TROISIÈME CONFÉRENCE
DE L'ABBÉ CHEREMON

De la protection de Dieu

CHAPITRE 1

Introduction

Après avoir goûté quelques instants de sommeil, nous revînmes pour la synaxe du matin, et attendîmes le vieillard.

L'abbé Germain était agité d'un grave souci. L'entretien précédent nous avait inspiré l'extrême désir d'une chasteté inconnue jusque-là. Mais une seule parole du bienheureux vieillard y semblait réduire à néant le mérite de notre industrie, en assurant que l'homme, de quelque énergie qu'il tende vers le bien, n'en saurait cueillir le fruit; qu'il ne le peut tenir que de la largesse divine, et non de sa peine ni de ses efforts.
Interdits d'émotion, nous tournions ce problème en tous sens, lorsque le bienheureux Cheremon, sortant de sa cellule, s'aperçut de nos chuchotements. Il célébra plus brièvement que de coutume les psaumes et les oraisons, puis nous demanda ce qui nous troublait.

CHAPITRE 2

Question : Pourquoi ne pas attribuer le mérite de la vertu au zèle de celui qui s'y applique ?

Devant la sublimité de la vertu sans pareille que l'entretien de la nuit nous a révélée, fit alors Germain, nous nous sentons comme impuissants à y croire. Mais encore — ne vous en déplaise ! — il nous paraît absurde de ne pas attribuer spécialement la perfection de la chasteté, que l'homme acquiert à force de persévérant labeur et qui vient à la fin payer tous ses travaux, au zèle de celui qui s'y dépense de la sorte. Si nous voyions, par exemple, un laboureur s'appliquer sans relâche à cultiver sa terre, il serait contre la raison de ne pas lui faire honneur aussi de la moisson.

CHAPITRE 3

Réponse : Ce n'est pas seulement la perfection de la chasteté qui ne peut exister sans le secours de Dieu, mais aucun bien absolument.

CHEREMON. — L'exemple même que vous apportez prouve à l'évidence que nos soins ne servent de rien sans le secours de Dieu. Même après avoir dépensé tous ses efforts à mettre sa terre en valeur, le laboureur ne peut porter au compte de son activité personnelle l'abondance des moissons ni la richesse des récoltes. Il a si souvent éprouvé qu'elle avait été vaine ! Mais des pluies opportunes, un ciel serein et doux sont encore nécessaires par après. Que de fois nous en fûmes témoins : les récoltes grandies et arrivées à parfaite maturité étaient enlevées, pour ainsi dire, aux mains qui déjà les tenaient; et les plus persévérants labeurs demeuraient sans résultat, parce que le secours du Seigneur avait manqué, pour les mener à bien !
Aux laboureurs paresseux, dont la charrue ne retourne pas fréquemment les guérets, la bonté divine n'accordera pas les moissons plantureuses. Mais à ceux qui prennent de la peine, leur sollicitude ne profitera pas davantage, se prolongeât-elle durant les nuits, si la miséricorde du Seigneur ne la fait prospérer.
Même en cas de succès, que l'homme, dans son orgueil, n'ait point la prétention de s'égaler à la grâce ou d'entrer en société avec elle; qu'il n'essaye pas de revendiquer sa part dans les bienfaits de Dieu : comme si son labeur était cause de la divine largesse, ou qu'il pût se glorifier que l'abondance des récoltes réponde au mérite de son zèle. Mais plutôt qu'il se considère et s'examine sincèrement. Les efforts mêmes, si intenses, qu'il a produits par désir de l'opulence, sa propre vigueur lui eût-elle permis de les fournir, si la protection de Dieu et sa miséricorde ne l'avaient soutenu, pour se livrer à tous les soins des champs ? Volonté, énergie personnelle fussent restées inefficaces, ,'eût été la divine clémence, qui lui a ménagé la possibilité de conduire jusqu'au terme un ouvrage souvent rendu impraticable par la sécheresse ou les pluies excessives.
La force des boeufs, la santé, le succès des travaux, la prospérité des entreprises : tout a été donné gratuitement par le Seigneur. Aussi faut-il prier, de peur que, ainsi qu'il est écrit, «le ciel ne devienne d'airain, et la terre, de fer; que la sauterelle ne mange les restes de la chenille, le ver les restes de la sauterelle, et la nielle les restes du ver.» (Joël 1,4).
Là ne se borne pas le besoin qu'a le bon laboureur du divin secours. Celui-ci doit de plus écarter les accidents imprévus. Lors même que la terre se couvrirait à plaisir de
fruits opulents, les espérances du propriétaire peuvent encore être frustrées, son attente demeurer vaine. Que dis-je ? Recueilli en quantité et entassé dans l'aire ou les greniers, le grain peut encore se perdre.
La conclusion manifeste de tout ceci, c'est que le principe des actes bons, mais aussi des bonnes pensées, est en Dieu, qui nous inspire le commencement de la bonne volonté, et nous donne encore la force et le moment favorable, pour accomplir nos saints désirs : «Tout don excellent, toute grâce parfaite vient d'en haut, et descend du Père des lumières» (Jac 1,17), qui commence, poursuit et consomme en tous tout bien. «Celui qui donne la semence au semeur, dit l'Apôtre, vous fournira aussi le pain pour votre nourriture; il multipliera votre semence, et fera croître les fruits de votre justice.» (2 Cor 9,10).
Il nous appartient, à nous, de suivre humblement l'attrait quotidien de la grâce, ou de lui résister, «têtes dures et incirconcis d'oreilles», (Ac 7,51) selon le mot des saintes Écritures, et d'entendre alors le Seigneur nous dire par la bouche de Jérémie : «Est-ce que celui qui tombe ne se relèvera pas ? Celui qui s'est détourné ne reviendra-t-il pas ? Pourquoi donc ce peuple de Jérusalem s'est-il détourné de moi avec tant d'opiniâtreté? Ils ont endurci leur front; ils n'ont pas voulu revenir.» (Jér 8,4-5).

CHAPITRE 4

Objection : Les païens ont gardé, dit-on, la chasteté; comment l'ont-ils fait sans la grâce de Dieu ?

GERMAIN. — Il ne nous est pas possible d'improuver absolument votre opinion comme contraire à la piété. Pourtant, elle semble avoir contre soi, qu'elle tend à la destruction de notre liberté. D'autant que nous voyons briller chez nombre de païens, qui certes ne méritent pas la grâce du secours divin, des vertus comme la frugalité, la patience et, ce qui est plus merveilleux encore, la chasteté. Et comment croire que ces vertus leur aient été accordées par un don de Dieu qui aurait rendu captif le libre arbitre de leur volonté ? Ne dit-on pas que les sectateurs de la sagesse mondaine, ignorants comme ils étaient, non seulement de la grâce, mais du vrai Dieu lui-même, ont possédé la pure fleur de la chasteté par la vertu de leurs propres efforts, ainsi que nos lectures nous l'ont appris et les récits d'autrui ?

CHAPITRE 5

Réponse touchant la chasteté imaginaire des philosophes.

CHEREMON. — Il ne me déplaît pas que l'amour extrême dont vous brûlez pour la vérité, vous fasse avancer des choses si peu raisonnables. Grâce à votre objection, la foi catholique apparaîtra mieux établie et, si je puis dire, plus certaine.
Un sage aurait-il des assertions aussi contraires ? Vous affirmiez hier que la céleste pureté de la chasteté ne saurait devenir le partage d'un mortel, même avec la grâce de Dieu. Et maintenant, vous croyez que les païens eux-mêmes l'ont possédée par leur propre vertu !
Mais c'est le désir d'aller jusqu'au fond de la vérité, je l'ai dit déjà, qui, sans aucun doute, vous inspire cette objection. Veuillez donc écouter quelle est ma pensée sur ce sujet.
Tout d'abord, il ne faut pas croire que les philosophes soient jamais parvenus à la chasteté d'âme qui est exigée de nous; car songez à ce qui nous est enjoint : ce n'est pas seulement la fornication, c'est l'impureté même qui ne doit pas être nommée parmi nous ! Mais ils eurent une certaine chasteté partielle, qui consistait à pratiquer la continence extérieure, sans réprimer davantage les passions de la chair. Quant à la pureté intérieure de l'âme, à la pureté constante du corps, ils n'ont pu, je ne dirai pas l'obtenir en effet, mais en avoir seulement l'idée.
Bref, c'est ce que le plus fameux d'entre eux, Socrate, n'a pas rougi d'avouer pour son propre compte, comme ils le chantent eux-mêmes à toutes les oreilles. Un jour, certain physionomiste s'arrête à le considérer : «Voilà, dit-il, les yeux d'un corrupteur d'enfants.» Là-dessus, ses disciples voulaient se jeter sur l'insolent et venger l'outrage fait à leur maître. Mais lui, dit-on, contint leur indignation par ces simples mots : «Calmez-vous, mes amis; je suis ce qu'il dit, mais je me contiens.»
Ainsi, ce n'est pas nous seulement qui l'affirmons; ils le confessent eux-mêmes : ils se retiennent uniquement de consommer leurs passions, en se faisant violence; mais le mauvais désir et la volupté du vice ne sont point bannis de leur coeur.
Peut-on rappeler, sans frémir, cette parole de Diogène ? Ce que les philosophes de ce monde n'ont pas eu honte de publier comme un fait digne de mémoire, nous ne pouvons le dire ni l'entendre, sans que la rougeur nous monte au front. Un homme allait être puni pour crime d'adultère. Diogène, à ce qu'on rapporte, lui tint ce propos : «N'achetez pas de votre vie ce qui se vend gratis.»
Donc, le fait est constant, ils n'ont, pas même eu la notion de la vraie chasteté qu'on réclame de nous. Et il est aussi par là bien assuré que notre circoncision, spirituelle comme elle est, ne s'acquiert que par le don de Dieu, et se rencontre uniquement chez ceux qui le servent d'une âme profondément contrite.

