PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L'ABBA THÉONAS

Du repos de la Pentecôte.

CHAPITRE 1

Comment Théonas fit visite à l'abbé Jean.

Avant d'entreprendre le développement de la présente conférence, que nous eûmes avec l'illustre abbé Théonas, un rapide récit des origines de sa conversion me semble nécessaire. Le mérite et la grâce de ce grand homme se découvriront ainsi au lecteur avec plus d'évidence.
Il était encore dans la première adolescence, lorsque ses parents, animés d'un beau zèle, l'engagèrent d'autorité dans les liens du mariage. Leur religion, soucieuse de son innocence, prenait ses sûretés en vue de l'avenir; et, comme ils redoutaient pour lui les funestes entraînements de l'âge critique, ils crurent bien faire de prévenir les passions de la jeunesse par une légitime union.
Il vivait avec son épouse depuis l'espace d'un lustre, lorsqu'un jour il se rendit auprès de l'abbé Jean, que le mérite d'une sainteté merveilleuse avait fait élire en ce temps-là pour le diacre et le dispensateur des biens de son monastère. Car ce n'est point là une dignité abandonnée à l'initiative personnelle ou à l'ambition du premier venu; mais on a coutume d'y promouvoir celui que la prérogative de l'âge, jointe au témoignage de sa foi et de ses vertus, ont désigné à l'assemblée des anciens comme le meilleur et le plus distingué.
C'est, dis-je, auprès de ce bienheureux Jean que l'ardeur d'un zèle pieux, amenait le jeune Théonas. Il apportait quelques religieuses offrandes, mêlé au nombre des possesseurs de la terre qui rivalisaient d'empressement, pour faire présent au bon vieillard de la dîme ou des prémices de leurs récoltes.
Lorsque celui-ci vit cette affluence et les dons considérables dont ils étaient chargés, il voulut récompenser leur religion, et se mit en devoir, à l'exemple de ce que dit l'Apôtre, de semer les biens spirituels en ceux dont il moissonnait les biens charnels. (cf. 1 Cor 9,11).
Il leur fit donc l'exhortation suivante.

CHAPITRE 2

Exhortation de l'abbé Jean à Théonas et aux autres qui étaient venus avec lui.

C'est avec le plus vif plaisir, mes enfants, que je vois la pieuse largesse dont vos présents sont le gage; et je trouve une vraie joie de cÏur à recevoir ces dévotes offrandes, dont la dispensation m'a été commise. En ceci paraît bien, en effet, votre fidélité à donner au Seigneur, comme un sacrifice d'agréable odeur, les prémices et la dîme de ce qui vous appartient, pour servir aux nécessités des indigents. Vous vous assurez d'ailleurs que le reste de vos récoltes et de votre avoir, dont vous prélevez pour Dieu cette part, seront largement bénis à cause de votre générosité, et que vous serez comblés, même en ce monde, de l'abondance de tous les biens, selon la promesse exprimée dans le divin commandement : Honore le Seigneur de tes justes travaux, et offre-lui les prémices des fruits de ta justice, afin que tes greniers se remplissent d'une abondance de froment et que tes pressoirs débordent de vin. (Pro 3,9-10).
Sachez qu'en remplissant fidèlement cet acte de religion, vous parfaites toute la justice de la Loi ancienne; mais souvenez-vous aussi que ceux qui y fuirent soumis, s'ils tombaient inévitablement dans le péché en la transgressant, ne pouvaient cependant parvenir par son accomplissement au faite de la perfection.

CHAPITRE 3

De l'offrande des dîmes et des prémices.

De par le précepte du Seigneur, les dîmes étaient consacrées aux usages des lévites, les oblations et les prémices revenaient aux prêtres.
Voici, quant aux prémices, quelle était la règle : on devait offrir, pour le service du Temple et des prêtres, la cinquantième partie des fruits et du bétail. Mais, les tièdes diminuant cette mesure par infidélité, les dévots l'augmentant, il se trouva que les uns payaient seulement la soixantième partie, les autres, au contraire, la quarantième de leurs récoltes. C'est que les justes, pour qui n'est point faite la Loi, prouvent qu'ils ne sont pas sous la Loi en ceci, que, non satisfaits d'accomplir la justice de la Loi, ils s'efforcerait de la dépasser. Leur dévotion est supérieure au commandement; et, mettant le comble à l'observance du précepte, ils ajoutent une part volontaire à ce qui est dû strictement.

CHAPITRE 4

Abraham, David et les autres saints ont dépassé les commandements de la Loi.

C'est ainsi qu'Abraham enchérit sur les préceptes que la Loi devait porter un jour. Après avoir triomphé de quatre rois, il ramène le butin qu'ils avaient fait à Sodome. Sa victoire lui donnait sur ce butin un droit véritable; d'autant que le roi de Sodome lui-même, dont c'étaient les dépouilles, le lui offrait à genoux. Mais il ne consent point à y toucher; et, prenant à témoin le Nom de Dieu, il s'écrie : Je lève la main vers le Seigneur, le Dieu Très-Haut, qui a fait le ciel et la terre, que, depuis le fil d'un tissu jusqu'à la courroie d'une chaussure, je ne prendrai rien de ce qui l'appartient. (Gen 14,22-23).
C'est ainsi qu'à son tour David va plus loin que la Loi n'ordonne. Moïse voulait que l'on rendit le talion à ses ennemis. David ne le fit pas. Mieux encore, il enveloppa dans sa dilection ses persécuteurs, pleura leur mort et comme un deuil et la vengea, tout en priant le Seigneur pour eux avec grande pitié. (cf. 1 Roi 24).
Ainsi encore nous avons la preuve qu'Élie ni Jérémie ne furent sous la loi; car, pouvant légitimement et sans reproche user du mariage, ils aimèrent mieux persévérer dans la virginité.
Ainsi Élisée, avec les autres qui ont imité sa vie, dépassa les commandements de Moïse. C'est d'eux que l'Apôtre dit : Ils ont erré deçà et delà, couverts de peaux de brebis et de peaux de chèvres, dénués de tout, persécutés, maltraités eux dont le monde n'était pas digne; ils menèrent une vie vagabonde par les déserts et les montagnes, dans les cavernes et dans les antres de la terre. (Hb 11,37-38).
Que dirai-je des fils de Jonadab, fils de Rechab ? Au prophète Jérémie, qui leur offre du vin par ordre du Seigneur, ils répondent : Nous ne buvons point de vin; car Jonadab fils de Rechab, notre père, nous a fait ce commandement : Vous ne boirez point de vin, ni vous, ni vos fils, à jamais; vous ne bâtirez point de maison, vous ne ferez point de semailles, vous ne planterez point de vignes et vous n'en aurez point à vous; mais vous habiterez sous des tentes tous les jours de votre vie. (Jr 35,6-7). Ce qui leur vaut d'entendre de la bouche du même prophète : Voici ce que dit le Seigneur des armées, Dieu d'Israël : Jamais il ne manquera d'hommes de la race de Jonadab, fils de Rechab, pour subsister en ma présence, à toujours. (ibid. 19).
Tous ces saints personnages ne se contentèrent pas d'offrir la dîme de ce qu'ils avaient; mais, renonçant à leurs domaines eux-mêmes, ils offrirent à Dieu leur personne et leur âme, cette âme pour laquelle l'homme n'a point de compensation à donner, selon que le Seigneur l'atteste dans l'Évangile : Qu'est-ce que l'homme donnera en échange de son âme ? (Mt 16,26).

CHAPITRE 5

Ceux qui vivent sous la grâce de l'Évangile doivent dépasser les commandements de la Loi.

Et nous, que ferons-nous ? Car ce n'est plus l'observance d'une loi imparfaite que l'on exige de nous. Chaque jour, la parole évangélique tonne à nos oreilles : Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu as, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel; puis, viens et suis-moi. (Mt 19,21).
Lors donc que nous offrons à Dieu la dîme de nos biens, nous demeurons en, quelque sorte sous le joug de la Loi; nous ne sommes pas encore parvenus à la sublime perfection de l'Évangile, qui n'accorde pas seulement à ses fidèles les bienfaits de la vie présente, mais les gratifie encore des récompenses à venir. Pour la Loi, en effet, ce n'est pas le prix du royaume des cieux qu'elle promet en retour à ceux qui l'observeront, mais les consolations de cette vie. Celui qui accomplira ces commandements, dit-elle, y trouvera la vie. (Lev 18,5). Mais le Seigneur à ses disciples : Heureux les pauvres en esprit, parce que le royaume des cieux est à eux; (Mt 5,3) et : Quiconque laisse maison, ou frères, ou sÏurs, ou père, ou mère, ou femme ou enfants, ou champs à cause de mon Nom, recevra le centuple et possédera la vie éternelle. (Ibid. 19,29). Et c'est justice : il y a moins de gloire à s'abstenir des choses défendues, qu'à renoncer encore aux choses licites, et à n'en point user, par révérence pour Celui qui a permis cette latitude à notre infirmité.
Mais, si ceux qui obéissent aux préceptes anciens du Seigneur, en offrant fidèlement la dîme de leurs fruits, ne peuvent gravir par ce moyen les cimes de l'Évangile, on voit sans peine la distance qui en sépare ceux qui ne vont pas même jusque là. Comment auront-ils part à la grâce évangélique, ceux qui dédaignent d'accomplir les préceptes mêmes beaucoup plus accessibles de la Loi ancienne ?
Cette facilité des préceptes anciens, c'est le ton impérieux du Législateur qui l'atteste. Ne va-t-il pas jusqu'à menacer de la malédiction ceux qui ne les rempliraient pas ? Maudit, s'écrie-t-il, celui qui ne sera pas demeuré dans tout ce qui est écrit au livre de la Loi, de manière à le mettre en pratique. (Dt 27,26). Maintenant, au contraire, telle est la sublimité, telle est l'excellence des commandements, qu'il nous est dit seulement : Que celui qui peut comprendre, comprenne ! (Mt 19,22). L'énergique sommation du Législateur marquait autrefois l'humilité des ordonnances : J'en prends à témoin contre vous aujourd'hui le ciel et la terre, dit-il : si vous ne gardez pas les commandements de votre Seigneur, vous périrez et disparaîtrez de la face du pays. (Dt 4,26). La magnificence et sublimité des commandements nouveaux se marque par un conditionnel, qui tient moins d'un ordre que d'une exhortation : Si tu veux être parfait, va, (Mt 19,21) fais ceci ou cela. Moïse impose, même aux récalcitrants, un fardeau si léger, qu'il ne laisse pas d'excuse; saint Paul donne un conseil, et seulement à ceux qui veulent, et se hâtent vers la perfection. (cf. 1 Cor 7,25).
Il ne fallait pas faire entrer dans un précepte universel, ni exiger de tous comme si ce fût la règle, ce qui n'est pas à la portée de toutes les intelligences, à cause de sa merveilleuse sublimité. Mais il est préférable qu'il y ait une simple invitation à la grâce, et par manière de conseil. De la sorte, les forts ont le moyen de gagner la couronne de la vertu parfaite; et les faibles, qui ne peuvent remplir la mesure de l'âge de la plénitude du Christ, (Eph 4,13) bien qu'ils paraissent éclipsés par l'éclat des premiers, comme par des astres plus grands, échappent néanmoins aux ténèbres des malédictions légales, et ne s'envoient point livrés aux maux présents ni condamnés à l'éternel supplice.
Le Christ ne contraint donc personne, par la nécessité du précepte, à s'élever sur le faîte sublime des vertus, mais il y provoque notre libre choix, nous excite par la bonté de son conseil, nous enflamme par le désir de la perfection. Où il y a précepte, en effet, il y a nécessité, et par suite, châtiment en cas de faute. Mais aussi, ceux qui observent seulement le minimum auquel les force la sévérité d'une loi catégorique, évitent plutôt la peine dont elle les menaçait, qu'ils ne gagnent une récompense.

