DEUXIÈME CONFÉRENCE
DE L'ABBÉ CHEREMON
De la
Chasteté
CHAPITRE 1
L'abbé Cheremon parle de la
chasteté
Le désir où nous étions du pain de
la doctrine nous fit trouver au repas plus de gêne que de plaisir.
Lorsqu'il fut fini, le vieillard s'aperçut que nous attendions sur lÕheure
l'accomplissement de sa promesse : «Je vous sais gré, dit-il, du transport où
vous met la passion d'apprendre. Mais je n'éprouve pas un moindre contentement à
voir la logique qui se marque en vos discours. L'ordre que vous observez dans
votre question est, en effet, celui même de la raison. La plénitude d'une
charité si sublime appelle nécessairement l'infinie récompense d'une parfaite et
indéfectible chasteté. Il y a là deux palmes étonnamment semblables, deux joies
sÏurs; et si étroite est l'alliance qui les unit, qu'il est impossible de
posséder l'une sans l'autre.
Le doute que vous proposez se résume en ce point : est-il possible d'éteindre
complètement le feu de la concupiscence dont nous portons dans notre chair les
ardeurs innées ?
C'est ce qu'un nouvel entretien semblable au premier nous permettra d'éclaircir.
Tout d'abord, qu'en pense au juste le bienheureux Apôtre ? «Mortifiez, dit-il,
les membres de lÕhomme terrestre.» (Col 3,5). Mais, avant de pousser plus loin,
quels sont ces membres qu'il ordonne de mortifier ? Son dessein n'est pas de
nous porter à quelque mutilation barbare. Ce qu'il désire, c'est que le zèle de
la sainteté parfaite détruise au plus tôt le corps de péché, lequel
naturellement est formé de membres divers. «Afin que soit détruit le corps de
péchés,» dit-il en un autre endroit, puis, il explique en quoi consiste cette
destruction : «Pour que nous ne soyons, plus esclaves du péché.» (Rom 6,6).
C'est aussi de ce corps qu'il demande avec gémissement d'être délivré :
«Malheureux homme que je suis ! Qui me délivrera de ce corps de mort?» (Ibid.)
CHAPITRE 2
Du corps de péché et de ses
membres
Ce sont les vices qui forment les
membres multiples du corps de péché; tout ce qui se commet de mal en actions,
paroles ou pensées lui appartient. Ces membres sont qualifiés de terrestres, et
avec bien de la raison. Qui en use ne saurait, sans mentir, proclamer hautement
: «Pour nous, notre vie est dans les cieux.» (Phil 3,20).
L'Apôtre les énumère dans le passage suivant . «Mortifiez, dit-il, les membres
de l'homme terrestre, la fornication, l'impureté, la luxure, toute convoitise
mauvaise, et la cupidité, qui est une idolâtrie.» (Col 3,5).
Remarquez le dernier de tous, la cupidité.
L'Apôtre, en le citant, veut nous instruire sans aucun doute à rejeter tout
désir du bien d'autrui; mieux encore, à mépriser d'un cÏur magnanime nos biens
propres, comme nous lisons, dans les Actes, que fit la multitude des fidèles :
«La multitude des fidèles n'avait qu'un cÏur et qu'une âme, nul ne disait sien
ce qu'il possédait, mais tout était commun entre eux... Tous ceux qui
possédaient terres ou maisons, les vendaient et en, mettaient le prix aux pieds
des apôtres; on le distribuait ensuite à chacun, selon qu'il en avait besoin.»
(Ac 4,32-34). Et, pour que l'on ne croie pas que cette perfection reste
l'apanage du petit nombre, il atteste que la cupidité est une idolâtrie. Rien de
plus juste. Ne pas secourir l'indigent dans ses nécessités; faire passer les
préceptes du Christ après son argent, que l'on conserve avec la ténacité de
l'infidèle : c'est bien tomber en effet dans le crime de l'idolâtrie, puisque
l'on préfère à la charité divine l'amour d'une chose créée.
