PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L'ABBA THÉONAS
Du repos de la Pentecôte.
CHAPITRE 1
Comment Théonas fit visite à l'abbé Jean.
Avant
d'entreprendre le développement de la présente conférence, que nous eûmes avec
l'illustre abbé Théonas, un rapide récit des origines de sa conversion me semble
nécessaire. Le mérite et la grâce de ce grand homme se découvriront ainsi au
lecteur avec plus d'évidence.
Il était encore dans la première adolescence, lorsque ses parents, animés d'un
beau zèle, l'engagèrent d'autorité dans les liens du mariage. Leur religion,
soucieuse de son innocence, prenait ses sûretés en vue de l'avenir; et, comme
ils redoutaient pour lui les funestes entraînements de l'âge critique, ils
crurent bien faire de prévenir les passions de la jeunesse par une légitime
union.
Il vivait avec son épouse depuis l'espace d'un lustre, lorsqu'un jour il se
rendit auprès de l'abbé Jean, que le mérite d'une sainteté merveilleuse avait
fait élire en ce temps-là pour le diacre et le dispensateur des biens de son
monastère. Car ce n'est point là une dignité abandonnée à l'initiative
personnelle ou à l'ambition du premier venu; mais on a coutume d'y promouvoir
celui que la prérogative de l'âge, jointe au témoignage de sa foi et de ses
vertus, ont désigné à l'assemblée des anciens comme le meilleur et le plus
distingué.
C'est, dis-je, auprès de ce bienheureux Jean que l'ardeur d'un zèle pieux,
amenait le jeune Théonas. Il apportait quelques religieuses offrandes, mêlé au
nombre des possesseurs de la terre qui rivalisaient d'empressement, pour faire
présent au bon vieillard de la dîme ou des prémices de leurs récoltes.
Lorsque celui-ci vit cette affluence et les dons considérables dont ils étaient
chargés, il voulut récompenser leur religion, et se mit en devoir, à l'exemple
de ce que dit l'Apôtre, de semer les biens spirituels en ceux dont il
moissonnait les biens charnels. (cf. 1 Cor 9,11).
Il leur fit donc l'exhortation suivante.
CHAPITRE 2
Exhortation de l'abbé Jean à Théonas et aux autres qui étaient venus avec lui.
C'est avec le plus vif plaisir, mes enfants, que je vois la pieuse largesse dont
vos présents sont le gage; et je trouve une vraie joie de cÏur à recevoir ces
dévotes offrandes, dont la dispensation m'a été commise. En ceci paraît bien, en
effet, votre fidélité à donner au Seigneur, comme un sacrifice d'agréable odeur,
les prémices et la dîme de ce qui vous appartient, pour servir aux nécessités
des indigents. Vous vous assurez d'ailleurs que le reste de vos récoltes et de
votre avoir, dont vous prélevez pour Dieu cette part, seront largement bénis à
cause de votre générosité, et que vous serez comblés, même en ce monde, de
l'abondance de tous les biens, selon la promesse exprimée dans le divin
commandement : Honore le Seigneur de tes justes travaux, et offre-lui les
prémices des fruits de ta justice, afin que tes greniers se remplissent d'une
abondance de froment et que tes pressoirs débordent de vin. (Pro 3,9-10).
Sachez qu'en remplissant fidèlement cet acte de religion, vous parfaites toute
la justice de la Loi ancienne; mais souvenez-vous aussi que ceux qui y fuirent
soumis, s'ils tombaient inévitablement dans le péché en la transgressant, ne
pouvaient cependant parvenir par son accomplissement au faite de la perfection.
CHAPITRE 3
De
l'offrande des dîmes et des prémices.
De par le précepte du Seigneur, les dîmes étaient consacrées aux usages des
lévites, les oblations et les prémices revenaient aux prêtres.
Voici, quant aux prémices, quelle était la règle : on devait offrir, pour le
service du Temple et des prêtres, la cinquantième partie des fruits et du
bétail. Mais, les tièdes diminuant cette mesure par infidélité, les dévots
l'augmentant, il se trouva que les uns payaient seulement la soixantième partie,
les autres, au contraire, la quarantième de leurs récoltes. C'est que les
justes, pour qui n'est point faite la Loi, prouvent qu'ils ne sont pas sous la
Loi en ceci, que, non satisfaits d'accomplir la justice de la Loi, ils
s'efforcerait de la dépasser. Leur dévotion est supérieure au commandement; et,
mettant le comble à l'observance du précepte, ils ajoutent une part volontaire à
ce qui est dû strictement.
CHAPITRE 4
Abraham, David et les autres saints ont dépassé les commandements de la Loi.
C'est ainsi qu'Abraham enchérit sur les préceptes que la Loi devait porter un
jour. Après avoir triomphé de quatre rois, il ramène le butin qu'ils avaient
fait à Sodome. Sa victoire lui donnait sur ce butin un droit véritable; d'autant
que le roi de Sodome lui-même, dont c'étaient les dépouilles, le lui offrait à
genoux. Mais il ne consent point à y toucher; et, prenant à témoin le Nom de
Dieu, il s'écrie : Je lève la main vers le Seigneur, le Dieu Très-Haut, qui a
fait le ciel et la terre, que, depuis le fil d'un tissu jusqu'à la courroie
d'une chaussure, je ne prendrai rien de ce qui l'appartient. (Gen 14,22-23).
C'est ainsi qu'à son tour David va plus loin que la Loi n'ordonne. Moïse voulait
que l'on rendit le talion à ses ennemis. David ne le fit pas. Mieux encore, il
enveloppa dans sa dilection ses persécuteurs, pleura leur mort et comme un deuil
et la vengea, tout en priant le Seigneur pour eux avec grande pitié. (cf. 1 Roi
24).
Ainsi encore nous avons la preuve qu'Élie ni Jérémie ne furent sous la loi; car,
pouvant légitimement et sans reproche user du mariage, ils aimèrent mieux
persévérer dans la virginité.
Ainsi Élisée, avec les autres qui ont imité sa vie, dépassa les commandements de
Moïse. C'est d'eux que l'Apôtre dit : Ils ont erré deçà et delà, couverts de
peaux de brebis et de peaux de chèvres, dénués de tout, persécutés, maltraités
eux dont le monde n'était pas digne; ils menèrent une vie vagabonde par les
déserts et les montagnes, dans les cavernes et dans les antres de la terre. (Hb
11,37-38).
Que dirai-je des fils de Jonadab, fils de Rechab ? Au prophète Jérémie, qui leur
offre du vin par ordre du Seigneur, ils répondent : Nous ne buvons point de vin;
car Jonadab fils de Rechab, notre père, nous a fait ce commandement : Vous ne
boirez point de vin, ni vous, ni vos fils, à jamais; vous ne bâtirez point de
maison, vous ne ferez point de semailles, vous ne planterez point de vignes et
vous n'en aurez point à vous; mais vous habiterez sous des tentes tous les jours
de votre vie. (Jr 35,6-7). Ce qui leur vaut d'entendre de la bouche du même
prophète : Voici ce que dit le Seigneur des armées, Dieu d'Israël : Jamais il ne
manquera d'hommes de la race de Jonadab, fils de Rechab, pour subsister en ma
présence, à toujours. (ibid. 19).
Tous ces saints personnages ne se contentèrent pas d'offrir la dîme de ce qu'ils
avaient; mais, renonçant à leurs domaines eux-mêmes, ils offrirent à Dieu leur
personne et leur âme, cette âme pour laquelle l'homme n'a point de compensation
à donner, selon que le Seigneur l'atteste dans l'Évangile : Qu'est-ce que
l'homme donnera en échange de son âme ? (Mt 16,26).
CHAPITRE 5
Ceux qui vivent sous la grâce de l'Évangile doivent dépasser les commandements
de la Loi.
Et nous, que ferons-nous ? Car ce n'est plus l'observance d'une loi imparfaite
que l'on exige de nous. Chaque jour, la parole évangélique tonne à nos oreilles
: Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu as, donne-le aux pauvres, et tu
auras un trésor dans le ciel; puis, viens et suis-moi. (Mt 19,21).
Lors donc que nous offrons à Dieu la dîme de nos biens, nous demeurons en,
quelque sorte sous le joug de la Loi; nous ne sommes pas encore parvenus à la
sublime perfection de l'Évangile, qui n'accorde pas seulement à ses fidèles les
bienfaits de la vie présente, mais les gratifie encore des récompenses à venir.
Pour la Loi, en effet, ce n'est pas le prix du royaume des cieux qu'elle promet
en retour à ceux qui l'observeront, mais les consolations de cette vie. Celui
qui accomplira ces commandements, dit-elle, y trouvera la vie. (Lev 18,5). Mais
le Seigneur à ses disciples : Heureux les pauvres en esprit, parce que le
royaume des cieux est à eux; (Mt 5,3) et : Quiconque laisse maison, ou frères,
ou sÏurs, ou père, ou mère, ou femme ou enfants, ou champs à cause de mon Nom,
recevra le centuple et possédera la vie éternelle. (Ibid. 19,29). Et c'est
justice : il y a moins de gloire à s'abstenir des choses défendues, qu'à
renoncer encore aux choses licites, et à n'en point user, par révérence pour
Celui qui a permis cette latitude à notre infirmité.
Mais, si ceux qui obéissent aux préceptes anciens du Seigneur, en offrant
fidèlement la dîme de leurs fruits, ne peuvent gravir par ce moyen les cimes de
l'Évangile, on voit sans peine la distance qui en sépare ceux qui ne vont pas
même jusque là. Comment auront-ils part à la grâce évangélique, ceux qui
dédaignent d'accomplir les préceptes mêmes beaucoup plus accessibles de la Loi
ancienne ?