CHAPITRE 6

Que la grâce de l'Évangile, en procurant aux parfaits le royaume des cieux, secourt miséricordieusement les faibles.

C'est ainsi que l'Évangile sait élever les forts vers ce qu'il y a de plus sublime et de plus grand, sans pourtant souffrir que les faibles s'abîment dans le fond de la misère. Aux parfaits, il procure la pleine béatitude; il accorde le pardon à ceux qui se laissent vaincre par leur fragilité.
Quant à la Loi, elle a mis ceux qui obéissaient à ses ordonnances dans un certain milieu, une médiocrité aussi éloignée de la gloire des parfaits que de la damnation des transgresseurs. Condition basse et misérable ! Une simple comparaison prise des choses de ce monde le fera voir clairement. N'est-ce pas, en effet, un sort déplorable, de se dépenser en soins et en labeurs, avec la seule perspective de ne point passer pour un criminel et au milieu des honnêtes gens, sans pouvoir prétendre à la richesse, à l'honorabilité ni à la gloire ?

CHAPITRE 7

Qu'il est en notre pouvoir de vivre sous la grâce de l'Évangile ou sous la terreur de la Loi.

Mais il est en notre pouvoir aujourd'hui de vivre sous la grâce de l'Évangile ou sous la terreur de la Loi : la qualité de nos actes nous range à l'un ou l'autre parti. Ou bien nous dépassons la Loi, et la grâce du Christ nous ouvre son sein; on nous lui sommes inférieurs, et elle nous retient comme ses débiteurs et ses sujets. Violateur des préceptes légaux, il est impossible d'atteindre à la perfection évangélique; c'est sans raison que l'on se vante alors d'être chrétien, et d'avoir été rendu libre par la grâce du Seigneur.
Il y a plus. Ce n'est pas seulement celui qui se refuse à remplir le commandement de la Loi qu'il faut regarder comme étant toujours sous la Loi, mais aussi celui qui, satisfait d'observer ce qu'elle prescrit, ne donne pas les fruits dignes de la vocation et de la grâce chrétienne. Car le Christ ne nous dit pas : Tu offriras la dîme et les prémices de tes biens au Seigneur ton Dieu, (Ex 22,29) mais : Va, vends ce que as, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel; puis viens et suis Moi; (Mt 19,21). Telle est encore la grandeur de la perfection chrétienne: un disciple réclame pour ensevelir son père; on ne lui concède pas même le court espace d'une heure, et la vertu de l'amour divin passe avant le devoir de l'affection humaine.

CHAPITRE 8

Comment Théonas exhorta son épouse à embrasser, elle aussi, le renoncement.

À ce discours, le bienheureux Théonas se sentit brûler d'un désir inextinguible de la perfection évangélique; la semence de la parole était tombée dans son cÏur comme dans une terre féconde, ameublie par de profonds labours. Ceci l'humiliait surtout et le touchait : non seulement, au dire du vieillard, il n'avait pas encore atteint la perfection de l'Évangile, mais à peine avait-il satisfait aux commandements de la Loi. Sans doute, il avait accoutumé de remettre tous les ans, pour les offices de la charité, la dîme de ses biens. Mais il n'avait jamais entendu seulement parler des prémices; et c'était pour lui un sujet de larmes. Au reste, eut-il été fidèle sur ce point, comme sur le premier, il avouait humblement qu'il serait resté fort loin encore de la perfection, selon que le vieillard l'avait déclaré.
Il retourne chez lui, percé jusqu'au fond du cÏur de cette tristesse qui opère le repentir salutaire et durable. Ne doutant plus de ses propres intentions, qu'il sent bien arrêtées, il tourne sa sollicitude et ses soins vers le salut de sa compagne. Il tâchait d'exciter en elle le même désir dont il était embrasé, en reprenant les exhortations de l'abbé Jean. Nuit et jour, il lui recommandait avec larmes le saint propos de servir Dieu de concert, dans la continence et chasteté. Il ne fallait point différer de se convertir à une vie meilleure. Les vains espoirs qui bercent le jeune âge, n'arrêtent point les coups soudains de la mort, que l'on voit emporter l'enfance, l'adolescence et la jeunesse pêle-mêle avec les vieillards.

CHAPITRE 9

Comment, sur les refus de son épouse, il vola au monastère

En dépit de ses continuelles instances, sa femme demeurait inflexible. Non, disait-elle. Dans la fleur de son âge, elle ne pouvait se passer de son mari. Si son abandon la faisait tomber en quelque désordre, la faute serait à lui, qui aurait rompu le lien du mariage.
Il répondait en alléguant la condition de l'humaine nature, combien fragile, combien incertaine ! Quel péril à s'engager dans les désirs et les oeuvres de la chair ! Il ajoutait qu'il n'était loisible à personne, de mettre comme une frontière entre soi et le bien que l'on avait reconnu infiniment digne d'être embrassé. Puis, il y avait plus de danger à mépriser le bien connu, qu'à ne pas l'aimer inconnu. Lui-même, n'était-il pas déjà sous la prévarication, dès là qu'ayant découvert des biens si magnifiques et si célestes, il leur en avait préféré de terrestres et de sordides ? Les grandeurs de la perfection convenaient à tout âge, à tout sexe; tous les membres de l'Église étaient invités à gravir les hauteurs des vertus les plus sublimes : Courez, avait dit l'Apôtre, afin de remporter le prix. (1 Cor 9,24). Les retards des apathiques et des lâches ne devaient point retenir la prompte ardeur des enthousiastes. N'était-ce pas le droit, que l'avant-garde entraînât les paresseux, plutôt que de voir sa course entravée par leur poids mort ? Au surplus, sa résolution était prise, de renoncer au siècle et de mourir au monde, afin de vivre à Dieu; et s'il ne pouvait obtenir ce bonheur, de passer avec sa compagne dans la société du Christ, il aimait mieux être sauvé avec un membre de moins, et entrer mutilé dans le royaume des cieux, plutôt que d'être damné avec son corps entier.
Il ajoutait encore de nouvelles raisons. Si Moïse permet aux Juifs de renvoyer leurs épouses à cause de la dureté de leur coeur, pourquoi le Christ n'accorderait-il pas le même privilège au désir de la chasteté ? La Loi, et le Seigneur après elle, n'avaient-ils pas prescrit de tenir en haute révérence les autres affections de famille, l'amour d'un père, d'une mère, de ses enfants ? Et néanmoins, le même Seigneur déclarait qu'il fallait, pour son Nom et le désir de la perfection, non pas simplement y renoncer, mais les haïr. Et il y joignait l'amour conjugal : Quiconque laisse maison, ou frères, ou soeurs, ou père, ou mère, ou femme, ou enfants, ou champs à cause de mon Non, recevra le centuple et possédera la vie éternelle. (Mt 29). Ainsi donc, il était si peu disposé à souffrir aucune comparaison avec la perfection qu'il prêchait, qu'il voulait nous voir briser et rejeter pour son amour les liens sacrés eux-mêmes qui nous unissent à notre père et à notre mère, et qui font, selon l'Apôtre,l'objet du premier commandement auquel une récompense eût été promise : Honore ton père et ta mère, — c'est le premier commandement auquel soit promise une récompense — afin que tu sois heureux, et que tu vives longtemps sur la terre. (Eph 6,2-3). Il paraissait donc assez évident que si l'Évangile condamnait celui qui rompt le lien du mariage hors le cas d'adultère, il promettait aussi le centuple à qui secoue le joug de la chair pour l'amour du Christ et le désir de la chasteté.
Si enfin, poursuivait-il, vous entendez raison, et vous laissez fléchir au parti si cher à mon cÏur, de nous consacrer tous deux au service du Seigneur, afin d'éviter le châtiment de la géhenne : je ne renie point l'amour conjugal; j'y veux, au contraire, plus de dilection que jamais. Car je reconnais alors en vous et révère l'aide que les jugements divins m'ont destinée, et je ne refuse pas de vous rester attaché dans le Christ par un indissoluble lien de charité. Non, je n'entends pas séparer de moi l'être que le Seigneur m'a uni par la loi de la première création, pourvu que vous soyez aussi de votre part ce que le Créateur a voulu.
Mais si, au lieu d'une aide, vous prétendez être une séductrice; si vous préférez donner du soutien à l'adversaire, plutôt qu'à moi; si vous estimez que le mystère conjugal n'a d'autre fin que de vous permettre, en vous dérobant personnellement au salut que je vous conseille, de tâcher encore à me retirer de la suite du Sauveur : j'embrasserai virilement le sentiment exprimé par l'abbé Jean, ou plutôt parti de la bouche même du Seigneur; je veux dire que nulle affection charnelle ne pourra me détacher du bien spirituel : Celui qui ne hait pas son père, et sa mère, et ses enfants, et ses frères, et ses sÏurs, et son épouse, et ses champs, et encore s'a propre vie, celui-là ne peut être mon disciple, (Lc 14,26) dit le Seigneur.
Cependant, ni ces paroles, ni les autres qu'il ajoutait, ne réussissaient à fléchir cette volonté de femme; c'était toujours la même obstination, dure comme un roc.
Si je ne puis vous arracher à la mort, dit alors le bienheureux Théonas, vous non plus, vous ne me séparerez pas du Christ. Il est plus sûr pour moi de faire divorce avec une créature, plutôt qu'avec Dieu.
Poussé par la grâce divine, il se mit énergiquement en devoir d'exécuter sa résolution, sans laisser s'attiédir par le moindre retard l'ardeur de ses désirs. Sur-le-champ, il se dépouille de ses biens, et vole au monastère.
Sa sainteté et son humilité y jetèrent en peu de temps un grand éclat. Aussi, lorsque l'abbé Jean, de bienheureuse mémoire, eut émigré de la lumière de ce monde vers le Seigneur, et que saint Élie, son égal pour la vertu, fut mort à son tour, Théonas, le troisième, fut élu d'un consentement unanime, pour leur succéder dans l'office de diacre et la dispensation des aumônes.

