LIVRE DEUXIÈME

CHAPITRE XXI

OÙ L'ON COMMENCE A PARLER DES CONNAISSANCES DE L'ENTENDEMENT QUI SONT PUREMENT SPIRITUELLES. ON EN DÉCRIT LA NATURE.

La doctrine que nous avons donnée sur les connaissances de l'entendement qui nous viennent par la voie des sens est très laconique, vu ce qu'il y aurait à dire. Néanmoins, je n'ai pas voulu m'étendre davantage sur ce sujet, car, pour atteindre le but que je me propose ici, qui est d'en détacher l'entendement et de l'introduire dans la Nuit de la foi, je comprends même que j'ai été trop long.

Nous allons donc parler maintenant des quatre genres de connaissances purement spirituelles de l'entendement, qui sont, avons-nous dit au chapitre IX, les visions, les révélations, les paroles et les sentiments spirituels. Nous les appelons purement spirituelles, car, à la différence des connaissances corporelles et imaginaires, elles ne se communiquent pas à l'entendement par la voie des sens corporels; mais sans qu'il y ait une intervention quelconque d'un sens corporel extérieur ou intérieur, elles s'offrent à l'entendement clairement et distinctement par voie surnaturelle d'une manière passive, sans que l'âme pose un acte quelconque ou agisse personnellement et se conduise d'une manière active et comme par elle-même.

Il faut donc savoir, pour parler dans un sens large et général, que ces quatre connaissances peuvent toutes s'appeler visions de l'âme; car lorsqu'on parle de l'âme, comprendre et voir sont une seule et même chose. Dès lors, en effet, que ces quatre connaissances sont du domaine intelligible et appartiennent à l'entendement, elles sont aussi visibles spirituellement. L'intelligence qui s'en forme dans l'entendement peut s'appeler vision intellectuelle. Tous les objets des autres sens qui peuvent être perçus par la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût, le tact, sont du domaine de l'entendement en tant qu'ils sont vrais ou faux; et si tout ce que voient les yeux du corps leur cause une vision corporelle, tout ce qui est intelligible aux yeux spirituels de l'âme ou à l'entendement lui cause une vision spirituelle. Car, nous le répétons, pour lui, comprendre et voir sont une même chose. Ainsi donc ces quatre connaissances, nous pouvons, pour parler d'une manière générale, les appeler des visions; tandis que nous ne pouvons nous exprimer ainsi quand il s'agit des autres sens, car l'objet de l'un n'est pas le même que l'objet de l'autre. Mais comme ces connaissances se présentent à l'âme sous une forme analogue à celle qui frappe les autres sens, il en résulte, pour employer le langage propre et spécifique, que nous appelons visions ce que l'entendement perçoit sous forme de vue, car il peut voir les choses spirituelles, comme les yeux du corps voient les choses corporelles. Ce qu'il perçoit comme s'il l'apprenait ou comme s'il s'agissait d'une chose nouvelle, à l'instar de l'ouïe qui entend des choses qu'il n'avait jamais entendues, nous l'appelons révélations; ce qu'il connaît comme en l'entendant, nous l'appelons locution; ce qu'il connaît enfin d'une manière analogue à celle des autres sens, comme, par exemple, une odeur suave et spirituelle, un goût spirituel, un plaisir spirituel que l'âme peut goûter surnaturellement, nous l'appelons sentiment spirituel. De toutes ces conceptions, comme nous l'avons dit, l'entendement tire une connaissance ou vision spirituelle, qui est indépendante de toute représentation, forme, image, figure imaginaire ou représentation naturelle; toutes ces communications se produisent dans l'âme immédiatement par une voie surnaturelle, par un moyen surnaturel. Or on agira à leur égard comme nous avons dit qu'il faut faire à l'égard des connaissances corporelles et imaginaires; il convient d'en détacher l'entendement et de le diriger et conduire par leur moyen à travers la nuit spirituelle de la foi jusqu'à l'union divine et substantielle de l'amour de Dieu. Sans cela sa marche serait embarrassée et entravée dans ce chemin d'isolement et de détachement qui lui est nécessaire en tout. Sans doute ces connaissances sont plus nobles, plus utiles et beaucoup plus sûres que les connaissances corporelles et imaginaires; comme elles sont déjà intérieures et purement spirituelles, le démon y a moins de prise; l'âme les reçoit d'une manière plus pure et plus subtile, sans aucun travail de sa part ni de l'imagination, ou du moins sans coopération active. Néanmoins, si l'entendement n'avait soin de se surveiller, il pourrait encore trouver des obstacles sur ce chemin et tomber dans une foule d'erreurs.

Nous pourrions d'une certaine manière terminer en même temps ces quatre sortes de connaissances. Ce serait de donner pour toutes à la fois le conseil que nous donnons pour toutes les autres, de ne point les rechercher et de ne point les accepter. Néanmoins, afin de mieux éclairer la route à suivre, et comme il y a certaines choses spéciales à dire sur chacune d'elles, il est bon d'en parler séparément. Nous commencerons donc par les premières, qui sont les visions spirituelles ou intellectuelles.

CHAPITRE XXII

OÙ L'ON TRAITE DE DEUX SORTES DE VISIONS SPIRITUELLES QUI VIENNENT PAR LA VOIE SURNATURELLE.

Nous allons parler maintenant d'une manière spéciale des visions spirituelles qui se forment dans l'entendement sans l'intermédiaire d'un sens corporel quelconque. Ces visions sont de deux sortes: il y a les visions des substances corporelles, et les visions des substances simples et immatérielles. Les premières concernent toutes les choses matérielles qu'il y a au ciel et sur la terre; l'âme peut les voir, tout en étant dans son corps, par le moyen d'une certaine lumière surnaturelle qui lui vient de Dieu et lui permet de voir les choses absentes du ciel et de la terre. C'est ce que saint Jean a vu, comme nous le lisons dans « l'Apocalypse » (Apoc. XXI, q. s. v.), où il nous fait la description et nous raconte la beauté de la Jérusalem céleste dont il a eu la vision. On lit également que saint Benoît a été favorisé d'une vision spirituelle où le monde tout entier lui a été dévoilé. Cette vision, dit saint Thomas dans ses Quodlibet (Quodlibet I), consistait dans une lumière qui, comme nous l'avons dit, lui venait d'en haut.

