CONFÉRENCE DE L'ABBA PINUFE
De la fin de
la pénitence et du signe de la satisfaction.
CHAPITRE 1
Humilité de l'abbé Pinufe, et comment il voulut se cacher.
Au moment où je me dispose à rapporter les enseignements de l'abbé Pinufe sur la
fin de la pénitence, ce serait, me semble-t-il, faire grand tort à mon sujet, si
je manquais à célébrer l'humilité de cet homme illustre et vraiment unique. Il
est vrai, j'y ai touché d'un mot au quatrième livre des Institutions, qui a pour
titre : De la manière de former ceux qui renoncent au monde. Toutefois,
le souci d'éviter l'ennui à mes lecteurs ne doit pas m'imposer silence
aujourd'hui : d'autant que beaucoup peut-être auront l'occasion de lire cette
conférence, qui ne connaissent pas l'ouvrage dont je parle; et l'autorité de la
doctrine serait compromise, à cacher le mérite de celui qui la donne.
Pinufe gouvernait, avec la qualité d'abbé et de prêtre, un monastère
considérable, non loin de Panephysis, qui est, comme je l'expliquai alors, une
ville d'Égypte. Or, par toute la province, ses vertus et ses miracles l'avaient
élevé dans un si haut degré de gloire, qu'il lui semblait avoir reçu, dans les
louanges des hommes, le prix de ses labeurs. Craignant donc, que la vaine faveur
des peuples, spécialement fâcheuse à son endroit, ne le privât du fruit de
l'éternelle récompense, il s'enfuit secrètement de son monastère, et gagna la
retraite profonde où demeurent les moines de Tabenne.
Il n'y chercha point la solitude du désert ni le calme de la vie solitaire, on
l'on voit parfois se jeter, avec une orgueilleuse présomption, des moines
imparfaits, qui ne veulent plus porter le labeur de l'obéissance parmi les
cénobites; mais il choisit le joug de la vie commune dans ce monastère célèbre.
De crainte que son habit ne vint à le trahir, il prit un vêtement séculier, puis
alla se placer devant la porte. On l'y laissa plusieurs jours, selon la coutume
des moines de là-bas, pleurant, se prosternant aux pieds de tous, et souffrant
les longs mépris qu'on lui infligeait, afin d'éprouver son désir : «Arrivé au
terme de son âge, lui disaient-ils, ce n'était que le besoin d'avoir du pain qui
le poussait; et il ne voulait pas sincèrement embrasser la sainteté de leur
vie.» Mais enfin, il obtint d'être reçu.
Il y avait là un jeune frère, à qui était commis l'office de jardinier. Pinufe
lui fut donné pour aide. Or, il s'acquittait de tout ce que lui enjoignait son
supérieur et de ce que réclamait le soin de son service, avec une sainte
humilité qui jetait dans l'admiration. Et il profitait encore de la nuit, pour
accomplir en cachette certains travaux nécessaires, que les autres évitaient, à
cause de l'aversion qu'ils en avaient : si bien que, le matin venu, toute la
communauté s'étonnait fort de voir achevé un ouvrage si utile, dont elle
ignorait l'auteur.
Près de trois années s'écoulèrent dans ce labeur et cette humiliante sujétion
après lesquels il avait soupiré, trois années de joie; lorsque survint
d'aventure un frère de sa connaissance, parti de la même contrée de l'Égypte
qu'il avait lui-même quittée. Celui-ci le reconnut sans peine et sur-le-champ;
mais les vêtements dont il le voyait couvert, un office si bas le firent hésiter
longtemps. Après l'avoir bien observé, tous ses doutes s'évanouirent, et
incontinent il tomba à ses genoux. De prime abord, ce fut parmi les frères une
grande stupeur; mais, lorsqu'il eut dit le nom de celui qu'il vénérait ainsi,
nom que le bruit d'une sainteté si éminente avait publié jusque chez eux,
l'étonnement fit place à la douleur. Ils ne pouvaient assez regretter d'avoir
appliqué à des emplois si vils un homme de ce mérite, et de plus, honoré du
sacerdoce. Pinufe, cependant, versait d'abondantes larmes, et imputait à la
jalousie du démon la disgrâce de cette trahison.