CHAPITRE 10

Cassien s'excuse, pour ne point paraître conseiller aux époux de rompre le lien du mariage.

Si j'ai conté le fait, qu'on le croie, ce n'est pas que j'aie dessein de provoquer des séparations entre époux. Je suis bien éloigné de condamner les noces; mais, au contraire, je redis après l'Apôtre : Le mariage est honorable en tout, et le lit conjugal sans souillure. (Hb 13,4). Je n'ai voulu que présenter fidèlement au lecteur le principe de la conversion qui donna à Dieu un si grand homme. En retour, et comme témoignage de sa bienveillance, je le prie avant tout, que le trait lui, agrée ou non, de vouloir bien me mettre hors de cause, et de réserver ses louanges ou ses critiques pour le héros lui-même. Quant à moi, qui n'ai point prétendu exprimer une opinion personnelle en cette affaire, mais me suis borné au rôle de simple narrateur, il est juste que, ne revendiquant point de part aux éloges qu'on en pourra faire, je ne sois pas non plus en butte aux censures de ceux qui désapprouveront.
Que chacun donc en pense ce qu'il voudra. Je l'avertis néanmoins d'être circonspect dans son jugement. Qu'il n'aille pas s'estimer plus équitable ou plus saint que Dieu Lui-même, qui a donné à Théonas de renouveler les miracles des apôtres.
Je ne dis rien du sentiment de tant de pères, qui, loin de reprendre son geste, le louèrent si manifestement. Ne l'ont-ils pas préféré, pour en faire un diacre, aux hommes les plus éminents et les plus sublimes ? Je pense que tant d'hommes spirituels ne se sont point trompés dans le jugement qu'ils ont porté sous l'inspiration de Dieu; d'autant qu'il se trouvait confirmé par des prodiges si merveilleux, comme je l'ai dit tout à l'heure.

CHAPITRE 11

Question : Pourquoi le jeûne est-il suspendu en Égypte durant toute la Pentecôte, et pourquoi ne fléchit-on pas les genoux pour la prière ?

Mais il est temps d'en venir au récit de la conférence que j'ai promise.
Il advint que l'abbé Théonas nous fit visite dans notre cellule, aux jours de la Pentecôte. Les prières du soir achevées, nous nous assîmes quelques instants par terre, et nous lui demandâmes avec instance pourquoi, durant toute cette période, l'on évitait chez eux avec tant de soin de fléchir les genoux pour la prière et de prolonger le jeûne jusqu'à la neuvième heure. Notre curiosité se montrait d'autant plus vive, que nous n'avions pas vu cet usage observé avec un tel scrupule dans nos monastères de Syrie.

CHAPITRE 12

Réponse : Qu'il y a des choses bonnes, mauvaises et indifférentes.

Là-dessus, l'abbé Théonas commença: il faudrait, dit-il, déférer à l'autorité des pères; il conviendrait, même si la raison nous en échappait, de céder à la coutume de nos devanciers, que nous voyons se perpétuer jusqu'à notre temps, à travers une si longue suite d'années, et d'y rester persévéramment fidèles en toute exactitude et révérence, telle qu'elle nous fut transmise depuis l'antiquité. Toutefois, puisque vous en désirez connaître le motif et le fondement, voici brièvement ce que nos anciens nous ont appris sur ce sujet.
Mais avant d'alléguer le témoignage de l'Écriture, nous dirons, sÕil vous plaît, quelques mots sur la nature et l'essence du jeûne lui-même. L'autorité des Livres sacrés viendra par après confirmer nos discours.
La divine Sagesse nous enseigne par l'Ecclésiaste qu'il est un temps pour tout, pour les choses heureuses, comme pour celles que nous réputons contraires et tristes : Il est un temps pour tout, pour toute chose sous le ciel : un temps pour naître, et un temps pour mourir; un temps pour planter, et un temps pour arracher ce qui a été planté; un temps pour tuer, et un temps pour guérir; un temps pour détruire, et un temps pour bâtir; un temps pour pleurer, et un temps pour rire; un temps pour se lamenter, et un temps pour danser; un temps pour jeter des pierres, et un temps pour les ramasser; un temps pour embrasser, et un temps pour s'abstenir d'embrasser; un temps pour acquérir, et un temps pour perdre; un temps pour garder, et un temps pour rejeter; un temps pour déchirer, et un temps pour coudre; un temps pour se taire, et un temps pour parler; un temps pour aimer, et un temps pour haïr; un temps pour la guerre, et un temps pour la paix; et plus loin : Car il est un temps pour toute chose
et pour toute oeuvre
. (Ec 3,1-8).
Au sentiment de l'Ecclésiaste, rien de tout cela n'est donc bon d'une bonté inadmissible, mais seulement à la condition d'être fait à propos et en temps convenable : si bien qu'une même chose, qui réussit, lorsqu'elle vient opportunément, se trouvera inutile et dommageable, si on la risque à contretemps.
Il n'y a d'exception que pour ce qui est bon on mauvais en soi et essentiellement, et ne peut se tourner en sens contraire. Telles la justice, la prudence, la force, la tempérance et les autres vertus; tels aussi, à l'opposé, les vices. Ce sont là des choses qui, par nature, ne peuvent devenir contraire à elles-mêmes, et demeurent formellement rebelles à tout changement.
Mais, pour celles qui se tournent également en un sens ou en l'autre, et rencontrent, soit le bien, soit le mal, suivant les dispositions de celui qui agit, on ne les dit pas utiles ou nuisibles absolument et par essence, mais d'après l'intention de leurs auteurs et l'opportunité.

CHAPITRE 13

De quelle nature est le bien du jeûne ?

La question est de savoir maintenant ce que nous résoudrons sur la nature du jeûne ?
Dirons-nous qu'il soit un bien tout comme la justice, la prudence, la force et la tempérance, qui ne peuvent en aucune façon se tourner au sens opposé ? Ou bien est-ce une chose indifférente, qu'il soit parfois utile de faire, et parfois innocent de négliger; que l'on soit tantôt répréhensible d'avoir pratiquée, et tantôt digne d'éloge d'avoir omise ?
Si nous le comptons pour l'une des vertus, et plaçons l'abstinence des aliments entre les biens essentiels, il sera donc mauvais et criminel de se nourrir : car tout ce qui est contraire à un bien essentiel, doit être réputé un mal essentiel. Mais l'autorité des Écritures ne nous permet pas ce langage; et si nous jeûnons dans la pensée que c'est pécher d'user des aliments, non seulement nous n'obtenons aucun fruit de notre abstinence, mais nous encourons, selon l'Apôtre, un très grave reproche et le crime du sacrilège, en nous abstenant des aliments que Dieu a créés pour être mangés avec action de grâces, par les fidèles et ceux qui ont connu la vérité. Car tout ce que Dieu a créé est bon, et l'on ne doit rien rejeter de ce qui se prend avec action de grâces. (1 Tim 4,3-4). Mais si quelqu'un estime une chose impure, pour lui elle est impure. (Rom 14,14).
Aussi ne voit-on pas que personne ait jamais été condamné pour avoir pris de la nourriture, à moins d'une circonstance qui, dans le moment, ou immédiatement après, l'ait rendu condamnable.

CHAPITRE 14

Le jeûne n'est pas essentiellement un bien.

