par ce pur amour à être égale, par mode de participation, à Dieu lui-même, non pas en tout car Dieu seul peut s’aimer purement. Ensuite je voyais Jésus à la droite du père éternel, comme une mer immense, ou une étendue d’eau, qui se déversait continuellement dans les cœurs des pécheurs, afin qu’ils en viennent à s’adoucir et s’assouplir et, quittant le péché, à s’abandonner tous en Dieu. Mais la malice et l’orgueil des créatures étaient si grands qu’ils consumaient immédiatement cette eau à la manière d’un feu ardent, car rien ne pouvait lui résister. Il en était de même de tous les autres vices, mais surtout de l’orgueil.

Ensuite je vis du côté de Jésus, et dans son cœur même, une très grande fournaise d’amour, qui envoyait continuellement des flèches et des rayons enflammés dans les cœurs de ses élus. L’amour de Dieu répandu en eux leur donnait une telle grandeur et un tel prix que, coopérant à cet amour, ils pouvaient répondre à l’amour de Dieu en l’aimant d’un amour pur et, pour cette raison, ils étaient placés si haut, après Dieu, que je ne saurais le dire ou le faire comprendre en aucune manière. Ensuite, je recommandai les créatures à Jésus, et particulièrement le Père, comme j’ai l’habitude de le faire tous les matins (ici termine la transcription des extases de la main de sœur Véronique Alessandri).

6

Vendredi 1er juin 1584. Après avoir reçu la sainte communion, je considérais les paroles de Jésus : J’attirerai toute chose à moi (Jn 12,32). Comme je le remarquai, Jésus n’avait pas dit qu’il attirerait Celui qui contient toute chose — car, en ce cas, il aurait parlé de Lui-même, puisque Lui seul contient toute chose en Lui — mais « toute chose individuellement et sans exception ». Et selon l’expression « toute chose », le Seigneur, à ce qui m’apparut, avait attiré à lui notre faute même, bien qu’il ne puisse y avoir de peine en lui, je veux dire quant à sa divinité. En attirant la faute, il avait effacé la peine, souffrant et pâtissant beaucoup pour nous. Alors mon âme fondit d’amour, et jamais je ne pourrai dire ce que je goûtai ici de l’amour de Dieu.

Ensuite, il me sembla voir Jésus sur la croix, en pitoyable état, comme il fut sur le mont Calvaire : il répandait du sang de tous côtés. Et je voyais ces gouttes pareilles à des langues appelant les créatures à recevoir ce sang ; mais comme très peu le recevaient, j’en ressentis une grande peine intérieure, et dis à Jésus : « Mon Seigneur, comment est-il possible que la créature soit si ignorante et ingrate ? » Ensuite je vis les âmes qui recevaient ce sang. Il me sembla qu’il produisait en elles trois effets : aspirer, souffler et respirer en elles. Il faisait que l’âme aspirât, c’est-à-dire qu’elle désirât s’unir à Dieu, quittant ses péchés et se dépouillant complètement de ses vices et défauts. Ensuite il soufflait en elle, c’est-à-dire qu’il ouvrait et illuminait ses yeux intérieures, donnant à cette âme la connaissance de Dieu et d’elle-même. Enfin il respirait en elle : cette âme devenait le repos de Dieu, et Dieu se reposait en elle avec très grand plaisir et agrément; en échange l'âme devait se reposer en Dieu avec une douce satisfaction, mais c’est Dieu, tout d’abord, qui se reposait en elle.

Je vis encore Jésus portant sur la tête sa couronne d’épines ; il me sembla que cette couronne, comme le sang, produisait trois effets : traverser, transpercer, abaisser. Ces épines traversaient la tête de Jésus, car elles étaient bien longues et aiguës. Elles transperçaient le Père éternel au ciel. Non que la divinité au ciel puisse souffrir, mais en raison de l’amour que le Père éternel a pour son Fils, et sachant et voyant combien Jésus souffrait pour les créatures et toute l’ingratitude qu’elles lui rendraient pour cet amour, cette grande dureté de cœur des créatures lui donnait la nausée. C’est ainsi que la couronne transperçait le Père. Quant à l’abaissement, c’est en cela, me semble-t-il que consiste la grande humilité de Jésus ; j’ajouterai encore que la dite couronne l'accablait et l’écrasait tellement que lorsqu’il expira sur la croix il fut contraint de baisser la tête. Il me parut qu’en s’inclinant ainsi, Jésus avait, pour sa part enseveli et scellé le péché dans la terre.

Et moi, voyant le grand amour de Dieu pour les créatures, et par ailleurs l’ingratitude des créatures envers Dieu, je ressentais une si grande douleur que je pensai m’évanouir. Ce jour en allant au chœur devant le très Saint-Sacrement, face au beau Crucifix qui s’y trouvait, je dis cinq Notre Père et cinq Ave Maria; il me sembla que Jésus à chaque Notre Père et Ave Maria déposait chaque fois, dans une de ses plaies une fleur d’or très belle, me montrant ainsi qu’il en éprouvait de la joie, que cela lui était agréable, et j’en ressentis un grand plaisir.