Cette facilité des préceptes anciens, c'est le ton impérieux du Législateur qui
l'atteste. Ne va-t-il pas jusqu'à menacer de la malédiction ceux qui ne les
rempliraient pas ? Maudit, s'écrie-t-il, celui qui ne sera pas demeuré
dans tout ce qui est écrit au livre de la Loi, de manière à le mettre en
pratique. (Dt 27,26). Maintenant, au contraire, telle est la sublimité,
telle est l'excellence des commandements, qu'il nous est dit seulement : Que
celui qui peut comprendre, comprenne ! (Mt 19,22). L'énergique sommation du
Législateur marquait autrefois l'humilité des ordonnances : J'en prends à témoin
contre vous aujourd'hui le ciel et la terre, dit-il : si vous ne gardez pas les
commandements de votre Seigneur, vous périrez et disparaîtrez de la face du
pays. (Dt 4,26). La magnificence et sublimité des commandements nouveaux se
marque par un conditionnel, qui tient moins d'un ordre que d'une exhortation :
Si tu veux être parfait, va, (Mt 19,21) fais ceci ou cela. Moïse impose, même
aux récalcitrants, un fardeau si léger, qu'il ne laisse pas d'excuse; saint Paul
donne un conseil, et seulement à ceux qui veulent, et se hâtent vers la
perfection. (cf. 1 Cor 7,25).
Il ne fallait pas faire entrer dans un précepte universel, ni exiger de tous
comme si ce fût la règle, ce qui n'est pas à la portée de toutes les
intelligences, à cause de sa merveilleuse sublimité. Mais il est préférable
qu'il y ait une simple invitation à la grâce, et par manière de conseil. De la
sorte, les forts ont le moyen de gagner la couronne de la vertu parfaite; et les
faibles, qui ne peuvent remplir la mesure de l'âge de la plénitude du Christ,
(Eph 4,13) bien qu'ils paraissent éclipsés par l'éclat des premiers, comme par
des astres plus grands, échappent néanmoins aux ténèbres des malédictions
légales, et ne s'envoient point livrés aux maux présents ni condamnés à
l'éternel supplice.
Le Christ ne contraint donc personne, par la nécessité du précepte, à s'élever
sur le faîte sublime des vertus, mais il y provoque notre libre choix, nous
excite par la bonté de son conseil, nous enflamme par le désir de la perfection.
Où il y a précepte, en effet, il y a nécessité, et par suite, châtiment en cas
de faute. Mais aussi, ceux qui observent seulement le minimum auquel les force
la sévérité d'une loi catégorique, évitent plutôt la peine dont elle les
menaçait, qu'ils ne gagnent une récompense.
CHAPITRE 6
Que
la grâce de l'Évangile, en procurant aux parfaits le royaume des cieux, secourt
miséricordieusement les faibles.
C'est ainsi que l'Évangile sait élever les forts vers ce qu'il y a de plus
sublime et de plus grand, sans pourtant souffrir que les faibles s'abîment dans
le fond de la misère. Aux parfaits, il procure la pleine béatitude; il accorde
le pardon à ceux qui se laissent vaincre par leur fragilité.
Quant à la Loi, elle a mis ceux qui obéissaient à ses ordonnances dans un
certain milieu, une médiocrité aussi éloignée de la gloire des parfaits que de
la damnation des transgresseurs. Condition basse et misérable ! Une simple
comparaison prise des choses de ce monde le fera voir clairement. N'est-ce pas,
en effet, un sort déplorable, de se dépenser en soins et en labeurs, avec la
seule perspective de ne point passer pour un criminel et au milieu des honnêtes
gens, sans pouvoir prétendre à la richesse, à l'honorabilité ni à la gloire ?
CHAPITRE 7
Qu'il est en notre pouvoir de vivre sous la grâce de l'Évangile ou sous la
terreur de la Loi.
Mais il est en notre pouvoir aujourd'hui de vivre sous la grâce de l'Évangile ou
sous la terreur de la Loi : la qualité de nos actes nous range à l'un ou l'autre
parti. Ou bien nous dépassons la Loi, et la grâce du Christ nous ouvre son sein;
on nous lui sommes inférieurs, et elle nous retient comme ses débiteurs et ses
sujets. Violateur des préceptes légaux, il est impossible d'atteindre à la
perfection évangélique; c'est sans raison que l'on se vante alors d'être
chrétien, et d'avoir été rendu libre par la grâce du Seigneur.
Il y a plus. Ce n'est pas seulement celui qui se refuse à remplir le
commandement de la Loi qu'il faut regarder comme étant toujours sous la Loi,
mais aussi celui qui, satisfait d'observer ce qu'elle prescrit, ne donne pas les
fruits dignes de la vocation et de la grâce chrétienne. Car le Christ ne nous
dit pas : Tu offriras la dîme et les prémices de tes biens au Seigneur ton
Dieu, (Ex 22,29) mais : Va, vends ce que as, donne-le aux pauvres, et tu
auras un trésor dans le ciel; puis viens et suis Moi; (Mt 19,21). Telle est
encore la grandeur de la perfection chrétienne: un disciple réclame pour
ensevelir son père; on ne lui concède pas même le court espace d'une heure, et
la vertu de l'amour divin passe avant le devoir de l'affection humaine.
CHAPITRE 8
Comment Théonas exhorta son épouse à embrasser, elle aussi, le renoncement.
À ce discours, le bienheureux Théonas se sentit brûler d'un désir inextinguible
de la perfection évangélique; la semence de la parole était tombée dans son cÏur
comme dans une terre féconde, ameublie par de profonds labours. Ceci l'humiliait
surtout et le touchait : non seulement, au dire du vieillard, il n'avait pas
encore atteint la perfection de l'Évangile, mais à peine avait-il satisfait aux
commandements de la Loi. Sans doute, il avait accoutumé de remettre tous les
ans, pour les offices de la charité, la dîme de ses biens. Mais il n'avait
jamais entendu seulement parler des prémices; et c'était pour lui un sujet de
larmes. Au reste, eut-il été fidèle sur ce point, comme sur le premier, il
avouait humblement qu'il serait resté fort loin encore de la perfection, selon
que le vieillard l'avait déclaré.
Il retourne chez lui, percé jusqu'au fond du cÏur de cette tristesse qui opère
le repentir salutaire et durable. Ne doutant plus de ses propres intentions,
qu'il sent bien arrêtées, il tourne sa sollicitude et ses soins vers le salut de
sa compagne. Il tâchait d'exciter en elle le même désir dont il était embrasé,
en reprenant les exhortations de l'abbé Jean. Nuit et jour, il lui recommandait
avec larmes le saint propos de servir Dieu de concert, dans la continence et
chasteté. Il ne fallait point différer de se convertir à une vie meilleure. Les
vains espoirs qui bercent le jeune âge, n'arrêtent point les coups soudains de
la mort, que l'on voit emporter l'enfance, l'adolescence et la jeunesse
pêle-mêle avec les vieillards.
CHAPITRE 9
Comment, sur les refus de son épouse, il vola au monastère
En dépit de ses continuelles instances, sa femme demeurait inflexible. Non,
disait-elle. Dans la fleur de son âge, elle ne pouvait se passer de son mari. Si
son abandon la faisait tomber en quelque désordre, la faute serait à lui, qui
aurait rompu le lien du mariage.
Il répondait en alléguant la condition de l'humaine nature, combien fragile,
combien incertaine ! Quel péril à s'engager dans les désirs et les oeuvres de la
chair ! Il ajoutait qu'il n'était loisible à personne, de mettre comme une
frontière entre soi et le bien que l'on avait reconnu infiniment digne d'être
embrassé. Puis, il y avait plus de danger à mépriser le bien connu, qu'à ne pas
l'aimer inconnu. Lui-même, n'était-il pas déjà sous la prévarication, dès là
qu'ayant découvert des biens si magnifiques et si célestes, il leur en avait
préféré de terrestres et de sordides ? Les grandeurs de la perfection
convenaient à tout âge, à tout sexe; tous les membres de l'Église étaient
invités à gravir les hauteurs des vertus les plus sublimes : Courez,
avait dit l'Apôtre, afin de remporter le prix. (1 Cor 9,24). Les retards
des apathiques et des lâches ne devaient point retenir la prompte ardeur des
enthousiastes. N'était-ce pas le droit, que l'avant-garde entraînât les
paresseux, plutôt que de voir sa course entravée par leur poids mort ? Au
surplus, sa résolution était prise, de renoncer au siècle et de mourir au monde,
afin de vivre à Dieu; et s'il ne pouvait obtenir ce bonheur, de passer avec sa
compagne dans la société du Christ, il aimait mieux être sauvé avec un membre de
moins, et entrer mutilé dans le royaume des cieux, plutôt que d'être damné avec
son corps entier.
Il ajoutait encore de nouvelles raisons. Si Moïse permet aux Juifs de renvoyer
leurs épouses à cause de la dureté de leur coeur, pourquoi le Christ
n'accorderait-il pas le même privilège au désir de la chasteté ? La Loi, et le
Seigneur après elle, n'avaient-ils pas prescrit de tenir en haute révérence les
autres affections de famille, l'amour d'un père, d'une mère, de ses enfants ? Et
néanmoins, le même Seigneur déclarait qu'il fallait, pour son Nom et le désir de
la perfection, non pas simplement y renoncer, mais les haïr. Et il y joignait
l'amour conjugal : Quiconque laisse maison, ou frères, ou soeurs, ou père, ou
mère, ou femme, ou enfants, ou champs à cause de mon Non, recevra le centuple et
possédera la vie éternelle. (Mt 29). Ainsi donc, il était si peu disposé à
souffrir aucune comparaison avec la perfection qu'il prêchait, qu'il voulait
nous voir briser et rejeter pour son amour les liens sacrés eux-mêmes qui nous
unissent à notre père et à notre mère, et qui font, selon l'Apôtre,l'objet du
premier commandement auquel une récompense eût été promise : Honore ton père
et ta mère, — c'est le premier commandement auquel soit promise une
récompense — afin que tu sois heureux, et que tu vives longtemps sur la terre. (Eph
6,2-3). Il paraissait donc assez évident que si l'Évangile condamnait celui qui
rompt le lien du mariage hors le cas d'adultère, il promettait aussi le centuple
à qui secoue le joug de la chair pour l'amour du Christ et le désir de la
chasteté.
Si enfin, poursuivait-il, vous entendez raison, et vous laissez fléchir au parti
si cher à mon cÏur, de nous consacrer tous deux au service du Seigneur, afin
d'éviter le châtiment de la géhenne : je ne renie point l'amour conjugal; j'y
veux, au contraire, plus de dilection que jamais. Car je reconnais alors en vous
et révère l'aide que les jugements divins m'ont destinée, et je ne refuse pas de
vous rester attaché dans le Christ par un indissoluble lien de charité. Non, je
n'entends pas séparer de moi l'être que le Seigneur m'a uni par la loi de la
première création, pourvu que vous soyez aussi de votre part ce que le Créateur
a voulu.