Les autres visions des substances immatérielles ne peuvent avoir lieu, même avec le secours de cette lumière dérivée de Dieu, dont nous parlons; il faut alors une lumière plus élevée que l'on appelle la lumière de gloire. Ces visions des substances immatérielles, comme l'être de Dieu, les anges et les âmes, ne sont  pas proprement de cette vie et ne peuvent avoir lieu tant que nous sommes dans un corps mortel. Car si Dieu voulait les communiquer à l'âme selon leur mode d'être essentiel, l'âme quitterait son corps et cesserait sa vie mortelle d'ici-bas. Voilà pourquoi Dieu dit à Moïse qui lui demandait de voir son Essence: Non videbit me homo et vivet: « L'homme ne peut pas me voir sans cesser de vivre (Ex. XXXIII, 20). » Aussi les enfants d'Israël, à la pensée qu'ils devaient voir Dieu ou qu'ils l'avaient vu, lui ou un ange, craignaient de mourir, comme on le voit au livre de l'Exode où, remplis de terreur, ils dirent à Moïse: Non loquatur nobis Dominus, ne forte moriamur (Ex. XX, 19). C'est comme s'ils avaient dit: Que Dieu ne se communique pas à nous d'une façon manifeste. Nous lisons également au livre des Juges, que Manué, père de Samson, qui avait vu l'essence d'un ange sous la figure d'un jeune homme de la plus grande beauté, dit à sa femme qui avait eu la même vision: Morte moriemur, quia vidimus Dominus: « Nous allons mourir, puisque nous avons vu le Seigneur (Jug. XIII, 22). »

Ainsi donc des visions de cette sorte ne sont pas compatibles avec notre existence sur la terre, si ce n'est très rarement et en passant, et encore Dieu doit-il alors veiller à soutenir les conditions de la vie naturelle, puisqu'il en retire totalement l'esprit et que l'âme n'anime plus le corps. C'est pour cela que saint Paul, ayant eu des visions de cette sorte et vu, au troisième ciel, des substances simples, s'écrie: Sive in corpore nescio, sive extra corpus nescio, Deus scit: C'est-à-dire: J'ai été élevé à ces visions, et il ajoute que quand il en fut favorisé, il ne sait pas s'il était dans son corps ou non, mais que Dieu le sait (II Cor. XII, 2). Cela nous montre clairement que l'Apôtre a subi dans sa vie naturelle une transformation merveilleuse dont le mode à Dieu pour auteur.

De même, quand Dieu, comme on le croit, communiqua à Moïse la vision de son essence, il lui dit, comme on nous le raconte, qu'il allait le mettre dans le creux du rocher, que là il le protégerait, le couvrirait de sa droite et le soutiendrait pour l'empêcher de mourir lorsque sa gloire viendrait à passer (Ex. XXXIII, 22-23). Ce passage rapide de la gloire de Dieu signifie la vision transitoire qu'il donne de lui-même à Moïse, pendant qu'il le couvre de sa droite pour lui conserver la vie naturelle.

Mais ces visions si substantielles qui furent accordées à saint Paul, à Moïse et à Élie qui se couvrit le visage au souffle suave de Dieu, bien que ce fût transitoire, sont très rares; elle n'arrivent presque jamais, et ne sont accordées qu'à un très petit nombre. Dieu ne les réserve qu'à ceux qui sont des sources de son esprit dans l'Église et embrasés du zèle de sa loi, comme le furent les trois personnages dont nous venons de parler.

Bien que, d'après les lois ordinaires, l'entendement ne puisse pas avoir ces visions des substances spirituelles d'une manière claire et évidente ici-bas, elles peuvent cependant être senties dans la substance de l'âme moyennant une connaissance pleine d'amour qui est accompagnée de touches divines et d'une ineffable union. Cette faveur se rattache aux sentiments spirituels dont nous parlerons plus tard, avec l'aide de Dieu. Notre but est de conduire l'âme à l'union divine, à l'union avec l'essence divine; nous en parlerons lorsque nous traiterons de l'intelligence mystique, de la connaissance confuse et obscure de Dieu dont nous avons encore à parler. Nous verrons là comment, à l'aide de cette connaissance amoureuse et obscure, l'âme s'unit à Dieu dans un degré sublime et vraiment divin; car cette connaissance obscure et amoureuse, qui n'est autre que la foi, est d'une certaine manière ici-bas par rapport à l'union divine comme la lumière de gloire est dans l'autre vie par rapport à la claire vision de Dieu.

Aussi allons-nous parler maintenant des visions des substances corporelles qui sont communiquées spirituellement à l'âme et ressemblent aux visions corporelles. De même en effet que les yeux du corps voient les objets corporels à l'aide de la lumière naturelle, de même l'entendement, éclairé de cette lumière surnaturelle dont il a été question, voit intérieurement ces mêmes objets naturels, et d'autres encore s'il plaît à Dieu. Toutefois il y a une différence dans le degré et le mode de vision, car les visions spirituelles et intellectuelles sont plus claires et plus subtiles que les visions corporelles. Lorsque Dieu veut accorder à l'âme une faveur de cette sorte, il lui communique cette lumière surnaturelle dont nous parlons, à l'aide de laquelle elle voit avec la plus grande facilité et clarté ce que Dieu veut lui montrer soit du ciel, soit de la terre; et alors, que l'objet soit absent ou présent, il n'y a point d'obstacle pour elle. On dirait parfois que c'est comme si, une porte s'ouvrant, une lumière splendide apparaissait, semblable à un éclair qui, au milieu d'une nuit profonde, manifeste subitement les objets d'une manière claire et distincte, pour les laisser tout de suite dans leur obscurité, bien que leurs formes et leurs images restent gravées dans l'imagination. Tel est le phénomène qui se produit dans l'âme d'une manière beaucoup plus parfaite. Car ces visions s'impriment parfois si profondément dans son esprit à l'aide de ce flambeau, que chaque fois qu'elle y revient avec la lumière de Dieu, elle les voit en elles-mêmes, comme la première fois. L'âme est comme un miroir, où, chaque fois qu'elle y regarde, elle voit les images qui y sont représentées. Ces visions sont de telle sorte que les images des choses que l'âme a vues une fois ne s'effacent jamais, bien que parfois elles apparaissent plus éloignées.