7

Le samedi 2 juin, ayant communié, je considérais ces paroles que le Père avait prononcées en me donnant la communion : Et le Seigneur appela Samuel (I S 3,4), et qu’on avait lues la nuit à la leçon du premier nocturne de Matines. Il me semblait voir Jésus appeler les créatures à lui de deux manières. Premièrement, il appelait par des inspirations intérieures ses élus qui lui répondaient, mais non point tous, en agissant bien. Puis il appelait, de l’extérieur, les imparfaits par les prédications, confessions, exhortations, la tribulation ou la prospérité, mais très peu lui répondaient. J’en éprouvai de l’affliction, mais cette considération me fut ôtée en un instant.

Il me sembla voir la très Sainte Vierge en Paradis à la droite de Jésus; elle semblait me dire en souriant : « Tu ne tiens pas compte du don que tu as reçu le jour où tu pris le voile ». Ce don était la pureté de la Vierge que Jésus m’avait donnée. Je voyais la Vierge si belle que je ne puis vous l’exprimer ; il me semblait que par sa perfection, non par son désir, car le désir ne peux exister en Paradis, elle aurait, si elle l’avait pu, augmenté la grandeur et la gloire de son Fils.

Je voyais encore que la Vierge avait glorifié Dieu de plusieurs façons quand elle vivait en ce monde, mais surtout de cinq manières. Premièrement, elle le glorifia comme Seigneur dans l’Incarnation, quand elle dit en s’humiliant et s’abaissant comme ferait un serviteur devant son maître : Je suis la servante du Seigneur (Lc 1,38). En second lieu, elle le glorifia dans la Circoncision en lui obéissant comme au Père. Troisièmement, elle le glorifia dans la Passion en lui gardant sa foi comme à un époux, en un temps où nul ne la possédait intégralement. Quatrièmement, elle le glorifia comme son Fils dans la Résurrection en l'attendant avec l’amour et l’allégresse que ressent une Mère pour son Fils. Cinquièmement, elle le glorifia comme Rédempteur lors de la venue de l’Esprit Saint. Bien que Jésus nous eût rachetés sur le bois de la croix, la Rédemption n’était cependant pas encore prêchée et proclamée à travers le monde, car les Apôtres étaient fort peureux et timides avant la venue de l’Esprit Saint, qui ne leur avait point encore donné sa plénitude, et qui fut le terme et le sceau de notre Rédemption (2 Co 1,22).

Et je voyais que du sein de la Vierge Marie coulaient deux fontaines, l’une de lait, l’autre de sang. Celle de lait se répandait sur toutes les âmes bienheureuses du Paradis, les rendant capables de mieux comprendre l’union qui existe en Jésus entre la divinité et l’humanité. Celle de sang se répandait sur toutes les créatures, mais très peu le recevaient et à voir tant d’ingratitude et de malice dans le cœur des créatures, je ressentais une douleur très intense, qui me contraignit à dire encore à haute voix : « Assez, assez Seigneur, assez, ne me montre plus leur malice, car je ne puis supporter la vue de tant d’ingratitude ». Je vis encore ce sang se répandre sur tous les religieux, en particulier sur les moniales de ce monastère, et toutes le recevaient, mais les unes en tiraient profit et les autres non, parce que certaines le recevaient avec tant de tiédeur et si peu d’amour qu’il ne pouvait fructifier en elles. Je les recommanda donc à Jésus, ainsi que toutes les autres créatures, et particulièrement quatre pécheurs qui, je le savais, en avaient besoin.

À ce moment je vis la Vierge Marie dont la bouche s’ornait de tant de gloire, de grâce et de beauté que jamais je ne pourrai l’exprimer en aucune manière, ni le faire comprendre. Et cela provenait, me semblait-il, des profondes paroles qu’elle avait dites au moment de l’Incarnation : Je suis la servante du Seigneur. Telle était la gloire répandue sur ses lèvres qu’il me sembla que si Dieu n’eût pas été au Paradis, elle seule avec sa gloire, sa grâce et sa beauté aurait suffi à en donner en abondance à tous les saints. Car elle me semblait à elle seule un Paradis, débordant de gloire, de beauté et de charme.

Et continuant à recommander ces quatre pécheurs, je priai en particulier pour une personne pour laquelle je ressentis en moi une très grande douleur, car je croyais comprendre qu’elle n’avait pas un vrai repentir d’un péché qu’elle avait commis, et même si elle éprouvait quelque regret, il lui manquait la confiance en Dieu, car elle était, semblait-il, presque désespérée. Mon cœur en souffrit tant que cela m’atteignit même extérieurement, et je m’en plaignis au Seigneur, le priant de ne plus rien me montrer, car la douleur me faisait presque défaillir.

8

Le dimanche 3 juin 1584, considérant l’Évangile du jour : Un homme donna un grand repas (Lc 14,16), il me parut comprendre que tout ce que Jésus avait enseigné dans le saint Évangile, et prononcé de sa sainte bouche, il l’avait enseigné et dit selon l’excessif amour qu’il nous porte. Quant à cette parabole de l’Évangile d’aujourd’hui, il me fut donné de la comprendre de deux manières, une pour les séculiers, l’autre pour les religieux.