Mais si, au lieu d'une aide, vous prétendez être une séductrice; si vous
préférez donner du soutien à l'adversaire, plutôt qu'à moi; si vous estimez que
le mystère conjugal n'a d'autre fin que de vous permettre, en vous dérobant
personnellement au salut que je vous conseille, de tâcher encore à me retirer de
la suite du Sauveur : j'embrasserai virilement le sentiment exprimé par l'abbé
Jean, ou plutôt parti de la bouche même du Seigneur; je veux dire que nulle
affection charnelle ne pourra me détacher du bien spirituel : Celui qui ne hait
pas son père, et sa mère, et ses enfants, et ses frères, et ses sÏurs, et son
épouse, et ses champs, et encore s'a propre vie, celui-là ne peut être mon
disciple, (Lc 14,26) dit le Seigneur.
Cependant, ni ces paroles, ni les autres qu'il ajoutait, ne réussissaient à
fléchir cette volonté de femme; c'était toujours la même obstination, dure comme
un roc.
Si je ne puis vous arracher à la mort, dit alors le bienheureux Théonas, vous
non plus, vous ne me séparerez pas du Christ. Il est plus sûr pour moi de faire
divorce avec une créature, plutôt qu'avec Dieu.
Poussé par la grâce divine, il se mit énergiquement en devoir d'exécuter sa
résolution, sans laisser s'attiédir par le moindre retard l'ardeur de ses
désirs. Sur-le-champ, il se dépouille de ses biens, et vole au monastère.
Sa sainteté et son humilité y jetèrent en peu de temps un grand éclat. Aussi,
lorsque l'abbé Jean, de bienheureuse mémoire, eut émigré de la lumière de ce
monde vers le Seigneur, et que saint Élie, son égal pour la vertu, fut mort à
son tour, Théonas, le troisième, fut élu d'un consentement unanime, pour leur
succéder dans l'office de diacre et la dispensation des aumônes.
CHAPITRE 10
Cassien s'excuse, pour ne point paraître conseiller aux époux de rompre le lien
du mariage.
Si j'ai conté le fait, qu'on le croie, ce n'est pas que j'aie dessein de
provoquer des séparations entre époux. Je suis bien éloigné de condamner les
noces; mais, au contraire, je redis après l'Apôtre : Le mariage est honorable
en tout, et le lit conjugal sans souillure. (Hb 13,4). Je n'ai voulu que
présenter fidèlement au lecteur le principe de la conversion qui donna à Dieu un
si grand homme. En retour, et comme témoignage de sa bienveillance, je le prie
avant tout, que le trait lui, agrée ou non, de vouloir bien me mettre hors de
cause, et de réserver ses louanges ou ses critiques pour le héros lui-même.
Quant à moi, qui n'ai point prétendu exprimer une opinion personnelle en cette
affaire, mais me suis borné au rôle de simple narrateur, il est juste que, ne
revendiquant point de part aux éloges qu'on en pourra faire, je ne sois pas non
plus en butte aux censures de ceux qui désapprouveront.
Que chacun donc en pense ce qu'il voudra. Je l'avertis néanmoins d'être
circonspect dans son jugement. Qu'il n'aille pas s'estimer plus équitable ou
plus saint que Dieu Lui-même, qui a donné à Théonas de renouveler les miracles
des apôtres.
Je ne dis rien du sentiment de tant de pères, qui, loin de reprendre son geste,
le louèrent si manifestement. Ne l'ont-ils pas préféré, pour en faire un diacre,
aux hommes les plus éminents et les plus sublimes ? Je pense que tant d'hommes
spirituels ne se sont point trompés dans le jugement qu'ils ont porté sous
l'inspiration de Dieu; d'autant qu'il se trouvait confirmé par des prodiges si
merveilleux, comme je l'ai dit tout à l'heure.
CHAPITRE 11
Question : Pourquoi le jeûne est-il suspendu en Égypte durant toute la
Pentecôte, et pourquoi ne fléchit-on pas les genoux pour la prière ?
Mais il est temps d'en venir au récit de la conférence que j'ai promise.
Il advint que l'abbé Théonas nous fit visite dans notre cellule, aux jours de la
Pentecôte. Les prières du soir achevées, nous nous assîmes quelques instants par
terre, et nous lui demandâmes avec instance pourquoi, durant toute cette
période, l'on évitait chez eux avec tant de soin de fléchir les genoux pour la
prière et de prolonger le jeûne jusqu'à la neuvième heure. Notre curiosité se
montrait d'autant plus vive, que nous n'avions pas vu cet usage observé avec un
tel scrupule dans nos monastères de Syrie.
CHAPITRE 12
Réponse : Qu'il y a des choses bonnes, mauvaises et indifférentes.
Là-dessus, l'abbé Théonas commença: il faudrait, dit-il, déférer à l'autorité
des pères; il conviendrait, même si la raison nous en échappait, de céder à la
coutume de nos devanciers, que nous voyons se perpétuer jusqu'à notre temps, à
travers une si longue suite d'années, et d'y rester persévéramment fidèles en
toute exactitude et révérence, telle qu'elle nous fut transmise depuis
l'antiquité. Toutefois, puisque vous en désirez connaître le motif et le
fondement, voici brièvement ce que nos anciens nous ont appris sur ce sujet.
Mais avant d'alléguer le témoignage de l'Écriture, nous dirons, sÕil vous plaît,
quelques mots sur la nature et l'essence du jeûne lui-même. L'autorité des
Livres sacrés viendra par après confirmer nos discours.
La divine Sagesse nous enseigne par l'Ecclésiaste qu'il est un temps pour
tout, pour les choses heureuses, comme pour celles que nous réputons contraires
et tristes : Il est un temps pour tout, pour toute chose sous le ciel : un
temps pour naître, et un temps pour mourir; un temps pour planter, et un temps
pour arracher ce qui a été planté; un temps pour tuer, et un temps pour guérir;
un temps pour détruire, et un temps pour bâtir; un temps pour pleurer, et un
temps pour rire; un temps pour se lamenter, et un temps pour danser; un temps
pour jeter des pierres, et un temps pour les ramasser; un temps pour embrasser,
et un temps pour s'abstenir d'embrasser; un temps pour acquérir, et un temps
pour perdre; un temps pour garder, et un temps pour rejeter; un temps pour
déchirer, et un temps pour coudre; un temps pour se taire, et un temps pour
parler; un temps pour aimer, et un temps pour haïr; un temps pour la guerre, et
un temps pour la paix; et plus loin : Car il est un temps pour toute
chose
et pour toute oeuvre. (Ec 3,1-8).
Au sentiment de l'Ecclésiaste, rien de tout cela n'est donc bon d'une bonté
inadmissible, mais seulement à la condition d'être fait à propos et en temps
convenable : si bien qu'une même chose, qui réussit, lorsqu'elle vient
opportunément, se trouvera inutile et dommageable, si on la risque à
contretemps.
Il n'y a d'exception que pour ce qui est bon on mauvais en soi et
essentiellement, et ne peut se tourner en sens contraire. Telles la justice, la
prudence, la force, la tempérance et les autres vertus; tels aussi, à l'opposé,
les vices. Ce sont là des choses qui, par nature, ne peuvent devenir contraire à
elles-mêmes, et demeurent formellement rebelles à tout changement.
Mais, pour celles qui se tournent également en un sens ou en l'autre, et
rencontrent, soit le bien, soit le mal, suivant les dispositions de celui qui
agit, on ne les dit pas utiles ou nuisibles absolument et par essence, mais
d'après l'intention de leurs auteurs et l'opportunité.
CHAPITRE 13
De
quelle nature est le bien du jeûne ?
La question est de savoir maintenant ce que nous résoudrons sur la nature du
jeûne ?
Dirons-nous qu'il soit un bien tout comme la justice, la prudence, la force et
la tempérance, qui ne peuvent en aucune façon se tourner au sens opposé ? Ou
bien est-ce une chose indifférente, qu'il soit parfois utile de faire, et
parfois innocent de négliger; que l'on soit tantôt répréhensible d'avoir
pratiquée, et tantôt digne d'éloge d'avoir omise ?
Si nous le comptons pour l'une des vertus, et plaçons l'abstinence des aliments
entre les biens essentiels, il sera donc mauvais et criminel de se nourrir : car
tout ce qui est contraire à un bien essentiel, doit être réputé un mal
essentiel. Mais l'autorité des Écritures ne nous permet pas ce langage; et si
nous jeûnons dans la pensée que c'est pécher d'user des aliments, non seulement
nous n'obtenons aucun fruit de notre abstinence, mais nous encourons, selon
l'Apôtre, un très grave reproche et le crime du sacrilège, en nous abstenant
des aliments que Dieu a créés pour être mangés avec action de grâces, par les
fidèles et ceux qui ont connu la vérité. Car tout ce que Dieu a créé est bon, et
l'on ne doit rien rejeter de ce qui se prend avec action de grâces. (1 Tim
4,3-4). Mais si quelqu'un estime une chose impure, pour lui elle est impure.
(Rom 14,14).
Aussi ne voit-on pas que personne ait jamais été condamné pour avoir pris de la
nourriture, à moins d'une circonstance qui, dans le moment, ou immédiatement
après, l'ait rendu condamnable.
CHAPITRE 14
Le
jeûne n'est pas essentiellement un bien.
Cela se manifeste bien clairement que le jeûne est chose indifférente : qu'il
justifie, si on l'observe; mais ne damne pas, si on le rompt, sauf le cas où la
transgression d'un précepte, plutôt que l'usage de la nourriture, réclamerait un
châtiment.
Lorsqu'une chose est bonne essentiellement, il n'est pas un instant de notre vie
où on ne la doive trouver, personne n'a licence d'en être jamais dépourvu :
parce qu'on ne saurait la négliger, sans tomber dans le péché. Au contraire,
point de temps pour ce qui est mauvais par essence : ce qui est toujours
nuisible ne saurait manquer de nuire, si on se le permet, ni se muer en quelque
chose de louable.