Voici les effets qu'elles produisent dans l'âme. Elles lui donnent la quiétude, la lumière, une joie qui semble propre à l'état de gloire, la suavité, l'amour, l'humilité, l'attrait vers Dieu, l'élévation de l'esprit en Dieu; ces effets sont plus ou moins profonds; parfois ils sont plus marqués dans une vertu que dans une autre, selon l'esprit avec lequel on les reçoit et selon le bon plaisir de Dieu.

Le démon peut lui aussi produire et contrefaire ces visions dans l'âme. Il se sert de quelque lumière naturelle et de l'imagination; par une suggestion naturelle il éclaire l'esprit sur les objets présents ou éloignés. Aussi, pour expliquer ce passage où saint Matthieu raconte que le démon montra au Christ tous ces royaumes du monde et leur gloire: ostendit ei omnia regna mundi (Mat. IV, 8), plusieurs docteurs assurent qu'il le fit par suggestion spirituelle (St Thomas IIIe q. 41, a. 2, ad. 3 m. et Abul. in IV Mat.). Il n'était pas possible, en effet, qu'il donnât à des yeux corporels un spectacle aussi étendu et montrât tous les royaumes du monde et leur gloire. Toutefois il y a une très grande différence entre les visions qui viennent du démon et celles qui ont Dieu pour auteur. Les effets produits par les visions démoniaques dans l'âme ne ressemblent nullement à ceux des visions qui viennent de Dieu; celles-là engendrent l'aridité dans les rapports de l'âme avec Dieu, la portent à s'estimer, lui suggèrent de faire quelque cas de ces visions; elles ne produisent nullement la douceur de l'humilité et l'amour de Dieu. De plus, les objets de ces visions ne se gravent pas dans l'âme avec la clarté des autres. Loin d'avoir de la durée, elles s'effacent promptement, excepté le cas où l'âme leur accorde une grande estime, car alors l'affection qu'elle leur porte fait naturellement qu'elle en garde le souvenir; mais c'est un souvenir très aride qui ne produit nullement cet amour et cette humilité qui découlent du souvenir des visions divines.

Ces visions, dès lors qu'elles ont pour objet des créatures avec lesquelles Dieu n'a aucune ressemblance, aucune proportion ou communication essentielle, ne peuvent être pour l'entendement un moyen prochain de l'union essentielle avec Dieu. Aussi convient-il à l'âme de se tenir à leur égard d'une manière négative, comme à l'égard de celles dont nous avons parlé, si elle veut progresser avec le moyen prochain qui est celui de la foi. Elle doit donc se garder de faire comme une réserve ou un trésor de toutes ces formes de visions qui demeurent imprimées en elle, ne point chercher à s'y attacher. Si elle s'arrête à ces formes et images de personnages qui sont gravées dans son imagination, elle y trouvera un obstacle et n'ira pas à Dieu par la voie du renoncement absolu; si, au contraire, ces formes se reproduisaient toujours en elle, l'âme n'en recevrait pas un grand dommage si elle n'en faisait aucun cas.

Sains doute le souvenir de ces visions excite dans l'âme quelque amour de Dieu et la porte à la contemplation; mais ce qui la stimule surtout et l'élève, c'est que, sans connaître le mode et la source de son avancement, elle marche dans la voie obscure de la foi pure et du détachement de toutes ces visions. Il arrive de la sorte que l'âme est toute embrasée d'un amour très pur pour Dieu et qu'elle en ignore la source et le motif. La raison en est que plus sa foi s'est enracinée et développée par ce dénûment, ces ténèbres et ce détachement de tout, en un mot par cette pauvreté spirituelle, plus aussi s'est enraciné et développé en elle l'amour de Dieu. Ainsi donc, plus l'âme s'applique à demeurer dans la nuit et le néant par rapport à toutes les choses extérieures et intérieures qui peuvent lui être communiquées, plus aussi elle avance dans la foi et par conséquent dans l'espérance et dans la charité, vu que ces trois vertus théologales marchent unies. Parfois cet amour n'est pas compris et l'âme ne le sent pas. D'ailleurs il n'a pas son siège dans les sens et ne produit pas de suavité; il réside dans l'âme et se manifeste par sa force; il suscite plus de courage et d'ardeur que précédemment; parfois cependant il rejaillit sur la partie sensible par des effets pleins de tendresse et de douceur.

Ainsi donc, pour arriver à cet amour, à cette allégresse, à cette joie que de semblables visions produisent et causent, il convient que l'âme ait assez de force et de mortification pour vouloir demeurer dans le dénûment et la nuit à leur égard; de la sorte elle établit cet amour et cette joie sur ce qu'elle ne voit pas et ne sent pas, et qu'elle ne peut ni voir ni sentir en cette vie, c'est-à-dire sur Dieu qui est incompréhensible et au-dessus de tout. Voilà pourquoi nous devons aller à lui par le détachement de tout. Sans cela, et supposé même que l'âme ait assez d'habileté,  d'humilité et de force pour que le démon ne puisse, à l'occasion de ces visions, la tromper et la faire tomber dans quelque présomption, comme il a coutume de le faire, il ne permettra pas à l'âme de progresser, parce qu'il s'opposera à la nudité spirituelle, à la pauvreté d'esprit, au détachement de la foi, toutes choses qui sont requises, comme nous l'avons dit, pour l'union de l'âme avec Dieu.

Mais comme la doctrine concernant ces visions intellectuelles est la même que celle des visions et appréhensions surnaturelles des sens que nous avons exposée aux chapitres XIX et XX, nous ne nous attarderons pas davantage ici à les expliquer.

CHAPITRE XXIII

OÙ L'ON TRAITE DES RÉVÉLATIONS. ON DIT CE QU'ELLES SONT ET ON EXPOSE UNE DISTINCTION.

L'ordre que nous suivons nous amène à parler maintenant de la seconde sorte de connaissances spirituelles que nous avons appelées déjà révélations, et dont quelques-unes appartiennent proprement à l'esprit de prophétie.

Et tout d'abord il faut savoir que la révélation n'est pas autre chose que la découverte de quelque vérité cachée, ou la manifestation de quelque secret ou mystère. Ainsi par exemple, Dieu fait comprendre à l'âme une chose; il lui manifeste une vérité; il lui découvre certaines de ses oeuvres passées, présentes ou futures.