Je voyais Jésus envoyer ses serviteurs, c’est-à-dire les quatre évangélistes, inviter toutes les créatures. Tous étaient conviés à la table du très Saint-Sacrement. Les premiers qui refusèrent l’invitation, disant avoir acheté un domaine, sont ceux que retiennent les richesses et les choses de ce monde. Des seconds qui s’excusèrent parce qu’ils devaient essayer des bœufs, je ne me rappelle pas ce que j’entendis. Les suivants qui venaient de se marier sont ceux qui s’adonnent à la sensualité et aux plaisirs de la chair et demeurent captifs du pouvoir de leurs sens, comme les animaux.

Voyant ensuite les aveugles et les boiteux appelés à la cène, je reconnus ceux qui reçoivent le très Saint-Sacrement, les seuls qui soient bons, même sans être encore dans la voie de la perfection. Ceux des places et des haies sont non seulement bons mais se trouvent dans la voie de la perfection, parce que, cheminant dans les lieux publics ils sont méprisés par les gens et considérés comme vils, j’entends, par ceux qui manquent d’intelligence, c’est-à-dire les gens du siècle.

Je vis ensuite que — pour inviter les religieux —, Jésus envoyait ses serviteurs, c’est-à-dire les inspirations du Saint-Esprit, non que l’Esprit soit serviteur, car il est égal au Père et au Fils, mais c’est une tâche de serviteur qu’il accomplit au moyen de l’inspiration communiquée aux créatures. Ainsi donc Jésus appelait les religieux à son banquet par l’inspiration de l’Esprit Saint. Les premiers qui ne voulurent pas accepter l'invitation, car ils avaient acheté un domaine, sont les religieux qui veulent toujours faire leur volonté, et n’observent pas le vœu de la sainte obéissance. Les seconds, ceux qui achètent les bœufs, sont ceux qui ne gardent pas leurs cinq sens, mais comme cinq paires de bœufs déchaînés donnent satisfaction à toutes leurs envies, et violent le vœu de la sainte chasteté. Les troisièmes, ceux qui se marient, sont les religieux propriétaires, qui, ayant pris la propriété pour femme, n’observent point le vœu de pauvreté. Me souvenant alors des monastères non observants je les recommandai à Jésus.

Je vis ensuite les aveugles et les boiteux qu’on avait obligés à entrer pour le repas : ce sont les religieux qui observent leur Règle, mais ne sont pas encore parfaits. Quant aux autres, qui se tenaient sur les places et le long des clôtures, ce sont les religieux les plus parfaits ; ils restent seuls et s’adonnent à l'oraison, aux jeûnes, aux pénitences, ils vivent retirés, demeurant en silence dans leurs cellules, mais quand ils sortent sont considérés comme fous et beaucoup se moquent d’eux. Et, je le compris, tous ceux que je voyais invités, religieux ou séculiers, étaient conviés non seulement à la table du très Saint-Sacrement, mais encore à celle des bienheureux (Cf. Ap 19,9), qui est la vision de Dieu. Mais ici-bas où nous sommes mortels et ne pouvons voir Dieu, il me semblait que Jésus attirait à son côté tous les religieux et séculiers qui s’approchaient de cette table, et les alimentait et nourrissait de son sang. Plus encore, il les habillait, comme enfants du même sang, de sorte que je les voyais tous nourris et vêtus de sang, ceci à cause du grand amour que le Seigneur porte à ses créatures.

Ensuite, je vis Jésus tout amoureux; de son côté sortait un très beau lien formé de trois brins, et Jésus me lia de ces liens à la très Sainte-Trinité, à laquelle j’étais liée. Jésus plaça ensuite une très belle pierre de couleur violette dans son côté très saint, afin que je n’en puisse pas sortir, et ne m’attribue à moi-même aucun bien, mais tout à Dieu. Ceci non plus n’empêchait pas la précédente vision. Et puisque c’était l'octave de ma Profession et de ma prise de voile je compris que, de cette manière, Jésus m’avait à nouveau liée à lui.

Ce matin, qui était l’octave de la fête du Corps du Seigneur, les moniales firent une procession solennelle avec le très Saint-Sacrement, qu’on déposa dans la pièce où j’étais alitée. Et alors qu’on chantait une sublime louange, il me sembla que Jésus venait à moi tout plein d’amour, m’honorant d’un joyeux accueil. Il me donna sa sainte paix dans un baiser plein de douceur, dont j’eus un grand contentement.

9

Le lundi 4 juin, ayant communié, je vis Jésus, et il semblait me dire : « Eh bien donc, mon épouse, voici que je me suis donné tout à toi, je veux que maintenant tu t’unisses toute à moi ». Et aussitôt en me caressant, il m’unit toute à lui dans un très grand amour, de telle manière que je demeurai tout absorbée par l’immensité de l’amour de Dieu. Et l’on me fit alors connaître la grandeur de ces paroles de l’Apocalypse : Au vainqueur je donnerai la manne cachée et un nom nouveau (Ap 2,17). Je compris que les vainqueurs étaient ceux qui maîtrisaient le démon, le monde et eux-mêmes ; on leur donnait la manne cachée du très Saint-Sacrement, cachée aux superbes mais non aux humbles, encore cachée pour nous tous sous les apparences de l’hostie. Il est caché aux superbes, car quand Jésus passe chez eux, ils demeurent sans goûter la douceur et la suavité de ce Sacrement, et incapables d’en tirer le fruit. Je vis ensuite Jésus dans sa gloire à la droite du père ; de son côté sortait une liqueur, une manne très blanche et très douce, et je compris que c’était sa très sainte grâce, tout à fait cachée aux superbes, car il ne peuvent, à cause de leur orgueil, avoir la grâce de Dieu.