CHAPITRE 6

Que, sans la grâce de Dieu, nous ne pouvons accomplir aucun effort.

En bien des choses, et pour mieux dire, en toutes, l'homme a besoin sans cesse du secours divin : on le montrerait sans peine. L'humaine fragilité ne peut rien accomplir de ce qui regarde le salut, par soi seule et sans l'aide de Dieu.
Mais cette vérité ne parait nulle part plus évidente, que lorsqu'il s'agit d'acquérir ou de garder la chasteté. Combien est-il difficile de la posséder entière et sans atteinte !
Pour différer de quelques instants l'étude de ce point particulier, ne parlons maintenant, très brièvement, que des moyens qui conduisent à cette haute perfection. Qui donc, je vous le demande, si grande soit sa ferveur, serait de taille à supporter l'horreur de la solitude et à se contenter de pain sec pour tout mets quotidien, en eût-il de quoi satisfaire sa faim : je dis par ses seules forces, et sans le soutien des louanges humaines ? Si le Seigneur ne donnait ses consolations, qui pourrait endurer une soif continuelle, que trompent mal quelques gouttes d'eau; dérober à ses yeux le doux et délicieux sommeil du matin, et ne point prolonger son repos au-delà de quatre heures ? Qui serait capable, sans la grâce divine, d'une application constante à la lecture, et d'un travail aussi assidu qu'il est peu profitable pour les intérêts de ce monde ? Voilà autant de choses qu'il nous est également impossible, et de désirer persévéramment sans l'inspiration de Dieu, et d'accomplir sans son aide.
Les leçons d'une expérience que nous avons pu nous-mêmes vérifier, sans parler d'indices et de preuves certaines, nous rendront cette vérité plus manifeste. Maintes fois, il arrive que nous souhaitons d'exécuter quelque utile dessein; rien ne manque à l'ardeur de nos désirs, et la bonne volonté non plus ne nous fait pas défaut. N'est-il pas vrai pourtant que la moindre défaillance, venant à la traverse, rend inutiles les voeux que nous avons formés et empêche le bon effet de nos résolutions, si le Seigneur, en sa miséricorde, ne nous donne la force de les accomplir ? La multitude est innombrable de ceux qui désirent loyalement se consacrer à la poursuite de la vertu; mais, si vous comptez ceux qui réussissent à réaliser leur rêve et à persévérer dans leurs efforts, que vous en trouverez peu !
Et je n'ai pas tout dit. Alors même que nulle défaillance ne vient nous faire obstacle, nous n'avons pas la franche liberté de faire tout ce que nous voulons. Nous ne sommes pas exacts comme nous le voudrions au silence de la retraite, ni à la stricte observance de nos jeûnes, ni à la lecture assidue, dans le temps même où nous le pourrions; mais certains cas se présentent, qui nous retirent, malgré nous, de nos salutaires pratiques : si bien qu'il faut implorer du Seigneur les temps et les lieux favorables pour nous y livrer. Il est sûr que pouvoir ne suffit pas, s'il ne nous accorde l'occasion propice, pour accomplir les choses qui nous sont manifestement possibles. «Nous voulions aller vers vous, dit l'Apôtre, une première et une seconde fois; mais Satan nous a empêchés.» (1 Thess 2,18)
Bien plus, c'est pour notre bien que nous nous sentons parfois détournés de nos exercices spirituels. Tandis que l'élan de notre course se trouve, malgré nous, entravé, et que nous donnons quelque relâche à la faiblesse de la chair, nous assurons, sans le vouloir, notre persévérance future. Le bienheureux Apôtre a quelque chose de semblable au sujet de cette conduite divine : «Par trois fois, dit-il, je priai le Seigneur que cet ange de Satan s'éloignât de moi; et il me répondit : Ma grâce te suffit, car c'est dans la faiblesse que ma force se montre tout entière !» (2 Co 12,8-9) et de nouveau : «Nous ne savons pas ce qu'il faut demander !» (Rm 8,26)

CHAPITRE 7

Du dessein primordial de Dieu et de sa providence quotidienne.

Dieu n'a pas créé l'homme pour qu'il se perde, mais pour qu'il vive éternellement : ce dessein demeure immuable. Dès qu'il voit éclater en nous la plus petite étincelle de bonne volonté, ou qu'il la fait jaillir lui-même de la dure pierre de notre coeur, sa bonté en prend un soin attentif. Il l'excite, il la fortifie par son inspiration. Car «il veut que tous les hommes soient sauvés et qu'ils viennent à la connaissance de la vérité !» (1 Tim 2,4) «C'est la volonté de votre Père qui est dans les cieux, dit le Seigneur, qu'il ne se perde pas un seul de ces petits !» (Mt 18,4) Et il est écrit ailleurs : «Dieu ne veut pas qu'une seule âme périsse; mais il diffère l'exécution de son arrêt, afin que celui qui a été rejeté ne se perde pas sans retour.» (2 Rois 14,14) Dieu est véridique; et il ne ment pas, lorsqu'il assure avec serment : «Je suis vivant, dit le Seigneur Dieu : je ne veux pas la mort du pécheur, mais qu'il se convertisse de sa voie mauvaise et qu'il vive !» (Ez 33,11)
C'est sa volonté qu'il ne se perde pas un seul de ces petits : peut-on bien penser dès lors, sans un énorme sacrilège, qu'il ne veuille pas le salut de tous généralement, mais seulement de quelques-uns ? Quiconque se perd, se perd contre sa volonté. Chaque jour, il lui crie : «Convertissez-vous de vos voies mauvaises ! Et pourquoi mourriez-vous, maison d'Israël ?» (Ibid.) Et de nouveau : «Que de fois j'ai voulu rassembler tes enfants, comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailes; et tu ne l'as pas voulu !» (Mt 23,37) Ou bien : «Pourquoi ce peuple de Jérusalem s'est-il détourné de moi avec tant d'opiniâtreté ? Ils ont endurci leurs fronts; ils n'ont pas voulu revenir !» (Jér 8,5; 5,3)
La grâce du Christ est donc toujours à notre disposition. Comme «il veut que tous les hommes soient sauvés et viennent à la connaissance de la vérité,» il les appelle aussi tous, sans exception : «Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et ployez sous le fardeau, et je vous soulagerai !» (Mt 11,28) S'il n'appelait tous les hommes en général, mais quelques-uns seulement, il suivrait que tous ne sont pas non plus chargés, soit du péché originel, soit du péché actuel. Et cette parole ne serait pas juste : «Car tous ont péché, et sont privés de la gloire de Dieu !» (Rm 3,23) On aurait tort aussi de croire que «la mort a passé dans tous les hommes.» (Ibid. 5,12)
Tous ceux qui se perdent se perdent contre sa volonté: cela est si vrai que la mort même ne l'a point pour auteur. L'Écriture l'atteste : «Dieu n'a pas fait la mort, et il n'a point de joie de la perte des vivants !» (S 1,13)
De là vient que très souvent, si nous demandons des choses nuisibles, au lieu de ce qui nous serait bon, il se montre lent à exaucer nos prières, ou ne les exauce point du tout. En revanche, lorsqu'il y va de notre bien, sa bonté s'abaisse à nous imposer, en dépit de toutes nos résistances, ce que nous estimons contraire, comme ferait le meilleur des médecins. D'autres fois, il retarde ou empêche le détestable effet de nos mauvaises dispositions et de nos tentatives meurtrières. Nous nous hâtions vers la mort : il nous en retire, pour nous conduire à la vie; il nous arrache, à notre insu, de la gueule de l'enfer.