CHAPITRE 3
Du devoir de mortifier la
fornication et l'impureté
Or, nous voyons que beaucoup pour
le Christ ont abdiqué leur fortune; et l'expérience témoigne qu'ils n'ont pas
seulement renoncé à la possession de l'argent, mais qu'ils en ont encore
retranché le désir de leur cÏur. Ne devons-nous pas croire que l'on peut de la
même manière éteindre le feu de la fornication ? L'Apôtre n'aurait pas joint le
possible à l'impossible. S'il commande de mortifier pareillement l'un et l'autre
vice, c'est qu'il savait la chose faisable pour tous deux. Il a tant de
confiance que nous pouvons extirper de nos membres la fornication et l'impureté,
que ce n'est pas assez, à ses yeux, de les mortifier; notre devoir va plus loin,
jusqu'à ne pas même les nommer : «Que l'on n'entende pas seulement parler parmi
vous, déclare-t-il, de fornication, ni de quelque impureté que ce soit, ni de
convoitise. Qu'on n'y entende point de paroles déshonnêtes, ni de folles, ni de
bouffonnes, toutes choses qui sont malséantes.» (Eph 5,3-4). Toutes choses aussi
qui sont pareillement funestes et nous excluent au même titre du royaume de
Dieu, comme il l'enseigne encore : «Sachez-le bien : nul fornicateur, nul
impudique, nul homme adonné à l'avarice, ce qui est une idolâtrie, n'a
d'héritage dans le royaume du Christ et de Dieu»; (Ibid. 5) «Ne vous y trompez
point : ni les impudiques, ni les idolâtres, ni les adultères, ni les efféminés,
ni les infâmes, ni les voleurs, ni les cupides, ni les ivrognes, ni les
calomniateurs, ni les rapaces ne posséderont le royaume de Dieu.» (1 Cor
6,9-10).
Mais après de telles paroles, il ne faut plus douter que nous ne puissions
abolir entièrement de nos membres la souillure de la fornication et de
l'impureté : puisque l'Apôtre n'en exprime pas autrement l'obligation qu'il ne
fait pour l'avarice, les paroles insensées ou bouffonnes, l'ivrognerie et le
vol, tous vices faciles à retrancher.
CHAPITRE 4
Pour obtenir la pureté de la
chasteté, il ne suffit point du labeur de l'homme
Assurons-nous cependant que la plus
austère abstinence, je veux dire la faim et la soif, ni les veilles, ou le
travail assidu, ou l'application incessante à la lecture ne nous mériteront la
pureté constante de la chasteté. Parmi ce continuel labeur, il faut encore
apprendre de l'expérience qu'une telle intégrité est un don libéral de la grâce
divine. De notre persévérance infatigable dans ces exercices quel sera donc le
fruit ? D'obtenir, en affligeant notre corps, la miséricorde du Seigneur; de
mériter qu'il nous délivre par un bienfait de sa main des assauts de la chair et
de la tyrannie toute-puissante des vices. Mais ne nous flattons pas d'arriver
par leur moyen à l'inviolable chasteté que nous souhaitons.
Que chacun s'anime d'ailleurs à sa conquête du même désir, du même amour, de la
même impatiente ardeur qui se voient chez l'avare dévoré de la cupidité, chez
l'ambitieux que possède la soif des honneurs, chez l'homme emporté par la
violence intolérable d'une passion mauvaise. Brûlé d'un insatiable désir de la
perpétuelle intégrité, il méprisera la nourriture, même désirable; la boisson,
même nécessaire, lui donnera de l'aversion; il repoussera enfin le sommeil même
qu'il doit à la nature, ou du moins ne le prendra qu'avec une âme toute saisie
de crainte et en défiance contre un ennemi si perfide de la pureté, un
adversaire si déclaré de la chasteté.
S'il peut se réjouir, au matin, d'avoir été préservé, qu'il le comprenne bien !
il n'est pas redevable de ce bienfait à son zèle ni à sa vigilance, mais à la
protection de Dieu; et cette intégrité ne persévérera que le temps qu'il plaira
à la divine miséricorde de lui en faire la grâce.
Celui qui parvient à se fonder dans cette foi, se gardera d'un sentiment
d'orgueil qui lui persuaderait la confiance en sa propre vertu. Il ne se
laissera pas davantage amollir, après une longue immunité, par une sécurité
agréable, mais trompeuse. Il sait que l'humiliation ne tarderait pas, si Dieu
retirait un instant sa protection.
C'est donc avec un cœur tout humble et contrit qu'il faut s'appliquer sans cesse
à la prière, afin que son secours demeure toujours avec nous.