Je vis ensuite que les âmes qui recevaient cette liqueur de la grâce de Jésus étaient à ce point fortifiées et montraient une telle constance, que si une seule d’entre elles était tentée par tous les démons de l’enfer, et que toutes les créatures, s'il était possible, devenaient des démons incarnés pour tenter et harceler cette âme, elle serait si forte et constante, par la grâce de Dieu présente en elle, qu’elle ne consentirait jamais à tomber dans le péché pour ne pas offenser cette divine Majesté. Je compris encore qu’une seule âme recevant cette grâce en viendrait, si c’était possible, à procurer à Dieu plus de contentement parce qu’en cela s’accomplirait sa volonté de donner, autant qu’il dépend de lui, sa grâce à toute créature. Et en cela les saints aussi puisaient grande satisfaction et allégresse, voyant que la volonté de Dieu s’accomplissait.

De même, les âmes du Purgatoire trouvaient un grand contentement à voir celles qui recevaient la liqueur de la grâce ne pas lui opposer d’obstacle, comme durant leur vie en ce monde, ce qui fait qu’elles sont au purgatoire, et telle était leur joie que leur peine en était presque allégée. Par ailleurs, je voyais que tous les saints avaient un nom nouveau, inscrit au Livre de la vie; ce livre me semblait être la sainte humanité de Jésus, et ces noms étaient imprimés avec le sang de Jésus qui est l’Agneau. Ce nom, après celui de Dieu, était d’une telle grandeur que jamais, jamais on ne le pourrait expliquer. « Grâce du Verbe », ainsi appelons-nous les vierges selon leur pureté virginale, ne sachant expliquer autrement cette vertu. Elles possèdent, après celui de Dieu, un nom nouveau d’une valeur plus élevée et plus précieuse, que seul Dieu connaît et voit, et il en est de même pour les martyrs, les docteurs, et tous les autres saints du Paradis.

10

Mardi 5 juin. Après la communion, je contemplai ces paroles du Psalmiste : Tu as fait du bien à ton serviteur, Seigneur, selon ta Parole (Ps 119,65). Je voyais les effets de la grande bonté de Dieu, et il me semblait que Dieu avait montré cette grande bonté par le moyen de son Verbe, que je voyais exister de deux manières : comme Verbe au sens de parole, et comme Fils unique de Dieu, également désigné par ce nom de Verbe. Par ce Verbe donc et par ces paroles et promesses que Dieu avait faites aux patriarches et aux saints de l’Ancien Testament, se voyait et se manifestait sa grande bonté ; mais elle se révéla surtout quand il envoya s’incarner le Verbe éternel pour racheter la créature. Il me semblait comprendre que le Père éternel avait aimé d’une certaine manière la créature plus que son propre Fils, l’ayant livré pour elle à tant de peines et de tourments, pour le seul but de nous élever à une telle gloire, et que par grâce nous puissions devenir d’autres dieux. Je veux dire par mode de participation, personne ne pouvait l’être par nature que Lui seul.

Et ici je plongeai et m’enfonçai tellement dans la considération de sa grande bonté et de son amour pour nous que j’en restai absorbée. Mais ensuite, faisant un grand saut de l’amour à la justice, je crus voir ce que dit Jésus dans l’Évangile : Il viendra avec grande puissance et Majesté (Mt 24,30). Cette puissance était si grande en sa sainte humanité, que jamais ma parole ne saurait l'expliquer. Il en était de même de la Majesté avec laquelle il venait pour juger le monde, si bien que non seulement les saints déjà dans la gloire du Paradis, mais aussi la Vierge sa Mère, elle-même, se tenaient devant Lui dans une crainte respectueuse. Et voyant cette juste justice s’exercer sur les pécheurs, par respect de cette terrible Majesté, elle n’osait prier pour eux son propre Fils.

Je voyais que pour les saints tout coopérait à leur bien (Rm 8,28) et se changeait en gloire pour eux, mais eux aussi demeuraient dans cette crainte révérencielle jusqu’à ce que le Seigneur leur dise : Venez les bénis de mon Père (Mt 25,34). De même je vis ensuite que tout coopérait au mal pour les méchants, que tout était pour eux peine et tourment ; mais ils n’étaient pas remplis de confusion comme lorsque Jésus avait dit : Allez maudits, dans le feu éternel (Mt 25,41).

Je voyais encore que le Père éternel s’était, pour ainsi dire, privé de sa divinité, donnant à la sainte humanité de Jésus toute aptitude et tout pouvoir en vue du jugement. Lui-même, au temps de la Passion, perdit le sentiment de sa divinité — celle-ci ne pouvant souffrir en elle-même — et toute la peine demeurant en cette sainte humanité. Jésus, par la Passion et la mort subies en son humanité, a racheté la créature et payé notre faute par de grandes souffrances : c’est pourquoi le Père éternel lui accordera le pouvoir de sauver et de condamner qui bon lui semble.