CHAPITRE 8

La grâce de Dieu et le libre arbitre.

Dieu lui-même dépeint à merveille par la bouche du prophète Osée les soins de sa providence à notre endroit. Il le fait sous la figure de Jérusalem infidèle qui s'en va dans un empressement fatal, au culte des idoles. Elle dit : «J'irai après mes amants, qui me donnent mon pain et mon eau, ma laine et mon lin, mon huile et ma boisson !» (Os 2,5)Et la bonté divine répond, plus soucieuse de son salut que de la laisser satisfaire ses caprices : «Voici que je vais fermer ses chemins avec des épines; je l'enfermerai avec un mur, et elle ne trouvera plus ses sentiers. Elle poursuivra ses amants, et ne les atteindra pas — elle les cherchera, et ne les trouvera pas. Alors, elle dira : Je retournerai vers mon premier mari, parce que j'étais plus heureuse autrefois que je ne le suis maintenant !» (Ibid. 6,7)
Il décrit encore, dans la comparaison suivante, les opiniâtretés et les dédains par lesquels notre âme rebelle répond à sa voix, lorsqu'il nous invite à revenir vers lui : «Et j'ai dit : Tu m'appelleras «mon Père», et tu ne cesseras pas de me suivre. Mais, ainsi qu'une femme méprise son amant, la maison d'Israël m'a méprisé, dit le Seigneur.» (Jér 3,19-20)
Puis, ayant comparé Jérusalem à l'épouse adultère qui abandonne son mari, il se compare lui-même fort justement, dans son amour et sa persévérante bonté, à l'homme que sa passion fait mourir. Oui, la tendresse et la dilection dont il fait preuve sans cesse à l'égard du genre humain ne se pouvaient exprimer plus heureusement que par cet exemple. Comme il se laisse peu vaincre à nos injures ! On ne le voit pas, pour elles, abandonner le soin de notre salut ni revenir de son premier dessein, obligé en quelque sorte de reculer devant nos iniquités. Ainsi l'homme éperdument épris. Plus il se sent accablé de dédains et de mépris, plus véhément est le feu de la passion qui le brûle.
La protection divine ne nous quitte jamais. Si grande est la tendresse du Créateur pour sa créature, que sa providence ne serait point satisfaite de nous accompagner; elle nous précède. Le prophète, qui en avait fait l'expérience, le témoigne ouvertement : «La miséricorde de mon Dieu me préviendra.» (Ps 58,11) Aperçoit-il en nous quelque commencement de bonne volonté, aussitôt il épanche sur nous sa lumière et sa force, il nous excite au salut, donnant la croissance au germe qu'il a semé lui-même ou qu'il voit naître de nos efforts. «Avant qu'ils crient vers moi, dit-il, je les entendrai; ils parleront encore, que je les exaucerai.» (Is 55,24) Il est dit encore : «Au son de tes cris, aussitôt qu'il t'aura entendu, il te répondra.» (Ibid. 30,19) Et non seulement il nous inspire de saints désirs; mais il nous prépare les occasions de revenir à la vie, les circonstances favorables pour faire de bons fruits; il montre aux égarés le chemin du salut.

CHAPITRE 9

Quelle est la vertu de notre bonne volonté, et celle de la grâce de Dieu.

Mais voici où l'humaine raison s'embarrasse. Le Seigneur donne à qui demande; celui qui le cherche, le trouve; il ouvre à celui qui frappe. (Mt 7,7) D'autre part, il est trouvé par des âmes qui ne le cherchent pas; il apparaît visiblement au milieu de gens qui ne le demandaient pas; tout le jour, il tend les mains vers un peuple incrédule et rebelle. (Rm 10,20-21) Il appelle certaines âmes qui lui résistent et se tiennent loin de lui; il en attire d'autres au salut contre leur gré. Il en est qui veulent pécher, et il leur soustrait les moyens d'accomplir leur désir; qui se hâtent vers le mal, et il se met en travers de leur chemin. (Is 65,1-2)
Il y a bien d'autres énigmes. On fait honneur au libre arbitre de toute l'oeuvre du salut : «Si vous le voulez, et m'écoutez, vous mangerez les biens de votre pays.» (Is 1,19) Puis, il est dit — «Ce n'est au pouvoir, ni de celui qui veut, ni de celui qui court; mais de Dieu, qui fait miséricorde.» (Rm 9,16) — Dieu «rendra à chacun selon ses oeuvres.» (Ibid. 2,6) Mais, «c'est Dieu qui opère en nous le vouloir et le parfaire, selon son bon plaisir;» (Phil 2,13) et nous lisons de même : «Cela ne vient pas de vous, mais c'est le don de Dieu; ce n'est pas le fruit de vos oeuvres, afin que nul ne se glorifie.» (Ép 2,8-9) — Il est dit d'une part : «Approchez-vous de Dieu, et il s'approchera de vous;» (Jac 4,8) et d'autre part : «Personne ne vient à moi, si le Père, qui m'a envoyé, ne l'attire.» (Jn 65,44) — «Conduis ta course par des chemins droits, est-il écrit, rends droites tes voies.» (Pro 4,26) Et nous disons dans nos prières — «Dirige mes pas devant ta face» (Ps 5,9); «Affermis nos pas dans tes sentiers, afin qu'ils ne chancellent point.» (ps 16,5) — On nous donne cet avertissement : «Faites-vous un coeur nouveau et un esprit nouveau.» (Ez 18,31) Et l'on nous fait cette promesse : «Je leur donnerai un seul coeur, et je mettrai dans leur poitrine un esprit nouveau; et j'ôterai de leur chair leur coeur de pierre, et je leur donnerai un coeur de chair, afin qu'ils marchent selon mes commandements et qu'ils gardent mes lois.» (Ibid. 11,19-20) — Le Seigneur nous intime ce précepte : «Purifie ton coeur de toute malice, Jérusalem, afin que tu sois sauvée.» (Jér 4,14) Et voici que le prophète lui demande cela même qu'il nous ordonne : «Crée en moi, ô Dieu, un coeur pur» (Ps 50,16); «Tu me laveras, et je serai plus blanc que la neige.» (Ibid. 9) — Il nous est dit «Allumez en vous la lumière de la science». (Puis, il est dit de Dieu : «Il enseigne à l'homme la science» (Ps 93,10); «Le Seigneur donne la lumière aux aveugles.» (Ps 145,8) Et nous-mêmes, nous demandons avec le prophète : «Donne la lumière à mes yeux, afin que je ne m'endorme jamais dans la mort.» (Ps 12,4)
Quelle conclusion tirer, sinon que tous ces textes déclarent à la fois, et la grâce de Dieu, et notre liberté; parce que l'homme peut s'élever parfois de son propre mouvement au désir de la vertu, mais qu'il a toujours besoin d'être aidé par le Seigneur ?
Ne jouit pas de la santé qui veut. Nos désirs ne suffisent pas à nous délivrer de maladie. Que sert de souhaiter la grâce de la santé, si Dieu, qui nous a donné l'usage de la vie, ne nous accorde aussi la force et la vigueur?
En revanche, du bien de la nature, que le bienfait du Créateur nous a départi, provient parfois un commencement de bonne volonté, lequel pourtant ne saurait atteindre à la vertu parfaite, si le Seigneur ne le dirige. Et, pour mettre dans un plus grand jour cette vérité, voici le témoignage de l'Apôtre : «Le vouloir est à ma portée, mais je ne trouve pas moyen de l'accomplir.» (Rm 7,18)

CHAPITRE 10

De l'infirmité du libre arbitre.