Cela posé, nous pouvons dire qu'il y a deux sortes de révélations. Les unes consistent dans la manifestation de certaines vérités à l'entendement; et on les appelle proprement des connaissances ou des vues intellectuelles; les autres consistent dans la manifestation de secrets, et celles-ci s'appellent proprement, et à plus juste titre que les autres, des révélations; les premières, en effet, ne peuvent pas, à rigoureusement parler, s'appeler des révélations, parce qu'elles consistent dans la connaissance de la vérité dépouillée de tous ses accidents, que Dieu donne à l'âme sur les choses temporelles ou spirituelles d'une manière claire et manifeste. J'ai voulu en traiter sous le nom de révélation, d'abord parce qu'il a beaucoup de rapprochement et de rapport avec elles et ensuite pour ne point multiplier les divisions. Cela dit, nous pouvons fort bien distinguer maintenant les révélations en deux genres de connaissances; nous les appelleront les unes connaissances intellectuelles, et les autres manifestations des secrets et des mystères de Dieu. Nous en parlerons en deux chapitres le plus brièvement possible; et nous commencerons par les connaissances intellectuelles.

CHAPITRE XXIV

OÙ L'ON PARLE DES CONNAISSANCES DES VÉRITÉS PERÇUES EN ELLES-MÊMES PAR L'ENTENDEMENT. ON DIT QU'ELLES SONT DE DEUX SORTES ET ON EXPLIQUE LA CONDUITE DE L'ÂME À LEUR ÉGARD.

Pour parler convenablement de cette connaissance des vérités en elles-mêmes qui est perçue par l'entendement, il faut que Dieu me prenne la main et dirige ma plume. Vous saurez, en effet, cher lecteur, que toute parole est impuissante à dire ce qu'elles sont en elles-mêmes par rapport à l'âme. D'ailleurs mon intention n'est pas d'en parler ici d'une manière explicite. Mon but est seulement de montrer comment l'âme doit s'ingénier pour s'en servir et tendre à l'union divine. Qu'on me permette donc d'en parler brièvement et de dire en peu de mots ce qui utile à mon but.

Ce genre de visions, ou pour mieux dire, de connaissances des vérités en elles-mêmes est très différent de celui dont nous venons de parler au chapitre XXII. Il ne ressemble pas à la vue que l'entendement a des choses temporelles, je veux dire corporelles; il consiste à comprendre et à voir avec l'entendement les vérités de Dieu ou des créatures, et d'une manière qui surpasse ce qui a été, ce qui est et ce qui sera, et cela est très conforme à l'esprit de prophétie dont nous parlerons peut-être plus tard. Il faut donc remarquer que ce genre de connaissances se divise en deux catégories: les unes ont pour objet le Créateur, les autres les créatures, ainsi que nous l'avons dit. Les unes et les autres sont pleines de délices pour l'âme, mais les délices causées par celles qui ont Dieu pour objet sont telles qu'on ne sait à quoi les comparer; aucune expression, aucun terme ne pourrait en donner une idée; ces connaissances étant des connaissances de Dieu lui-même, les délices qu'elle produisent sont aussi les délices de Dieu lui-même. Comme nous l'enseigne David: Non est qui similis sit tibi: « Il n'y a rien qui soit semblable à vous, ô mon Dieu (Ps. XXXIX, 6). » Ces connaissances ayant Dieu pour objet, sont en effet accordées directement; elles donnent le sentiment le plus profond de quelque attribut de Dieu, de sa toute-puissance, ou de sa force, ou de sa bonté, ou de sa douceur; chaque fois qu'il se fait sentir à l'âme, il y grave ce qu'elle éprouve. Comme il s'agit ici de la pure contemplation, l'âme voit clairement qu'il n'y a aucun moyen de pouvoir en dire quelque chose, si ce n'est en quelques termes généraux que lui arrache l'abondance des délices et du bonheur qu'elle éprouve alors, mais qui sont impuissants à faire comprendre ce qu'elle a goûté et ressenti.

Aussi David, après avoir éprouvé quelque chose de cette faveur, n'en parle qu'en termes vagues et généraux: Judicia Domini vera, justificata in semetipsa Desiderabilia super aurum et lapidem pretiosum multum, et dulciora super mel et favum: « Les jugements que nous nous formons de Dieu, c'est-à-dire les vertus et les attributs que nous reconnaissons en Dieu, sont vrais et se manifestent par eux-mêmes; ils sont plus désirables que l'or et que les pierres les plus précieuses, ils sont plus doux que le miel le plus pur (Ps. XVIII, 10-11). »

Moïse, comme nous le lisons, ayant été élevé à une très haute connaissance de Dieu lui donna une fois de lui-même lorsqu'il passa devant lui, n'exprima cet état que par ces termes généraux dont nous avons parlé; aussi, élevé à cette connaissance, il se prosterna au moment où le Seigneur passait et s'écria: Dominator, Domine Deus, misericors et clemens, et multae miserationis ac verax. Qui custodis misericordiam in millia: « Dominateur, Seigneur Dieu, miséricordieux et clément, patient et plein de miséricorde, et véritable, qui gardez à des milliers de créatures les miséricordes que vous avez promises (Ex. XXXIV, 6-7). » Par là nous voyons que, dans l'impuissance d'exprimer ce qu'il avait connu de Dieu dans cette seule connaissance, il le dit et le répète par toutes ces expressions générales. Si parfois l'âme élevée à ces hautes connaissances fait entendre des paroles , elle voit bien qu'elle n'a rien dit de ce qu'elle a éprouvé; elle comprend qu'il n'y a aucune parole qui soit capable de l'exprimer.

De même, saint Paul, favorisé de cette haute connaissance de Dieu, ne se préoccupe pas d'en parler; il dit seulement qu'il n'est pas permis à l'homme de traiter ce sujet (II Cor. XII, 4).

Ces connaissances divines, ou connaissances qui ont Dieu pour objet, ne sont jamais restreintes à des choses particulières. Dès lors qu'elles regardent le principe souverain, on n'en peut rien dire de particulier; j'excepte le cas où on le pourrait d'une certaine manière quand il s'agit de quelque vérité concernant un objet inférieur à Dieu que l'on connaîtrait alors en même temps; mais s'il s'agit des connaissances divines elles-mêmes, cela est absolument impossible.