Alors, en voyant tant d’ignorance de la part des créatures, et tant d’aveuglement, car elles ne pensaient pas à leur fin, j’éprouvai une très grande peine. Et je commençai à prier Jésus, si toutefois c’était sa volonté, de me faire souffrir pour les péchés de toutes les créatures ; même si tout l’enfer devait tomber sur moi, je ne m’en serais pas souciée car, comme je l’ai dit, sa volonté est que par sa grâce tous soient sauvés. Et il me semblait que Jésus souriait de moi et me disait : « Tu sais bien que tu ne peux avoir ni désir ni volonté sinon de m’aimer pour moi ; je veux qu’en dehors de moi tu ne puisses rien vouloir ni pouvoir sinon ce que je veux et qui est ma volonté. Mais prends garde à ta vie et sois préparée à tout ce que j’ai ordonné, et qui est ma volonté ». Toutefois je ne cessais pas de le prier qu’il voulût sauver toutes les créatures, mais je comprenais que ce n’était pas possible, à cause de tant d’aveuglement et d’ingratitude.

11

Le mercredi 6 juin, après avoir communié, il me sembla voir Jésus, tout amoureux, qui me disait : « Ô mon épouse, pourquoi penses-tu que je veuille si souvent m’unir à toi ? » Et aussitôt, je le sentis m’unir à Lui, et il me parut comprendre que Jésus unissait mon âme à Lui pour trois raisons. La première, c’est que l’âme unie à Jésus éprouve plus de sécurité en elle-même et plus de familiarité avec lui. La seconde, que cette union fortifie l’âme contre toutes sortes de tentations. La troisième, qu’elle devient ainsi plus agréable au Père éternel et capable de Lui plaire davantage, Jésus ayant dit dans l’Évangile : « Tout ce que vous demanderez au Père en mon nom, vous l’obtiendrez »(Jn 14,14). C’est pourquoi l'âme unie à Jésus, non seulement obtient les grâces du Père éternel, mais lui est encore toute reconnaissante et agréable. Voilà, à ce qu’il me semble, pourquoi Jésus m’unissait si souvent à Lui dans le très Saint-Sacrement.

Puis j’entrai dans un très vaste jardin, attrayant et d’une grande beauté, que je voyais à l’intérieur du côté de Jésus, et dans ce très noble jardin je vis les anges de toutes les moniales de ce monastère, ainsi que celui du Père confesseur. Tous me semblaient très beaux, mais, sauf celui du Père et le mien, je ne savais quelles moniales ils assistaient en particulier. Je les voyais tous tresser des guirlandes de fleurs, chacun pour sa moniale ; quelques-unes de ces guirlandes étaient toutes blanches, d’autres rouges, chacune ayant une couleur différente, quelques-unes même des teintes variées, suivant les vertus de la moniale à qui appartenait la guirlande. Les anges liaient celles-ci d’un fil d’or, que je compris être la charité des moniales. Mais je vis bien que huit ou dix de ces anges attendaient ; ils ne liaient pas leurs guirlandes, bien qu’ils eussent les fleurs, et semblaient attendre un peu de fil pour les lier. Alors Jésus me dit : « Vois, si ces moniales n’ont pas de charité, jamais leurs anges ne lieront leurs guirlandes, étant dépourvus de fil, c’est-à-dire de charité. Ces fleurs, je les réserverai pour les en fleurir et les en parer, mais elles ne pourront recevoir de guirlande ».

Puis je vis quelques-uns de ces anges tenir à la main une baguette sur laquelle ils attachaient les fleurs : les unes d’or, d’autres blanches, ou vertes, ou d’autres couleurs. Et cette baguette, je compris que c’était le travail de fond que ces Sœurs avaient accompli, dès l’origine, dans les vertus représentées chacune par des fleurs. Parmi ces anges, quelques-uns avaient à peine commencé à tresser et procédaient très lentement et soigneusement : c’était pour celles qui devaient vivre longtemps. D’autres se hâtaient davantage et leur travail était à demi achevé : je compris que leur vie serait courte. Il y en avait aussi qui, après avoir lié une fleur, la détachaient et revenaient en arrière, et cela, à cause du défaut des moniales qui ne persévéraient pas dans les vertus comme elles avaient commencé.

Je voyais aussi que mon petit ange allait très vite, et avait lié la mienne plus qu’à moitié : je compris ainsi qu’il me restait peu de temps à vivre ; cependant je ne désire ni mort, ni vie, mais seulement que soit faite en moi et sur moi la volonté de Dieu. Je vis encore celle du Père confesseur, qui n’était point une guirlande de fleurs comme les autres, mais une très belle couronne d’or, à cause de sa charité pour nos âmes, car il se fatiguait beaucoup pour notre salut; elle était tout ornée de magnifiques joyaux et je vis qu’elle était terminée. Mais Jésus me dit : « Cette couronne n’est pas encore ornée comme je veux qu’elle le soit ». C’est pourquoi je voyais son petit ange y ajouter quelques joyaux pour l’embellir, d’autres pour l'enrichir, les faisant briller, par moments, d’un éclat magnifique.