Par conséquent, lorsqu'il s'agit de pratiques auxquelles nous voyons un mode et
un temps déterminés, et dont l'observance sanctifie, sans pourtant qu'il y ait
faute à les omettre : manifestement, elles sont de soi indifférentes. Ainsi, le
mariage, l'agriculture, les richesses la retraite au désert, les veilles, la
lecture et la méditation des livres sacrés, le jeûne enfin, qui fut l'occasion
de ce discours. Ce sont là des buts pour notre activité, que ni les préceptes
divins ni l'autorité des saintes Écritures ne nous ordonnent de poursuivre avec
une telle continuité, que ce soit un crime de prendre quelque relâche. Tout ce
qui fait l'objet d'un commandement proprement dit, nous mérite la mort, s'il
n'est observé; mais ce qui est plutôt conseillé qu'ordonné, procure des
avantages, si on le fait, sans attirer de châtiment, si on l'omet. Aussi nos
pères nous ont-ils recommandé de ne nous livrer à toutes ces pratiques, à
certaines du moins, qu'avec prudence et circonspection, tenant compte du
pourquoi, du lieu, du mode, du temps. C'est qu'en effet tout va à souhait, si
elles viennent opportunément; mais embrassées mal à propos, elles sont nuisibles
autant que déplacées.
Des exemples. Voici venir un frère. C'est le Christ qu'en sa Personne nous
devons hospitaliser, et recevoir avec la plus aimable charité. Mais on préfère
observer strictement le jeûne. N'est-ce pas là encourir le reproche
d'inhumanité, plutôt que s'acquérir la gloire et le mérite de la dévotion ? — Ou
bien l'épuisement et la faiblesse du corps exigent des aliments, pour qu'il
puisse réparer ses forces. Cependant, tel ne consent point à fléchir la rigueur
de son abstinence. Ne faudra-t-il pas l'estimer cruel, et homicide de lui-même,
plutôt que soucieux de son salut ? — De même encore, il se trouve qu'une fête
invite à une trêve d'abstinence, et, en concédant un usage raisonnable de la
nourriture, permet une réfection d'ailleurs nécessaire. Quelqu'un s'obstine,
néanmoins dans l'observance rigide et ininterrompue de ses jeûnes. On le taxera
moins de religion que de sottise et de déraison.
De telles manières de faire sont particulièrement funestes à ceux qui
recherchent, dans le jeûne, la gloire des hommes, et prétendent s'acquérir un
renom de sainteté par la vaine ostentation de leur visage pâle et défait. Ils
ont reçu dès ici-bas leur récompense, déclare l'Évangile. (cf. Mt 6,16). Et
c'est aussi leur jeûne que le Seigneur réprouve par la bouche du prophète.
Il commence par se faire à lui-même une objection, comme parlant en leur nom :
Pourquoi avons-nous jeûné, sans que vous regardiez ? Pourquoi avons-nous
humilié nos âmes, sans que vous y preniez garde ? (Is 58,3). Il reprend
aussitôt, et fait connaître les raisons pour lesquelles ils ne méritent pas
d'être exaucés : C'est, dit-Il, que votre volonté propre se trouve au
jour de votre jeûne, et redemandez vs créances à tous vos débiteurs. Voici :
vous jeûnes, pour faire des procès et des querelles; et vous frappez du poing
méchamment. Ne jeûnez plus comme vous l'avez fait jusqu'à ce jour, si vous
voulez que votre cri soit entendu là-haut. Est-ce là un jeûne qui me plaise, que
l'homme afflige son âme durant un jour ? Courber la tête comme un cercle, se
coucher sur le sac et la cendre : est-ce là ce que vous appelez un jeune, un
jour agréable au Seigneur ? (Is 87,3-5). Puis, il enseigne la manière, pour
celui qui jeûne, de rendre agréable son abstinence, et prononce évidemment que
le jeûne, par soi-même, n'est utile à rien, à moins de s'entourer des conditions
suivantes : Le jeûne qui m'agrée, n'est-ce pas celui-ci ? Dénouez les chaînes
d'impiété, déliez les fardeaux qui accablent, renvoyez libres les opprimés,
brisez tous les jougs. Rompez votre pain à celui qui a faim, faites entrer dans
votre maison les pauvres et les sans-abri. Si vous voyez un homme nu,
couvrez-le, et ne méprisez point votre propre chair. Alors, votre lumière
éclatera comme un matin, et la santé vous viendra promptement; la justice
marchera devant votre face, et la Gloire du Seigneur sera votre arrière-garde.
Alors, vous appellerez, et le Seigneur vous entendra; vous crierez, et il vous
dira : Me voici. (Is 57,6-9)
Vous le voyez, Dieu n'estime pas que le jeune soit un bien par essence :
puisqu'il ne lui agrée pas par lui-même, mais à raison d'autres bonnes oeuvres;
et qu'au rebours, les circonstances peuvent le rendre vain et, plus encore,
odieux. Quand ils jeûneront, je n'écouterai pas leurs prières, (Jr 14,12)
dit le Seigneur.
CHAPITRE 15
Le
bien par essence ne doit pas se faire en vue d'un bien inférieur.
En effet, la miséricorde, la patience, la charité ou les autres vertus
précédemment nommées et dans lesquelles réside le bien par essence, ne doivent
pas se subordonner au jeûne, mais le jeûne à elles. Il faut travailler à les
acquérir, elles qui sont vraiment bonnes, par le moyen du jeûne; et non pas leur
donner le jeûne pour terme. Affliger la chair a son utilité; l'abstinence est un
bon traitement à lui appliquer : pourquoi ? Afin d'arriver, par cette méthode, à
la charité, où consiste le bien immuable et perpétuel, sans exception de temps.
Car songez : la médecine, l'orfèvrerie, les autres arts qui sont dans le monde,
ne s'exercent pas en vue des instruments nécessaires à leurs travaux; ce sont
les instruments qui sont ordonnés à la pratique de l'art. Utiles aux habiles,
ceux-ci deviennent de vains hochets entre des mains ignorantes de la science de
l'art. Ils profitent beaucoup à qui sait les utiliser pour produire; mais à
celui qui ne connaissant pas la fin pour laquelle ils sont destinés, se contente
simplement de les avoir, ils ne peuvent servir absolument de rien : car toute
leur utilité, à ses yeux, consiste à les posséder, non à faire oeuvre
quelconque.
Je conclus : le bien essentiel est celui auquel se rapportent les choses
indifférentes, et ce premier bien ne se fait point lui-même en vue d'autre
chose, mais pour sa propre bonté.
CHAPITRE 16
Comment le bien essentiel se distingue des autres.
Il se distingue des autres biens que nous avons nommés jusqu'ici choses
indifférentes, par les moyens que voici : le bien essentiel est bon par
lui-même, non à raison d'autre chose; il est nécessaire pour lui-même, et non
pour une fin différente; il est toujours et immuablement bon, restant
perpétuellement ce qu'il est, sans pouvoir revêtir la qualité contraire; s'il
subit une éclipse, si on le néglige, une ruine immense en est la suite; son
contraire est aussi le mal essentiel, et ne peut, non plus que lui, changer de
nature.
Or, ces notes auxquelles se reconnaît le bien essentiel, ne sauraient être
attribuées au jeûne en aucune façon. — Il n'est pas bon de soi, ni nécessaire
pour lui-même : ce qui en fait la pratique salutaire, c'est qu'elle se propose
d'acquérir la pureté de coeur et de corps, et de réconcilier l'âme purifiée avec
son Auteur, en émoussant les aiguillons de la chair. — Il n'est pas toujours et
immuablement bon; car il nous arrive fréquemment de l'interrompre, sans en
éprouver aucun dommage. Bien plus, il tourne à la perte de l'âme, lorsqu'on s'y
livre à contretemps. — Son contraire, c'est-à-dire le plaisir que l'on trouve
naturellement à manger, n'est pas non plus un mal essentiel, car, s'il ne
s'accompagne d'intempérance, de luxure ou de quelque autre vice, on ne peut dire
qu'il soit mauvais : Ce n'est pas ce qui entre dans la bouche qui souille
l'homme; mais ce qui sort de la bouche, voilà ce qui souille l'homme. (Mt
15,11).
Ceci posé, c'est déroger au bien essentiel, ce n'est pas l'accomplir selon la
perfection ni sans péché, que de le faire en vue d'autre chose. Tout doit se
rapporter à lui; lui-même doit être recherché pour soi seul.
CHAPITRE 17
De
la nature et de l'utilité du jeûne.
Tenons fermement ces notions sur la nature du jeûne. Nous pourrons ensuite nous
y porter de toutes les forces de notre âme, sachant qu'il nous sera bon, si nous
y observons le temps, la qualité, la mesure convenable, sans mettre en lui le
terme de notre espérance, mais avec la pensée de parvenir par son moyen à la
pureté du cÏur et à la charité apostolique.
Le seul fait qu'on lui ait déterminé des temps spéciaux, et qu'on en ait encore
réglé la qualité et la mesure, prouve assez clairement qu'il n'est pas bon par
essence, mais tient le milieu entre le bien et le mal. Ce que l'autorité d'un
précepte ordonne. comme bon ou interdit comme mauvais, n'est point soumis de la
sorte à des exceptions de temps, si bien que l'on doive, de temps en temps,
faire ce qui est défendu, omettre ce qui est prescrit. La justice, la patience,
la sobriété, la pureté, la charité n'ont point de mesure déterminée; et d'autre
part, l'injustice, l'impatience, la colère, l'impureté, l'envie, la superbe ne
reçoivent jamais leurs franchises.
CHAPITRE 18
Le
jeûne ne convient pas toujours.
Après ces préliminaires sur la nature du jeûne, il me semble bon d'invoquer par
surcroît l'autorité des saintes Écritures. La preuve en deviendra plus
manifeste, que le jeûne perpétuel n'est pas obligatoire ni possible.