Les frères, l'entourant comme une garde d'honneur, le reconduisirent à son
monastère. Il n'y demeura que peu de temps. Offensé derechef des respects que
lui valaient l'honneur et la primauté dont il était revêtu, il s'embarqua
secrètement, et passa en Palestine, province de la Syrie. Il fut reçu, à titre
de débutant et de novice, dans le monastère où nous étions; et l'abbé prescrivit
qu'il habitât avec nous dans notre cellule.
Mais là non plus, ses vertus ni son mérite ne purent longtemps rester cachés.
Découvert de la même façon que la première fois, il fut ramené à son monastère
avec les plus grandes marques d'honneur, au milieu d'un concert de louanges.
CHAPITRE 2
Notre arrivée auprès de lui.
Lorsque, peu de temps après, le désir d'être instruits dans la science des
saints nous pressa de gagner l'Égypte à notre tour, nous nous mîmes à sa
recherche, avec un désir de le voir qui ne se peut exprimer.
Il nous reçut très affectueusement, et poussa la bonté jusqu'à nous faire
l'honneur, au titre d'anciens compagnons de cellule, de nous recevoir aussi dans
la sienne, qu'il avait construite dans le coin le plus retiré de son jardin.
C'est sur ces entrefaites qu'un frère avant voulu s'engager sous le joug de la
règle, il lui donna, en présence de tous les moines assemblés, les enseignements
austères et sublimes que j'ai rapportés aussi brièvement que possible, au
quatrième livre des Institutions. Les cimes du véritable renoncement nous
parurent dès lors quelque chose d'incompréhensible et de prodigieux. Nous ne
pouvions croire que notre petitesse fût jamais capable de s'élever si haut.
Abattus et découragés, nous n'essayions même pas de cacher sur nos traits la
secrète amertume de nos pensées. Nous revînmes auprès du bienheureux vieillard,
l'esprit tout en alarme; et comme, sans tarder, il s'enquérait de la cause d'une
si grande tristesse, l'abbé Germain lui répondit avec un profond soupir :
CHAPITRE 3
Question sur la fin de la pénitence et le signe de la satisfaction.
Votre discours, en nous révélant une doctrine inconnue, vient de nous découvrir
la voie escarpée du renoncement le plus élevé; écartant, pour ainsi dire, les
nuages qui obscurcissaient nos yeux, il nous l'a montré pénétrant par son sommet
jusque dans le ciel même.
Mais, plus il fut magnifique et sublime, plus est profond le désespoir qui nous
accable. Si nous mesurons la grandeur du but à nos forces chétives, et comparons
la bassesse de notre ignorance avec la hauteur infinie de la vertu que vous nous
avez manifestée : non seulement nous nous sentons incapables de parvenir
jusque-là; mais nous nous voyons déchoir de l'état même où nous sommes. Abîmés
sous le poids d'un immense découragement, nous tombons au-dessous de notre
ordinaire bassesse.
Une seule chose, mais d'un prix unique, peut nous venir en aide et porter remède
à nos blessures : ce serait d'avoir quelques lumières sur la fin de la
pénitence, et particulièrement sur le signe de la satisfaction. Assurés du
pardon de nos fautes passées, nous aurions plus de courage, pour essayer de
gravir les cimes de perfection dont vous avez parlé.
CHAPITRE 4
Réponse touchant l'humilité de notre question.
PINUFE. — Je sens un vif plaisir des fruits d'humilité que je remarque en vous.
Autrefois déjà, lorsque je fus l'hôte de votre cellule, j'avais pu les
considérer, non sans grand intérêt, et en concevoir une juste estime.
Aujourd'hui, c'est pour moi un bonheur véritable, que vous receviez avec tant
d'admiration la doctrine du dernier parmi les chrétiens, et qui n'a d'autre
mérite, peut-être, que l'audace de ses paroles.
Si je ne me trompe, vous n'avez pas moins de zèle à les accomplir, que moi à les
proférer. Oui, aussi bien, j'en ai bonne souvenance, ce que je dis maintenant,
vous le faisiez; l'austérité de mes paroles, vous la mettiez dans votre vie.