Je vis ensuite quatre allées dans ce jardin. La première aboutissait au cœur de Jésus. À son extrémité, je veux dire dans le cœur de Jésus, se trouvait une très belle fontaine dont l’eau, ainsi que je le compris, exerçait deux effets sur les créatures : elle rafraîchissait et réchauffait. Elle rafraîchissait ceux qui brûlent du feu de l’orgueil, tandis qu’elle réchauffait les tièdes et les rendait tout fervents pour l’amour de Dieu et son service. La seconde allée partait du cœur de Jésus ; je la voyais aboutir à la main droite, où l'âme parvenait par la foi. La troisième allée partait, elle aussi, du cœur de Jésus et aboutissait à sa main gauche, où l'âme arrivait par la justice, c’est-à-dire que la créature désirait que s’accomplisse la justice de dieu et que justice soit faite de tous ses péchés, défauts et imperfections. La quatrième allée du cœur de Jésus allait à sa sainte bouche et je compris qu’il s’agissait là de la vision de Dieu, où l'âme ne peut accéder tant qu’elle est en ce monde.

Et toutes ces allées m’apparaissaient recouvertes au-dessus et sur les côtés par la très sainte humanité de Jésus. La première était couverte par sa sainte poitrine, et les deux du centre par ses saints bras. La quatrième par la gorge de Jésus. Ensuite je vis sa tête sacrée toute parsemée de trous, comme de petites pièces, qui reluisaient tellement qu’ils semblaient des miroirs ; c’étaient les trous que Lui avait faits la couronne d’épines. Je compris par-là que les créatures doivent se regarder dans leur chef, le Christ, car elles en sont les membres. Je commençai tout de suite à les recommander à Jésus, en particulier cette personne dont j’ai parlé déjà, pour laquelle je n’éprouvai pas de douleur comme l’autre fois, car je compris qu’elle commençait à reconnaître son erreur et son péché et qu’elle s’en repentait. Je recommandai encore le Père, ainsi que l’archevêque et les Sœurs à Jésus comme j’en ai l’habitude en particulier chaque matin.

12

Le jeudi 7 juin 1584, après avoir communié, je m’arrêtai pour méditer sur ces paroles de Jésus : J’ai ardemment désiré manger cette pâque avec vous (Lc 22,15). Il me semblait voir que Jésus nous avait laissé sa présence afin que nous puissions nous unir plus étroitement à Lui tant que nous sommes encore en ce monde, et que le même amour qui l’avait poussé à s’incarner l’avait décidé à nous laisser sa présence dans le très Saint-Sacrement. Ainsi je comprenais qu’avant son Incarnation Il avait regardé notre âme, la voyant pour ainsi dire en lui-même, car elle était faite à son image et à sa ressemblance, même si personne d’autre que Lui ne le savait, ni ne pouvait connaître combien elle était précieuse et belle ; comme elle se trouvait en grand danger, une fois le péché commis, et qu’Il l’aimait d’un amour infini, à cause de cet amour qu’Il nous a montré plus tard en mourant sur la croix.

De même, je compris que Jésus-Amour vivait avec nous en ce monde en se regardant Lui-même, je veux dire son humanité, et connaissant surtout par Lui-même et en Lui la fragilité de notre nature humaine qu’Il avait assumée ; et comme Il nous aimait du même amour qu’auparavant, Il voulut offrir un remède non seulement à l’âme mais au corps aussi, se donnant en nourriture d’une manière corporelle, pour nourrir l’un et l’autre et les fortifier en Lui-même. Ô quel Amour ! Il me semblait voir que Jésus s’unissait à l'âme de son épouse par une union très étroite, posant la tête sur celle de l’épouse, les yeux sur ses yeux, la bouche sur sa bouche, et ainsi des mains et des pieds, enfin de tous les autres membres, si bien que l’épouse devenait une seule chose avec Lui, voulant tout ce que voulait son époux, voyant tout ce qui était en Lui, goûtant tout ce qu’Il goûtait, faisant les œuvres de l'époux, désirant tout ce qu’Il désirait, et rien en dehors de Lui. Dieu veut que l'âme s’unisse à Lui de cette manière, et Lui veut s’unir à elle. Celle-ci, la tête posée sur celle de Jésus, ne peut rien vouloir d’autre que de s’unir à Dieu et que Dieu s’unisse à elle. Elle en arrive ainsi à vouloir toujours ce que Dieu veut.

Dieu se voit tout entier en Lui-même, Lui seul est apte à se connaître. Il se voit Lui-même en toute créature, même en celles qui n’ont pas de sentiment, car Il est en elles par sa puissance, qui les fait agir et fructifier. Et l’âme, les yeux dans ceux de Jésus, se voit en Dieu, et voit Dieu en toutes choses. Elle voit encore son incapacité, et par elle, connaît et voit que Dieu seul peut se comprendre; de cette manière l’âme arrive à voir ce que Dieu voit. Elle goûte Dieu, savoure toutes choses en vue du bien, et même des défauts elle sait tirer le bien. Ainsi l'âme, sa bouche sur la bouche de Jésus, goûte et savoure toutes choses en leur bonté; des défauts même elle tire du bien : voyant une créature commettre une faute, elle ne sait l’interpréter qu’en bien, et de cette manière elle goûte ce que Dieu goûte.

