Du bienheureux Gérard,
frère aîné de saint Bernard, nous ne savons que peu de
choses. Il appartenait à la noblesse, mais on ignore la
date et le lieu de sa naissance. On sait seulement qu'il
devint un militaire passionné, peu enclin à la piété.
Aussi, lorsqu'il apprit, au printemps de 1112, la
décision de son jeune frère Bernard d'entrer, avec
trente membres ou des proches de sa famille, comme
cisterciens dans l'abbaye de Cîteaux, en Côte d'Or,
fut-il très perplexe. Quelle curieuse idée, en effet, de
vouloir quitter le monde pour s'emprisonner
dans
un monastère! Lui, Gérard, il ne le ferait jamais.
"Pourquoi, en effet, quitter le monde pour le cloître,
quand la gloire et la richesse étaient à portée d'épée
sur les champs de bataille?" Cette perplexité de
Gérard ne faisait qu'empirer, d'autant plus que Bernard
le sollicitait constamment pour qu'il le rejoigne à
Cîteaux. Mais Gérard, qui était fasciné par sa carrière
militaire, ne pouvait accepter un tel avenir, jusqu'au
jour où… jusqu'au jour où Bernard lui prédit qu'un jour
"la douleur
éclairerait son esprit."
Les
jours passèrent… et bientôt, comme son frère Bernard le
lui avait prédit, Gérard fut blessé au cours d'un
combat, et fait prisonnier. Gérard vit dans cette
blessure et dans cette captivité un signe de Dieu, et,
en même temps, il se sentit appelé à changer de vie et à
se convertir. Aussi, dès qu'il fut délivré,
miraculeusement dit-on, rejoignit-il Bernard à Cîteaux.
Nous sommes toujours en 1112.
Les
deux frères s'estimaient beaucoup. Aussi, en 1115, avec
Bernard et Étienne Harding, un moine anglais qui fut
abbé de Cîteaux de 1099 à 1133, et quelques compagnons,
Gérard, devenu un modèle de la vie religieuse,
participa-t-il à la fondation de l'abbaye de Clairvaux
dont il devint le cellérier. Il s'occupait également des
affaires courantes du monastère afin de permettre à son
frère Bernard de se livrer davantage à sa contemplation
et à la préparation de ses conférences.
Donc, à Clairvaux, saint Bernard avait confié à son
frère Gérard, la lourde tâche de cellérier, c'est-à-dire
de l'administration de l'abbaye, de l'approvisionnement
de la nourriture, et des dépenses de la communauté.
Gérard, homme très pratique, excella dans cette
fonction, libérant son frère Bernard de très nombreux
soucis. Cela dura plus de vingt ans, car les deux
frères, frères "par le sang, mais plus encore par la
vocation religieuse" formaient un duo
complémentaire. Bernard, le lettré impulsif, avait
tellement confiance dans la sagesse intuitive de son
frère aîné, Gérard, qu'il lui demandait également de
l'accompagner dans ses missions les plus délicates.
Malheureusement, en 1138, de retour d'un voyage à
Viterbe, en Italie, Gérard tomba malade et s'éteignit,
le 13 juin 1138, dans l'abbaye de Clairvaux, où il avait
pu retourner. Voici les dernières paroles du Bienheureux
Gérard, que saint Bernard avait soigneusement
recueillies: "Seigneur, vous savez que j'ai toujours
souhaité le repos pour veiller à mon âme et m'occuper de
vous. Mais j'ai toujours été pris dans les affaires par
votre amour et par mon zèle d'obéissance, surtout par ma
tendresse pour mon abbé et frère". Dans la nuit qui
précéda sa mort, Gérard chanta allègrement le psaume
148, Laudate Dominum de cælis. Puis, Bernard
étant venu près de son frère, Gérard lui dit: "Père,
entre vos mains je remets mon esprit" (Luc., 23,
46). Il répétait ces mots en disant: "Père, père." Puis,
se tournant vers le Père abbé: "Comme Dieu est bon
d'être Père des hommes! Quelle gloire pour les hommes
d'être les fils de Dieu, ses héritiers!"
Saint Bernard fut très
affecté par la mort de son frère Gérard. Peu de temps
après les funérailles de Gérard, il reconnut l'immensité
de sa détresse et, tandis qu'il prononçait, pour ses
moines, son Commentaire du Cantique des cantiques,
il interrompit soudain sa conférence et déclara, entre
autres, à ses moines:
"Vous savez, mes enfants,
combien juste est ma douleur, combien pitoyable ma
blessure. Vous voyez, n'est-ce pas, quel compagnon m'a
abandonné dans la voie où je marchais! Quelle énergie au
travail, et quelle suavité dans ses manières! Qui donc
m'était aussi indispensable? Qui donc avait pour moi
autant d'amour? Il était mon frère par le sang, mais
plus fraternellement par la religion. Plaignez-moi, je
vous en prie, vous qui comprenez cela. J'étais infirme,
il me portait; je perdais cœur, il me confortait;
j'étais paresseux et négligent, il me stimulait;
imprévoyant, oublieux, il était ma mémoire. Pourquoi
m'as-tu été arraché, homme uni à mon âme, homme selon
mon cœur... Il eût mieux valu pour moi perdre la vie que
ta présence, Gérard, toi qui étais l'instigateur zélé de
mes études, mon secours vigoureux, mon examinateur
prudent. Dis, pourquoi nous sommes-nous tant aimés,
pourquoi nous sommes-nous perdus?... À tout ce qui
arrive, je regarde vers Gérard comme j'avais
l'habitude, mais il n'est pas là… Alors je gémis,
malheureux, comme un homme sans secours… N'est-il pas
vrai, Gérard, que tu prenais à cœur plus que moi-même
mes soucis… Le Seigneur avait instruit sa langue, en
sorte qu'il savait quand il devait parler. Ainsi la
prudence de ses réponses et leur bonne grâce… donnaient
satisfaction à ceux de la maison comme à ceux du dehors,
et personne presque ne me demandait quand on avait déjà
vu Gérard… Ah! L'ami fidèle! Il ménageait l'amitié sans
manquer aux devoirs de charité. Le riche emportait un
conseil; le pauvre, une aumône. Il ne cherchait pas son
intérêt, il se plongeait dans les ennuis pour que
j'eusse la paix… Ce n'est pas seulement dans les très
grandes circonstances, mais dans les plus petites, qu'il
était très grand...”
L'Église le fête le 13 juin, mais il est fêté le 14 juin
dans l'Ordre Cistercien de la Stricte Observance.
Paulette Leblanc |