Nous lisons dans l'Évangile que les Pharisiens jeûnaient, et les disciples de
Jean aussi, tandis que les apôtres, comme amis et convives du céleste époux,
n'avaient point la même pratique. Or, les disciples de Jean pensaient bien tenir
dans leur jeûne la somme de la justice. Est-ce qu'ils ne suivaient pas la trace
de cet extraordinaire prédicateur de la pénitence, modèle à tous les peuples par
l'exemple de sa vie, qui ne se refusait pas seulement les mets variés dont les
hommes font usage, mais ignorait le pain lui-même, qui forme la nourriture
commune de tous ? Ils se plaignent donc au Seigneur : Pourquoi, tandis que
nous et les Pharisiens, nous jeûnons fréquemment, vos disciples ne jeûnent-ils
pas ? (Mt 9,14).
Mais sa réponse montre évidemment que le jeûne n'est pas toujours nécessaire ni
convenable, lorsque le caractère festif du temps ou, d'aventure, quelque raison
de charité conseillent de l'interrompre. Les amis de l'époux peuvent-ils être
dans le deuil, tant que l'époux est avec eux ? Mais il viendra des jours où
l'époux leur sera ôté, et alors ils jeûneront.
Ces paroles, il est vrai, furent prononcées avant la Résurrection de son
Corps. Mais elles font justement penser à la Pentecôte; car c'est alors, durant
les quarante jours qui suivirent la Résurrection, que le Seigneur mangeait avec
ses disciples, et que la joie de sa présence quotidienne ne leur permettait pas
de jeûner.
CHAPITRE 19
Question : Pourquoi rompre le jeûne tous les jours de la Pentecôte ?
GERMAIN. — Pourquoi relâcher la rigueur de l'abstinence, en prenant notre repas
au milieu du jour, durant toute la Pentecôte, alors que le Seigneur n'est resté
que quarante jours avec ses disciples, après la Résurrection.
CHAPITRE 20
Réponse.
THÉONAS. — Votre question ne manque point d'à-propos, et mérite de connaître la
vérité tout entière.
Après l'Ascension de notre Sauveur, qui se fit le quarantième jour de la
Résurrection, les apôtres revinrent du mont des Oliviers, où il leur avait donné
de le voir remontant vers son Père, ainsi que l'atteste le livre des Actes.
Rentrés dans Jérusalem, ils attendirent pendant dix jours la venue se l'Esprit
saint. Après quoi, c'est-à-dire le cinquantième jour, ils le reçurent dans la
joie. Ainsi se trouva complété le nombre consacré par la présente fête.
Nous le voyons d'ailleurs figuré dans l'Ancien Testament. Les prêtres y devaient
offrir au Seigneur, après sept semaines écoulées, le pain des prémices. (cf. Dt
16,9). Mais ce pain des prémices, le vrai, fut réellement offert à Dieu car la
prédication que les apôtres firent à la foule en ce jour-là; c'était le pain de
la nouvelle doctrine, lequel nourrit et rassasia cinq mille hommes, et consacra
au Seigneur le peuple chrétien, comme des prémices prises sur les Juifs.
Voilà pourquoi ces dix jours doivent être unis aux quarante premiers, et
célébrés avec une même solennité et une joie égale. La tradition de cette fête
s'est transmise jusqu'à nous par les chrétiens de l'âge apostolique. Notre
devoir est d'y rester fidèle, sans y rien changer.
Nous ne courbons pas non plus les genoux pour la prière, en ces jours, parce que
cette posture est un signe de pénitence et de douleur.
On voit par là que nous leur donnons absolument la même solennité qu'au
dimanche, ou nos pères nous ont appris qu'il ne fallait ni jeûner ni fléchir les
genoux, par honneur pour là Résurrection du Seigneur.
CHAPITRE 21
Question : Ce relâchement du jeûne n'est-il pas un obstacle pour la chasteté ?
GERMAIN. — La chair ne sera-t-elle point flattée par les douceurs insolites
d'une fête si prolongée ? Et dès lors, se peut-il que la racine des vices, si
bien retranchée qu'elle soit, ne germe pas des épines nouvelles ? L'esprit,
appesanti par une bonne chère inaccoutumée ne fléchira-t-il pas la rigueur de
son empire a l'égard de son serviteur le corps ? Chez nous surtout, la verdeur
de la jeunesse ne va-t-elle pas tôt pousser à la rébellion nos membres domptés,
si nous prenons les mets habituels avec une plus grande abondance, ou nous en
permettons d'extraordinaires ?
CHAPITRE 22
Réponse : Il y a une juste mesure et une abstinence qu'il faut toujours garder.
THÉONAS. — Pesons tous nos actes sur la balance de la raison; et, pour ce qui
regarde la pureté du cÏur, consultons toujours notre conscience, non le jugement
d'autrui : moyennant quoi, cette trêve ne saurait assurément faire tort à une
juste austérité. Mais, encore une fois, il faut, d'une âme impartiale, faire la
mesure égale à l'indulgence et à l'abstinence, et les maintenir en équilibre, de
façon à corriger tout excès, d'une part comme de l'autre; distinguer, à la
lumière de la véritable discrétion, si le poids des délices déprime la partie
spirituelle, ou si l'excessive rigueur de notre jeûne déprime l'autre plateau,
qui est celui du corps; appuyer, enfin, sur le plateau que nous voyons s'élever,
et soulever celui que nous voyons s'abaisser.
Nous avons un maître qui ne veut pas que nous fassions rien pour son culte et
son honneur sans la gouverne du jugement, parce que l'honneur du roi aime la
justice. (Ps 98,4). Aussi le très sage Salomon nous donne-t-il
l'avertissement de ne dévier ni d'un côté ni de l'autre, par un défaut de
jugement : Honore le Seigneur de tes justes travaux, et offre-lui les
prémices des fruits de ta justice. (Pro 3,9). C'est qu'en notre conscience
réside un juge incorruptible et fidèle, qui, lors même que tous seraient dans
l'erreur sur le sujet de notée Pureté, lui seul ne se trompe jamais.
Il importe donc de garder notre cÏur constamment attentif et circonspect, en
toute prudence et sagacité. Car quel malheur, si le jugement de notre discrétion
venant à errer, nous nous laissions enflammer par le désir d'une abstinence
inconsidérée ou séduire par l'amour d'une excessive douceur ! Ce serait peser
nos forces sur une balance fausse. Eh bien, non ! Mettant sur un plateau la
pureté de l'âme, sur l'autre notre vigueur corporelle, pesons-les selon le
jugement véridique de la conscience, de manière à n'être entraînés ni d'une part
ni de l'autre, par une affection prépondérante et vicieuse. Si nous inclinions
la balance, ou vers une austérité sans mesure, ou vers un trop grand
relâchement, il nous serait dit pour cet excès : Si vous avez bien offert et que
vous n'ayez pas bien partagé, n'avez-vous point péché ? (Gn 7,7). Les sacrifices
extorqués à notre pauvre estomac, au prix de convulsions violentes, nous avons
beau les croire offerts à Dieu selon la droiture; Celui qui aime la
miséricorde et la justice, (Ps 32,5) les exècre : Je suis le Seigneur,
dit-il, qui aime la justice, et qui hais l'holocauste venant de rapine.
(Is 46,8). Par ailleurs, ceux qui consacrent le principal de leurs offrandes, je
veux dire de leur service et de leurs actes, à favoriser la chair et à
satisfaire leurs propres besoins, ne réservant au Seigneur que des restes, une
part insignifiante, la divine parole les condamne à leur tour comme des ouvriers
infidèles : Maudit soit celui qui fait l'oeuvre de Dieu avec fraude. (Jr
48,10).
Ainsi, ce n'est pas sans motif que Dieu éclate en reproches contre celui qui se
Basile tellement abuser par un jugement sans équité : Cependant,
s'écrie-t-il, les fils des hommes sont vains, les fils des hommes sont
menteurs, quand ils pèsent, afin de tromper. (Ps 41,10). Le bienheureux
Apôtre aussi nous avertit de garder les tempéraments de la discrétion, afin de
ne pencher ni à droite ni à gauche, victimes d'une outrance pleine de mirages :
il parle, en effet, d'un culte raisonnable et spirituel. (Rom 12,1). Le
Législateur porte la même défense : Que vos balances, ordonne-t-il,
soient justes; vos poids, justes; juste, votre boisseau; juste, votre setier.
(Lev 19,36). Salomon, enfin, a sur ce sujet une pensée toute semblable :
Le double poids, grand et petit, et les doublés mesures sont deux choses
abominables devant le Seigneur; et celui qui se livre à ces pratiques, se
prendra lui-même à ses propres ruses. (Pro 20,10-11).
Cependant nous n'avons parlé jusqu'ici que d'une seule manière d'éviter les faux
Jonas et les mesures doubles, dans les affaires de la conscience et le secret
jugement du coeur. En voici un autre. Il ne faut pas, tandis que, nous nous
lâchons la bride avec une indulgence excessive, pour adoucir les exigences de
l'austérité régulière, il ne faut pas, dis-je, accabler ceux à qui nous
prêchions la parole de Dieu, sous des commandements plus sévères et des fardeaux
plus lourds que ceux que nous pouvons nous-mêmes porter. Lorsque nous agissons
de la sorte, que faisons-nous, que peser et mesurer avec un double poids et une
mesure double les denrées et les récoltes du Seigneur ? Si nous dosons les
préceptes d'une manière pour nous, et d'une autre pour nos frères, Dieu nous
reproche justement d'avoir des balances trompeuses et des mesures doubles, selon
cette sentence de Salomon : C'est une abomination devant le Seigneur que le
double poids, et la balance trompeuse n'est pas chose bonne devant lui. (Pro 23)
C'est encore tomber évidemment dans le péché du poids trompeur et de la double
mesure, que de faire parade à la vue de nos frères, par un désir de gloire
humaine, des pratiques plus austères auxquelles nous avons coutume de nous
livrer dans nos cellules : en effet, c'est vouloir paraître plus abstinents et
plus saints aux yeux des hommes, que nous ne le sommes aux yeux de Dieu. Or, il
n'est point de vice qu'il faille davantage, je ne dis pas éviter, mais abominer.
Cependant, nous nous sommes écartés un peu loin de notre sujet; il faut y
revenir.
CHAPITRE 23
Du
temps et de la mesure du manger.
On observera donc la solennité de la Pentecôte, de manière que les
adoucissements consentis durant cette période profitent au bien du corps et de
l'âme, plutôt que de leur nuire.