Néanmoins, vous vous appliquez à cacher le mérite de votre vertu, comme si
jamais vous n'aviez eu vent des choses que vous pratiquez tous les jours. Mais
cette modestie même avec laquelle vous affirmez votre ignorance des maximes des
saints, comme si vous n'étiez encore que des novices, est digne de tous les
éloges. Et c'est pourquoi je veux vous exposer brièvement et selon mon pouvoir,
ce que vous réclamez avec tant d'ardeur. Notre familiarité d'antan
n'exige-t-elle pas aussi que, pour obéir à vos ordres, j'aille, s'il est besoin,
au delà de ce que je puis ?
On a beaucoup dit sur la puissance suppliante et le mérite de la pénitence, de
voix ou par écrit. On a montré ses avantages immenses, la vertu et la grâce qui
sont en elle. S'il est permis de le dire, elle résiste en quelque sorte à Dieu,
offensé par nos méfaits passés et prêt à nous infliger le juste châtiment de
tant de crimes; elle retient comme malgré lui, si je puis ainsi m'exprimer, le
bras de sa vengeance.
Mais l'intelligence que vous devez à la nature et l'étude infatigable des
Écritures sacrées vous ont rendu, je n'en doute pas, ces vérités familières;
elles furent votre nourriture, au temps de votre jeune conversion. Du reste, ce
n'est pas de la nature de la pénitence que vous êtes curieux, mais de sa fin et
du signe de la satisfaction. Avec une rare sagacité vous faites justement porter
votre interrogation sur les points que les autres ont laissé de côté.
CHAPITRE 5
Le
mode de la pénitence et la preuve du pardon.
Afin de satisfaire avec toute la brièveté et concision possible au désir
manifesté par votre question, voici la définition plénière, parfaite de la
pénitence : elle consiste à ne plus commettre dorénavant les péchés dont nous
avons du repentir ou dont notre conscience éprouve le remords. D'autre part, le
signe de la satisfaction et du pardon, c'est d'avoir banni de notre coeur toute
affection à ces péchés.
Donnez-moi un homme tout entier dans la pensée de satisfaire et dans les
gémissements de la pénitence. Aussi longtemps que l'idée des fautes commises, ou
d'autres fautes semblables, vient se jouer devant ses regards; tant que, je ne
dis pas la délectation, mais seulement le souvenir continue d'infester les
retraites profondes de son âme : à ces marques, il peut reconnaître qu'il n'est
point délivré parfaitement. Ainsi, l'âme que je désir de faire satisfaction pour
ses péchés tient sans cesse en éveil, saura son acquittement et son pardon à ce
signe, que leur séduction ni leur image même ne l'effleureront plus.
Voilà pourquoi nous avons, dans notre conscience, un juge très véridique de
notre pénitence, un témoin de notre pardon. Dès avant le jour de la révélation
et du jugement, tandis que nous demeurons encore en cette chair mortelle, il
nous découvre l'acquittement de notre dette, nous manifeste le terme de la
satisfaction et la grâce de la rémission.
Et pour me résumer dans un langage plus expressif, croyons que nos souillures
passées nous sont enfin remises, lorsque, des voluptés d'ici-bas, le désir ni
les impressions n'ont plus de place en notre coeur.
CHAPITRE 6
Question : Ne faut-il pas se rappeler ses fautes passée afin d'entretenir la
componction du coeur ?
GERMAIN. — Mais alors, à quelle source puiser la sainte et salutaire componction
d'un coeur humilié ? Car, voici que l'Écriture nous la dépeint avec ces paroles,
parties des lèvres du pénitent : «J'ai fait connaître mon péché, et je n'ai
point couvert mon iniquité; j'ai dit : Je déclarerai contre moi mon injustice au
Seigneur.» (Ps 31,5-6). Quel titre aurons-nous donc à redire avec vérité ce qui
suit aussitôt : «Et vous avez pardonné l'impiété de mon coeur» ? (Ibid.) Si nous
bannissons de notre coeur la mémoire de nos péchés, comment, prosternés en
prière, nous exciterons-nous aux larmes d'une humble confession, pour mériter
d'obtenir le pardon de nos crimes, selon cette parole : «Chaque nuit, je
baignerai ma couche de mes larmes, j'arroserai mon lit de mes pleurs» ? (Ps
6,7). Le Seigneur, du reste, ne commande-t-Il pas de la garder invariablement,
lorsqu'il dit : «Je ne me souviendrai plus de tes iniquités, mais toi
rappelle-toi» ? (Is 43,25-26).