La divine Écriture confirme l'existence de notre libre arbitre : «Garde ton coeur, dit-elle, en toute circonspection.» (Pro 4,23) Mais l'Apôtre manifeste son infirmité. «Que le Seigneur garde vos coeurs et vos intelligences dans le Christ Jésus.» (Phil 4,7) — David énonce sa vertu, lorsqu'il dit : «J'ai incliné mon coeur à observer tes commandements;» (Ps 118) mais il enseigne aussi sa faiblesse, lorsqu'il fait cette prière : «Incline mon coeur vers tes enseignements, et non vers l'avarice;» (Ibid. 36) et de même Salomon : «Que le Seigneur incline vers lui nos coeurs, afin que nous marchions dans toutes ses voies, et que nous gardions ses commandements, ses cérémonies et ses jugements.» (3 Rois 8,58) — C'est la puissance de notre liberté que désigne le psalmiste, en disant : «Préserve ta langue du mal, et tes lèvres des paroles trompeuses;» (Ps 33,14) mais nous attestons son infirmité dans cette prière : «Place, Seigneur, une garde à ma bouche, une sentinelle à la porte de mes lèvres.» (Ps 140,3) — Le Seigneur déclare ce dont est capable notre volonté, lorsqu'il dit : «Détache les chaînes de ton cou, captive, fille de Sion» (Is 52,2); d'autre part, le prophète chante sa fragilité : «C'est le Seigneur qui délie les chaînes des captifs» (Ps 145,7), et : «C'est toi qui as brisé mes chaînes; je t'offrirai un sacrifice d'action de grâces.» — Nous entendons le Seigneur nous appeler, dans l'Évangile, afin que, par un acte de notre libre arbitre, nous nous hâtions vers lui : «Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et ployez sous le fardeau, et je vous soulagerai» (Mt 11,28); mais il proteste aussi de la faiblesse de l'humaine volonté, en disant : «Personne ne peut venir à moi, si le Père, qui m'a envoyé, ne l'attire.» (Jn 6,44) L'Apôtre révèle notre liberté dans ces paroles : «Courez de même, afin de remporter le prix» (1 Co 9,24) ; mais saint Jean le Baptiste atteste sa fragilité lorsqu'il dit : «L'homme ne peut rien prendre de lui-même, que ce qui lui a été donné du ciel.» (Jn 3,27) — Un prophète nous ordonne de garder notre âme avec sollicitude : «Prenez garde à vos âmes» (Jér 17,21), mais le même Esprit fait dire à un autre prophète : «Si le Seigneur ne garde la cité, celui qui la garde veille inutilement.» (Ps 126,1) — L'Apôtre, écrivant aux Philippiens, leur dit, pour souligner leur liberté : «Travaillez à votre salut avec crainte et tremblement» (Phil 2,12); mais il ajoute, pour leur en faire voir la faiblesse : «C'est Dieu qui opère en nous le vouloir et le parfaire, de par son bon plaisir» (Ibid. 13).

CHAPITRE 11

Est-ce que la grâce de Dieu précède ou suit notre bonne volonté ?

La grâce et la liberté se mêlent, pour ainsi dire, et se confondent d'une si étrange sorte, que c'est entre beaucoup un grand débat, de savoir laquelle de ces deux choses est vraie : si c'est parce que nous montrons un commencement de bonne volonté, que Dieu a pitié de nous; ou si c'est parce qu'il a pitié de nous que nous arrivons à un commencement de bonne volonté. Bon nombre s'attachent à l'une ou à l'autre alternative; et, dépassant dans leurs affirmations la juste mesure, se prennent en des erreurs différentes et contraires l'une à l'autre.
Si nous disons que le commencement de la bonne volonté est nôtre, quel fait-il chez Paul persécuteur (cf. Ac 9), chez Matthieu publicain (cf. Mt 9,9) ? Ils sont attirés au salut, tandis qu'ils se plaisent, l'un dans le sang et le supplice des innocents, l'autre aux violences et aux rapines publiques ! Si nous affirmons, au contraire, que le principe de la bonne volonté est toujours dû à l'inspiration de la grâce, que dirons-nous de la foi de Zachée et de la piété du larron sur la croix (cf. Lc 19,2 et ss.; 23,4 et ss.), eux dont le désir, faisant violence au royaume des cieux, prévient l'avertissement particulier de l'appel divin.
Si nous attribuons à notre libre arbitre la gloire de nous conduire à la vertu parfaite et l'accomplissement des commandements de Dieu, comment pouvons-nous demander : «Affermis, ô Dieu, ce que tu as accompli en nous !» (Ps 57,29); «Dirigez pour nous les oeuvres de nos mains !» (Ps 89,17) ? — Balaam est payé pour maudire Israël, et nous voyons qu'il ne lui fut pas permis de remplir son désir. (cf. Nb 22,5 et ss.) — Dieu garde Abimélech, de peur qu'il ne touche Rebecca, et ne pèche contre lui (cf. Gn 20,6). — La jalousie de ses frères fait emmener Joseph au loin (cf. Ibid. 37, 28), pour ménager la descente des fils d'Israël en Égypte; ils méditaient un fratricide, et le secours va leur être préparé pour les jours de famine. C'est ce que Joseph lui-même leur découvre, après avoir été reconnu par eux : «N'ayez point peur, et ne vous affligez pas de m'avoir vendu, pour être conduit dans ce pays. C'est pour votre salut que Dieu m'a envoyé devant vous» (Gn 45,5); et un peu après : «Dieu m'a envoyé devant vous, afin que vous soyez gardés sur la terre, et que vous ayez de la nourriture pour vivre. Ce n'est point par votre conseil, mais par la volonté de Dieu que j'ai été envoyé. Il m'a fait comme le père du Pharaon, le seigneur de toute sa maison et le prince de toute la terre d'Égypte» (Ibid. 7,8). Et comme, après la mort de leur père, ils étaient en proie à la terreur, pour leur ôter tout soupçon de crainte, il leur dit : «N'ayez point peur. Est-ce que nous pouvons résister à la volonté de Dieu ? Vous avez médité de me faire du mal; mais Dieu l'a changé en bien, pour m'exalter, comme vous le voyez présentement, afin de sauver des peuples nombreux» (Ibid. 50,19-20). Pareillement, le bienheureux David déclare, dans le psaume 104, que toutes ces choses arrivaient par une conduite spéciale de Dieu : «Il appela la famine sur le pays, et il les priva de tout le pain qui les soutenait. Il envoya devant eux un homme; Joseph fut vendu comme esclave» (Ps 104,16-17).
Voilà donc la grâce et le libre arbitre qui semblent s'opposer. Ils s'accordent pourtant, et la piété nous fait un devoir de les admettre tous deux. Enlever à l'homme, soit l'un, soit l'autre, serait abandonner la règle de foi de l'Église. Lorsque Dieu voit notre volonté se tourner vers le bien, il court à notre rencontre, nous dirige, nous conforte : «Au son de tes cris, aussitôt qu'il t'aura entendu, il te répondra» (Is 30,19). Et il dit lui-même : «Invoque-moi au jour de la tribulation; je te délivrerai, et tu me glorifieras» (Ps 49,15). Aperçoit-il, au contraire, de la résistance ou de la tiédeur, il adresse à notre coeur des exhortations salutaires, qui renouvellent ou forment en nous la bonne volonté.

CHAPITRE 12

La bonne volonté ne doit pas être attribuée toujours à la grâce, ni toujours à l'homme.