CHAPITRE 5
Utilité des assauts que nous livre
la chair
De la nécessité de cette
continuelle vigilance voulez-vous une preuve manifeste, qui vous fasse voir du
même coup comment les combats de la chair, pour contraires et dangereux qu'ils
nous paraissent, concourent à notre bien : considérez, je vous prie, ceux qu'un
défaut de nature en exempte. Qu'est-ce qui les rend surtout lâches et tièdes à
la poursuite de la vertu ? N'est-ce point qu'ils se croient sans péril de voir
leur chasteté ternie ?
Je serais fâché que l'on me fit dire qu'il ne s'en trouve point, pour être
animés au parfait renoncement. Je prétends seulement que s'il en est qui
s'empressent d'une volonté austère à cueillir la palme de la perfection proposée
à nos ambitions, ils doivent triompher en quelque manière de leur nature. Car,
lorsque l'ardente passion s'en est allumée dans une âme, elle la pousse à
supporter, et la faim, et la soif, et les veilles, et la nudité, et toutes les
fatigues corporelles, non seulement avec patience, mais de bon cÏur : «L'homme,
parmi la douleur, travaille pour soi-même, et empêche de force sa propre perte»;
(Pro 16,26) «À l'homme pressé de la faim, même ce qui est amer devient doux.»
(Ibid. 27,7).
Au surplus, que l'on ne s'imagine point maîtriser ou bannir le désir des choses
présentes, si en la place de ces penchants mauvais, que l'on aspire à
retrancher, l'on n'en fait succéder de bons. La force vitale de l'âme ne lui
permet pas de rester sans quelque sentiment de désir ou de crainte, de joie ou
de tristesse; il n'est que de la bien occuper. Nous voulons chasser de notre
cÏur les convoitises de la chair : livrons incontinent la place aux joies
spirituelles. Prise à cet heureux filet, l'âme aura désormais où se fixer, et
rejettera les séductions des joies présentes, des bonheurs qui passent.
Lorsque de quotidiens exercices l'auront conduite à cet état, elle connaîtra par
expérience le sentiment qui s'exprime dans ce verset, que tous, à la vérité,
nous chantons sur le rythme accoutumé de la psalmodie, mais dont un petit nombre
seulement, que l'expérience a instruits, pénètrent tout le sens : «J'avais les
yeux vers le Seigneur toujours, parce qu'il est à ma droite, de peur que je ne
chancelle.» (Ps 15,8). Oui, celui-là seul aura l'intelligence intime et vivante
de ces, paroles, qui, parvenu à la pureté d'âme et de corps dont nous parlons,
comprendra que c'est le Seigneur qui, à tout instant, l'y maintient, de peur
qu'il ne retombe de ces hauteurs à sa misère, et qui protège constamment sa
droite, c'est-à-dire ses actions saintes.
Ce n'est pas à la gauche de ses saints que le Seigneur se tient toujours, parce
que le saint n'a rien en soi qui gauchisse, mais à leur droite. Les pécheurs et
les impies, eux, ne le voient pas : ils n'ont point cette droite où le Seigneur
se tient, et ne peuvent dire avec le prophète : «Mes yeux sont tournés
constamment vers le Seigneur, car c'est lui qui dégagera mes pieds du lacet.»
(Ps 24,15). De telles paroles ne sont vraies que dans la bouche de celui qui
considère toutes les choses de ce monde comme pernicieuses ou superflues, comme
inférieures du moins à la vertu consommée, et dirige tous ses regards, son étude
et ses soins à la garde de son cœur, vers la chasteté très pure. L'esprit se
lime, pour ainsi dire, à ces exercices; il se polit à mesure qu'il progresse. La
sainteté parfaite de l'âme et du corps est au bout de la carrière.
CHAPITRE 6
La patience éteint le Feu de
l'impureté
Plus on grandit dans la douceur de
la patience, plus on profite dans la pureté du corps; on est d'autant plus ferme
dans la chasteté, que l'on a repoussé plus loin le vice de la colère. Car il est
impossible d'éviter les révoltes de la chair, à moins d'étouffer premièrement
les emportements du cÏur.