Aussi n'est-ce pas seulement durant le travail, mais jusque dans la prière, que
je n'efforce à dessein de ramener mon esprit au souvenir de mes fautes. Incliné
plus efficacement par cette méthode à l'humilité véritable et à la contrition du
coeur, j'oserai dire avec le prophète : «Voyez mon humilité et ma peine, et
pardonnez-moi mes péchés.» (Ps 24,18).
CHAPITRE 7
Réponse : Jusqu'à quel moment il faut se souvenir de ses péchés passés.
PINUFE. — Votre première question, nous l'avons remarqué, n'avait point pour
objet la nature de la pénitence, mais sa fin et le signe de la satisfaction. Il
me semble que j'y ai donné une réponse convenable, et satisfaisante pour la
raison.
Quant au souvenir de ses péchés, dont parlez maintenant, il est fort utile
assurément, il est même nécessaire, mais à ceux qui font encore pénitence, et
s'écrient sans cesse, en frappant leur poitrine : «Je reconnais mon iniquité, et
mon péché est constamment devant moi»; (Ps 50,5). «Je réfléchirai, dans le
sentiment de mon péché.» (Ps 37,19).
Tout le temps, en effet, que dure la pénitence et que nous sentons le remords de
nos actes vicieux, il faut que les larmes d'un humble aveu, tombant sur notre
âme comme une pluie bienfaisante, y viennent éteindre le feu vengeur, allumé par
notre conscience. Mais on est resté longtemps dans cette humilité de coeur et
contrition d'esprit, adonné sans trêve au labeur et aux gémissements. Et voici
que le souvenir du mal commis s'est assoupi; par une grâce de la divine
miséricorde, l'épine du remords est arrachée des moelles de l'âme : c'est le
signe certain que l'on est parvenu au terme de la satisfaction; on a gagné son
pardon; toute souillure est lavée des fautes d'autrefois.
Au demeurant, nul autre chemin, pour atteindre à cet oubli, que l'abolition des
tares et des passions de notre première vie, une parfaite et entière pureté de
coeur. Qui néglige, par indolence ou mépris, de corriger ses vices, ne le
connaîtra jamais. C'est la conquête privilégiée de celui qui, à force de
gémissements, de soupirs et de sainte tristesse, aura réduit jusqu'à la moindre
trace de ses souillures passées, et, du plus profond de son âme, criera en toute
vérité vers le Seigneur : «J'ai fait connaître mon péché et je n'ai point
couvert mon injustice»; (Ps 31,5) «Mes larmes sont ma nourriture jour nuit.» (Ps
41,4). Car voici la réponse qu'il méritera d'entendre : «Que ta voix cesse de
gémir; et tes yeux, de pleurer : ton labeur aura sa récompense, dit le
Seigneur.» (Jer 31,16). Et la Voix divine lui dira encore : «J'ai effacé comme
une nuée tes iniquités, et tes péchés comme un nuage»; (Is 44,22) «C'est Moi,
c'est Moi seul qui efface tes iniquités pour l'amour de Moi, et de tes péchés Je
ne me souviendrai plus.» (Ibid. 43,25). Délivré «des liens de ses péchés, où
chacun se trouve engagé»,(Pro 5,22) il chantera au Seigneur ce cantique
d'actions de grâces : «Vous avez rompu mes liens, je vous offrirai un sacrifice
de louange.» (Ps 115,16-17).
CHAPITRE 8
Des
divers fruits de pénitence.
Outre la grâce du baptême et l'universel pardon qu'elle assure, après le don
précieux du martyre et la palme du sang versé pour le Seigneur, il est encore de
nombreux fruits de pénitence par lesquels on parvient à l'expiation de ses
crimes.
Le salut éternel n'est point promis seulement à la pénitence simplement dite, de
laquelle parlait le bienheureux Pierre : «Faites pénitence et convertissez-vous,
afin que vos péchés soient effacés,» (Ac 3,19) et que Jean Baptiste, puis le
Seigneur Lui-même avaient prêchée : «Faites pénitence, car le royaume des cieux
est proche.» (Mt 3,2). La charité ensevelit les montagnes de péchés : «La
charité, est-il écrit, couvre la multitude des péchés.» (1 Pi 4,8).