Or ces hautes connaissances pleines d'amour ne peuvent être accordées qu'à l'âme parvenue à l'union avec Dieu; car elles sont cette union même; cette union consiste à les posséder par une certaine touche qui se fait de l'âme à la divinité; et ainsi c'est Dieu lui-même qui est alors senti et goûté; cette union n'est pas claire et manifeste comme dans la gloire; mais la touche de cette connaissance et suavité est si élevée et si profonde qu'elle pénètre la substance de l'âme. Le démon est impuissant à s'immiscer dans une pareille faveur ou à produire quelque chose de semblable, puisque rien n'en approche et ne saurait lui être comparé; il ne peut non plus infuser de pareilles jouissances et de pareils délices. Ces connaissances ont le goût de l'essence divine et de la vie éternelle, et le démon n'a pas le pouvoir de singer une faveur si élevée. Il pourrait cependant en simuler quelque apparence en représentant à l'âme certaines grandeurs ou majestés qui l'impressionneraient vivement, en cherchant à lui persuader que c'est là une faveur de Dieu, mais son intervention n'entre pas dans la substance de l'âme, ne la renouvelle pas et ne l'enflamme pas subitement d'amour comme le font les connaissances de Dieu.

Il y a, en effet, certaines connaissances, certaines touches surnaturelles que Dieu produit dans la substance de l'âme, et celles-là l'enrichissent de telle sorte, que non seulement une seule d'entre elles suffit pour la délivrer complètement de toutes les imperfections dont elle n'avait pu se corriger dans tout le cours de sa vie, mais pour la combler de biens et de vertus célestes. Ces touches divines sont si pleines de saveurs et de délices intimes que, pour une seule d'entre elles, l'âme se trouverait bien payée de tous les travaux de la vie, si nombreux qu'ils fussent. Elle demeure en outre animée d'un tel courage et d'une telle ardeur de souffrir beaucoup pour Dieu que ce lui est un tourment particulier de voir le peu qu'elle souffre.

De si hautes connaissances ne peuvent pas parvenir à l'âme par quelque comparaison ou imagination de sa part, comme nous l'avons dit. Ces connaissances dépassent de pareils moyens, et Dieu les produit dans l'âme sans qu'elle y concoure par son habileté. Aussi est-ce parfois quand elle y pense le moins et qu'elle est le plus éloignée d'y prétendre qu'elle a coutume de recevoir ces touches célestes que lui impriment certains souvenirs ineffables de Dieu. Parfois ces souvenirs se réveillent subitement en elle à la seule pensée de choses même de très minime importance; ils se font sentir avec tant d'efficacité que parfois ce n'est pas seulement l'âme mais le corps qui en tressaille de joie. D'autres fois ils se font sentir quand l'esprit se trouve dans un calme profond: il n'y a pas de tressaillement, mais un sentiment élevé d'allégresse et un rafraîchissement pour l'esprit. D'autres fois ces faveurs arrivent à l'occasion d'une parole de la sainte Écriture que l'on a dite ou entendue, ou à l'occasion de tout autre chose, mais elles n'ont pas toujours la même efficacité et ne se font pas sentir avec la même puissance; souvent en effet elles sont très faibles, mais, si faibles qu'elles soient, une seule de ces réminiscences ou de ces touches divines est plus précieuse pour l'âme qu'un grand nombre de connaissances ou de considérations sur les créatures et les oeuvres de Dieu.

Comme ces connaissances sont données à l'âme à l'improviste, ainsi que nous l'avons dit, et sans le concours de sa volonté, elle n'a rien à faire soit pour les vouloir soit pour les refuser. Elle n'a qu'à se tenir humble, et à être détachée à leur égard; Dieu fera son oeuvre quand il voudra et comme il voudra.

Je ne dis pas cependant qu'il faille se conduire négativement à l'égard de ces connaissances, comme à l'égard des autres connaissances; car, nous l'avons dit, elles font partie de l'union divine vers laquelle nous conduisons l'âme. C'est dans ce but que nous lui enseignons à se dépouiller et à se détacher de toutes les autres connaissances; et le moyen que nous devons employer pour les obtenir de Dieu, c'est d'être humble, de souffrir par amour pour Dieu avec patience et d'être désintéressé par rapport à toute récompense. Ces faveurs, en effet, ne s'accordent pas à l'âme qui n'est pas détachée; elles proviennent de l'amour tout particulier de Dieu parce que l'âme lui porte à lui-même un amour absolument désintéressé. C'est là ce que le Seigneur a voulu signifier quand il nous dit dans saint Jean: Qui autem diligit me, diligetur a Patre meo, et ego diligam eum et minifestabo ei meipsum: « Celui qui m'aime sera aimé de mon Père, je l'aimerai et je me manifesterai moi-même à lui (Jean, XIV, 21). » Ces paroles renferment les connaissances et les touches dont nous parlons, et par lesquelles Dieu se manifeste à l'âme qui s'approche de lui et qui l'aime véritablement.

La seconde espèce de connaissances, de visions, ou de vérités intérieures, est très différente de celles dont nous venons de parler, parce qu'elle se rapporte à des objets inférieurs à Dieu. Elle regarde la connaissance de la vérité des choses en soi, des faits et des événements qui se passent parmi les hommes. Cette connaissance est de telle sorte que les vérités connues alors se gravent d'une manière admirable dans le plus intime de l'âme sans le concours d'une parole étrangère. Viendrait-on à lui dire le contraire, elle ne pourrait, malgré ses efforts, y donner son assentiment intérieur, parce que son esprit voit alors, outre cette connaissance, quelque chose qu'il lui représente en même temps. Elle le voit pour ainsi dire dans toute sa clarté. Cette vue, avons-nous dit, appartient à l'esprit de prophétie, ou à ce don que saint Paul appelle le don de discernement des esprits (I Cor. XII, 10). Cependant, bien que l'âme regarde cette connaissance comme absolument certaine et vraie, ainsi que nous l'avons dit, et ne puisse pas ne pas avoir cette persuasion intime qu'elle reçoit passivement, elle ne doit pas pour cela manquer d'ajouter foi à son maître spirituel et de soumettre sa raison à ce qu'il lui dira et commandera, alors même que ce serait complètement opposé à ce qu'elle éprouve. De la sorte elle marche dans le sentier de foi qui la conduira à l'union divine; tel est le but où elle doit tendre plus par la foi que par le raisonnement.