L'une des béatitudes exaltées par la bouche de notre Sauveur nous rend cette
vérité manifeste : «Heureux les doux, parce qu'ils posséderont la terre.» (Mt
5,4). Nous n'avons point d'autre moyen de posséder notre terre, c'est-à-dire de
soumettre à notre empire la terre rebelle de notre corps, que de fonder tout
d'abord notre âme en la douceur de la patience; dans les combats que la passion
suscite à notre chair, le triomphe ne s'obtient que si l'on revêt les armes de
la mansuétude : «Les doux, dit le prophète, posséderont la terre,» et «ils y
demeureront à jamais.» (Ps 36,11 et 29). Puis, il nous enseigne, dans la suite
du psaume, la méthode pour conquérir cette terre : «Attends le Seigneur et garde
sa voie; il t'élèvera, et tu posséderas la terre en héritage.» (Ps 36,34).
Voilà donc une vérité constante : personne nÕarrive à la ferme possession de
cette terre, hors ceux qui gardent les voies dures et les préceptes du Seigneur
par la douceur inaltérable de la patience. Sa main les retirera de la fange et
les élèvera au-dessus des passions charnelles. «Les doux posséderont la terre;»,
et non seulement ils la posséderont, mais «ils goûteront les délices d'une paix
débordante.» (Ibid. 11).
Au contraire, celui qui reste sujet dans sa chair aux guerres de la
concupiscence, ne jouira point de cette paix d'une façon stable : Fatalement,
les démons ne cesseront de lui livrer les plus cruels assauts, et blessé des
traits enflammés de la luxure, il perdra la possession de sa terre, jusqu'au
jour où le Seigneur «fera cesser les guerres jusqu'aux extrémités du monde,
brisera l'arc et rompra les armes, et consumera par le feu les boucliers.» (Ps
45,10). Ce feu est celui que le Seigneur est venu apporter sur la terre. Les
arcs et les armes qu'il brisera, sont ceux dont les puissances du mal se
servaient contre cet homme dans une guerre incessante du jour et de la nuit,
pour percer son cÏur avec les traits des passions.
Mais, lorsque le Seigneur, imposant silence aux guerres, l'aura délivré de tous
les emportements de la chair, il parviendra à un merveilleux état de pureté. La
confusion s'évanouira, qui lui donnait de l'horreur pour lui-même, je veux dire
pour sa chair, durant qu'il en était combattu; et il commencera d'y prendre ses
délices comme dans une demeure très pure. «Le mal ne viendra pas jusqu'à lui;
nul fléau n'approchera de sa tente.» (Ps 90,10). Par la vertu de patience se
trouvera rempli l'oracle prophétique : le mérite de sa mansuétude lui aura donné
la terre en héritage, et plus encore, «il goûtera les délices d'une paix
débordante.» (Ps 36,11). Tandis qu'il n'y a point de paix débordante pour l'âme
où survit l'inquiétude du combat. Car remarquez qu'il n'est pas dit : Ils
goûteront les délices de la paix; mais «d'une paix débordante».
Il paraît évidemment par là que le remède le plus efficace pour le cÏur humain,
c'est la patience, selon le mot de Salomon : «L'homme doux est le médecin du
cÏur.» (Pro 14,30). Ce n'est pas seulement la colère, la paresse, la vaine
gloire ou la superbe qu'elle extirpe, mais encore la volupté, et tous les vices
à la fois : «La longanimité, dit encore Salomon, fait la prospérité des rois.»
(Ibid. 25,15). Celui qui est toujours doux et tranquille, ni ne s'enflamme de
colère, ni ne se consume dans les angoisses de l'ennui et de la tristesse, ni ne
se disperse dans les futiles recherches de la vaine gloire, ni ne s'élève dans
l'enflure de la superbe : «Il y a une paix surabondante pour ceux qui aiment le
nom du Seigneur, et rien ne leur est une occasion de chute.» (Ps 118,165). En
vérité, le Sage a bien raison de dire : «L'homme patient vaut mieux que le
soldat vaillant; celui qui maîtrise sa colère, que l'homme qui prend une ville.»
(Pro 16,32).