L'aumône également porte remède à s blessures : «Comme l'eau éteint le feu,
l'aumône éteint le péché.» (Ec 3,33). Les larmes aussi peuvent laver la
souillure de nos manquements : «Chaque nuit, s'écrie le prophète je baignerai ma
couche de mes larmes, j'arroserai mon lit de mes pleurs.» (Ps 6,7). Puis, afin
de montrer qu'il n'a point pleuré vainement, il ajoute : «Éloignez-vous de moi,
vous tous qui faites l'iniquité, parce que le Seigneur a écouté la voix de mes
larmes.» (Ibid. 9).
L'aveu qu'on fait de ses crimes a pareillement le don de les effacer : «J'ai dit
: Je déclarerai contre moi mon injustice au Seigneur; et vous avez pardonné
l'impiété de mon coeur»; (Ps 31,5). «Raconte tes iniquités, afin que tu sois
justifié.» (Is 43,26). On obtient encore la rémission du mal que l'on a commis,
par l'affliction du coeur et du corps : «Voyez mon affliction et ma peine, et
pardonnez-moi tous mes péchés.» Surtout par l'amendement de la vie : «Ôtez de
devant mes yeux la malice de vos pensées. Cessez de faire le mal, apprenez à
faire le bien. Cherchez la justice, secourez l'opprimé, faites droit à
l'orphelin, défendez la veuve. Et après cela, venez et discutez contre moi, dit
le Seigneur. Quand vos péchés seraient comme l'écarlate, ils deviendront blancs
comme la neige; quand ils seraient rouges comme la pourpre, ils deviendront
blancs comme la neige la plus blanche.» (Is 1,16-18).
Parfois, c'est l'intercession des saints qui obtient le pardon de nos fautes :
«Si quelqu'un voit son frère commettre un péché qui ne va pas à la mort, qu'il
prie; et Dieu donnera la vie à ce frère, dont le péché ne va pas à la mort.» (1
Jn 5,163). Et de nouveau : «Quelqu'un parmi vous est-il malade, qu'il appelle
les prêtres de l'Église, et que ceux-ci prient sur lui, l'oignant d'huile au nom
du Seigneur. Et la prière de la foi sauvera le malade, et le Seigneur le
soulagera; et s'il a commis des péchés, ils lui seront remis.» (Jac 5,14-15).
D'autres fois, c'est le mérite de la miséricorde et de la foi qui réduit la
souillure de nos vices, selon cette parole : «Les péchés s'expient par la
miséricorde et la foi.» (Pro 15,27). Souvent aussi, c'est la conversion et le
salut de ceux que ramènent au bien nos avis et notre prédication : «Celui qui
convertira un pécheur de l'égarement de ses voies, sauve cette âme de la mort et
couvrira la multitude de ses propres péchés.» (Jac 5,20). Enfin, l'oubli et le
pardon que nous accordons aux autres, nous méritent le pardon de nos propre
méfaits : «Si vous pardonnez aux hommes leurs offenses, votre Père céleste vous
pardonnera aussi vos manquements.» (Mt 6,14).
Vous voyez combien d'ouvertures la Clémence du Sauveur nous a ménagées vers sa
Miséricorde, afin que personne de ceux qui désirent le salut, ne se laisse
abattre par le découragement, lorsque tant de remèdes l'appellent à la vie. Vous
alléguez votre faiblesse, qui vous empêche d'effacer vos péchés par l'affliction
du jeûne ? Vous ne pouvez dire : «Mes genoux se sont affaiblis par le jeûne, et
ma chair s'est changée par le manque d'huile; car j'ai mangé la cendre comme du
pain et mêlé mes pleurs à mon breuvage »? (Ps 108,24). Rachetez-les par vos
largesses et vos aumônes. Vous n'avez rien à donner aux indigents ? — Quoique
les sévérités de la détresse pécuniaire et de la pauvreté n'interdisent cette
bonne oeuvre à personne : les deux menues pièces de la veuve ont été préférées
aux dons magnifiques des riches, (cf. Lc 21,1-2) et le Seigneur promet de
récompenser un verre d'eau froide.— (cf. Mt 10,42). Mais il est, certes, en
votre pouvoir de vous purifier par la correction de votre vie.— Acquérir la
perfection des vertus par l'extinction de tous les vices vous paraît chose
impossible ? Dépensez au salut d'autrui vos soins pieux. — Vous vous plaignez
d'être impropre à ce ministère ? Couvrez vos péchés par la charité. — Il y a en
vous une certaine mollesse qui vous rend fragile aussi sur ce point ?