Nous avons de cette double connaissance des témoignages très clairs dans la sainte Écriture. Le Sage, parlant de la connaissance particulière que l'on peut avoir des choses, dit ces paroles: « Dieu m'a donné la science vraie des choses; il a voulu que je connaisse la disposition du globe terrestre et la vertu des éléments, le commencement, la fin et le milieu des temps, ainsi que les changements de saisons, le cours de l'année, la disposition des étoiles, la nature des animaux, les moeurs des bêtes sauvages, la force des vents, les pensées des hommes, la diversité des plantes et des arbres et la propriété de leurs racines, en un mot j'ai appris tout ce qu'il y a de caché et d'inconnu; et je l'ai appris, parce que la Sagesse, qui est l'auteur de toutes les choses créées, me l'a fait connaître (Sag. VII, 21). »

Sans doute cette connaissance de toutes choses dont parle ici le Sage et que Dieu lui donna était infuse et générale, mais cette citation prouve suffisamment la réalité de toutes les connaissances particulières que Dieu infuse, quand il lui plaît, par voie surnaturelle. Il ne donne pas la science générale et habituelle de ces objets, comme il le fit pour Salomon, mais il découvre peu à peu, de temps en temps, certaines vérités au sujet de ces choses créées dont le Sage vient de nous parler. Il est  vrai cependant que Dieu accorde à beaucoup d'âmes des habitudes infuses par rapport à une foule de choses, bien que ces habitudes ne soient jamais aussi générales qu'elles ne l'étaient chez Salomon. Ces habitudes varient selon la diversité des dons que Dieu accorde et que saint Paul énumère; parmi ces dons il place la sagesse, la science, la foi, la prophétie, l'intelligence des langues, l'interprétation des paroles (I Cor. XII, 8 sv.). Toutes ces connaissances sont des habitudes infuses que Dieu donne gratuitement à qui il veut, d'une manière naturelle ou surnaturelle; il l'a fait d'une manière naturelle à Balaam et à d'autres prophètes idolâtres ainsi qu'à beaucoup de sibylles à qui il a conféré le don de prophétie; il l'a fait d'une manière surnaturelle aux saints Apôtres et Prophètes et à d'autres Saints.

Mais outre ces habitudes ou grâces gratuites qui sont accordées, nous disons qu'il y a des personnes parfaites, ou du moins qui font des progrès dans la perfection, et qui reçoivent très ordinairement des illustrations et des connaissances sur les choses présentes ou absentes. Cette faveur leur vient par une lumière qui se communique à leur esprit déjà éclairé et purifié. Nous pouvons bien appliquer ici cette parole des Proverbes: Quomodo in aquis resplendent vultus prospicientium, sic corda hominum manifesta sunt prudentibus: « Comme on voit se refléter dans l'eau le visage et la forme de ceux qui s'y regardent, ainsi le coeur de l'homme se montre à celui qui est prudent (Pro. XXVII, 19) », c'est-à-dire à celui qui possède déjà la sagesse des Saints que la sainte Écriture appelle prudence.

De plus, ces esprits ainsi purifiés connaissent parfois d'autres vérités: ce n'est pas cependant toujours quand ils le veulent; car cela est le partage seulement des âmes qui en ont l'habitude infuse, et encore ne l'ont-elles pas toujours en tout, puisque ces faveurs dépendent du bon plaisir de Dieu.

Néanmoins nous devons savoir que ceux dont l'esprit est complètement purifié peuvent les uns plus que les autres, mais, avec la plus grande facilité et comme naturellement, connaître ce qu'il y a dans le coeur ou les pensées intimes, les inclinations et les qualités des autres. Ils le connaissent par des indices extérieurs, même très minimes; comme les paroles, les mouvements et autres signes. De même que le démon a ce pouvoir, parce qu'il est esprit, de même aussi l'homme spirituel le possède selon cette parole de l'Apôtre: Spiritualis autem judicat omnia: « L'homme spirituel juge de tout (I Cor. II, 15). » Il dit encore: Spiritus omnia scrutatur, etiam profunda Dei: « L'esprit pénètre tout, jusqu'aux profondeurs de Dieu (Ibid. II, 10). » Sans doute les personnes spirituelles ne peuvent pas naturellement connaître les pensées, ni le fond des coeurs, mais, aidées de la lumière surnaturelle, elles peuvent le découvrir dans les indices extérieurs. Elles peuvent, il est vrai, se tromper souvent en suivant ces indices, mais ordinairement elles sont dans le vrai. Toutefois il ne faut pas se fier à ce moyen de connaissance, car le démon s'y insinue d'une manière spéciale et avec beaucoup de subtilité, comme nous le dirons bientôt. Voilà pourquoi on doit renoncer à ces connaissances et illustrations.

Quant aux faits et aux événements qui se passent parmi les hommes, le spirituel peut aussi en avoir connaissance, alors même qu'ils seraient éloignés. Nous en avons un exemple au quatrième livre des Rois. Giezi, serviteur d'Élisée, voulait lui cacher l'argent qu'il avait reçu de Naaman le Syrien. Mais Élisée lui dit: Nonne cor meum in praesenti erat, quando reversus est homo de curru suo in occursum tui? « Est-ce que par hasard mon coeur n'était pas présent quand Naaman revînt de son char à ta rencontre? ((IV Vulg.) II Rois, V, 26). » Cela se passait spirituellement. Le prophète avait tout vu en esprit, comme s'il avait été présent de corps.

Nous en avons dans le même livre un autre exemple du même prophète. Élisée savait tout ce que le roi de Syrie traitait dans le secret avec ses princes, et il le révélait au roi d'Israël. Aussi les conseils du roi de Syrie demeuraient sans effet; et, voyant que tout se savait, il dit à ses conseillers: Quare non indicatis mihi, quis proditor mei sit apud regem Israel? « Pourquoi ne m'avez-vous pas révélé quel est celui d'entre vous qui me trahit près du roi d'Israël? (Ibid. VI, 11) » Et alors un de ses serviteurs répondit: Nequaquam, Domine mi rex, sed Eliseus propheta qui est in Israel, indicat regi Israel omnia verba quaecumque locutus fueris in conclavi tuo: « Non, Seigneur mon Roi, il n'en est pas ainsi: c'est le prophète Élisée qui est en Israël et qui découvre au roi tout ce que vous dites dans le secret de votre conseil (Ibid, VI, 12). »

Ce double mode de connaissance des choses est encore comme les autres communiqué à l'âme passivement, sans le moindre concours de sa part. Il arrive en effet que l'âme, étant parfois fort loin de pensées de cette sorte et à une grande distance, reçoit la connaissance profonde de ce qu'elle entend ou de ce qu'elle lit, et le comprend beaucoup mieux que par le son des paroles; quelquefois même elle ne comprend pas ces paroles, comme par exemple si elle sont en latin et qu'elle l'ignore, et malgré cela elle en a une parfaite intelligence.