Hélas ! il n'est point de fête dont la joie puisse étouffer les aiguillons de la
chair. Nous avons en elle un adversaire farouche, que ne sait point adoucir la
révérence due aux plus saints des jours. Il est possible toutefois de conserver
aux fêtes la solennité fixée par la coutume, sans outrepasser la mesure d'une
salutaire parcimonie. Il suffira de ne pas laisser franchir à l'indulgence et
aux douceurs les limites suivantes : la nourriture que nous réservions pour la
neuvième heure, nous la prendrons un peu plus tôt, c'est-à-dire à la sixième
heure, étant donné le caractère festif du temps, mais nous ne changerons rien à
la mesure accoutumée ni à la qualité, de crainte que la pureté de corps et
l'intégrité d'âme conquises par l'abstinence du carême, ne se perdent par les
mitigations de la Pentecôte, et qu'il ne nous serve de rien d'avoir obtenu par
le jeûne ce qu'une imprudente satiété ne tarderait pas à nous arracher.
Précautions d'autant plus nécessaires, que c'est à l'ennemi une habileté bien
connue, de s'attaquer à notre pureté, lorsqu'il nous voit moins sur nos gardes
parmi la célébration de quelque solennité. Il faut beaucoup veiller à ne jamais
laisser la vigueur de notre âme s'énerver dans de flatteuses douceurs, afin,
comme je l'ai dit, de ne point perdre, dans le repos et la sécurité de la
Pentecôte, la parfaite chasteté acquise par le continuel labeur du carême.
Ainsi, point d'extra, ni pour la qualité ni pour la quantité de la nourriture.
Les mets dont la privation gardait notre pureté sans atteinte aux jours
ordinaires, proscrivons-les également durant les jours les plus solennels, de
peur que l'allégresse de la fête, en nous suscitant les combats de la chair, ne
se change en deuil, et ne fasse s'évanouir la fête plus excellente de l'esprit,
qui consiste dans la joie triomphante de l'innocence parfaite. Après la joie
charnelle, si brève et si vaine, nous devrions pleurer, dans les longues
afflictions de la pénitence, notre pureté perdue. Non, non ! tâchons, au
contraire, que l'exhortation du prophète ne nous soit pas adressée en vain :
Célèbre, ô Juda, tes fêtes, accomplis tes voeux. (Nah 1,15). Si les solennités
qui viennent interrompre le cours ordinaire du temps, ne changent rien à la
continuité de notre abstinence, nous jouirons de fêtes spirituelles sans trêve,
et, cessant de cette sorte toute oeuvre servile, nous irons de nouvelle lune
en nouvelle lune et de sabbat en sabbat. (Is 46,23).
CHAPITRE 24
Question sur les diverses manières d'observer le carême.
GERMAIN. — Pourquoi le carême ne dure-t-il que six semaines, lesquelles ne
renferment, le dimanche étant excepté, que trente-six jours ? Je sais qu'en
certaines provinces, une religion plus vive peut-être en a fait ajouter une
septième; mais on y retranche le samedi et le dimanche, et donc on n'y atteint
pas davantage le chiffre de quarante.
CHAPITRE 25
Réponse : Le carême se ramène à la dîme de l'année.
THÉONAS. — C'est là un problème que la simplicité pieuse d'un bon nombre
supprime entièrement. Mais, puisque vous sondez avec tant de scrupule les sujets
mêmes où un autre n'aurait pas estimé qu'il y eût lieu de s'enquérir, tant le
désir vous anime de pénétrer le fond de notre observance et de sa mystique
signification, en voici une raison évidente, où vous reconnaîtrez clairement que
nos anciens ne nous ont rien transmis que de raisonnable.
Dans la Loi de Moïse, c'était un précepte général, promulgué pour tout le peuple
: Tu offriras la dîme et les prémices de tes biens au Seigneur ton Dieu.
(Ex 22,29). S'il nous est commandé d'offrir la dîme de nos biens et de nos
récoltes, combien plus est-il nécessaire que nous offrions aussi la dîme de
notre vie, de notre activité humaine, de nos oeuvres. Et c'est ce que nous
faisons très exactement par le moyen du carême.
La dîme des jours que l'année renferme dans sa révolution complète, est de
trente-six et demi. Or, si, de sept semaines, vous retranchez les dimanches et
les samedis, il reste trente-cinq jours consacrés au jeûne. Ajoutez-y la grande
vigile du samedi, où nous continuons le jeûne jusqu'au chant du coq, aux
premières heures du dimanche de la Résurrection : et vous n'avez pas seulement
trente-six jours; mais, en comptant le temps de la nuit pour la dîme des cinq
jours de reste, vous obtenez un total auquel il ne manque rien.
CHAPITRE 26
Comment nous devons offrir aussi nos prémices au Seigneur.
Que dirai-je des prémices ? N'est-ce point la vérité, que tous les fidèles
serviteurs du Christ les présentent chaque jour ?
À leur premier réveil, et retrouvant, après le sommeil, le mouvement de la vie :
avant de concevoir, dans leur cÏur, une impression quelconque, avant d'admettre
la mémoire ou le souci de leurs intérêts matériels, ils consacrent aux
holocaustes divins la naissance et l'origine de leurs pensées. Or, qu'est-ce là,
sinon payer véritablement les prémices de leurs fruits par Jésus Christ, le
souverain pontife, pour l'usage qui leur est donné de la vie et cette image de
résurrection quotidienne ?
Ils offrent semblablement à Dieu, au sortir du sommeil, l'hostie de leur
jubilation. Le premier mouvement de leur langue est pour l'invoquer, célébrer
son nom et ses louanges; c'est pour lui chanter des hymnes qu'ils ouvrent tout
d'abord les portes de leurs lèvres, immolant à Dieu le service de leur bouche.
Ils lui adressent en même manière la première offrande de leurs mains et de
leurs pieds, lorsque, se levant de leur couche, ils se tiennent debout en
oraison; et qu'au lieu d'accomplir les fonctions de leurs membres pour leurs
propres affaires, ils n'en veulent d'abord rien distraire pour soi, mais
n'avancent leurs pas qu'en vue de l'honneur de Dieu ou ne les arrêtent que pour
sa louange, acquittant ainsi les prémices de tous leurs mouvements, par leurs
mains tendues, et leurs genoux ployés, et tout leur corps prosterné.
Nous ne pouvons remplir, en effet, ce qui se chante dans le psaume : J'ai
devancé le matin, et j'ai crié vers vous; (Ps 118,147). Mes yeux ont
devancé le point du jour, pour méditer votre parole; (Ibid. 148) Le
matin, ma prière vous préviendra, (Ps 87,14 que si, rappelés à la lumière du
jour après le repos du sommeil, comme du sein des ténèbres et de la mort, nous
n'osons rien prélever pour nos propres besoins, des fonctions de notre âme ni de
notre corps.
Car, quel est celui que le prophète a prévenu dès le matin et que nous devons
semblablement prévenir ? Ce n'est pas un autre que nous-mêmes, nos
préoccupations, nos penchants, nos soucis de mortels, dont il nous est
impossible de nous affranchir, — ou que, l'ennemi, et les suggestions subtiles
qu'il s'efforce d'insinuer en nous avec les fantômes de vains songes, tandis que
nous sommes encore abandonnés au repos et plongés dans le sommeil, afin de nous
en occuper et embarrasser à notre prochain réveil, et, déflorant le meilleur de
nos prémices, de le ravir pour soi.
Voulons-nous accomplir efficacement tout le sens du susdit verset ? Armons-nous
de prudence, de soin, d'industrieuse vigilance, pour défendre le premier éveil
de nos pensées matinales, de peur que la jalousie de l'ennemi, prompte à s'en
emparer, n'y porte quelque flétrissure, et ne fasse rejeter nos prémices par le
Seigneur, comme viles désormais et banales. S'il n'est prévenu par la plus
délicate circonspection, il se gardera lui-même de quitter ses criminelles
manoeuvres, et c'est journellement qu'il nous préviendra de ses ruses.
Si donc nous souhaitons d'offrir à Dieu, telles des hosties de complaisance et
toujours agréées, les prémices des fruits de notre esprit, nous ne devons pas
dépenser une médiocre sollicitude à garder nos sens, principalement aux heures
du matin, comme les sacrés holocaustes du Seigneur, inviolés et intacts.
Beaucoup, même parmi les séculiers, cultivent avec une délicatesse infinie ce
genre de dévotion. Levés devant le jour ou dès la prime aurore, ils ne
s'embarrassent pas dans les soins de ce monde, avant d'accourir à l'église, pour
consacrer en la divine présence les prémices de toutes leurs actions et de leurs
travaux.
CHAPITRE 27
Pourquoi l'observance du carême diffère chez beaucoup pour le nombre des jours.
Pour ce que vous dites des différentes manières de célébrer le carême, ici de
six semaines, et là de sept, qui se rencontrent en certaines provinces, le jeûne
demeure pourtant égal et identique au fond, sous cette apparente diversité. Là
où l'on a fixé l'observance à six semaines, c'est que l'on pense devoir jeûner
le samedi. On acquitte donc six jours par semaine; et ce nombre, six fois
répété, fait le même total de trente-six. Ainsi, comme nous l'avons dit, le
jeûne est égal et identique de part et d'autre, bien que le chiffre des semaines
diffère.
CHAPITRE 28
Pourquoi le nom de carême, ou quarantaine, alors qu'on ne jeûne que trente-six
jours.
Telle est donc la raison profonde de notre observance. Mais l'insouciance des
hommes l'effaça de leur mémoire; et le temps où nous offrons à Dieu la dîme de
l'année par trente-six jours et demi de jeûne, reçut le nom de carême, on
quarantaine.
Peut-être pensa-t-on devoir adopter ce vocable, parce que Moïse, Élie et le
Seigneur lui-même avaient jeûné quarante jours. Les quarante années qu'Israël
demeura dans le désert, et les quarante mystiques stations qui en marquèrent la
traversée, s'accordent aussi très bien au mystère de ce nombre.
Ou bien cette dîme d'un nouveau genre reçut le nom de quarantaine, par un
emprunt fait aux usages de la perception. Telle est, en effet, dans le
populaire, la manière de désigner l'impôt qui affecte au service du roi une part
des bénéfices proportionnelle au légitime impôt du carême, que le roi de tous
les siècles exige de nous, pour la jouissance de la vie présente.