Cela se manifeste bien clairement que le jeûne est chose indifférente : qu'il justifie, si on l'observe; mais ne damne pas, si on le rompt, sauf le cas où la transgression d'un précepte, plutôt que l'usage de la nourriture, réclamerait un châtiment.
Lorsqu'une chose est bonne essentiellement, il n'est pas un instant de notre vie où on ne la doive trouver, personne n'a licence d'en être jamais dépourvu : parce qu'on ne saurait la négliger, sans tomber dans le péché. Au contraire, point de temps pour ce qui est mauvais par essence : ce qui est toujours nuisible ne saurait manquer de nuire, si on se le permet, ni se muer en quelque chose de louable.
Par conséquent, lorsqu'il s'agit de pratiques auxquelles nous voyons un mode et un temps déterminés, et dont l'observance sanctifie, sans pourtant qu'il y ait faute à les omettre : manifestement, elles sont de soi indifférentes. Ainsi, le mariage, l'agriculture, les richesses la retraite au désert, les veilles, la lecture et la méditation des livres sacrés, le jeûne enfin, qui fut l'occasion de ce discours. Ce sont là des buts pour notre activité, que ni les préceptes divins ni l'autorité des saintes Écritures ne nous ordonnent de poursuivre avec une telle continuité, que ce soit un crime de prendre quelque relâche. Tout ce qui fait l'objet d'un commandement proprement dit, nous mérite la mort, s'il n'est observé; mais ce qui est plutôt conseillé qu'ordonné, procure des avantages, si on le fait, sans attirer de châtiment, si on l'omet. Aussi nos pères nous ont-ils recommandé de ne nous livrer à toutes ces pratiques, à certaines du moins, qu'avec prudence et circonspection, tenant compte du pourquoi, du lieu, du mode, du temps. C'est qu'en effet tout va à souhait, si elles viennent opportunément; mais embrassées mal à propos, elles sont nuisibles autant que déplacées.
Des exemples. Voici venir un frère. C'est le Christ qu'en sa Personne nous devons hospitaliser, et recevoir avec la plus aimable charité. Mais on préfère observer strictement le jeûne. N'est-ce pas là encourir le reproche d'inhumanité, plutôt que s'acquérir la gloire et le mérite de la dévotion ? — Ou bien l'épuisement et la faiblesse du corps exigent des aliments, pour qu'il puisse réparer ses forces. Cependant, tel ne consent point à fléchir la rigueur de son abstinence. Ne faudra-t-il pas l'estimer cruel, et homicide de lui-même, plutôt que soucieux de son salut ? — De même encore, il se trouve qu'une fête invite à une trêve d'abstinence, et, en concédant un usage raisonnable de la nourriture, permet une réfection d'ailleurs nécessaire. Quelqu'un s'obstine, néanmoins dans l'observance rigide et ininterrompue de ses jeûnes. On le taxera moins de religion que de sottise et de déraison.
De telles manières de faire sont particulièrement funestes à ceux qui recherchent, dans le jeûne, la gloire des hommes, et prétendent s'acquérir un renom de sainteté par la vaine ostentation de leur visage pâle et défait. Ils ont reçu dès ici-bas leur récompense, déclare l'Évangile. (cf. Mt 6,16). Et c'est aussi leur jeûne que le Seigneur réprouve par la bouche du prophète.
Il commence par se faire à lui-même une objection, comme parlant en leur nom : Pourquoi avons-nous jeûné, sans que vous regardiez ? Pourquoi avons-nous humilié nos âmes, sans que vous y preniez garde ? (Is 58,3). Il reprend aussitôt, et fait connaître les raisons pour lesquelles ils ne méritent pas d'être exaucés : C'est, dit-Il, que votre volonté propre se trouve au jour de votre jeûne, et redemandez vs créances à tous vos débiteurs. Voici : vous jeûnes, pour faire des procès et des querelles; et vous frappez du poing méchamment. Ne jeûnez plus comme vous l'avez fait jusqu'à ce jour, si vous voulez que votre cri soit entendu là-haut. Est-ce là un jeûne qui me plaise, que l'homme afflige son âme durant un jour ? Courber la tête comme un cercle, se coucher sur le sac et la cendre : est-ce là ce que vous appelez un jeune, un jour agréable au Seigneur ? (Is 87,3-5). Puis, il enseigne la manière, pour celui qui jeûne, de rendre agréable son abstinence, et prononce évidemment que le jeûne, par soi-même, n'est utile à rien, à moins de s'entourer des conditions suivantes : Le jeûne qui m'agrée, n'est-ce pas celui-ci ? Dénouez les chaînes d'impiété, déliez les fardeaux qui accablent, renvoyez libres les opprimés, brisez tous les jougs. Rompez votre pain à celui qui a faim, faites entrer dans votre maison les pauvres et les sans-abri. Si vous voyez un homme nu, couvrez-le, et ne méprisez point votre propre chair. Alors, votre lumière éclatera comme un matin, et la santé vous viendra promptement; la justice marchera devant votre face, et la Gloire du Seigneur sera votre arrière-garde. Alors, vous appellerez, et le Seigneur vous entendra; vous crierez, et il vous dira : Me voici. (Is 57,6-9)
Vous le voyez, Dieu n'estime pas que le jeune soit un bien par essence : puisqu'il ne lui agrée pas par lui-même, mais à raison d'autres bonnes oeuvres; et qu'au rebours, les circonstances peuvent le rendre vain et, plus encore, odieux. Quand ils jeûneront, je n'écouterai pas leurs prières, (Jr 14,12) dit le Seigneur.

CHAPITRE 15

Le bien par essence ne doit pas se faire en vue d'un bien inférieur.

En effet, la miséricorde, la patience, la charité ou les autres vertus précédemment nommées et dans lesquelles réside le bien par essence, ne doivent pas se subordonner au jeûne, mais le jeûne à elles. Il faut travailler à les acquérir, elles qui sont vraiment bonnes, par le moyen du jeûne; et non pas leur donner le jeûne pour terme. Affliger la chair a son utilité; l'abstinence est un bon traitement à lui appliquer : pourquoi ? Afin d'arriver, par cette méthode, à la charité, où consiste le bien immuable et perpétuel, sans exception de temps.
Car songez : la médecine, l'orfèvrerie, les autres arts qui sont dans le monde, ne s'exercent pas en vue des instruments nécessaires à leurs travaux; ce sont les instruments qui sont ordonnés à la pratique de l'art. Utiles aux habiles, ceux-ci deviennent de vains hochets entre des mains ignorantes de la science de l'art. Ils profitent beaucoup à qui sait les utiliser pour produire; mais à celui qui ne connaissant pas la fin pour laquelle ils sont destinés, se contente simplement de les avoir, ils ne peuvent servir absolument de rien : car toute leur utilité, à ses yeux, consiste à les posséder, non à faire oeuvre quelconque.
Je conclus : le bien essentiel est celui auquel se rapportent les choses indifférentes, et ce premier bien ne se fait point lui-même en vue d'autre chose, mais pour sa propre bonté.

CHAPITRE 16

Comment le bien essentiel se distingue des autres.

Il se distingue des autres biens que nous avons nommés jusqu'ici choses indifférentes, par les moyens que voici : le bien essentiel est bon par lui-même, non à raison d'autre chose; il est nécessaire pour lui-même, et non pour une fin différente; il est toujours et immuablement bon, restant perpétuellement ce qu'il est, sans pouvoir revêtir la qualité contraire; s'il subit une éclipse, si on le néglige, une ruine immense en est la suite; son contraire est aussi le mal essentiel, et ne peut, non plus que lui, changer de nature.
Or, ces notes auxquelles se reconnaît le bien essentiel, ne sauraient être attribuées au jeûne en aucune façon. — Il n'est pas bon de soi, ni nécessaire pour lui-même : ce qui en fait la pratique salutaire, c'est qu'elle se propose d'acquérir la pureté de coeur et de corps, et de réconcilier l'âme purifiée avec son Auteur, en émoussant les aiguillons de la chair. — Il n'est pas toujours et immuablement bon; car il nous arrive fréquemment de l'interrompre, sans en éprouver aucun dommage. Bien plus, il tourne à la perte de l'âme, lorsqu'on s'y livre à contretemps. — Son contraire, c'est-à-dire le plaisir que l'on trouve naturellement à manger, n'est pas non plus un mal essentiel, car, s'il ne s'accompagne d'intempérance, de luxure ou de quelque autre vice, on ne peut dire qu'il soit mauvais : Ce n'est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l'homme; mais ce qui sort de la bouche, voilà ce qui souille l'homme. (Mt 15,11).
Ceci posé, c'est déroger au bien essentiel, ce n'est pas l'accomplir selon la perfection ni sans péché, que de le faire en vue d'autre chose. Tout doit se rapporter à lui; lui-même doit être recherché pour soi seul.

CHAPITRE 17

De la nature et de l'utilité du jeûne.

Tenons fermement ces notions sur la nature du jeûne. Nous pourrons ensuite nous y porter de toutes les forces de notre âme, sachant qu'il nous sera bon, si nous y observons le temps, la qualité, la mesure convenable, sans mettre en lui le terme de notre espérance, mais avec la pensée de parvenir par son moyen à la pureté du cÏur et à la charité apostolique.
Le seul fait qu'on lui ait déterminé des temps spéciaux, et qu'on en ait encore réglé la qualité et la mesure, prouve assez clairement qu'il n'est pas bon par essence, mais tient le milieu entre le bien et le mal. Ce que l'autorité d'un précepte ordonne. comme bon ou interdit comme mauvais, n'est point soumis de la sorte à des exceptions de temps, si bien que l'on doive, de temps en temps, faire ce qui est défendu, omettre ce qui est prescrit. La justice, la patience, la sobriété, la pureté, la charité n'ont point de mesure déterminée; et d'autre part, l'injustice, l'impatience, la colère, l'impureté, l'envie, la superbe ne reçoivent jamais leurs franchises.

CHAPITRE 18

Le jeûne ne convient pas toujours.