Si je parlais des artifices que le démon peut employer et emploie réellement dans ces sortes de connaissances et de communications, il y aurait beaucoup à dire, car ils sont très nombreux et très subtils. Il peut en effet, en usant de suggestion et en se servant des sens corporels, représenter à l'âme une foule de connaissances intellectuelles, et les graver si bien qu'elles semblent résolument véritables. Si l'âme n'est pas humble et défiante d'elle-même, le démon lui fera croire certainement mille mensonges. Les suggestions, en effet, sont parfois très fortes, surtout quand l'âme participe encore à la faiblesse des sens; il y grave les connaissances avec tant de force, de persuasion et de poids, que l'âme a besoin alors de beaucoup de prières et d'énergie pour les repousser.

Il a coutume parfois de représenter les péchés d'autrui, le mauvais état des consciences, ou la perversité des âmes; et il le fait avec fausseté dans une lumière abondante. Son but unique est de ternir la réputation du prochain, et d'inspirer le désir de découvrir ce mal, sous le beau prétexte qu'il faut recommander ces âmes à Dieu, mais en réalité il cherche par là à ce que le péché se commette.

Sans doute Dieu représente quelquefois à de saintes âmes les nécessités du prochain, pour qu'on prie pour lui ou qu'on y porte remède. Ainsi par exemple, nous lisons qu'il découvrit à Jérémie la faiblesse du prophète Baruch pour qu'il lui montrât la conduite à suivre (Jér. XLV, 3). Mais très souvent c'est le démon qui, contre toute vérité, manifeste les défauts du prochain; il cherche à détruire sa réputation, à faire commettre des péchés et à jeter dans les angoisses, comme l'expérience nous l'apprend. D'autres fois il donne un grand poids à d'autres connaissances et il en inspire la conviction.

Toutes ces connaissances, qu'elles viennent de Dieu ou non, sont d'un très faible secours à l'âme qui voudrait s'en servir pour aller à Dieu. Au contraire, si elle ne veille pas à s'en détacher, non seulement ces connaissances la troubleront, mais lui porteront un grand tort et la feront tomber dans une foule d'erreurs. Car tous les dangers et tous les inconvénients qui peuvent se trouver dans les communications surnaturelles dont nous avons parlé jusqu'à présent peuvent se trouver ici; il y en a même de plus nombreux. Voilà pourquoi je n'ajoute qu'un mot. Il faut veiller avec le plus grand soin à renoncer à de pareilles connaissances et s'appliquer à monter vers Dieu par le non-savoir, rendre toujours compte de son état au confesseur ou directeur spirituel, et s'en tenir constamment à ses conseils. Quant à lui, qu'il porte rapidement l'âme à s'affranchir de ces connaissances et à ne leur accorder aucune importance, car elles ne servent pas dans le chemin de l'union à Dieu, et, je le répète, comme ces choses sont reçues passivement dans l'âme, leur effet voulu par Dieu est toujours produit en elle, sans qu'elle y concoure. Voilà pourquoi il me paraît inutile de parler de l'effet que produisent les connaissances véritables ou les connaissances fausses; ce serait une peine superflue et on n'en finirait plus: on ne saurait d'ailleurs exposer cette doctrine en peu de mots. Car, comme ces connaissances sont très nombreuses et variées, leurs effets le sont également. Sans doute les connaissances bonnes produisent des effets qui sont bons et conduisent au bien, tandis que les connaissances mauvaises produisent des effets qui sont mauvais et conduisent au mal. Mais quand je dis ce qu'il faut les repousser toutes, j'ai dit ce qu'il faut pour qu'on évite de tomber dans l'erreur.

CHAPITRE XXV

OÙ L'ON PARLE DU SECOND GENRE DE RÉVÉLATIONS, OU DES MANIFESTATIONS DES SECRETS ET MYSTÈRES CACHÉS. ON MONTRE COMMENT ELLES PEUVENT SERVIR À L'UNION DIVINE OU L'EMPÊCHER, ET COMMENT LE DÉMON PEUT ICI TROMPER LES ÂMES.

Le second genre de révélations, avons-nous dit, consiste dans la manifestation des secrets et des mystères cachés. Il peut être de deux sortes. La première concerne ce que Dieu est en lui-même, et elle renferme la révélation du mystère de la Très Sainte Trinité et de l'Unité de Dieu. La seconde concerne ce que Dieu est dans ses oeuvres, et elle renferme les autres articles de notre sainte foi catholique et toutes les propositions vraies qui peuvent en découler explicitement. Les propositions renferment et comprennent un grand nombre de révélations des prophètes, de promesses et de menaces divines ainsi que des éléments touchant la foi qui devaient ou doivent arriver. On peut en outre y ramener beaucoup d'autres cas particuliers que Dieu révèle ordinairement soit sur l'univers en général, soit en particulier sur un royaume, une province, un état, une famille ou une personne déterminée. Nos saintes Lettres nous fournissent de nombreux exemples de cette double révélation. On en rencontre spécialement dans tous les Prophètes. C'est là un fait tellement clair et obvie que je ne veux pas m'y arrêter. J'ajoute que ces révélations ne se font pas seulement par la parole; Dieu les exprime sous une foule de formes et de moyens: parfois il n'emploie que des paroles; et parfois il ne se sert que de signes, ou de figures, ou d'images, ou de similitudes; parfois il use en même temps de paroles et de symboles: c'est ce que nous voyons dans les Prophètes et spécialement dans l'Apocalypse. Là nous trouvons non seulement tous les genres de révélations dont nous avons parlé, mais encore tous les divers modes que nous venons d'énumérer.