Il ne faut pas croire que Dieu ait fait l'homme tel qu'il ne veuille ni ne puisse jamais faire le bien. Ou l'on ne pourra plus dire qu'il lui ait accordé le libre arbitre, s'il lui a seulement donné de vouloir et de pouvoir le mal, non de vouloir ni de pouvoir par lui-même le bien. Puis, comment cette parole du Seigneur après la chute du premier homme demeurera-t-elle vraie : «Voici qu'Adam est devenu comme l'un d'entre nous, sachant le bien et le mal» (Gn 3,22) ? Que signifie-t-elle, en effet ? D'abord, ne pensez pas que l'homme, dans l'état qui précéda la chute, ait ignoré totalement le bien. Autrement, il faudrait avouer qu'il à été créé comme un animal privé de sens et de raison, ce qui est passablement absurde et tout à fait incompatible avec la foi catholique. Que dis-je ? Selon la parole du sage Salomon,, «Dieu a créé l'homme droit» (Eccl 7,29), c'est-à-dire pour jouir uniquement et sans cesse de la science du bien; mais «les hommes eux-mêmes se sont embarrassés dans une multitude de pensées,» ils sont devenus, comme il a été dit, sachant le bien et le mal. Adam obtint donc, après sa prévarication, la science du mal, qu'il n'avait pas; mais il n'a pas perdu la science du bien qu'il avait reçue.
Que le genre humain n'ait point perdu la science du bien après la faute d'Adam, c'est ce que les paroles de l'Apôtre nous rendent manifeste jusqu'à l'évidence : «Quand des Gentils, qui n'ont pas la foi, accomplissent naturellement ce que la foi commande, n'ayant pas la foi, ils se tiennent lieu de loi à eux-mêmes; ils montrent que ce que la Loi ordonne est écrit dans leurs coeurs, leur conscience leur rendant témoignage par des pensées qui, de part et d'autre, les accuseront et les défendront au Jour que Dieu jugera les secrets des hommes» (Rm 2,14-16).
Dans le même sens, Dieu accuse, par la bouche du prophète, l'aveuglement, non pas naturel, mais volontaire des Juifs : «Sourds, dit-il, écoutez; aveugles, ouvrez les yeux pour voir ! Qui est aveugle, sinon mon serviteur, et sourd, si ce n'est celui à qui j'envoie mes messagers ?» (Is 42,18-19). Et, de peur que l'on n'attribue leur cécité à la nature, non à la volonté, il dit ailleurs : «Faites sortir le peuple aveugle qui a des yeux, le sourd qui a des oreilles» (Ibid. 43,9). Et de nouveau : «Vous qui avez des yeux, et ne voyez pas; des oreilles, et n'entendez pas» (Jér 5,21). Le Seigneur aussi dit dans l'Évangile — «Parce qu'en voyant, ils ne voient pas, et qu'en entendant, ils n'entendent ni ne comprennent» (Mt 13,13). La prophétie d'Isaïe s'accomplit en eux : «Vous entendrez, et ne comprendrez point; vous regarderez, et vous ne verrez point. Le coeur de ce peuple a été aveuglé, et il est devenu dur d'oreille; et il s'est bouché les yeux; de peur qu'ils ne voient de leurs yeux, et n'entendent de leurs oreilles, et que leur coeur ne comprenne, et qu'ils ne se convertissent, et que je ne les guérisse» (Is 6,9-10). Enfin, pour signifier qu'ils avaient la possibilité de faire le bien, le Seigneur reprend encore les Pharisiens : «Et comment, leur dit-il, ne discernez-vous pas de vous-mêmes ce qui est juste ?» (Lc 12,57) Il ne leur eût certainement point parlé de la sorte, s'il n'avait su qu'ils étaient naturellement capables de discerner ce qui est juste.
Gardons-nous donc bien de rapporter au Seigneur tous les mérites des saints, de telle manière que nous ne laissions à la nature humaine que ce qui est mauvais et pervers. Après le témoignage que rend Salomon, ou plutôt le Seigneur de qui sont ces paroles, cela ne nous est pas permis. Dans la prière qu'il fit, lorsqu'il eut achevé la construction du temple, il s'exprime ainsi : «David, mon père, voulut bâtir une maison au nom du Seigneur, Dieu d'Israël; mais le Seigneur dit à David mon père : Lorsque tu as formé cette pensée dans ton coeur, d'élever une maison à mon nom, tu as bien fait; le dessein en était bon. Toutefois, ce n'est pas toi qui bâtiras une maison à mon nom» (3 Rois 8,17,19). Cette pensée, ces réflexions de David, dites-moi, étaient-elles bonnes et de Dieu, ou mauvaises et de l'homme ? Si cette pensée était bonne et de Dieu, pourquoi Celui qui l'a inspirée lui refuse-t-il d'aller jusqu'à l'effet ? Si elle était mauvaise et de l'homme, pourquoi le Seigneur lui donne-t-il des louanges ? Il ne nous reste que de croire qu'elle était bonne et de l'homme.
Tous les jours, nous pouvons juger de la même manière nos propres pensées. David n'a pas reçu le privilège exclusif de concevoir par lui-même de bons désirs; il ne nous est pas refusé par la nature d'avoir jamais le goût du bien ou de former quelque bonne pensée.
On ne peut douter par conséquent que toute âme possède naturellement les semences des vertus, déposées en elle par le bienfait du Créateur. Mais, si le secours divin ne les éveille, elles ne parviendront pas à la parfaite croissance, parce que, selon le bienheureux Apôtre, «ni celui qui plante n'est quelque chose, ni celui qui arrose; mais Dieu, qui donne la croissance, est tout» (1 Co 3,7).
Le livre dit du Pasteur enseigne aussi très clairement que l'homme est libre de pencher, soit d'un côté, soit de l'autre. Deux anges, y est-il dit, sont attachés à chacun de nous, l'un bon, l'autre mauvais; et il nous appartient de choisir celui que nous suivrons. (Pasteur d'Hermas, Mand. 6, c. 2)
Ainsi l'homme garde toujours la liberté de mépriser ou d'aimer la grâce de Dieu. L'Apôtre n'aurait pas donné ce précepte : «Travaillez à votre salut avec crainte et tremblement» (Phil 2,12), s'il n'avait su qu'il était en notre pouvoir de le négliger ou d'en prendre soin.
Mais, afin qu'ils ne croient pas pouvoir se passer du secours divin pour accomplir ce grand ouvrage, il ajoute : «C'est Dieu qui opère en vous le vouloir et le parfaire, de par son bon plaisir» (Phil 2,13). Il avertit de même Timothée : «Ne néglige pas la grâce qui est en toi» (1 Tim 4,14); et de nouveau : «C'est pourquoi je t'avertis de ressusciter la grâce de Dieu qui est en toi» (2 Tim 1,6). Écrivant aux Corinthiens, il leur rappelle, il les presse de ne pas se rendre indignes de la grâce de Dieu par des oeuvres stériles : «Or donc, étant ses coopérateurs, nous vous exhortons à ne pas recevoir en vain la grâce de Dieu» (2 Co 6,1). Simon, lui, l'avait reçue en vain; aussi ne lui fut-elle d'aucun profit. Il ne voulut pas obéir au commandement du bienheureux Pierre, qui lui disait : «Fais pénitence de ta malice, et prie Dieu qu'il te pardonne, s'il est possible, cette pensée de ton coeur. Je te vois la proie d'un fiel amer, et dans les liens de l'iniquité» (Ac 8,22-23).
Dieu prévient la volonté de l'homme : «La miséricorde de mon Dieu, est-il dit, me préviendra» (Ps 58). Puis, il tarde, il s'arrête en quelque sorte pour notre bien, afin d'éprouver notre libre arbitre; et c'est notre volonté, alors, qui le prévient : «Au matin, ma prière vous préviendra» (Ps 87,14), «J'ai devancé le matin et j'ai crié vers vous» (Ps 118,147), «Mes yeux ont devancé le point du jour :» (Ibid. 148). — Il nous appelle et nous invite, lorsqu'il dit : «Tout le jour, j'ai tendu les mains vers un peuple incrédule et rebelle» (Rm 10,21); et nous l'invitons à notre tour, quand nous lui disons : «Tout le jour, j'ai tendu les mains vers vous» (Ps 87,10). — Il nous attend : «Le Seigneur attend, dit le prophète, pour avoir pitié de vous.» (Is 30,18) Et nous l'attendons : «Je ne me suis point lassé d'attendre le Seigneur, et il m'a regardé» (Ps 39,2); «J'ai attendu ton salut, Seigneur» (Ps 118,166). — Il nous fortifie : «Je les ai instruits, et j'ai fortifié leurs bras, et ils ont médité le mal contre moi» (Os 7,15) et il nous exhorte à nous fortifier nous-mêmes : «Fortifiez les mains défaillantes, affermissez les genoux qui chancellent» (Is 35,3). — Jésus crie : «Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi et qu'il boive !» (Jn 7,37). Et le prophète crie vers lui : «Je me suis épuisé à crier, ma gorge s'est enrouée; mes yeux se sont consumés, tandis que j'espère en mon Dieu.» (Ps 58,4) — Le Seigneur nous cherche : «J'ai cherché, et il n'y avait point d'homme; j'ai appelé, et personne n'était là pour me répondre» (Cant 5,6). Et l'épouse le cherche lui-même avec ces plaintes pleines de larmes : «Sur ma couche, pendant la nuit, j'ai cherché celui que mon âme chérit; je l'ai cherché, et je ne l'ai pas trouvé; je l'ai appelé, et il ne m'a pas répondu» (Ibid. 3,1).