Dieu fait tout avec sagesse et puissance; plus encore, Il donne sagesse et puissance à toutes les créatures. L'âme qui est unie à Dieu, et dont les mains reposent sur les mains de Jésus, accomplit ses œuvres elle aussi avec sagesse et puissance ; avec sagesse, en s’écartant de toutes choses nocives et qui ne plaisent pas à Dieu; avec puissance, parce que l'âme amoureuse de Dieu pense tout pouvoir, même les choses impossibles, et s’il le fallait se jetterait au milieu des épées et dans les flammes, car il lui semble tout pouvoir, et c’est ainsi qu’elle en vient à agir comme Dieu.

Dieu désire que toutes les créatures soient sauvées, non qu’Il en éprouve le désir, car il n’y a pas de désir en Lui, mais je parle ainsi pour me faire comprendre. L'âme dont les pieds sont unis avec ceux de Jésus, désire que toutes les créatures aiment Dieu et soient sauvées. Si bien que l'âme, selon sa participation à Dieu et sa conformité à Lui, devenait elle-même un autre Dieu par grâce, car par nature Dieu seul peut l’être absolument. Je commençai à recommander à Dieu toutes les créatures, et en particulier ces quatre pécheurs, comme d’habitude ; je compris que Jésus voulait sauver telle personne au moyen des oraisons que ses créatures feraient pour elle : c’est ce qu’Il sembla me dire. Ensuite je Lui recommandai plus particulièrement le Père.

13

Le vendredi 8 juin, après avoir communié, me trouvant en extase, il me sembla entendre Jésus me dire : « Viens ma chère petite fille, vois le roi Salomon couronné » (Ct 3,11). Et tout de suite, je le vis auprès de moi couronné d’épines, et mal en point. Les serviteurs des Juifs Lui mettaient la croix sur les épaules pour le conduire au mont Calvaire, et moi, je le suivais. Durant le chemin, je considérais l’œuvre infâme de Judas, qui par son inique trahison, donnait la mort à celui qui donne à tous la vie. Et dans ma grande douleur devant cette injustice, je ne pouvais m’empêcher de crier avec force : « Traître, traître ! »

Entre-temps, Jésus arriva au mont Calvaire; je vis qu’on voulait le clouer sur la croix, et je commençai à crier : « Ignobles traîtres, c’est vous qui méritez d’être crucifiés ! » et quand ils commencèrent à Lui clouer les pieds, je compris que Jésus était cloué sur la croix, non seulement par les Juifs au temps de sa Passion, mais encore aujourd’hui par la malice des chrétiens qui vivent dans la ruse et la feinte. Je vis ensuite que tous les superbes clouaient la main droite de Jésus, avec leur orgueil, tandis que les avares Lui clouaient la main gauche avec leur avarice. Par contre, les pieds de Jésus étaient libérés de la croix par ceux qui servent Dieu avec simplicité et sincérité. La main droite était détachée par ceux qui sont vraiment humbles, et la main gauche par les hommes généreux qui, dépourvus de biens temporels, exercent la charité en biens spirituels.

Quand Jésus fut cloué sur la croix par les serviteurs, comme ses mains n’arrivaient pas aux trous que les Juifs avaient préparés sur la croix, il fallut Lui tirer avec violence les bras et les mains pour l’y fixer avec les clous, et les os de sa sainte poitrine en furent disloqués. Je compris que Jésus voulait cela pour s’unir à sa créature, comme Il s’était arraché aux délices où Il demeurait dans le sein de son Père éternel, je veux dire par mode de présence et non par essence, quand Il prit chair.

Alors Jésus me recommanda de dire au Père qu’il conseillât aux moniales de demeurer unies entre elles; que si elles ne le faisaient pas, Il se séparerait d’elles dans l'avenir, mais les moniales d’aujourd'hui seraient plus sévèrement punies parce qu’elles ont plus de commodité à faire le bien ; Il demande encore qu’elles aient compassion les unes des autres, et considèrent leurs propres défauts plutôt que ceux d’autrui, de peur qu’Il ne soit obligé de se séparer d’elles. Il me semblait que les novices aussi avaient besoin de cette union, mais je compris surtout qu’elles étaient peu considérées et il me parut que nous agissions au hasard, surtout quand on recevait le très Saint-Sacrement.

Ensuite, je vis toutes les plaies de Jésus formant comme des miroirs, afin de permettre aux créatures de se regarder en Lui. Et j’entendis Jésus crier sur la croix : Celui qui a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive (Jn 7,37). L’eau que l’on devait boire sortait des membres de Jésus, de tout son corps, et, comme une pluie, elle tombait dans le cœur des créatures, et je compris que cette eau était sa grâce. De même que la terre reçoit l’eau de la pluie, et qu’ensuite, le soleil la réchauffait de ses rayons, elle germe et donne des fruits, ainsi faisait Jésus, me semblait-il, en ceux qui recevaient cette eau. Ouvrant ensuite sa poitrine, comme un soleil, Il envoyait les rayons de son saint amour à ses créatures, celles qui avaient reçu cette eau dans les cœurs, et les réchauffant, les faisait germer et produire les fruits très doux des bonnes œuvres.