Or ces révélations qui appartiennent à la seconde catégorie, Dieu les accorde encore de nos jours à qui bon lui semble. Il a coutume de révéler à certaines personnes le temps qu'elles ont à vivre, les travaux qu'elles endureront, ce qui doit arriver à telle ou telle personne ou se passer dans tel ou tel royaume, et... Il découvre même des vérités renfermées dans les mystères de la foi et en donne à l'esprit l'intelligence; cependant ce n'est pas là ce qu'on appelle proprement une révélation puisqu'il s'agit d'une vérité déjà révélée, mais c'est plutôt une manifestation ou une exposition d'un dogme déjà connu.

Quant aux révélations de ce genre, elles se prêtent beaucoup à l'action du démon. Comme elles se font ordinairement par des paroles, des figures, des symboles, etc..., le démon peut très facilement en former de semblables; et il le peut beaucoup plus que quand elles se font seulement à l'esprit. Mais qu'il s'agisse de la première ou de la seconde catégorie, si la révélation vient à toucher notre foi ou nous apporter un enseignement nouveau et différent de celui que nous avons reçu, nous ne devons en aucune manière y donner notre consentement, alors même que nous aurions l'évidence qu'il nous est donné par un Ange du Ciel. Telle est la recommandation de saint Paul: Sed licet nos, aut Angelus de caelo evangelizet vobis praeterquam quod evangelizavimus vobis, anathema sit: « Si nous vous annoncions, nous, ou un Ange du ciel, un autre évangile que celui que nous vous avons prêché, qu'il soit anathème (Gal. I, 8). »

Dès lors qu'il n'y a plus d'autres articles à révéler concernant la substance de notre foi que ceux qui l'ont déjà été à l'Église, non seulement nous ne devons pas accepter une nouveauté qui serait communiquée, mais il est prudent de veiller encore avec soin à rejeter les variations qui y seraient contenues. Il convient pour la pureté de l'âme qu'elle reste dans la foi. Viendrait-on à manifester encore des vérités déjà révélées, il ne faudrait pas les croire pour ce motif qu'on nous les montre alors, mais parce qu'elles sont déjà suffisamment manifestées à l'Église, fermer les yeux de l'entendement à leur égard, s'attacher avec simplicité à la doctrine de l'Église et à la foi qu'elle professe et qui, comme le proclame saint Paul, nous vient par l'ouïe: Fides ex auditum (Rom. X, 17). Qu'elle n'accorde pas facilement crédit et n'applique pas son entendement à ces vérités de la foi qui sont révélées de nouveau, alors même qu'elles lui paraîtraient plus conformes à la raison et plus vraies, si elle ne veut pas s'exposer à l'erreur. Le démon, en effet, pour nous tromper peu à peu et nous suggérer ses mensonges, commence par donner l'appât des vérités et de certaines choses très vraisemblables, par là il rassure l'âme et aussitôt après il la fait tomber dans l'erreur. Il agit comme l'ouvrier qui coud le cuir avec du crin: il fait d'abord pénétrer le crin raide, et à la suite le crin souple qui sans lui n'aurait pu être introduit. Qu'on y veille dont avec soin. Alors même qu'il serait vrai qu'il n'y a aucun danger de tomber dans de telles illusions, il convient souverainement à l'âme de ne pas chercher à avoir l'intelligence claire des choses de la foi, afin de conserver pur et entier le crédit que mérite la foi, et de se diriger, par la nuit obscure de l'entendement à la divine lumière de l'union. Il est extrêmement important de s'attacher aveuglément aux prophéties antiques, chaque fois qu'il se présente quelque nouvelle révélation. Aussi l'apôtre saint Pierre, après avoir vu d'une certaine manière la gloire du Fils de Dieu sur la montagne du Thabor, nous dit néanmoins dans sa 2è épître canonique: Habemus firmiorem propheticum semonem; cui benefacitis attendentes: Bien que la vision de Notre-Seigneur Jésus-Christ que nous avons eue sur la montagne soit très vraie, « nous avons cependant un témoignage plus assuré et plus certain: c'est celui de la parole prophétique qui nous est révélée; attachez-vous-y et vous ferez bien (II Pier. I, 19). »

S'il convient vraiment, pour les motifs indiqués, de fermer les yeux sur des propositions ou révélations nouvelles qui concerneraient la foi, à plus forte raison est-il nécessaire de ne donner ni consentement ni crédit aux autres révélations qui s'en éloigneraient; car le démon y prend ordinairement une si large part que je regarde comme impossible que l'on ne soit pas trompé dans le plus grand nombre d'entre elles, si l'on n'a pas la précaution de les rejeter, vu leur apparence de vérité et la conviction qu'il inspire. Il les enveloppe, en effet, de si belles apparences et de tant de motifs de crédibilité, il les grave si profondément dans les sens et l'imagination, qu'il ne semble y avoir aucun doute à ce que les choses soient ainsi; l'âme y adhère et s'y affectionne, de telle sorte que, si elle n'a pas d'humilité, il sera difficile de la tirer de là et de lui faire croire le contraire.

Voilà pourquoi l'âme pure et simple, prudente et humble, doit employer toutes ses forces et toute sa diligence à repousser et à rejeter les révélations et les visions comme des tentations très dangereuses, puisque pour tendre à l'union d'amour non seulement il n'est pas nécessaire de les rechercher, mais il faut les repousser. C'est là ce que Salomon nous a donné à entendre par ces paroles: Quid necesse est homini majora se quaerere?: « Quelle nécessité y a-t-il pour l'homme de rechercher ce qui est au-dessus de ses aptitudes naturelles? (Eccl. VII, 1) » C'est comme s'il avait dit: Pour être parfait, l'homme n'a pas besoin d'aspirer aux choses surnaturelles par des voies surnaturelles et extraordinaires qui sont au-dessus de sa capacité.

Quant aux objections qui pourraient être faites contre cette doctrine, il y a déjà été répondu aux chapitres XIXe et Xxe de ce Livre. Aussi j'y renvoie le lecteur, et je termine le sujet des révélations. Il suffit d'ailleurs à l'âme de savoir qu'il lui convient de s'en tenir prudemment à l'écart, si elle veut s'avancer pure et exempte d'erreur dans la nuit de la foi pour parvenir à l'union divine.

    

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