Après ces préliminaires sur la nature du jeûne, il me semble bon d'invoquer par surcroît l'autorité des saintes Écritures. La preuve en deviendra plus manifeste, que le jeûne perpétuel n'est pas obligatoire ni possible.
Nous lisons dans l'Évangile que les Pharisiens jeûnaient, et les disciples de Jean aussi, tandis que les apôtres, comme amis et convives du céleste époux, n'avaient point la même pratique. Or, les disciples de Jean pensaient bien tenir dans leur jeûne la somme de la justice. Est-ce qu'ils ne suivaient pas la trace de cet extraordinaire prédicateur de la pénitence, modèle à tous les peuples par l'exemple de sa vie, qui ne se refusait pas seulement les mets variés dont les hommes font usage, mais ignorait le pain lui-même, qui forme la nourriture commune de tous ? Ils se plaignent donc au Seigneur : Pourquoi, tandis que nous et les Pharisiens, nous jeûnons fréquemment, vos disciples ne jeûnent-ils pas ? (Mt 9,14).
Mais sa réponse montre évidemment que le jeûne n'est pas toujours nécessaire ni convenable, lorsque le caractère festif du temps ou, d'aventure, quelque raison de charité conseillent de l'interrompre. Les amis de l'époux peuvent-ils être dans le deuil, tant que l'époux est avec eux ? Mais il viendra des jours où l'époux leur sera ôté, et alors ils jeûneront.
Ces paroles, il est vrai, furent prononcées avant la Résurrection de son Corps. Mais elles font justement penser à la Pentecôte; car c'est alors, durant les quarante jours qui suivirent la Résurrection, que le Seigneur mangeait avec ses disciples, et que la joie de sa présence quotidienne ne leur permettait pas de jeûner.

CHAPITRE 19

Question : Pourquoi rompre le jeûne tous les jours de la Pentecôte ?

GERMAIN. — Pourquoi relâcher la rigueur de l'abstinence, en prenant notre repas au milieu du jour, durant toute la Pentecôte, alors que le Seigneur n'est resté que quarante jours avec ses disciples, après la Résurrection.

CHAPITRE 20

Réponse.

THÉONAS. — Votre question ne manque point d'à-propos, et mérite de connaître la vérité tout entière.
Après l'Ascension de notre Sauveur, qui se fit le quarantième jour de la Résurrection, les apôtres revinrent du mont des Oliviers, où il leur avait donné de le voir remontant vers son Père, ainsi que l'atteste le livre des Actes. Rentrés dans Jérusalem, ils attendirent pendant dix jours la venue se l'Esprit saint. Après quoi, c'est-à-dire le cinquantième jour, ils le reçurent dans la joie. Ainsi se trouva complété le nombre consacré par la présente fête.
Nous le voyons d'ailleurs figuré dans l'Ancien Testament. Les prêtres y devaient offrir au Seigneur, après sept semaines écoulées, le pain des prémices. (cf. Dt 16,9). Mais ce pain des prémices, le vrai, fut réellement offert à Dieu car la prédication que les apôtres firent à la foule en ce jour-là; c'était le pain de la nouvelle doctrine, lequel nourrit et rassasia cinq mille hommes, et consacra au Seigneur le peuple chrétien, comme des prémices prises sur les Juifs.
Voilà pourquoi ces dix jours doivent être unis aux quarante premiers, et célébrés avec une même solennité et une joie égale. La tradition de cette fête s'est transmise jusqu'à nous par les chrétiens de l'âge apostolique. Notre devoir est d'y rester fidèle, sans y rien changer.
Nous ne courbons pas non plus les genoux pour la prière, en ces jours, parce que cette posture est un signe de pénitence et de douleur.
On voit par là que nous leur donnons absolument la même solennité qu'au dimanche, ou nos pères nous ont appris qu'il ne fallait ni jeûner ni fléchir les genoux, par honneur pour là Résurrection du Seigneur.

CHAPITRE 21

Question : Ce relâchement du jeûne n'est-il pas un obstacle pour la chasteté ?

GERMAIN. — La chair ne sera-t-elle point flattée par les douceurs insolites d'une fête si prolongée ? Et dès lors, se peut-il que la racine des vices, si bien retranchée qu'elle soit, ne germe pas des épines nouvelles ? L'esprit, appesanti par une bonne chère inaccoutumée ne fléchira-t-il pas la rigueur de son empire a l'égard de son serviteur le corps ? Chez nous surtout, la verdeur de la jeunesse ne va-t-elle pas tôt pousser à la rébellion nos membres domptés, si nous prenons les mets habituels avec une plus grande abondance, ou nous en permettons d'extraordinaires ?

CHAPITRE 22

Réponse : Il y a une juste mesure et une abstinence qu'il faut toujours garder.

THÉONAS. — Pesons tous nos actes sur la balance de la raison; et, pour ce qui regarde la pureté du cÏur, consultons toujours notre conscience, non le jugement d'autrui : moyennant quoi, cette trêve ne saurait assurément faire tort à une juste austérité. Mais, encore une fois, il faut, d'une âme impartiale, faire la mesure égale à l'indulgence et à l'abstinence, et les maintenir en équilibre, de façon à corriger tout excès, d'une part comme de l'autre; distinguer, à la lumière de la véritable discrétion, si le poids des délices déprime la partie spirituelle, ou si l'excessive rigueur de notre jeûne déprime l'autre plateau, qui est celui du corps; appuyer, enfin, sur le plateau que nous voyons s'élever, et soulever celui que nous voyons s'abaisser.
Nous avons un maître qui ne veut pas que nous fassions rien pour son culte et son honneur sans la gouverne du jugement, parce que l'honneur du roi aime la justice. (Ps 98,4). Aussi le très sage Salomon nous donne-t-il l'avertissement de ne dévier ni d'un côté ni de l'autre, par un défaut de jugement : Honore le Seigneur de tes justes travaux, et offre-lui les prémices des fruits de ta justice. (Pro 3,9). C'est qu'en notre conscience réside un juge incorruptible et fidèle, qui, lors même que tous seraient dans l'erreur sur le sujet de notée Pureté, lui seul ne se trompe jamais.
Il importe donc de garder notre cÏur constamment attentif et circonspect, en toute prudence et sagacité. Car quel malheur, si le jugement de notre discrétion venant à errer, nous nous laissions enflammer par le désir d'une abstinence inconsidérée ou séduire par l'amour d'une excessive douceur ! Ce serait peser nos forces sur une balance fausse. Eh bien, non ! Mettant sur un plateau la pureté de l'âme, sur l'autre notre vigueur corporelle, pesons-les selon le jugement véridique de la conscience, de manière à n'être entraînés ni d'une part ni de l'autre, par une affection prépondérante et vicieuse. Si nous inclinions la balance, ou vers une austérité sans mesure, ou vers un trop grand relâchement, il nous serait dit pour cet excès : Si vous avez bien offert et que vous n'ayez pas bien partagé, n'avez-vous point péché ? (Gn 7,7). Les sacrifices extorqués à notre pauvre estomac, au prix de convulsions violentes, nous avons beau les croire offerts à Dieu selon la droiture; Celui qui aime la miséricorde et la justice, (Ps 32,5) les exècre : Je suis le Seigneur, dit-il, qui aime la justice, et qui hais l'holocauste venant de rapine. (Is 46,8). Par ailleurs, ceux qui consacrent le principal de leurs offrandes, je veux dire de leur service et de leurs actes, à favoriser la chair et à satisfaire leurs propres besoins, ne réservant au Seigneur que des restes, une part insignifiante, la divine parole les condamne à leur tour comme des ouvriers infidèles : Maudit soit celui qui fait l'oeuvre de Dieu avec fraude. (Jr 48,10).
Ainsi, ce n'est pas sans motif que Dieu éclate en reproches contre celui qui se Basile tellement abuser par un jugement sans équité : Cependant, s'écrie-t-il, les fils des hommes sont vains, les fils des hommes sont menteurs, quand ils pèsent, afin de tromper. (Ps 41,10). Le bienheureux Apôtre aussi nous avertit de garder les tempéraments de la discrétion, afin de ne pencher ni à droite ni à gauche, victimes d'une outrance pleine de mirages : il parle, en effet, d'un culte raisonnable et spirituel. (Rom 12,1). Le Législateur porte la même défense : Que vos balances, ordonne-t-il, soient justes; vos poids, justes; juste, votre boisseau; juste, votre setier. (Lev 19,36). Salomon, enfin, a sur ce sujet une pensée toute semblable : Le double poids, grand et petit, et les doublés mesures sont deux choses abominables devant le Seigneur; et celui qui se livre à ces pratiques, se prendra lui-même à ses propres ruses. (Pro 20,10-11).
Cependant nous n'avons parlé jusqu'ici que d'une seule manière d'éviter les faux Jonas et les mesures doubles, dans les affaires de la conscience et le secret jugement du coeur. En voici un autre. Il ne faut pas, tandis que, nous nous lâchons la bride avec une indulgence excessive, pour adoucir les exigences de l'austérité régulière, il ne faut pas, dis-je, accabler ceux à qui nous prêchions la parole de Dieu, sous des commandements plus sévères et des fardeaux plus lourds que ceux que nous pouvons nous-mêmes porter. Lorsque nous agissons de la sorte, que faisons-nous, que peser et mesurer avec un double poids et une mesure double les denrées et les récoltes du Seigneur ? Si nous dosons les préceptes d'une manière pour nous, et d'une autre pour nos frères, Dieu nous reproche justement d'avoir des balances trompeuses et des mesures doubles, selon cette sentence de Salomon : C'est une abomination devant le Seigneur que le double poids, et la balance trompeuse n'est pas chose bonne devant lui. (Pro 23)
C'est encore tomber évidemment dans le péché du poids trompeur et de la double mesure, que de faire parade à la vue de nos frères, par un désir de gloire humaine, des pratiques plus austères auxquelles nous avons coutume de nous livrer dans nos cellules : en effet, c'est vouloir paraître plus abstinents et plus saints aux yeux des hommes, que nous ne le sommes aux yeux de Dieu. Or, il n'est point de vice qu'il faille davantage, je ne dis pas éviter, mais abominer.
Cependant, nous nous sommes écartés un peu loin de notre sujet; il faut y revenir.

CHAPITRE 23

Du temps et de la mesure du manger.