CHAPITRE 18

Les efforts humains ne peuvent se comparer à la grâce de Dieu

La grâce de Dieu coopère toujours pour le bien avec notre libre arbitre; en tout, elle l'aide, le protège, le défend. Mais parfois elle exige ou attend de lui quelques efforts de bonne volonté, pour ne point paraître lui conférer ses dons quand il est tout endormi et énervé par un lâche repos. Elle cherche en quelque façon les occasions où l'homme a secoué sa torpeur et sa paresse, afin que les largesses de sa munificence ne semblent pas déraisonnables, ayant un prétexte dans un certain désir, une ombre de labeur. Toutefois, elle demeure, même alors, gratuite — car à des efforts si minces et tellement insignifiants, c'est la gloire immense de l'immortalité, ce sont les dons magnifiques de l'éternelle béatitude qu'elle accorde avec une inappréciable libéralité.
Il est vrai, la foi du larron sur la croix vint la première. Gardons-nous cependant de prononcer que le bienheureux séjour du Paradis ne lui ait pas été gratuitement promis (cf. Lc 23,40).
Ne croyez pas davantage que ce soit par un seul mot de repentir : «J'ai péché contre le Seigneur» (2 Rois 12,13), et non pas plutôt par la miséricorde du Seigneur, que le roi David ait effacé deux crimes si graves, et mérité d'entendre du prophète Nathan : «Le Seigneur a éloigné de toi ton iniquité; tu ne mourras point» (Ibid.). Ajouter l'homicide à l'adultère : ce fut l'ouvrage de son libre arbitre. Il reçoit les reproches du prophète : c'est une grâce de la divine bonté. Il s'humilie et reconnaît son péché : voilà sa part, à lui. Il mérite en un court instant le pardon de si grands crimes : c'est le don de la miséricorde.
Que dire d'un aveu si bref, et de l'incomparable, de l'infinie récompense que Dieu lui octroie, lorsque nous considérons comment le bienheureux Apôtre, regardant à la grandeur de la rétribution future, s'est exprimé sur les persécutions sans nombre qu'il avait souffertes : «Car notre légère tribulation d'un moment produit en nous le poids éternel d'une incommensurable gloire» (2 Co 4,17). Ailleurs, il déclare encore avec une belle constance : «Les souffrances du temps présent n'ont pas de proportion avec la gloire future qui sera manifestée en nous» (Rm 8,18).
Quelques efforts que donne l'humaine fragilité, ils ne sauraient égaler la récompense à venir; et ses labeurs ne diminuent pas la grâce, au point qu'elle cesse d'être gratuite.
Cependant, après avoir attesté qu'il tient de la grâce la dignité apostolique — «C'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis» (1 Co 15,10) le Maître des nations proclame aussi qu'il y a répondu : «Et sa grâce envers moi n'a pas été vaine ; mais j'ai travaillé plus qu'eux tous, non pas moi cependant, mais la grâce de Dieu avec moi» (Ibid.). En disant : «J'ai travaillé,» il marque l'effort de son libre arbitre. Lorsqu'il ajoute : «Non pas moi, mais la grâce de Dieu,» il montre la vertu de la protection divine. Par ces mots enfin : «Avec moi,» il déclare qu'elle a coopéré, non pas avec un oisif et un insouciant, mais avec quelqu'un qui a travaillé et pris de la peine.

CHAPITRE 14

Dans les tentations qu'il envoie, Dieu se propose d'éprouver les forces de la liberté humaine.

Nous voyons une conduite analogue de la justice divine en Job, son athlète de choix, lorsque le diable le réclame pour un combat singulier.
S'il n'avait lutté contre son adversaire avec ses propres forces, mais que la grâce de Dieu eût tout fait, en le couvrant de sa protection ; s'il avait enduré, sans déployer la moindre patience, mais seulement par la vertu du secours divin, les tentations et les maux inventés par l'ennemi avec un art cruel : comment celui-ci n'aurait-il pas repris avec bien plus de justice la calomnie qu'il avait auparavant proférée : «Est-ce gratuitement que Job sert Dieu ? Ne l'as-tu pas entouré comme d'une clôture, lui, sa maison et tout son bien ? Mais retire ta main — c'est-à-dire : Laissez-le combattre contre moi avec ses seules forces — , et l'on verra s'il ne te maudit pas en face» ? (Job 1,9-11) Mais il n'ose, tout calomniateur qu'il soit, renouveler, après la lutte, une plainte de ce genre; et par là même, il confesse que ce n'est pas la force de Dieu qui l'a vaincu, mais celle de Job.
À ce dernier, pourtant, la grâce n'a pas manqué totalement. C'est elle qui donne au tentateur un pouvoir mesuré à la force de résistance qu'elle aperçoit en lui. Elle ne le protège pas contre l'attaque, de manière à ne point laisser de place à la vertu humaine, non; elle se borne à faire en sorte que son sauvage ennemi ne lui enlève pas l'usage de ses facultés, pour l'accabler ensuite sous le poids d'une lutte inégale et injuste.
Ainsi, Dieu éprouve notre foi, pour la rendre et plus forte et plus glorieuse. Le centurion de l'Évangile nous en est un exemple. Le Seigneur, assurément, savait qu'il pouvait guérir son serviteur par la puissance de sa parole; il aime mieux offrir d'y aller de sa personne : «J'irai, et le guérirai» (Mt 8,7). Mais l'autre, dans l'ardeur grandissante de sa foi, s'élève au-dessus de cette offre ; il s'écrie — «Seigneur, je ne suis pas digne que tu entres sous mon toit; mais dites seulement une parole, et mon serviteur sera guéri» (Ibid. 8). Et le Seigneur d'admirer. Il le couvre d'éloges, et le préfère à tous ceux qui avaient cru du peuple d'Israël : «En vérité, je vous le dis, je n'ai pas trouvé une telle foi en Israël» (Ibid. 10). Mais il n'aurait ni gloire ni mérite, si le Christ n'avait fait qu'exalter en lui ses propres dons.
Nous lisons que la divine justice a ménagé pareillement cette épreuve de la foi au plus magnifique des patriarches. «Et il arriva, après ces événements, que Dieu mit à l'épreuve Abraham.» (Gn 22,1) En effet, ce n'est pas la foi qu'il a lui-même inspirée que le Seigneur veut éprouver, mais celle qu'Abraham peut librement témoigner, dès lors qu'il a été appelé et éclairé d'en haut. Aussi sa constance est-elle ensuite à juste titre reconnue, lorsque la grâce lui revient, après l'abandon passager nécessaire pour l'épreuve : «Ne porte pas la main sur l'enfant, et ne lui fais aucun mal; je sais maintenant que tu crains le Seigneur, et que tu n'a pas épargné ton fils, ton unique, à cause de moi.» (Ibid. 12)
Il se peut qu'à notre tour nous soyons soumis à ce genre de tentation, afin d'avoir aussi le mérite de l'épreuve. Le Législateur le prédit bien clairement dans le Deutéronome : «S'il s'élève au milieu de toi un prophète ou quelqu'un qui dise avoir vu un songe, et qu'il te prédise un signe ou un prodige, et que ce qu'il a dit s'accomplisse, puis qu'il te dise : Allons, et suivons des dieux étrangers que tu ignores, et servons-les : tu n'écouteras pas les paroles de ce prophète ou de ce songeur, parce que le Seigneur votre Dieu vous éprouve, afin qu'il paraisse si vous l'aimez, ou non, de tout votre coeur et de toute votre âme.» (Deut 13,1-3) Quoi donc ? lorsque Dieu aura permis que surgisse ce prophète ou ce songeur, protégera-t-il ceux dont il veut éprouver la foi, de manière à ne point laisser de place à leur liberté, pour qu'ils luttent par leurs propres forces avec le tentateur ? Et quel besoin même de tentation, s'il les sait trop faibles et trop fragiles, pour être capables de résister par leurs propres forces au tentateur ? La justice du Seigneur n'aurait donc pas permis qu'ils fussent tentés, s'il ne leur avait connu une force de résistance égale à l'attaque, en sorte que l'on pût en toute équité les juger coupables ou dignes d'éloge, selon qu'ils auraient agi.
Tel encore ce que dit l'Apôtre : «Ainsi donc, que celui qui pense être ferme, prenne garde de tomber. Aucune tentation ne vous survient qui ne soit humaine. Et Dieu, qui est fidèle, ne permettra pas que vous soyez tentés au delà de vos forces; mais avec la tentation, il ménagera aussi une heureuse issue, afin que vous puissiez la supporter» (Co 10,12-13). Par ces paroles : «Que celui qui pense être ferme, prenne garde de tomber», il rend leur liberté vigilante; car il sait bien qu'il dépend d'elle, ou de rester debout par son zèle, ou de tomber par sa négligence. Lorsqu'il poursuit : «Aucune tentation ne vous survient qui ne soit humaine,» il leur reproche la faiblesse et l'inconstance qui se voient dans les âmes non encore robustes, et les rendent impropres à subir l'assaut des puissances du mal, contre lesquelles il lutte lui-même chaque jour, ainsi que les parfaits dont il parle aux Éphésiens : «Nous n'avons pas à lutter contre la chair et le sang, mais contre les principautés, contre les puissances, contre les chefs de ce monde de ténèbres, contre les esprits de malice répandus dans l'air» (Ép 6,12). En ajoutant : «Dieu, qui est fidèle, ne permettra pas que vous soyez tentés au delà de vos forces», il ne souhaite point du tout que le Seigneur empêche la tentation, mais qu'ils ne soient pas tentés au delà de ce qu'ils peuvent supporter. Que la tentation soit permise, voilà qui prouve le pouvoir de la liberté humaine; qu'ils ne soient pas tentés au delà de leurs forces, ceci montre, au contraire, la grâce du Seigneur modérant les assauts de la tentation.
Tous ces faits confirment que la grâce divine excite le libre arbitre, mais ne le protège ni ne le défend, de manière qu'il n'ait plus à faire effort par lui-même, pour lutter contre ses ennemis spirituels. Vainqueur, l'homme reconnaîtra la grâce de Dieu; vaincu, sa faiblesse. Ainsi apprendra-t-il à ne pas compter sur sa propre force, mais toujours sur le secours divin, et à recourir sans cesse à son protecteur.
Ce n'est point là conjecture personnelle, mais un sentiment qui s'appuie des témoignages les plus évidents de la divine Écriture. Rappelons-nous ce qui se lit au livre de Josué : «Voici les peuples que le Seigneur laissa et ne voulut pas détruire, à dessein d'éprouver par eux Israël, pour voir s'il garderait les commandements du Seigneur son Dieu, et afin qu'il prît l'habitude de combattre» (Jud 3,1-2, et 2,22).
Cherchons dans les choses humaines une comparaison pour l'incomparable clémence de notre Créateur; non que nous prétendions y trouver quelque égalité de tendresse, mais du moins une certaine ressemblance dans la bonté. Je suppose une mère pleine d'amour et de soin. Elle porte longtemps son petit enfant dans ses bras, jusqu'à ce qu'enfin elle lui apprenne à marcher. Et d'abord, elle le laisse ramper. Puis, elle le dresse, et le soutient de la main, pour qu'il se serve de ses jambes. Bientôt, elle l'abandonne un instant; mais le voit-elle chanceler, vite elle le prend, soutient ses pas hésitants, le relève s'il est tombé, ou le retient dans sa chute, ou bien, au contraire, le laisse tomber doucement, pour le relever ensuite. Cependant, il est devenu un jeune garçon; le voilà bientôt dans toute la force de l'adolescence et de la jeunesse. Elle lui fait alors porter des charges ou lui enjoint des travaux qui l'exercent sans l'accabler, elle le laisse lutter avec ses compagnons.
Combien notre Père à tous, qui est aux cieux, sait-il mieux qui il doit porter sur le sein de sa grâce, qui il doit exercer en sa présence à la vertu, en le laissant arbitre de ses volontés ! Du reste, il aide encore celui-ci dans ses labeurs, il écoute ses appels, il ne se dérobe pas à ses recherches, il va jusqu'à le retirer parfois du danger à son insu.