Voici maintenant qui n'a aucun rapport avec la question. Mais, puisque
l'occasion se présente d'en parler, je ne crois pas devoir le taire.
Nos anciens ont témoigné fréquemment de la coutume suivante chez la nation
ennemie des démons. Durant ces jours, ils redoublent leurs attaques contre
l'espèce des moines, et les poussent avec plus d'impétuosité à quitter leurs
cellules, pour passer en d'autres lieux. De même que les Égyptiens opprimaient
jadis les enfants d'Israël sous de violentes afflictions, ces Égyptiens
spirituels s'efforcent de courber sous un dur et boueux travail le véritable
Israël, le peuple spirituel des moines. Ils voudraient nous empêcher
d'abandonner, par une tranquillité agréable à Dieu, la terre d'Égypte, et de
passer au désert des vertus, où réside le salut. Le Pharaon frémit de colère
contre nous, et s'écrie : Ils sont oisifs, et c'est pourquoi ils vocifèrent,
disant : Allons, et sacrifions au Seigneur, notre Dieu. Qu'on les charge de
travail, qu'ils soient tout occupés à la besogne, et qu'ils ne prêtent plus
l'oreille à des paroles vaines ! (Ex 5,8-9). Vains eux-mêmes, les démons
représentent comme la suprême vanité le sacrifice saint du Seigneur, qui ne
s'offre que dans le désert d'un coeur libre, car la religion est une
abomination au pécheur. (Ec 1,24)
CHAPITRE 29
Les
parfaits vont plus loin que la loi du carême.
Cependant, l'homme juste et parfait n'est point lié par la loi du carême, et ne
peut se contenter d'une règle aussi modeste. Les chefs des Églises l'ont établie
pour les gens du monde, qui sont pris, tout l'espace de l'année, par leurs
plaisirs et leurs affaires. En les enchaînant en quelque sorte par cette
nécessité légale, ils ont voulu les contraindre à vaquer au Seigneur du moins
pendant ces jours, et à lui consacrer la dîme de leur vie, qu'autrement la
vanité dévorerait tout entière.
Mais il n'en va pas de même sorte pour les justes. La Loi n'a pas été faite pour
eux. Ils ne donnent pas aux exercices spirituels une part si mince, un dixième
seulement de leur temps, mais toute leur vie. Dès là, ils sont affranchis du
payement de la dîme légale; et si quelque honnête et sainte nécessité vient à
les y forcer, ils ne craignent pas de rompre la station du jeûne, sans plus de
débat. Ce n'est point là porter atteinte à la modicité de la dîme, puisqu'ils se
sont offerts eux-mêmes avec tout ce qu'ils avaient.
Au contraire, celui qui n'offre rien à Dieu volontairement, n'agirait pas de
même, sans se rendre gravement coupable de fraude. Il est tenu strictement, lui,
d'acquitter sa dîme; et la loi ne lui laisse pas d'excuse.
Par où il apparaît clairement que la perfection n'est point le lot du serviteur
de la loi, qui se borne à éviter ce qui est défendu et à faire ce qui est
prescrit. Mais ceux-là sont vraiment parfaits qui n'usent pas des libertés mêmes
que la loi leur accorde.
À la vérité, malgré ce qui est dit de la Loi mosaïque, qu' elle n'a rien
amené à la perfection,(Heb 7,19) nous lisons qu'il y eut des parfaits parmi
les saints de l'Ancien Testament. Mais ce fut qu'ils dépassèrent le commandement
de la Loi, pour vivre sous la perfection évangélique, sachant que la Loi n'a
pas été faite pour les justes, mais pour les injustes et les rebelles, les
impies et les pécheurs, les scélérats et les impudiques. (1 Tim 1,9-10).
CHAPITRE 30
De
la cause et des commencements du carême.
D'ailleurs, l'observance du carême n'exista point, tant que la perfection de
l'Église primitive demeura inviolée. Nul précepte pour contraindre, nulle
disposition légale; le jeûne n'était pas étroitement déterminé.
Mais la multitude des fidèles s'éloignait tous les jours de cette dévotion
apostolique. On se mit à couver ses richesses. Au lien de les partager pour le
commun usage de tous les fidèles, ainsi que les apôtres l'avaient réglé, chacun
s'occupa de ses propres dépenses. Et, non content de suivre l'exemple d'Ananie
et de Saphire, on ne se borna pas à conserver son avoir; on s'efforça de
l'augmenter.
C'est alors que tous les évêques, voyant les hommes embarrassés dans les soins
du siècle et à peu près sans notion, si je puis ainsi dire, de l'abstinence ni
de la componction, résolurent de leur imposer un jeûne régulier et comme une
dîme légale, afin de les ramener et de les contraindre par nécessité à faire
oeuvre sainte.
Cette mesure, bienfaisante aux faibles, n'était pas capable de préjudicier aux
parfaits. Vivant sous la grâce de l'Évangile, leur dévotion volontaire va plus
loin que la loi, afin de parvenir à la béatitude exprimée par l'Apôtre : Le
péché ne dominera pas en vous, parce que vous n'êtes pas sous la Loi, mais sous
la grâce. (Rom 6,14). Le péché ne saurait, en effet, exercer sa domination
sur l'âme qui est fidèle à demeurer sous la liberté de la grâce.
CHAPITRE 31
Question : Comment faut-il entendre ce que, dit l'Apôtre : Le péché ne
dominera pas en vous ?
GERMAIN. — L'Apôtre ne peut mentir, lorsqu'il promet la sécurité, non seulement
aux moines, mais à tous les chrétiens en général. Or, c'est justement ce qui me
rend sa parole excessivement obscure. Si, comme il le déclare, tous ceux qui
croient à l'Évangile sont libres, affranchis du joug et de la domination du
péché, comment se fait-il que cette domination s'exerce chez presque tous les
baptisés ? Car, le Seigneur le dit : Quiconque fait le péché, est esclave du
péché. (Jn 8,34).
CHAPITRE 32
Réponse : De la différence qui existe entre la grâce et les préceptes de la Loi.
THÉONAS. — Votre question soulève derechef un problème infini; et je sais que,
si l'on n'est instruit par l'expérience, il est également impossible d'en livrer
et d'en saisir le secret. J'essayerai toutefois, selon mon pouvoir, de le
résoudre et de l'expliquer brièvement. J'y mets cette unique condition, que
votre intelligence ne s'intéresse pas seule à mes paroles, mais qu'elle
s'accompagne de la pratique et des Ïuvres. Ainsi en va-t-il de tout ce qui
s'apprend par l'expérience, plutôt que par doctrine : celui qui ne l'a pas
pratiqué, est incapable d'en instruire les autres; et l'on ne saurait non plus
le comprendre ni le retenir, à moins d'en vivre profondément.
Je crois nécessaire de considérer d'abord avec soin le but et la volonté de la
Loi, puis la discipline et la perfection de la grâce. Sur ces principes, nous
pourrons discerner ce qu'il faut entendre par la domination du péché et
l'expulsion du péché.
La Loi fait du mariage un commandement principal : Heureux, dit-elle,
celui qui a sa postérité dans Sion, et les gens de sa maison dans Jérusalem;
(Is 31,9) et : Maudite, la stérile qui n'enfante pas ! La grâce, au contraire,
nous invite à la pureté de la perpétuelle intégrité et à la continence de la
virginité bienheureuse : Heureuses les stériles, et les mamelles, qui n'ont
pas allaité; (Lc 23,29) Celui qui ne hait pas son père, et sa mère, et
son épouse, ne peut être mon disciple. (Ibid. 14,26) Et voici un mot dé
l'Apôtre : Il faut donc que ceux qui ont une femme, soient comme n'en ayant
pas. (1 Cor 7,29).
La Loi dit : Vous ne tarderez pas à offrir vos dîmes et vos prémices; (Ex
22,29) et la grâce : Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu as, et
le donne aux pauvres. (Mt 19,21).
La Loi ne défend pas de répondre à l'invective par l'invective, à l'injure par
l'injure : oeil pour oeil, dent pour dent. (Ex 21,24). La grâce vent,
pour preuve de notre patience, que nous souffrions le redoublement de l'injure
ou des coups que nous avons subis, elle ordonne d'être prêt à supporter double
perte : Si quelqu'un vous frappe sur une joue, présentez-lui encore l'autre;
et à celui qui veut vous appeler en justice, pour avoir votre tunique,
abandonnez encore votre manteau. (Mt 5,39-40).
L'une dit : Haïssez vos ennemis; l'autre : Aimez-les; et elle va
jusqu'à prescrire de prier Dieu pour eux sans cesse.
CHAPITRE 33
Les
préceptes de l'Évangile sont plus doux que ceux de la Loi.
Quiconque a su gravir ces sommets de la perfection évangélique, se trouve élevé,
par le mérite de si grandes vertus, au-dessus de toute la Loi. Tous les
commandements portés par Moïse lui semblent désormais petits et mesquins; et il
a conscience de n'être petits sujet que de la grâce du Sauveur, dont le secours,
il le voit, l'a fait parvenir à un état si sublime. Le péché ne domine plus en
lui. La charité de Dieu, répandue dans nos coeurs par l'Esprit saint qui nous
a été donné, (Rom 5,5) exclut, en effet, toute autre affection; elle est
aussi incapable de convoiter ce qui est défendu, que de mépriser ce qui est
commandé, elle dont l'étude et tout le désir sont dans le divin amour, et ne se
posent même pas sur les choses permises, bien loin qu'ils se laissent prendre
aux basses voluptés.
Mais la Loi, qui garantit le droit mutuel des époux, a beau restreindre les
emportements de la chair à l'unité du mariage : il est impossible que les
aiguillons de la luxure ne restent très vivaces. Un feu auquel on s'applique à
fournir des aliments, se renferme malaisément dans les bornes qu'on lui a
fixées; mais
il s'échappe, pour brûler tout ce qu'il touche. Je veux que la concupiscence ait
toujours, dans le mariage, comme une matière à dévorer, qui l'empêche de
répandre au dehors ses ardeurs brûlantes. Elle ne laisse pas néanmoins
d'embraser, alors même qu'elle est contenue; car, dans la volonté, se développe
une tendance coupable, et l'usage légitime crée une pente rapide vers
l'infidélité.