Mais, jusqu'à ce que nous obtenions cette paix solide et durable, nous devons
nous attendre à de fréquents assauts. Souvent, il nous faudra redire dans les
larmes et les gémissements : «Je suis devenu misérable et je suis affligé sans
mesure, tout le jour je vais accablé de tristesse, parce que mes reins ont été
remplis d'illusions»; (Ps 37,7-8) «Il n'est rien de sain dans ma chair à la vue
de votre colère, il n'y a point de paix dans mes os à la vue de ma folie.»
(Ibid. 4).
Ces gémissements ne seront jamais plus à propos ni plus fondés que, lorsqu'après
être longtemps demeurés purs, espérant déjà d'avoir échappé pour toujours à la
souillure de la chair, nous sentirons ses aiguillons s'insurger de nouveau
contre nous à cause de l'élèvement de notre cÏur, ou serons victimes d'une
illusion nocturne. Parce qu'on a joui longtemps de la pureté du cÏur et du
corps, par une suite naturelle on se flatte de ne pouvoir plus déchoir
dorénavant de ces blancheurs, et tout au fond de soi-même on se glorifie dans
une certaine mesure : «J'ai dit dans le sentiment de mon abondance : Je ne
serai jamais ébranlé.» (Ps 29,7). Mais le Seigneur fait-il mine, pour notre
bien, de nous abandonner : la pureté qui nous donnait tant d'assurance, commence
de se troubler; au milieu de notre prospérité spirituelle, nous nous voyons
chanceler.
Oh ! recourons alors à l'auteur de notre intégrité. Reconnaissons et avouons
notre faiblesse : «Seigneur, c'est par un effet de votre volonté, non de la
mienne, que vous m'avez affermi dans l'état florissant où j'étais; vous avez
détourné votre face, et j'ai été rempli de trouble.» (Ps 29,8). Disons encore
avec le bienheureux Job : «Quand j'aurais été lavé dans l'eau de neige et que
mes mains éclateraient dans leur blancheur immaculée, vous me plongeriez dans la
fange, et mes vêtements m'auraient en horreur.» (Job 9,30-31).
Cependant, celui qui se souillerait par sa faute, ne peut parler de la sorte à
son Créateur.
Jusqu'à ce que l'âme soit parvenue à l'état de la pureté parfaite, elle passera
fréquemment par ces alternatives, nécessaires à sa formation; tant qu'enfin la
grâce de Dieu comble ses désirs, en l'y affermissant pour toujours. Alors, elle
pourra dire en toute vérité : «Je ne me suis point lassée d'attendre le
Seigneur, et il m'a regardée. Il a exaucé ma prière, et il m'a retirée de la
fosse de misère, de la fange du bourbier; il a dressé mes pieds sur le rocher,
il a affermi mes pas» (Ps 39,2-3).
CHAPITRE 8
Ceux qui n'en ont pas
l'expérience, ne peuvent traiter de la nature de la chasteté ni de ses effets
Mais d'accepter ces choses, de les
soumettre à l'épreuve, de décider avec certitude si elles sont possibles, ou
non, personne ne le peut faire, s'il n'est parvenu à discerner les limites de la
chair et de l'esprit.
Une longue expérience l'y conduira, ainsi que la pureté du cÏur, unies à la
lumière de la parole divine, dont le bienheureux Apôtre dit : «Elle est vivante,
la parole de Dieu, et efficace, plus acérée que nulle épée à deux tranchants, si
pénétrante, qu'elle va jusqu'à séparer l'âme de l'esprit, les jointures et les
moelles; et elle discerne les pensées et les sentiments du cÏur.» (Heb 4,12).
Ainsi placé, pour ainsi dire, à leur commune frontière, il distinguera en toute
équité, comme ferait un spectateur ou un juge impartial, ce qui est le fait
nécessaire et inévitable de l'humaine condition, et ce qui provient des
habitudes vicieuses ou de la négligence de la jeunesse. Sur leur nature, non
plus que sur leurs effets, il ne se laissera pas égarer par les fausses opinions
du vulgaire, il n'acquiescera pas davantage aux préjugés des gens sans
expérience. Mais il aura pour pierre de touche infaillible sa propre expérience,
et c'est avec une juste appréciation des choses qu'il décidera des exigences de
la pureté, sans donner dans l'erreur de ceux qui mettent au compte de la nature
ce qui n'est dû qu'à leur négligence, et rendent responsable la chair elle-même,
ou plutôt son Créateur, de leur incontinence. De ces personnes, il est dit fort
heureusement au livre des Proverbes : «La folie de l'homme corrompt ses voies,
et c'est Dieu qu'il accuse dans son cÏur.» (Pro 29,3).