Abaissez-vous, et, dans les sentiments de l'humilité, implorez le remède à vos
blessures de la prière et de l'intercession des saints. Enfin, qui est-ce qui ne
peut dire sur le ton de la supplication ardente : «J'ai fait connaître mon
péché, et je n'ai point couvert mon injustice,» (Ps 31,5) afin de mériter par
cette profession d'ajouter ensuite : «Et vous avez remis l'impiété de mon
coeur.» (Ibid.) —La honte vous retient ? Vous rougissez de révéler vos péchés en
présence des hommes ?
Ne cessez pas de les confesser, avec de continuelles supplications, à Celui dont
ils ne sauraient éviter le regard; dites-Lui : «Je reconnais mon iniquité, et
mon péché est constamment devant moi; c'est contre vous seul que j'ai péché,
j'ai fait ce qui est mal à vos Yeux.» (Ps 50,5-6). Il nous guérit, Lui, en nous
épargnant la honte de publier nos fautes; il pardonne nos péchés, sans nous les
reprocher. Et après ce moyen de salut si aisé, si certain, la divine Bonté vous
en accorde un autre, plus facile encore. Le remède qui secourt, elle le commet à
votre libre volonté; nos propres sentiments sont la mesure du pardon de nos
crimes, lorsque nous disons : «Remettez-nous nos dettes, comme nous remettons à
ceux qui nous doivent.» (Mt 6,12).
Toute âme qui souhaite de parvenir à l'indulgence plénière de ses fautes, en a
ici les moyens; qu'elle s'étudie seulement à s'y conformer. Mais surtout, que
personne ne rende inefficace, par l'obstination d'un coeur endurci, un remède si
salutaire; que personne ne se ferme la source surabondante préparée par la
Toute-Bonté ! Car, ferions-nous toutes les oeuvres qui viennent d'être
énumérées, elles ne suffiraient point à expier nos crimes; c'est à la Bonté du
Seigneur, à sa Clémence qu'il appartient de les effacer. Mais aussitôt qu'Il
découvre en nous quelques marques de nos sentiments religieux, sacrifice offert
par une âme suppliante, Il récompense ces pauvres et chétifs efforts avec une
libéralité sans mesure : «C'est Moi, dit-il, c'est Moi seul qui efface les
iniquités pour l'amour de Moi, et de tes péchés je ne me souviendrai plus.» (Is
43,25).
Voilà donc la disposition qu'il faut revêtir tout d'abord. Ensuite, les jeûnes
quotidiens, la mortification de l'esprit et du corps obtiendront la grâce de la
satisfaction; car, selon qu'il est écrit : «Sans effusion de sang, il n'y a pas
de rémission.» (Hb 9,22). Et justement. En effet, «la chair ni le sang ne
peuvent posséder le royaume de Dieu.» (1 Cor 15,50). Par suite, quiconque
retient «le glaive de l'esprit, qui est la parole de Dieu,» (Eph 6,17) afin
d'empêcher cette effusion du sang, celui-là tombera sans aucun doute sous la
malédiction de Jérémie : «Maudit, celui qui refuse le sang à l'épée !» Jer
78,10).
C'est ce glaive dont les salutaires blessures répandent le sang corrompu, sève
vivante du péché. Toutes végétations charnelles et terrestres qu'il rencontre en
notre âme il les coupe et retranche, nous faisant mourir au vice, afin de vivre
à Dieu, dans la vigueur des vertus spirituelles.