Que le sort est différent, de ceux que la grâce du Sauveur enflamme d'une sainte
passion pour l'incorruption parfaite ! Ils consument par le feu de l'amour divin
toutes les épines des charnels désirs, de sorte qu'il ne se trouve même pas chez
eux de cendres tièdes, pour ôter à la fraîcheur de leur intégrité.
Bref, les serviteurs de la Loi sont entraînés par l'usage de ce qui est licite,
à ce qui ne l'est pas; les enfants de la grâce, parce qu'ils renoncent aux
choses permises, ne connaissent pas les illicites.
Comme chez le partisan du mariage, le péché est également en celui qui se
contente de payer la redevance de la dîme et des prémices. Il est fatal qu'il
manque, soit par retard, soit par négligence, sur la qualité ou sur la quantité,
ou enfin dans la distribution quotidienne qu'il en fait. Représentez-vous un
homme obligé à servir infatigablement son bien aux indigents : si grandes que
puissent être sa foi et sa dévotion dans cette charité, comme il est difficile
qu'il ne tombe maintes fois dans les filets du péché !
Voyez, d'autre part, celui qui n'a pas méprisé le conseil du Seigneur. Après
avoir distribué tous ses biens aux pauvres, il a pris sa croix, et il suit le
dispensateur de la grâce. Le péché pourrait-il dominer sur lui ? Sa fortune est
déjà consacrée au Christ, ses richesses ne sont plus à lui; et, tandis qu'il en
fait pieusement le partage, il n'est point mordu par le souci infidèle de garder
pour vivre, aucune hésitation chagrine ne vient gâter la joie qui sied à
l'aumône. Avant tout donné à Dieu, rien ne lui appartient plus; et il le
dispense comme tel, sans souvenir de ses propres besoins, sans crainte pour le
morceau de pain qui le fera vivre, tant il est dans la certitude que, parvenu au
dépouillement désiré, Dieu le nourrira avec bien plus de sollicitude encore que
l'oiseau du ciel.
Il en va de tout autre sorte pour celui qui retient la substance de ce monde, et
distribue, soit la dîme ou les prémices de ses biens, soit une part de son
argent, sous l'obligation de la Loi ancienne. Il n'est pas, je le sais, de rosée
pareille à cette aumône, pour éteindre le feu de ses péchés. Cependant, quelle
que soit sa magnanimité dans ce partage de sa fortune, il est impossible qu'il
s'arrache entièrement à la domination du péché, à moins que, par la grâce du
Sauveur, il ne renonce, en même temps qu'à son bien, à l'esprit de propriété.
Fatalement encore, celui-là demeure sous l'homicide empire du péché, qui
réclame, avec la Loi, Ïil pour Ïil, dent pour dent, oui préfère haïr son ennemi.
Tandis qu'il souhaite des représailles égales à l'offense et nourrit contre ses
adversaires une haineuse amertume, les passions de la rage et de la colère le
brûlent d'un feu inévitable.
Cet autre, cependant, vit dans la lumière de la grâce évangélique. Il triomphe
du mal, non par la résistance, mais par la patience. On le frappe ? Il présente
volontairement et sans retard l'autre joue. On veut soulever un débat, pour
avoir sa tunique ? Il abandonne encore son manteau. Il aime ses ennemis, prie
pour ceux qui le calomnient. Ah ! voilà l'homme qui a secoué le joug du péché et
rompu ses chaînes ! Il ne vit plus sous la Loi. — Celle-ci, en effet ne tue pas
les semences du péché. Aussi le bienheureux Apôtre dit-il justement : La
première ordonnance a été abrogée, à cause de son impuissance et de son
inutilité, car la Loi n'a rien amené à la perfection. (Hb 7,18-19). Et le
Seigneur, par la bouche de son prophète : Je leur ai donné des préceptes qui
ne sont pas bons, et des ordonnances où ils ne trouveront pas la vie. ( Ez
20,25). — Mais il vit sous la grâce, qui ne se borne pas à couper les rejetons
du mal, mais arrache à fond les racines mêmes de la volonté mauvaise.
CHAPITRE 34
Comment on reconnaît si quelqu'un est sous la grâce.
Si donc il est un homme qui s'efforce de suivre la perfection de la doctrine
évangélique, celui-là demeure sous la grâce, et la domination du péché ne pèse
plus sur lui : être sous la grâce, c'est accomplir ce que la grâce commande.
Mais, si l'on refuse d'embrasser la plénitude de la perfection évangélique,
vainement on se flatte d'être baptisé et moine; qu'on le sache, on n'est pas
sous la grâce, mais embarrassé encore dans les chaînes de la Loi et fléchissant
sous le faix du péché.
Autre chose : le dessein du Seigneur, en faisant sien, par la grâce de
l'adoption, quiconque le reçoit, n'est pas de détruire, mais de couronner, ni
d'abolir, mais de parfaire les ordonnances de Moïse. C'est ce que plusieurs
ignorent tout à fait. Négligeant d'une part les magnifiques exhortations du
Christ, ils ne laissent pas de s'abandonner d'ailleurs à une liberté
présomptueuse. Les préceptes du Christ sont ardus : ils ne les effleureront pas
du bout des doigts. Mais les commandements que la Loi de Moïse faisait aux
Juifs, comme à des débutants et des enfants, sont vieillis : et de les mépriser.
Liberté coupable, qui équivaut à cette déclaration, maudite par Apôtre : Nous
avons péché, parce que nous ne sommes plus sous la Loi, mais sous la grâce. (Rom
6,15).
Or, n'être pas sous la grâce, parce qu'on n'a pas su gravir les cimes de la
doctrine du Seigneur; ni sous la Loi, parce qu'on refuse d'embrasser les
commandements mêmes, si faciles, de la Loi : c'est subir deux fois la tyrannie
du péché; c'est croire qu'on n'a reçu la grâce du Christ, qu'afin de se séparer
de lui par une liberté funeste; c'est tomber dans l'abîme contre lequel nous
prévenait l'apôtre Pierre : Agissez comme des hommes libres, et non en hommes
qui se font de la liberté un manteau à couvrir leur malice. (1 Pi 2,16). Et
le bienheureux apôtre Paul dit de même : Pour vous, mes frères, vous avez été
appelés à la liberté, ce qui signifie : à l'affranchissement de la tyrannie
du péché; seulement, ne faites pas de cette liberté un prétexte, pour vivre
selon la chair, (Gal 5,13) c'est-à-dire : Ne croyez pas qu'échapper aux
préceptes de la Loi, c'est ouvrir la carrière aux vices. La vraie liberté ne se
trouve que là où demeure le Seigneur; c'est encore l'apôtre Paul qui nous
l'enseigne : Le Seigneur, c'est l'Esprit; où est l'Esprit du Seigneur, là est
la liberté. (2 Cor 3,17).
J'ignore si j'ai pu tirer au clair la pensée du bienheureux Apôtre, comme savent
la pénétrer ceux qui ont pour eux l'expérience. Ce que je sais très bien, c'est
que, sans maître qui l'explique, elle découvre ses secrets à ceux qui sont allés
jusqu'au bout de la science pratique. Ils n'auront pas à se travailler, pour
comprendre dans une conférence ce que l'action leur a appris.
CHAPITRE 35
Pourquoi sommes-nous parfois plus âprement combattus de la chair, dans le temps
même où nous sommes plus adonnés au jeûne ?
GERMAIN. — Vous venez de faire la lumière sur une question fort obscure, et qui
garde pour beaucoup, je pense, tout son mystère. Aidez-nous, je vous prie, à
poursuivre nos progrès, en éclaircissant encore ce point : dans le temps même de
nos plus grandes ardeurs a jeûner, nous sentons s'élever dans notre chair des
combats plus violents; et souvent, à notre réveil, nous sommes si abattus de ce
qui nous est arrivé, que, toute confiance nous abandonnant, nous n'osons même
plus nous lever pour la prière.
CHAPITRE 36
Cette question doit être réservée pour une prochaine conférence.
THÉONAS. — Vos désirs, mal satisfaits de notions superficielles, prétendent à
une connaissance pleine et entière du chemin de la perfection. Tant d'ardeur
m'invite à continuer moi-même infatigablement cette conférence.
Ce n'est pas, en effet, la chasteté extérieure, la circoncision apparente, qui
fait le sujet de vos soucis, mais celle qui est dans le secret. Vous savez que
la plénitude de la perfection ne consiste pas dans une continence toute
matérielle, que la nécessité ou l'hypocrisie peuvent donner même aux infidèles;
mais qu'elle gît dans la pureté du coeur, qui part de la volonté libre et
demeure cachée aux yeux. C'est elle que prêche l'Apôtre : Le vrai Juif n'est
pas celui qui l'est au dehors, et la vraie circoncision n'est pas celle qui
paraît dans la chair. Mais le Juif, c'est celui qui l'est intérieurement; et la
circoncision, c'est celle du coeur, dans l'esprit non selon la lettre. Ce
vrai Juif aura sa louange, non des hommes, mais de Dieu, (Rom 2,28-29) qui
seul pénètre les secrets des coeurs.
Cependant, il n'est impossible de répondre entièrement à votre désir. Le temps
qui reste de la nuit est trop court, pour aller jusqu'au fond d'une question si
abstruse. Il me semble donc opportun de la différer pour le moment.
Aussi bien, ce sont là des choses qui veulent de la lenteur, et réclament un
coeur libre du bruit des pensées. C'est avec ces dispositions que j'en dois
parler, et que vous devez les entendre vous-mêmes. Il ne faut s'en enquérir
qu'en vue d'obtenir une pureté plus grande; et, d'autre part, celui-là seulement
qui sait d'expérience le don de l'intégrité, les peut bien enseigner. Car il ne
s'agit pas de raisonnements vides ni de mots sonores, où le témoignage intime de
la conscience et la force de la vérité doivent parler toutes seules. Non, de
cette science de la pureté, point de docteur, à moins de la connaître
d'expérience; et seul y peut communier l'amant passionné de la vérité, qui n'en
fait pas un vain sujet de questions et de discours, mais la poursuit vraiment de
toutes ses forces; qui n'est point poussé par le goût d'un stérile verbiage,
mais par le désir de l'intérieure pureté.
SOURCE : http://www.jeasusmarie.com
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