On observera donc la solennité de la Pentecôte, de manière que les adoucissements consentis durant cette période profitent au bien du corps et de l'âme, plutôt que de leur nuire.
Hélas ! il n'est point de fête dont la joie puisse étouffer les aiguillons de la chair. Nous avons en elle un adversaire farouche, que ne sait point adoucir la révérence due aux plus saints des jours. Il est possible toutefois de conserver aux fêtes la solennité fixée par la coutume, sans outrepasser la mesure d'une salutaire parcimonie. Il suffira de ne pas laisser franchir à l'indulgence et aux douceurs les limites suivantes : la nourriture que nous réservions pour la neuvième heure, nous la prendrons un peu plus tôt, c'est-à-dire à la sixième heure, étant donné le caractère festif du temps, mais nous ne changerons rien à la mesure accoutumée ni à la qualité, de crainte que la pureté de corps et l'intégrité d'âme conquises par l'abstinence du carême, ne se perdent par les mitigations de la Pentecôte, et qu'il ne nous serve de rien d'avoir obtenu par le jeûne ce qu'une imprudente satiété ne tarderait pas à nous arracher.
Précautions d'autant plus nécessaires, que c'est à l'ennemi une habileté bien connue, de s'attaquer à notre pureté, lorsqu'il nous voit moins sur nos gardes parmi la célébration de quelque solennité. Il faut beaucoup veiller à ne jamais laisser la vigueur de notre âme s'énerver dans de flatteuses douceurs, afin, comme je l'ai dit, de ne point perdre, dans le repos et la sécurité de la Pentecôte, la parfaite chasteté acquise par le continuel labeur du carême.
Ainsi, point d'extra, ni pour la qualité ni pour la quantité de la nourriture. Les mets dont la privation gardait notre pureté sans atteinte aux jours ordinaires, proscrivons-les également durant les jours les plus solennels, de peur que l'allégresse de la fête, en nous suscitant les combats de la chair, ne se change en deuil, et ne fasse s'évanouir la fête plus excellente de l'esprit, qui consiste dans la joie triomphante de l'innocence parfaite. Après la joie charnelle, si brève et si vaine, nous devrions pleurer, dans les longues afflictions de la pénitence, notre pureté perdue. Non, non ! tâchons, au contraire, que l'exhortation du prophète ne nous soit pas adressée en vain : Célèbre, ô Juda, tes fêtes, accomplis tes voeux. (Nah 1,15). Si les solennités qui viennent interrompre le cours ordinaire du temps, ne changent rien à la continuité de notre abstinence, nous jouirons de fêtes spirituelles sans trêve, et, cessant de cette sorte toute oeuvre servile, nous irons de nouvelle lune en nouvelle lune et de sabbat en sabbat. (Is 46,23).

CHAPITRE 24

Question sur les diverses manières d'observer le carême.

GERMAIN. — Pourquoi le carême ne dure-t-il que six semaines, lesquelles ne renferment, le dimanche étant excepté, que trente-six jours ? Je sais qu'en certaines provinces, une religion plus vive peut-être en a fait ajouter une septième; mais on y retranche le samedi et le dimanche, et donc on n'y atteint pas davantage le chiffre de quarante.

CHAPITRE 25

Réponse : Le carême se ramène à la dîme de l'année.

THÉONAS. — C'est là un problème que la simplicité pieuse d'un bon nombre supprime entièrement. Mais, puisque vous sondez avec tant de scrupule les sujets mêmes où un autre n'aurait pas estimé qu'il y eût lieu de s'enquérir, tant le désir vous anime de pénétrer le fond de notre observance et de sa mystique signification, en voici une raison évidente, où vous reconnaîtrez clairement que nos anciens ne nous ont rien transmis que de raisonnable.
Dans la Loi de Moïse, c'était un précepte général, promulgué pour tout le peuple : Tu offriras la dîme et les prémices de tes biens au Seigneur ton Dieu. (Ex 22,29). S'il nous est commandé d'offrir la dîme de nos biens et de nos récoltes, combien plus est-il nécessaire que nous offrions aussi la dîme de notre vie, de notre activité humaine, de nos oeuvres. Et c'est ce que nous faisons très exactement par le moyen du carême.
La dîme des jours que l'année renferme dans sa révolution complète, est de trente-six et demi. Or, si, de sept semaines, vous retranchez les dimanches et les samedis, il reste trente-cinq jours consacrés au jeûne. Ajoutez-y la grande vigile du samedi, où nous continuons le jeûne jusqu'au chant du coq, aux premières heures du dimanche de la Résurrection : et vous n'avez pas seulement trente-six jours; mais, en comptant le temps de la nuit pour la dîme des cinq jours de reste, vous obtenez un total auquel il ne manque rien.

CHAPITRE 26

Comment nous devons offrir aussi nos prémices au Seigneur.

Que dirai-je des prémices ? N'est-ce point la vérité, que tous les fidèles serviteurs du Christ les présentent chaque jour ?
À leur premier réveil, et retrouvant, après le sommeil, le mouvement de la vie : avant de concevoir, dans leur cÏur, une impression quelconque, avant d'admettre la mémoire ou le souci de leurs intérêts matériels, ils consacrent aux holocaustes divins la naissance et l'origine de leurs pensées. Or, qu'est-ce là, sinon payer véritablement les prémices de leurs fruits par Jésus Christ, le souverain pontife, pour l'usage qui leur est donné de la vie et cette image de résurrection quotidienne ?
Ils offrent semblablement à Dieu, au sortir du sommeil, l'hostie de leur jubilation. Le premier mouvement de leur langue est pour l'invoquer, célébrer son nom et ses louanges; c'est pour lui chanter des hymnes qu'ils ouvrent tout d'abord les portes de leurs lèvres, immolant à Dieu le service de leur bouche.
Ils lui adressent en même manière la première offrande de leurs mains et de leurs pieds, lorsque, se levant de leur couche, ils se tiennent debout en oraison; et qu'au lieu d'accomplir les fonctions de leurs membres pour leurs propres affaires, ils n'en veulent d'abord rien distraire pour soi, mais n'avancent leurs pas qu'en vue de l'honneur de Dieu ou ne les arrêtent que pour sa louange, acquittant ainsi les prémices de tous leurs mouvements, par leurs mains tendues, et leurs genoux ployés, et tout leur corps prosterné.
Nous ne pouvons remplir, en effet, ce qui se chante dans le psaume : J'ai devancé le matin, et j'ai crié vers vous; (Ps 118,147). Mes yeux ont devancé le point du jour, pour méditer votre parole; (Ibid. 148) Le matin, ma prière vous préviendra, (Ps 87,14 que si, rappelés à la lumière du jour après le repos du sommeil, comme du sein des ténèbres et de la mort, nous n'osons rien prélever pour nos propres besoins, des fonctions de notre âme ni de notre corps.
Car, quel est celui que le prophète a prévenu dès le matin et que nous devons semblablement prévenir ? Ce n'est pas un autre que nous-mêmes, nos préoccupations, nos penchants, nos soucis de mortels, dont il nous est impossible de nous affranchir, — ou que, l'ennemi, et les suggestions subtiles qu'il s'efforce d'insinuer en nous avec les fantômes de vains songes, tandis que nous sommes encore abandonnés au repos et plongés dans le sommeil, afin de nous en occuper et embarrasser à notre prochain réveil, et, déflorant le meilleur de nos prémices, de le ravir pour soi.
Voulons-nous accomplir efficacement tout le sens du susdit verset ? Armons-nous de prudence, de soin, d'industrieuse vigilance, pour défendre le premier éveil de nos pensées matinales, de peur que la jalousie de l'ennemi, prompte à s'en emparer, n'y porte quelque flétrissure, et ne fasse rejeter nos prémices par le Seigneur, comme viles désormais et banales. S'il n'est prévenu par la plus délicate circonspection, il se gardera lui-même de quitter ses criminelles manoeuvres, et c'est journellement qu'il nous préviendra de ses ruses.
Si donc nous souhaitons d'offrir à Dieu, telles des hosties de complaisance et toujours agréées, les prémices des fruits de notre esprit, nous ne devons pas dépenser une médiocre sollicitude à garder nos sens, principalement aux heures du matin, comme les sacrés holocaustes du Seigneur, inviolés et intacts.
Beaucoup, même parmi les séculiers, cultivent avec une délicatesse infinie ce genre de dévotion. Levés devant le jour ou dès la prime aurore, ils ne s'embarrassent pas dans les soins de ce monde, avant d'accourir à l'église, pour consacrer en la divine présence les prémices de toutes leurs actions et de leurs travaux.

CHAPITRE 27

Pourquoi l'observance du carême diffère chez beaucoup pour le nombre des jours.

Pour ce que vous dites des différentes manières de célébrer le carême, ici de six semaines, et là de sept, qui se rencontrent en certaines provinces, le jeûne demeure pourtant égal et identique au fond, sous cette apparente diversité. Là où l'on a fixé l'observance à six semaines, c'est que l'on pense devoir jeûner le samedi. On acquitte donc six jours par semaine; et ce nombre, six fois répété, fait le même total de trente-six. Ainsi, comme nous l'avons dit, le jeûne est égal et identique de part et d'autre, bien que le chiffre des semaines diffère.

CHAPITRE 28

Pourquoi le nom de carême, ou quarantaine, alors qu'on ne jeûne que trente-six jours.