Alors, ce n'est plus, chez le moine, le souvenir des péchés commis qui fait
couler ses larmes, mais l'espérance des joies futures. L'esprit plus occupé des
joies à venir que du mal passé, il répand des pleurs, non par le chagrin de ses
fautes, mais dans l'allégresse des joies éternelles. «Oubliant ce qui est
derrière lui,» c'est-à-dire les vices charnels, il se porte de tout lui-même
«vers ce qui est en avant», (Phil 3,13) c'est-à-dire les dons et les vertus
spirituelles
CHAPITRE 9
Qu'il est utile aux parfaits d'oublier leurs péchés
Pour ce que vous avez dit tout à l'heure, que vous rappeliez à dessein la
mémoire de vos péchés passés, c'est une chose qu'il faut absolument éviter. Bien
plus, si ce souvenir se glisse en vous malgré vous, chassez-le à l'instant.
C'est que, principalement chez le solitaire, il a beaucoup de force, pour
retirer l'âme de la contemplation, en l'engageant, comme il fait, dans les
souillures du monde, où l'infection des vices lui ôte la respiration. Nous
prétendez repasser dans votre esprit les fautes que vous avez commises par
ignorance ou intempérance, en suivant le prince de ce siècle ? Je veux bien vous
accorder que vous ne serez point touché de la délectation mauvaise, à l'occasion
d'une telle pensée. Mais assurez-vous que la seule contagion de votre gangrène
d'antan infectera nécessairement votre âme de senteurs repoussantes, et chassera
le parfum spirituel des vertus, je veux dire la suavité de la bonne odeur.
Dès que le souvenir de nos vices passés a frappé notre esprit, fuyons-le, comme,
sur la voie publique, un homme vertueux et grave se sauve de la courtisane
impudente et effrontée qui s'approche pour le tenter. S'il ne s'arrache en toute
hâte à son déshonorant contact, et s'arrête à l'entretenir l'espace d'un moment
: lors même qu'il refuserait tout consentement au mal, son bon renom ne sera pas
sans en souffrir dans le jugement des passants, et l'on ne manquera, pas de le
blâmer. Ainsi devons-nous, lorsqu'un souvenir malsain nous entraîne vers des
pensées de cette nature, nous écarter d'elles au plus vite. Nous remplirons de
la sorte le précepte de Salomon, qui dit : «Sortez vite, ne vous attardez pas où
demeure la femme insensée et ne jetez point les yeux sur elle.» (Pro 9,8).
Autrement, les anges, nous voyant occupés, d'idées impures et honteuses, ne
pourraient dire de nous, en passant : «La bénédiction de Dieu soit sur vous !»
(Ps 128,8) Il est tellement impossible que l'âme s'attache à de bonnes pensées,
lorsque, par la partie principale d'elle-même, elle se dégrade à des
considérations indignes et terrestres ! La parole de Salomon est véritable : «Si
tes yeux voient l'étrangère, ta bouche dira des paroles perverses, et tu seras
comme un homme couché au coeur de la mer, comme un pilote au milieu d'une grande
tempête. Tu diras : On me frappe, mais je ne l'ai pas senti; on m'a joué, et je
ne m'en suis pas aperçu.» (Pro 23,33-35).
C'est pourquoi, désertant toute pensée mauvaise et, plus encore, toute pensée
terrestre, il faut élever toujours l'attention de notre âme aux choses célestes
: «Où je suis, là aussi sera mon serviteur,» (Jn 12,29) dit le Seigneur. Eh quoi
? n'arrive-t-il pas fréquemment aux gens dépourvus d'expérience, que, revenant
en pensée sur leurs propres chutes ou sur celles des autres, comme pour les
déplorer, la pointe subtile du consentement mauvais les blesse; et ce qui avait
commencé avec les couleurs de la piété, s'achève dans le péché de l'impudicité :
«Il est des voies qui paraissent, droites à l'homme, mais dont l'issue est au
fond de l'enfer.»
CHAPITRE 10
Qu'il faut éviter le souvenir des péchés honteux.
Il suit, que nous devons nous exciter à une louable componction, plutôt par
l'appétit de la vertu et le désir du royaume des cieux, que par le souvenir
funeste des vices. Il est fatal que l'on soit étouffé par les exhalaisons
pestilentielles d'un cloaque, aussi longtemps que l'on se tient au-dessus et
qu'on en remue la boue.