Peut-être se trouvera-t-il quelqu'un, pour refuser sa foi à la doctrine que
j'expose. Eh bien ! je lui demande de ne pas disputer contre moi avec une
opinion préconçue. Qu'il consente d'abord à se soumettre aux exigences de la
discipline érémitique. Et lorsqu'il les aura suivies durant quelques mois, avec
la mesure et les tempéraments que la tradition nous a fixés, il pourra constater
lui-même en connaissance de cause la vérité de mes paroles.
C'est en vain qu'on dispute sur la fin d'un art ou d'une science, si l'on ne
commence par entrer à plein cÏur et de toutes ses forces dans les voies qui
peuvent en livrer à fond le secret. Par exemple, j'affirme qu'il est possible
d'extraire du froment une sorte de miel ou une huile très douce, analogue à
celle des graines de rave ou de lin. Quelqu'un, dans l'assistance, n'a pas la
moindre notion du fait. Il se récrie : «Ce que vous dites va contre la nature
des choses; c'est un mensonge évident.» Et de me tourner en ridicule. Je produis
des témoins sans nombre, qui affirment avoir vu de leurs yeux; ils ont goûté;
ils ont eux-mêmes fabriqué de ces produits. J'explique en outre toute la série
des transformations qui font passer la substance du froment à l'état de corps
gras comme lÕhuile ou doux comme le miel. Il n'en persiste pas moins dans sa
sotte persuasion, et s'obstine à nier que de ce grain il puisse rien sortir de
sucré ou de gras. Ne faudra-t-il pas plutôt blâmer son opiniâtreté qui va contre
toute raison, que contester ironiquement la vérité de mes paroles, appuyée comme
elle est de témoignages nombreux fidèles, autorisés, de démonstrations
évidentes, et qui plus est, prouvée par l'expérience ?
Celui-là donc pourra s'excuser sur la nécessité inhérente à la nature, qui sera
parvenu par une application continuelle à un tel état de pureté, que son âme ne
soit plus touchée des appas du vice, et qu'il n'ait plus à regretter que des
souillures inconscientes et rares. Tel il sera durant le jour, tel il demeurera
durant la nuit; le même dans le sommeil et à la prière, seul et en la compagnie
des hommes. Jamais il ne s'apercevra tel dans le secret, qu'il rougisse d'être
vu par autrui. Le regard inévitable de Dieu ne surprendra rien chez lui qu'il
désire tenir caché à la vue des hommes. Mais la très suave lumière de la
chasteté le comblera de continuelles délices, et il pourra dire avec le prophète
: «La nuit même est devenue lumineuse, au sein des délices où je suis. Les
ténèbres n'ont point d'obscurité pour vous; la nuit brille comme le jour, ses
ténèbres ressemblent à la lumière.» (Ps 138,11-12).
CHAPITRE 9
Question :
Est-il possible de garder la chasteté durant le sommeil ?
GERMAIN. Nous ne sommes pas sans
avoir éprouve nous-mêmes en quelque façon qu'il est possible, avec la grâce de
Dieu, de garder son corps parfaitement pur durant la veille. Nous ne nions pas
que la rigueur d'une vie austère et la résistance de la raison ne puissent alors
empêcher toute révolte de la chair. Mais restera-t-elle également paisible
durant le sommeil ?
CHAPITRE
10
Réponse :
le sommeil ne saurait nuire à ceux qui sont chastes.
CHEREMON. — Il paraît bien que vous
n'avez pas encore saisi quelle est l'essence de la chasteté.
Elle ne se garde bien, croyez-vous, que durant la veille, moyennant l'austérité
de la vie; dans le sommeil, les ressorts de l'âme se détendent, et il devient
par suite impossible de sauver son intégrité.
Non, la chasteté ne se soutient pas, comme vous le pensez, par la garde d'une
vie austère; elle subsiste par l'amour qu'elle inspire et les délices que l'on
goûte dans sa pureté même. Tant qu'il reste quelque attrait pour la volupté, on
n'est pas chaste, mais continent seulement.