Ceux qui s’approchaient de la croix, et recevaient cette eau, étaient ceux qui désiraient faire le bien, et l’accomplissaient selon leurs forces. Je vis encore ceux qui se tenaient au pied de la montagne, et qui en recevaient peu, et, je le compris, ceux-là désirent faire le bien, mais ils ne bougent pas, et restent sans rien faire. De même je vis ceux qui se tenaient à distance, et n’en recevaient point : ceux-là ne font pas le bien, et n’en ressentent pas même l’attrait ou le désir qu’ils devraient éprouver. Voyant cela je les recommandai à Jésus, ainsi que toutes les autres créatures, le Père, et ceux que j’ai coutume de recommander chaque matin.

14

Le samedi 9 juin, ayant communié, je vis Jésus tout plein d’amour me dire : Viens ma colombe, au creux des rochers, dans les fentes des murs (Ct 2,14). Et je Lui répondis : « Jésus, mon amour, de moi-même je ne sais y entrer ». et Jésus me dit : « Courage, j’expirerai et aspirerai, j’expirerai pour t’envoyer mon souffle, ensuite en aspirant je le ramènerai à moi, et t’attirerai en moi avec lui ». et ainsi, inspirant en moi son souffle, doux et amoureux, puis l’aspirant et le ramenant à Lui, Il m’attira en Lui, et m’enferma en Lui avec la porte de son côté.

Et prenant la parole, Il me dit : « J’ai attiré à moi la Vierge Marie, elle aussi, comme je l’ai fait pour toi, insufflant en elle ma divinité, lorsque moi, le Verbe, je m’incarnai en elle ; plus tard, quand je fus remonté au ciel, c’est d’une aspiration que je la ramenai à moi ». Quand Il eut dit cela, je vis un très beau temple; il me semblait être celui qu’on nomme « Temple de Salomon », et la Vierge Marie était ce temple, je veux dire celui du vrai Salomon, Jésus.

Et je crus comprendre que le sol de ce temple était l’humilité de la Vierge, notamment quand elle dit : Voici la servante du Seigneur (Lc 1,38). Les quatre murs étaient ses quatre vertus cardinales, c’est-à-dire la justice, la force, la tempérance et la prudence, qu’elle pratiqua surtout au temps de la Passion de son fils Jésus.

La justice d’abord, car elle permit à son Fils, si pur et innocent qu’Il fût, de prendre sur Lui nos péchés : voilà le premier mur. Elle pratiqua donc la vertu de force, supportant toutes les injures adressées non seulement à son Fils mais à elle aussi, et demeurant forte dans la foi, qu’elle garda entièrement et de manière constante : voilà le second mur de ce temple. Le troisième figurait la vertu de tempérance, car bien qu’elle souffrît extrêmement pour son Fils, et qu’elle pleurât et soupirât amèrement, elle le fit avec grande modestie et gravité, la certitude de la Résurrection tempérant son immense douleur. Quant au quatrième mur, il me semblait représenter la vertu de prudence, que la Vierge pratiqua non seulement au temps de la Passion, mais tout au long de sa vie, accomplissant toutes ses œuvres avec une grande mesure et sagesse.

L’estrade de ce temple évoquait son esprit noble et son intelligence illuminée, j’entends celle de la Vierge Marie. Quant à l'autel, je le compris, c’était la volonté de la Vierge. Et la nappe de l'autel sa très pure virginité, et le ciboire où demeure Jésus, le cœur de la Vierge. Je voyais devant cet autel sept lampes allumées, où je reconnus les sept dons de l’Esprit Saint, qui tous se trouvaient en elle de manière parfaite. Sur cet autel se dressaient douze très beaux chandeliers : je compris qu’ils figuraient les douze fruits de l’Esprit qui demeuraient en elle.

Il me sembla ensuite voir la Vierge au Paradis, habillée d’une couleur céleste, comme celle que nous appelons « di Matti » mais bien plus belle. Elle tenait ouvert son petit manteau sous lequel je voyais entrer toutes les moniales ; pourtant quelques-unes en sortaient, mais y revenaient aussitôt. J’y voyais encore le Père confesseur, assis sur les genoux de la Vierge, un peu en dehors du petit manteau. Je me tenais devant lui, de sorte que nous voyions tous deux le visage de la Vierge Marie, mais celles que recouvrait le petit manteau n’apercevaient pas comme nous son visage.

Je vis encore des moniales d’autres monastères, mais très peu entraient sous le petit manteau de la Vierge, et si elles restaient en dehors, je compris que c’était surtout pour deux raisons. D’abord parce qu’elles n’observaient pas le vœu de chasteté qu’elles avaient prononcé devant Dieu ; ensuite à cause du péché de propriété, contraire à leur vœu de pauvreté. En voyant cela, avec grande véhémence et un ardent amour, je me mis à recommander à la Vierge tous les religieux et toutes les religieuses infidèles à leurs vœux. Ensuite, comme d’habitude, je recommandai à Dieu toutes les créatures et en particulier le Père confesseur. 

   

 

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