Telle est donc la raison profonde de notre observance. Mais l'insouciance des hommes l'effaça de leur mémoire; et le temps où nous offrons à Dieu la dîme de l'année par trente-six jours et demi de jeûne, reçut le nom de carême, on quarantaine.
Peut-être pensa-t-on devoir adopter ce vocable, parce que Moïse, Élie et le Seigneur lui-même avaient jeûné quarante jours. Les quarante années qu'Israël demeura dans le désert, et les quarante mystiques stations qui en marquèrent la traversée, s'accordent aussi très bien au mystère de ce nombre.
Ou bien cette dîme d'un nouveau genre reçut le nom de quarantaine, par un emprunt fait aux usages de la perception. Telle est, en effet, dans le populaire, la manière de désigner l'impôt qui affecte au service du roi une part des bénéfices proportionnelle au légitime impôt du carême, que le roi de tous les siècles exige de nous, pour la jouissance de la vie présente.
Voici maintenant qui n'a aucun rapport avec la question. Mais, puisque l'occasion se présente d'en parler, je ne crois pas devoir le taire.
Nos anciens ont témoigné fréquemment de la coutume suivante chez la nation ennemie des démons. Durant ces jours, ils redoublent leurs attaques contre l'espèce des moines, et les poussent avec plus d'impétuosité à quitter leurs cellules, pour passer en d'autres lieux. De même que les Égyptiens opprimaient jadis les enfants d'Israël sous de violentes afflictions, ces Égyptiens spirituels s'efforcent de courber sous un dur et boueux travail le véritable Israël, le peuple spirituel des moines. Ils voudraient nous empêcher d'abandonner, par une tranquillité agréable à Dieu, la terre d'Égypte, et de passer au désert des vertus, où réside le salut. Le Pharaon frémit de colère contre nous, et s'écrie : Ils sont oisifs, et c'est pourquoi ils vocifèrent, disant : Allons, et sacrifions au Seigneur, notre Dieu. Qu'on les charge de travail, qu'ils soient tout occupés à la besogne, et qu'ils ne prêtent plus l'oreille à des paroles vaines ! (Ex 5,8-9). Vains eux-mêmes, les démons représentent comme la suprême vanité le sacrifice saint du Seigneur, qui ne s'offre que dans le désert d'un coeur libre, car la religion est une abomination au pécheur. (Ec 1,24)

CHAPITRE 29

Les parfaits vont plus loin que la loi du carême.

Cependant, l'homme juste et parfait n'est point lié par la loi du carême, et ne peut se contenter d'une règle aussi modeste. Les chefs des Églises l'ont établie pour les gens du monde, qui sont pris, tout l'espace de l'année, par leurs plaisirs et leurs affaires. En les enchaînant en quelque sorte par cette nécessité légale, ils ont voulu les contraindre à vaquer au Seigneur du moins pendant ces jours, et à lui consacrer la dîme de leur vie, qu'autrement la vanité dévorerait tout entière.
Mais il n'en va pas de même sorte pour les justes. La Loi n'a pas été faite pour eux. Ils ne donnent pas aux exercices spirituels une part si mince, un dixième seulement de leur temps, mais toute leur vie. Dès là, ils sont affranchis du payement de la dîme légale; et si quelque honnête et sainte nécessité vient à les y forcer, ils ne craignent pas de rompre la station du jeûne, sans plus de débat. Ce n'est point là porter atteinte à la modicité de la dîme, puisqu'ils se sont offerts eux-mêmes avec tout ce qu'ils avaient.
Au contraire, celui qui n'offre rien à Dieu volontairement, n'agirait pas de même, sans se rendre gravement coupable de fraude. Il est tenu strictement, lui, d'acquitter sa dîme; et la loi ne lui laisse pas d'excuse.
Par où il apparaît clairement que la perfection n'est point le lot du serviteur de la loi, qui se borne à éviter ce qui est défendu et à faire ce qui est prescrit. Mais ceux-là sont vraiment parfaits qui n'usent pas des libertés mêmes que la loi leur accorde.
À la vérité, malgré ce qui est dit de la Loi mosaïque, qu' elle n'a rien amené à la perfection,(Heb 7,19) nous lisons qu'il y eut des parfaits parmi les saints de l'Ancien Testament. Mais ce fut qu'ils dépassèrent le commandement de la Loi, pour vivre sous la perfection évangélique, sachant que la Loi n'a pas été faite pour les justes, mais pour les injustes et les rebelles, les impies et les pécheurs, les scélérats et les impudiques. (1 Tim 1,9-10).

CHAPITRE 30

De la cause et des commencements du carême.

D'ailleurs, l'observance du carême n'exista point, tant que la perfection de l'Église primitive demeura inviolée. Nul précepte pour contraindre, nulle disposition légale; le jeûne n'était pas étroitement déterminé.
Mais la multitude des fidèles s'éloignait tous les jours de cette dévotion apostolique. On se mit à couver ses richesses. Au lien de les partager pour le commun usage de tous les fidèles, ainsi que les apôtres l'avaient réglé, chacun s'occupa de ses propres dépenses. Et, non content de suivre l'exemple d'Ananie et de Saphire, on ne se borna pas à conserver son avoir; on s'efforça de l'augmenter.
C'est alors que tous les évêques, voyant les hommes embarrassés dans les soins du siècle et à peu près sans notion, si je puis ainsi dire, de l'abstinence ni de la componction, résolurent de leur imposer un jeûne régulier et comme une dîme légale, afin de les ramener et de les contraindre par nécessité à faire oeuvre sainte.
Cette mesure, bienfaisante aux faibles, n'était pas capable de préjudicier aux parfaits. Vivant sous la grâce de l'Évangile, leur dévotion volontaire va plus loin que la loi, afin de parvenir à la béatitude exprimée par l'Apôtre : Le péché ne dominera pas en vous, parce que vous n'êtes pas sous la Loi, mais sous la grâce. (Rom 6,14). Le péché ne saurait, en effet, exercer sa domination sur l'âme qui est fidèle à demeurer sous la liberté de la grâce.

CHAPITRE 31

Question : Comment faut-il entendre ce que, dit l'Apôtre : Le péché ne dominera pas en vous ?

GERMAIN. — L'Apôtre ne peut mentir, lorsqu'il promet la sécurité, non seulement aux moines, mais à tous les chrétiens en général. Or, c'est justement ce qui me rend sa parole excessivement obscure. Si, comme il le déclare, tous ceux qui croient à l'Évangile sont libres, affranchis du joug et de la domination du péché, comment se fait-il que cette domination s'exerce chez presque tous les baptisés ? Car, le Seigneur le dit : Quiconque fait le péché, est esclave du péché. (Jn 8,34).

CHAPITRE 32

Réponse : De la différence qui existe entre la grâce et les préceptes de la Loi.

THÉONAS. — Votre question soulève derechef un problème infini; et je sais que, si l'on n'est instruit par l'expérience, il est également impossible d'en livrer et d'en saisir le secret. J'essayerai toutefois, selon mon pouvoir, de le résoudre et de l'expliquer brièvement. J'y mets cette unique condition, que votre intelligence ne s'intéresse pas seule à mes paroles, mais qu'elle s'accompagne de la pratique et des Ïuvres. Ainsi en va-t-il de tout ce qui s'apprend par l'expérience, plutôt que par doctrine : celui qui ne l'a pas pratiqué, est incapable d'en instruire les autres; et l'on ne saurait non plus le comprendre ni le retenir, à moins d'en vivre profondément.
Je crois nécessaire de considérer d'abord avec soin le but et la volonté de la Loi, puis la discipline et la perfection de la grâce. Sur ces principes, nous pourrons discerner ce qu'il faut entendre par la domination du péché et l'expulsion du péché.
La Loi fait du mariage un commandement principal : Heureux, dit-elle, celui qui a sa postérité dans Sion, et les gens de sa maison dans Jérusalem; (Is 31,9) et : Maudite, la stérile qui n'enfante pas ! La grâce, au contraire, nous invite à la pureté de la perpétuelle intégrité et à la continence de la virginité bienheureuse : Heureuses les stériles, et les mamelles, qui n'ont pas allaité; (Lc 23,29) Celui qui ne hait pas son père, et sa mère, et son épouse, ne peut être mon disciple. (Ibid. 14,26) Et voici un mot dé l'Apôtre : Il faut donc que ceux qui ont une femme, soient comme n'en ayant pas. (1 Cor 7,29).
La Loi dit : Vous ne tarderez pas à offrir vos dîmes et vos prémices; (Ex 22,29) et la grâce : Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu as, et le donne aux pauvres. (Mt 19,21).
La Loi ne défend pas de répondre à l'invective par l'invective, à l'injure par l'injure : oeil pour oeil, dent pour dent. (Ex 21,24). La grâce vent, pour preuve de notre patience, que nous souffrions le redoublement de l'injure ou des coups que nous avons subis, elle ordonne d'être prêt à supporter double perte : Si quelqu'un vous frappe sur une joue, présentez-lui encore l'autre; et à celui qui veut vous appeler en justice, pour avoir votre tunique, abandonnez encore votre manteau. (Mt 5,39-40).
L'une dit : Haïssez vos ennemis; l'autre : Aimez-les; et elle va jusqu'à prescrire de prier Dieu pour eux sans cesse.

CHAPITRE 33

Les préceptes de l'Évangile sont plus doux que ceux de la Loi.