Vous voyez donc que le sommeil ne peut nuire a ceux que la grâce divine a
pénétrés jusqu'aux moelles de l'amour de la chasteté, bien qu'ils suspendent
alors l'austérité de leur vie.
Il est prouvé par ailleurs de la façon la plus certaine que celle-ci nous
trahit, même durant la veille. Un vice qui n'est contenu qu'avec peine,
accordera bien quelque trêve, jamais la sécurité ni le repos parfaits qui
succèdent au labeur. Si, au contraire, il est vaincu complètement par une vertu
qui s'insinue jusque dans les profondeurs de l'être, il se tient dorénavant
tranquille, sans donner le moindre soupçon de révolte, et laisse son vainqueur
jouir d'une paix constante et assurée.
Sachons-le : tant que nous éprouvons les révoltes de la chair, nous ne sommes
point parvenus aux cimes de la chasteté, mais nous restons sous le sceptre
débile, de la continence, fatigués de continuels combats, dont l'issue demeure
nécessairement douteuse.
CHAPITRE
11
Qu'il existe une grande différence
entre la continence et la chasteté.
Ainsi, la chasteté parfaite se
distingue des commencements laborieux de la continence par une tranquillité
inaltérable. C'est le signe qu'elle est consommée, lorsqu'elle garde sans une
ombre l'éclat de sa pureté non plus en combattant contre les mouvements de la
concupiscence, mais par l'horreur absolue qu'elle en éprouve. Ce ne peut être là
autre chose que la sainteté.
Heure bénie, où la chair cesse de convoiter contre l'esprit, pour consentir à
ses désirs et communier à sa vertu ! Les liens d'une paix solide les unissent
l'un à l'autre, et l'on voit se réaliser en eux la parole du psalmiste au sujet
des frères qui habitent ensemble. Ils possèdent la béatitude promise par le
Seigneur : «Si deux d'entre vous s'accordent sur la terre, quoi quÕils
demandent, mon Père qui est aux cieux le leur donnera.» (Mt 18,19).
Celui-là donc qui dépasse le degré figuré par Jacob «le supplantateur», s'élève,
après avoir paralysé la force de la chair, des luttes de la continence et du
corps à corps pour la destruction des vices au titre glorieux d'Israël, son cÏur
ne déviant plus de sa direction vers Dieu.
Le bienheureux David a bien marqué, sous l'inspiration du saint Esprit, ces deux
étapes distinctes : «Dieu, dit-il, s'est fait connaître en Judée,» (Ps 75,2)
c'est-à-dire dans l'âme qui doit confesser ses péchés, car Judée signifie
confession; mais «en Israël», c'est-à-dire en celui qui voit Dieu ou, selon une
autre version, en l'homme parfaitement droit devant Dieu, Dieu n'est pas
seulement connu, mais «grand est son nom.» (Ibid. 4).
Puis, il nous appelle vers des hauteurs plus sublimes encore; il veut nous
montrer le lieu même où Dieu prend ses délices : «Et sa demeure, ajoute-t-il,
est établie dans la paix,» (Ibid. 3) c'est-à-dire, non dans la mêlée des combats
et la lutte contre les vices, mais dans la paix de la chasteté et la perpétuelle
tranquillité du cÏur.
Si quelqu'un mérite, par l'extinction des passions charnelles, d'atteindre à
cette demeure de paix, poursuivant ses progrès il deviendra une Sion
spirituelle, ce qui signifie tour d'observation de Dieu, et il sera aussi la
demeure de Dieu. Car le Seigneur ne se trouve point parmi les batailles de la
continence, mais il réside dans l'observatoire indéfectible des vertus. C'est là
qu'il ne se contente plus d'émousser ou de contenir, mais qu'il a pour jamais
brisé la puissances des ares, de ces ares d'où partaient jadis contre nous les
traits enflammés de la volupté.
Non, vous le voyez, la demeure du Seigneur n'est pas dans les combats de la
continence, mais dans la paix de la chasteté; c'est dans l'observatoire des
vertus qu'il fait son séjour, dans la contemplation. Le psalmiste avait bien
sujet de mettre les portes de Sion au-dessus de toutes les tentes de Jacob : «Le
Seigneur, dit-il, aime les portes de Sion plus que toutes les tentes de Jacob.»
(Ps 86,2).