CHAPITRE 15

De la grâce multiforme des vocations

Ceci montre à l'évidence que les jugements de Dieu sont insondables, et incompréhensibles les voies (cf. Rm 11,33) par lesquelles il attire au salut le genre humain. Mais l'exemple des vocations racontées dans l'Évangile nous en peut fournir une preuve nouvelle.
André, ni Pierre, ni les autres apôtres ne songeaient aux moyens de se sauver; et voici qu'il les choisit par une condescendance toute spontanée de sa grâce (cf. Mt 4,18). — Zachée, poussé par un sentiment de foi, s'efforce de voir le Seigneur, et remédie à la petitesse de sa taille en montant sur le sycomore; le Seigneur l'accueille, et, bien plus, lui accorde cette bénédiction et cette gloire : il va demeurer chez lui. (cf. Lc 19,2 et ss.) — Il attire Paul qui résiste et regimbe. (Ac 9,3 et ss.) — À cet autre, il commande de s'attacher à lui si inséparablement, qu'il lui refuse le court délai sollicité pour ensevelir son père (cf. Mt 8,21 et ss.). — Corneille s'applique incessamment à la prière et à l'aumône; comme en récompense, la voie du salut lui est montrée; un ange le visite, qui lui ordonne de faire venir Pierre et d'apprendre de sa bouche les paroles par où il aura le salut, lui et tous les siens (cf. Ac 10).
Ainsi la sagesse multiforme de Dieu ménage-t-elle le salut des hommes avec une tendresse habile à varier ses moyens et vraiment insondable. Selon la capacité de chacun, il accorde les dons de sa largesse. Pour les guérisons même qu'il opère, il ne veut point se régler sur la puissance toujours égale de sa majesté, mais sur la foi qu'il trouve en chacun de nous ou qu'il a lui-même départie. Celui-ci croit que pour le purifier de sa lèpre, la volonté toute seule du Christ suffit; le Christ le guérit par le seul assentiment de sa volonté : «Je le veux, sois guéri» (Mt 8,3). Un autre le supplie de venir chez lui, et de ressusciter sa fille en lui imposant les mains; il entre dans sa maison, et lui accorde l'objet de sa requête en la manière espérée (cf. Ibid. 9,18). Un troisième croit que le salut réside essentiellement dans le commandement de la parole : «Dites seulement une parole, et mon serviteur sera guéri» (Mt 8,8); par le commandement de sa parole, il rend aux membres alanguis leur vigueur première : «Va, et qu'il te soit fait selon que tu as cru (Ibid. 13).» — En voici qui espèrent trouver le remède dans l'attouchement de la frange de son vêtement; il leur dispense largement le don de la santé. (cf. Ibid. 9,20) — Il accorde à ceux-ci la guérison de leurs maladies sur leur prière; à ceux-là par un don spontané. — Il en exhorte certains à l'espérance : «Veux-tu être guéri ?» (Jn 5,6). Il porte secours de son propre mouvement à d'autres qui ne l'espéraient pas. — Il sonde les désirs des uns avant de satisfaire leur volonté : «Que voulez-vous que je fasse ?» (Mt 20,32). À cette autre qui ignore le moyen d'obtenir ce qu'elle convoite, il l'indique avec bonté : «Si tu crois, tu verras la gloire de Dieu.» (Jn 11,40) — Il en fut sur qui il épancha surabondamment son pouvoir de guérir, si bien qu'à leur sujet l'évangéliste peut dire : «Il guérit tous leurs malades» (Mt 14,14). Chez d'autres, l'abîme sans fond de ses bienfaits se trouva fermé : «Jésus, est-il dit, ne put faire parmi eux de miracle à cause de leur incrédulité» (Mc 6,5-6).
Voilà comment la libéralité de Dieu se conforme à la capacité de notre foi. Il dit à, celui-ci «Qu'il te soit fait selon ta foi» (Mt 9,29); à celui-là «Va, et qu'il te soit fait selon que tu as cru» (Ibid. 8,13); à un troisième : «Qu'il te soit fait comme tu le désires» (Ibid. 15,28); à un autre encore : «Ta foi t'a sauvé» (Mc 10,52 et Lc 18,42).

CHAPITRE 16

Que la grâce de Dieu dépasse les bornes étroites de la foi humaine.