Quiconque a su gravir ces sommets de la perfection évangélique, se trouve élevé, par le mérite de si grandes vertus, au-dessus de toute la Loi. Tous les commandements portés par Moïse lui semblent désormais petits et mesquins; et il a conscience de n'être petits sujet que de la grâce du Sauveur, dont le secours, il le voit, l'a fait parvenir à un état si sublime. Le péché ne domine plus en lui. La charité de Dieu, répandue dans nos coeurs par l'Esprit saint qui nous a été donné, (Rom 5,5) exclut, en effet, toute autre affection; elle est aussi incapable de convoiter ce qui est défendu, que de mépriser ce qui est commandé, elle dont l'étude et tout le désir sont dans le divin amour, et ne se posent même pas sur les choses permises, bien loin qu'ils se laissent prendre aux basses voluptés.
Mais la Loi, qui garantit le droit mutuel des époux, a beau restreindre les emportements de la chair à l'unité du mariage : il est impossible que les aiguillons de la luxure ne restent très vivaces. Un feu auquel on s'applique à fournir des aliments, se renferme malaisément dans les bornes qu'on lui a fixées; mais
il s'échappe, pour brûler tout ce qu'il touche. Je veux que la concupiscence ait toujours, dans le mariage, comme une matière à dévorer, qui l'empêche de répandre au dehors ses ardeurs brûlantes. Elle ne laisse pas néanmoins d'embraser, alors même qu'elle est contenue; car, dans la volonté, se développe une tendance coupable, et l'usage légitime crée une pente rapide vers l'infidélité.
Que le sort est différent, de ceux que la grâce du Sauveur enflamme d'une sainte passion pour l'incorruption parfaite ! Ils consument par le feu de l'amour divin toutes les épines des charnels désirs, de sorte qu'il ne se trouve même pas chez eux de cendres tièdes, pour ôter à la fraîcheur de leur intégrité.
Bref, les serviteurs de la Loi sont entraînés par l'usage de ce qui est licite, à ce qui ne l'est pas; les enfants de la grâce, parce qu'ils renoncent aux choses permises, ne connaissent pas les illicites.
Comme chez le partisan du mariage, le péché est également en celui qui se contente de payer la redevance de la dîme et des prémices. Il est fatal qu'il manque, soit par retard, soit par négligence, sur la qualité ou sur la quantité, ou enfin dans la distribution quotidienne qu'il en fait. Représentez-vous un homme obligé à servir infatigablement son bien aux indigents : si grandes que puissent être sa foi et sa dévotion dans cette charité, comme il est difficile qu'il ne tombe maintes fois dans les filets du péché !
Voyez, d'autre part, celui qui n'a pas méprisé le conseil du Seigneur. Après avoir distribué tous ses biens aux pauvres, il a pris sa croix, et il suit le dispensateur de la grâce. Le péché pourrait-il dominer sur lui ? Sa fortune est déjà consacrée au Christ, ses richesses ne sont plus à lui; et, tandis qu'il en fait pieusement le partage, il n'est point mordu par le souci infidèle de garder pour vivre, aucune hésitation chagrine ne vient gâter la joie qui sied à l'aumône. Avant tout donné à Dieu, rien ne lui appartient plus; et il le dispense comme tel, sans souvenir de ses propres besoins, sans crainte pour le morceau de pain qui le fera vivre, tant il est dans la certitude que, parvenu au dépouillement désiré, Dieu le nourrira avec bien plus de sollicitude encore que l'oiseau du ciel.
Il en va de tout autre sorte pour celui qui retient la substance de ce monde, et distribue, soit la dîme ou les prémices de ses biens, soit une part de son argent, sous l'obligation de la Loi ancienne. Il n'est pas, je le sais, de rosée pareille à cette aumône, pour éteindre le feu de ses péchés. Cependant, quelle que soit sa magnanimité dans ce partage de sa fortune, il est impossible qu'il s'arrache entièrement à la domination du péché, à moins que, par la grâce du Sauveur, il ne renonce, en même temps qu'à son bien, à l'esprit de propriété.
Fatalement encore, celui-là demeure sous l'homicide empire du péché, qui réclame, avec la Loi, Ïil pour Ïil, dent pour dent, oui préfère haïr son ennemi. Tandis qu'il souhaite des représailles égales à l'offense et nourrit contre ses adversaires une haineuse amertume, les passions de la rage et de la colère le brûlent d'un feu inévitable.
Cet autre, cependant, vit dans la lumière de la grâce évangélique. Il triomphe du mal, non par la résistance, mais par la patience. On le frappe ? Il présente volontairement et sans retard l'autre joue. On veut soulever un débat, pour avoir sa tunique ? Il abandonne encore son manteau. Il aime ses ennemis, prie pour ceux qui le calomnient. Ah ! voilà l'homme qui a secoué le joug du péché et rompu ses chaînes ! Il ne vit plus sous la Loi. — Celle-ci, en effet ne tue pas les semences du péché. Aussi le bienheureux Apôtre dit-il justement : La première ordonnance a été abrogée, à cause de son impuissance et de son inutilité, car la Loi n'a rien amené à la perfection. (Hb 7,18-19). Et le Seigneur, par la bouche de son prophète : Je leur ai donné des préceptes qui ne sont pas bons, et des ordonnances où ils ne trouveront pas la vie. ( Ez 20,25). — Mais il vit sous la grâce, qui ne se borne pas à couper les rejetons du mal, mais arrache à fond les racines mêmes de la volonté mauvaise.

CHAPITRE 34

Comment on reconnaît si quelqu'un est sous la grâce.

Si donc il est un homme qui s'efforce de suivre la perfection de la doctrine évangélique, celui-là demeure sous la grâce, et la domination du péché ne pèse plus sur lui : être sous la grâce, c'est accomplir ce que la grâce commande. Mais, si l'on refuse d'embrasser la plénitude de la perfection évangélique, vainement on se flatte d'être baptisé et moine; qu'on le sache, on n'est pas sous la grâce, mais embarrassé encore dans les chaînes de la Loi et fléchissant sous le faix du péché.
Autre chose : le dessein du Seigneur, en faisant sien, par la grâce de l'adoption, quiconque le reçoit, n'est pas de détruire, mais de couronner, ni d'abolir, mais de parfaire les ordonnances de Moïse. C'est ce que plusieurs ignorent tout à fait. Négligeant d'une part les magnifiques exhortations du Christ, ils ne laissent pas de s'abandonner d'ailleurs à une liberté présomptueuse. Les préceptes du Christ sont ardus : ils ne les effleureront pas du bout des doigts. Mais les commandements que la Loi de Moïse faisait aux Juifs, comme à des débutants et des enfants, sont vieillis : et de les mépriser. Liberté coupable, qui équivaut à cette déclaration, maudite par Apôtre : Nous avons péché, parce que nous ne sommes plus sous la Loi, mais sous la grâce. (Rom 6,15).
Or, n'être pas sous la grâce, parce qu'on n'a pas su gravir les cimes de la doctrine du Seigneur; ni sous la Loi, parce qu'on refuse d'embrasser les commandements mêmes, si faciles, de la Loi : c'est subir deux fois la tyrannie du péché; c'est croire qu'on n'a reçu la grâce du Christ, qu'afin de se séparer de lui par une liberté funeste; c'est tomber dans l'abîme contre lequel nous prévenait l'apôtre Pierre : Agissez comme des hommes libres, et non en hommes qui se font de la liberté un manteau à couvrir leur malice. (1 Pi 2,16). Et le bienheureux apôtre Paul dit de même : Pour vous, mes frères, vous avez été appelés à la liberté, ce qui signifie : à l'affranchissement de la tyrannie du péché; seulement, ne faites pas de cette liberté un prétexte, pour vivre selon la chair, (Gal 5,13) c'est-à-dire : Ne croyez pas qu'échapper aux préceptes de la Loi, c'est ouvrir la carrière aux vices. La vraie liberté ne se trouve que là où demeure le Seigneur; c'est encore l'apôtre Paul qui nous l'enseigne : Le Seigneur, c'est l'Esprit; où est l'Esprit du Seigneur, là est la liberté. (2 Cor 3,17).
J'ignore si j'ai pu tirer au clair la pensée du bienheureux Apôtre, comme savent la pénétrer ceux qui ont pour eux l'expérience. Ce que je sais très bien, c'est que, sans maître qui l'explique, elle découvre ses secrets à ceux qui sont allés jusqu'au bout de la science pratique. Ils n'auront pas à se travailler, pour comprendre dans une conférence ce que l'action leur a appris.

CHAPITRE 35

Pourquoi sommes-nous parfois plus âprement combattus de la chair, dans le temps même où nous sommes plus adonnés au jeûne ?

GERMAIN. — Vous venez de faire la lumière sur une question fort obscure, et qui garde pour beaucoup, je pense, tout son mystère. Aidez-nous, je vous prie, à poursuivre nos progrès, en éclaircissant encore ce point : dans le temps même de nos plus grandes ardeurs a jeûner, nous sentons s'élever dans notre chair des combats plus violents; et souvent, à notre réveil, nous sommes si abattus de ce qui nous est arrivé, que, toute confiance nous abandonnant, nous n'osons même plus nous lever pour la prière.

CHAPITRE 36

Cette question doit être réservée pour une prochaine conférence.

THÉONAS. — Vos désirs, mal satisfaits de notions superficielles, prétendent à une connaissance pleine et entière du chemin de la perfection. Tant d'ardeur m'invite à continuer moi-même infatigablement cette conférence.
Ce n'est pas, en effet, la chasteté extérieure, la circoncision apparente, qui fait le sujet de vos soucis, mais celle qui est dans le secret. Vous savez que la plénitude de la perfection ne consiste pas dans une continence toute matérielle, que la nécessité ou l'hypocrisie peuvent donner même aux infidèles; mais qu'elle gît dans la pureté du coeur, qui part de la volonté libre et demeure cachée aux yeux. C'est elle que prêche l'Apôtre : Le vrai Juif n'est pas celui qui l'est au dehors, et la vraie circoncision n'est pas celle qui paraît dans la chair. Mais le Juif, c'est celui qui l'est intérieurement; et la circoncision, c'est celle du coeur, dans l'esprit non selon la lettre. Ce vrai Juif aura sa louange, non des hommes, mais de Dieu, (Rom 2,28-29) qui seul pénètre les secrets des coeurs.
Cependant, il n'est impossible de répondre entièrement à votre désir. Le temps qui reste de la nuit est trop court, pour aller jusqu'au fond d'une question si abstruse. Il me semble donc opportun de la différer pour le moment.
Aussi bien, ce sont là des choses qui veulent de la lenteur, et réclament un coeur libre du bruit des pensées. C'est avec ces dispositions que j'en dois parler, et que vous devez les entendre vous-mêmes. Il ne faut s'en enquérir qu'en vue d'obtenir une pureté plus grande; et, d'autre part, celui-là seulement qui sait d'expérience le don de l'intégrité, les peut bien enseigner. Car il ne s'agit pas de raisonnements vides ni de mots sonores, où le témoignage intime de la conscience et la force de la vérité doivent parler toutes seules. Non, de cette science de la pureté, point de docteur, à moins de la connaître d'expérience; et seul y peut communier l'amant passionné de la vérité, qui n'en fait pas un vain sujet de questions et de discours, mais la poursuit vraiment de toutes ses forces; qui n'est point poussé par le goût d'un stérile verbiage, mais par le désir de l'intérieure pureté.

SOURCE : http://www.jeasusmarie.com

 

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