CHAPITRE 11
Du
signe de la satisfaction; de l'abolition des péchés passés.
Je reviens maintenant à ce que nous avons dit plusieurs fois déjà: nous saurons
avoir enfin satisfait pour nos péchés, à ce signe, que les mouvements et
affections qui nous les avaient fait commettre, auront disparu de notre coeur.
Aussi bien, personne ne doit se flatter d'obtenir un si beau résultat, avant
d'avoir retranché, dans toute la ferveur de son esprit, ce qui fut la cause ou
l'occasion de ses chutes. Par exemple, c'est par une dangereuse familiarité avec
les personnes du sexe qu'il est tombé dans une faute grave : qu'il évite avec le
plus grand soin jusqu'à leur aspect. — Ou bien il s'est laissé emporter à
quelque excès de vin ou de bonne chère : qu'il réprime, par une rigoureuse
austérité, les séductions de la gourmandise. — Peut-être, il a été induit au
parjure, au vol ou à l'homicide par le désir et la passion de l'argent : il faut
écarter les objets qui, en allumant son avarice, l'ont attiré dans le piège. —
Enfin, c'est le vice de la superbe qui le pousse à la colère : il arrachera la
racine même de l'orgueil par une profonde vertu d'humilité.
Et ainsi pour chaque vice. Si l'on veut en effacer la trace, on doit retrancher
tout d'abord la cause et l'occasion qui en furent le principe ou la fin.
Avec ce traitement, on parvient sûrement à l'oubli de ses fautes.
CHAPITRE 12
En
quoi la pénitence n'a qu'un temps, et en quoi elle ne saurait avoir de terme.
Cependant, la doctrine que je viens d'exposer sur l'oubli des péchés, n'a trait
qu'aux fautes mortelles, déjà condamnées par la loi de Moïse. Notre bonne vie en
bannit ou consume les affections; et c'est pourquoi la pénitence qu'on en fait,
peut avoir un terme.
Quant à ces manquements intimes on «le juste tombe sept fois le jour et se
relève», (Pro 24,16) il y aura toujours matière au repentir. Car, nous les
commettons fréquemment chaque jour, volontairement ou non, par ignorance et
oubli, par pensée on par parole, par surprise ou impulsion, par la fragilité de
la chair.
C'est pour des fautes de cette nature que David implore d'être purifié, et
pardonné, lorsqu'il prie le Seigneur en ces termes : «Qui connaît ses
manquements ? De ceux que j'ignore, purifiez-moi; faites grâce à votre serviteur
de ceux que je ne connais pas.» (Ps 18,13-14). Et l'Apôtre à son tour : «Je ne
fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas.» (Rom 7,19).
Toujours pour le même sujet, il s'écrie avec un sanglot : «Malheureux homme que
je suis, qui me délivrera de ce corps de mort ?» (Ibid. 24).
Nous y tombons avec une telle facilité, que l'on dirait une loi de nature. Aussi
ne peuvent-elles être évitées complètement, quelque circonspect et vigilant que
l'on soit à leur endroit. Et l'un des disciples, celui que Jésus aimait, a sur
ce propos une parole formelle et absolue : «Si nous disons que nous sommes sans
péché, nous nous séduisons nous-mêmes, et la parole de Dieu n'est point en
nous.» (1 Jn 1,8).
Pour clore cette conférence, c'est peu à qui souhaite d'atteindre la cime de la
perfection, d'être parvenu jusqu'à la fin de la pénitence, c'est-à-dire de
s'abstenir des choses défendues. Infatigable dans sa course, il doit tendre
toutes ses énergies vers la pratique des vertus qui conduisent à la pleine
satisfaction. Se garder des souillures graves, qui sont abominables au Seigneur,
ne suffit pas, si l'on n'acquiert, par la pureté du coeur et la perfection de la
charité apostolique, la bonne odeur des vertus, qui fait ses délices.
Ici finit l'entretien de l'abbé Pinufe sur le signe de la satisfaction et la fin
de la pénitence.
Il insista beaucoup et avec bien de l'affection, pour nous décider à rester dans
son monastère. Mais la renommée du désert de Scété nous invitait. Ne pouvant
nous retenir, il nous donna congé.
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