Mais que l'on n'aille point penser que nous ayons dit ces choses, dans le dessein d'établir que toute l'affaire de notre salut est dans la main de notre foi, selon l'opinion sacrilège de quelques-uns. Donnant tout au libre arbitre, ils affirment que la grâce de Dieu est dispensée à chacun selon son mérite. Nous déclarons, au contraire, de la façon la plus catégorique que la grâce de Dieu déborde quelquefois par delà les étroites limites de notre incrédulité.
C'est ce qui arriva, comme il nous souvient, pour l'officier royal de l'Évangile. Persuadé qu'il sera plus facile de guérir son fils malade que de le ressusciter une fois mort, il supplie, il presse le Seigneur de daigner le suivre : «Seigneur, descendez avant que mon fils ne meure» (Jn 4,49). Et le Christ, qui a pourtant blâmé son incrédulité : «Si vous ne voyez des signes et des prodiges, vous ne croyez pas» (Ibid. 48), ne se règle pas sur la faiblesse de cette foi, pour déployer la grâce de sa divinité. Il chasse la fièvre qui menait le malade à la mort, non par sa présence — la foi de l'officier n'allait pas plus loin —, mais par le verbe de sa puissance : «Va, ton fils vit» (Ibid. 50).
Nous lisons qu'il épancha sa grâce avec la même surabondance lors de la guérison du paralytique. Celui-ci ne demandait que d'être délivré de la langueur qui avait énervé tous les ressorts de son pauvre corps; le Seigneur commence par lui donner la santé de l'âme : «Aie confiance, mon fils, tes péchés te sont remis» (Mt 9,2). Là-dessus, comme les Scribes ne voulaient pas croire qu'il pût remettre les péchés des hommes, pour confondre leur incrédulité, il rend encore, par la parole de sa puissance, la santé à ses membres paralysés : «Pourquoi pensez-vous le mal dans vos coeurs ? Lequel est le plus facile, de dire : Tes péchés te sont remis, ou de dire : Lève-toi et marche ? Or, afin que vous sachiez que le Fils de l'homme a, sur la terre, le pouvoir de remettre les péchés: Lève-toi, dit-il au paralytique, prends ton lit, et retourne à ta maison» (Ibid. 4-6).
Même constatation pour le malade qui, couché vainement depuis trente-huit ans près du rebord de la fontaine, avait attendu sa guérison du mouvement de l'eau; c'est spontanément encore que le Seigneur montre ici la munificence de sa libéralité. Il appelle d'abord l'attention de l'infirme sur le moyen de recouvrer la santé : «Veux-tu être guéri ?» (Jn 5,6). L'autre se plaint du manque de secours de la part des hommes : «Je n'ai personne pour me jeter dans la piscine, dès que l'eau est agitée.» (Ibid. 7) Cependant, le Seigneur pardonne à son incrédulité et à son ignorance; il le rend à la santé, non par le moyen espéré, mais de la manière qu'a choisie sa miséricorde : «Lève-toi, dit-il, prends ton lit, et retourne à ta maison.»
Mais quoi d'étonnant si l'on raconte de tels prodiges de la puissance du Seigneur, alors que la divine grâce en a opéré de semblables par l'entremise de ses serviteurs ? Pierre et Jean entraient dans le temple. Un boiteux de naissance, incapable de faire un pas, leur demande l'aumône. Mais eux, au lieu des viles pièces de monnaie qu'il sollicitait, lui accordent libéralement l'usage de ses jambes. Il espérait le soulagement de quelque pauvre obole; ils l'enrichissent avec le don précieux de la santé qu'il n'attendait pas : «Je n'ai ni argent ni or, dit Pierre; mais ce que jai, je te le donne : au nom de Jésus Christ de Nazareth, lève-toi et marche.» (Ac 3,6)

CHAPITRE 17

De la providence insondable de Dieu

À ces exemples produits des Évangiles, nous pouvons clairement reconnaître que divers et innombrables sont les modes et insondables les voies par où Dieu procure le salut du genre humain. Les uns sont remplis de bonne volonté et dévorés d'une sainte passion : il les excite à plus d'ardeur encore; il contraint les autres malgré qu'ils en aient. Tantôt il nous aide à accomplir les bons désirs qu'il voit que nous avons formés; tantôt il nous inspire les premiers mouvements des saintes aspirations, et nous donne le commencement des bonnes oeuvres aussi bien que la persévérance.
De là vient qu'en nos oraisons, nous l'invoquons, non seulement comme protecteur et sauveur, mais aussi comme aide et soutien.
En tant qu'il nous appelle le premier, et nous attire au salut à notre insu et sans notre aveu : il est protecteur et sauveur. En tant qu'il vient en aide à nos efforts, nous accueille et nous protège, lorsque nous recourons à lui : il mérite les noms de soutien et de refuge.
Considérant en esprit la libéralité multiforme qui se décèle en cette providence de Dieu, le bienheureux Apôtre se voit englouti comme dans un océan sans fond et sans rivages de la tendresse divine; et il s'écrie : «0 profondeur inépuisable de la sagesse et de la science de Dieu ! Que ses jugements sont insondables et ses voies incompréhensibles ! Car qui a connu la pensée du Seigneur ?» (Rm 11,33-34).
Vue admirable sur les choses divines, qui jetait dans une sorte d'effroi un homme tel que l'Apôtre des nations ! Celui-là tente de la réduire à néant, qui croit pouvoir mesurer avec sa raison humaine la profondeur de cet abîme insondable. Oui, quiconque se fait fort de comprendre ou d'expliquer parfaitement les conduites divines, nie la parole de l'Apôtre; et son audace sacrilège prononce, à l'encontre, que les jugements de Dieu sont pénétrables au regard, ses voies possibles à découvrir.
Le Seigneur a voulu un jour exprimer à l'aide des transports des affections humaines la providence amoureuse qu'il daigne exercer sur nous, avec une tendresse qui ne sait point se lasser; et, ne trouvant point de sentiment dans toute la création auquel il pût mieux appareiller le sien, il l'a comparé à la tendresse d'un coeur de mère. Il fait donc appel à cet exemple, parce qu'il ne s'en peut trouver de plus délicat dans la nature humaine, et il dit : «Est-ce qu'une mère peut oublier son enfant ? Se peut-il qu'elle n'ait point de pitié pour le fils qu'elle a porté ?» (Is 49,15). Puis, cette comparaison même ne lui suffit plus, et il la dépasse aussitôt : «Quand même elle oublierait, ajoute-t-il, moi, je ne t'oublierai pas.»

CHAPITRE 18

Les pères ont posé en principe que le libre arbitre n'est pas capable de nous sauver

Pour ceux qui mesurent à la lumière de l'expérience, au lieu de se griser de mots, la grandeur de la grâce et la petitesse des moyens de la liberté humaine, ce qui vient d'être dit rend évidente cette vérité : «La course n'est pas aux agiles, ni la guerre aux vaillants, ni le pain aux sages, ni la richesse aux prudents, ni la faveur aux savants» (Eccl 9,11); mais «c'est le même Esprit qui produit tous ces dons, les distribuant à chacun comme il lui plaît» (1 Co 12,11).
Voilà donc la chose du monde la plus croyable ; et l'expérience nous la fait, pour ainsi dire, toucher du doigt : selon l'Apôtre, le Dieu de l'univers opère tout en tous, sans différence, avec les sentiments du plus tendre des pères et du plus bienveillant des médecins.
Tantôt il inspire le commencement du salut et met en chacun l'ardeur de la bonne volonté; tantôt il donne de passer aux actes et de parvenir à la consommation des vertus. Il nous sauve d'une ruine prochaine, d'une chute rapide, à notre insu et sans notre aveu; il ménage les occasions de salut et les circonstances favorables ; il empêche les efforts les plus violents et les plus emportés d'aboutir, les desseins de mort de se réaliser. Les uns courent vers lui d'un volontaire élan : il les accueille. Les autres lui résistent : il les tire malgré eux, et les amène de force à la bonne volonté.
Mais, si notre résistance ne prenait fin, si nous persévérions dans notre mauvaise volonté, Dieu ne ferait pas tout. D'autre part, toute l'affaire de notre salut doit être attribuée, non pas au mérite de nos oeuvres, mais à la grâce céleste. Ce sont là deux vérités que le Seigneur lui-même nous enseigne par ces paroles : «Vous vous souviendrez de vos voies et de tous les crimes dont vous vous êtes souillés; et vous commencerez à vous déplaire à vous-mêmes pour toutes les mauvaises actions que vous avez commises. Et vous saurez que je suis le Seigneur, lorsque je vous ferai du bien à cause de mon nom, et non selon vos voies mauvaises ni selon vos crimes détestables, maison d'Israël» (Ez 20,43-44).
Aussi tous les pères catholiques, qui ont appris la perfection du coeur, non par de vaines disputes de mots, mais par les effets et les oeuvres, ont-ils arrêté ces trois principes :
Premièrement, c'est le don de Dieu qui allume en nous le désir de tout ce qui est bien, mais notre liberté demeure entière de pencher, soit d'un côté, soit de l'autre;
Deuxièmement, c'est également un effet de la grâce que nous pratiquions les vertus, mais sans que le pouvoir du libre arbitre soit étouffé;
Troisièmement, la vertu une fois acquise, la persévérance est encore un présent de Dieu, mais notre liberté, tout en s'y dévouant, ne se sent pas captive.
Le Dieu de l'univers opère tout; mais il faut croire que cela consiste pour lui à exciter, protéger, affermir, non pas à nous ravir la liberté qu'il nous a lui-même donnée.
Le raisonnement humain pourra découvrir quelque conclusion qui paraisse contredire ce sentiment : il faut l'éviter; plutôt que de la produire, au risque de détruire par elle la foi. Car la foi ne vient pas de l'intelligence; mais c'est l'intelligence qui vient de la foi, selon qu'il est écrit : «Si vous ne croyez, vous ne comprendrez pas» (Is 7,9). Et aussi bien, comment il se peut faire que Dieu opère tout en nous, et qu'en même temps tout soit attribué à notre libre arbitre : c'est un mystère que la raison de l'homme est impuissante à comprendre pleinement.

    

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