CHAPITRE
12
Des particulières merveilles que
le Seigneur opère dans les Saints.
Grandes en vérité, et
merveilleuses, et inconnues profondément aux hommes, si ce n'est à ceux qui en
ont fait l'expérience, sont les largesses que Dieu, en sa libéralité ineffable,
accorde à ses fidèles, même durant qu'ils demeurent en ce vase de corruption.
Dans la pureté de son âme, le prophète en embrasse tout le détail; et tant en
son propre nom qu'au nom de ceux qui parviennent à cet état merveilleux de paix
et de chasteté, il s'écrie : «Admirables sont vos Ïuvres, et mon âme se plaît à
le reconnaître.» (Ps 138,14). Serait-ce lui faire dire rien de neuf ou de grand,
que de voir dans ses paroles un autre sentiment, une allusion aux autres Ïuvres
de Dieu ? Est-il personne qui n'aperçoive, ne fut-ce que par la grandeur de la
création, que merveilleux sont les divins ouvrages ? Mais les dons que Dieu
dispense quotidiennement à ses saints et dont il les comble avec une munificence
si particulière, nul ne les connaît que l'âme qui en jouit. Elle en est le
témoin à un titre si unique, dans le secret de sa conscience, que redescendue de
cette ferveur toute de flamme à la vue des choses matérielles et terrestres,
elle manque de paroles pour dire ce qu'elle a éprouvé, lÕintelligence même ou la
réflexion sont inégales à le concevoir.
Qui n'admirerait en soi les Ïuvres du Seigneur, lorsqu'il voit l'instinct de la
gloutonnerie et la recherche dispendieuse autant que fatale des plaisirs de la
bouche si parfaitement étouffés, qu'à peine prend-il encore à de rares
intervalles et comme malgré soi une chétive et grossière nourriture ? Qui ne
demeurerait saisi de stupeur devant les ouvrages de Dieu, en constatant que le
feu de la volupté, qu'il considérait auparavant comme inhérent à la nature et en
quelque sorte impossible à éteindre, s'est tellement refroidi en lui, qu'il
n'éprouve plus dans sa chair le moindre mouvement, fut-ce le plus innocent ?
Comment n'admirer pas avec tremblement la vertu divine, lorsqu'on voit des
hommes cruels jadis et farouches, que même la soumission la plus insinuante
exaspérait jusqu'au comble de la fureur, devenus des anges de douceur, tellement
que, loin qu'ils s'émeuvent de l'injure, leur magnanimité souveraine va jusqu'à
s'en réjouir ? Qui s'étonnerait devant les Ïuvres de Dieu et s'écrierait du fond
de son cÏur: «J'ai connu que le Seigneur est grand,» (Ps 134,5) lorqu'il se voit
lui-même, ou quelque autre, passé de l'extrême cupidité à la libéralité, de la
prodigalité à une vie d'abstinence, de la superbe l'humilité, faisant succéder
aux délicatesse et à la recherche un extérieur négligé et hirsute, embrassant
volontairement la pénurie et la détresse et y plaçant sa joie ?
Ce sont là en vérité les divines merveilles que l'âme du prophète et celles qui
lui ressemblent, découvrent avec étonnement dans une contemplation pleine de
miracles. Ce sont là les prodiges que Dieu a opérés sur la terre, et dont la vue
fait dire au même prophète, en appelant tous les peuples à les admirer : «Venez
et voyez les Ïuvres de Dieu, les prodiges qu'il a opérés sur la terre; il a
brisé l'arc et rompu les armes, et consumé par le feu les boucliers.» (Ps
45,9-10). Car quel plus grand prodige, que de voir en un moment les publicains
cupides devenir apôtres, les persécuteurs farouches se charger en prédicateurs
de l'Évangile et propager au prix de leur sang la foi qu'ils poursuivaient ?
Tels sont les divins ouvrages que le Fils atteste qu'il accomplit chaque jour en
union avec son Père : «Mon Père agit jusqu'aujourd'hui, et moi aussi j'agis.»
(Jn 5,17). Telles sont les Ïuvres de Dieu que le bienheureux David chante en
esprit : «Béni soit le Seigneur, le Dieu d'Israël, qui seul fait des prodiges !»
(Ps 71,18). C'est d'elles que parle le prophète Amos : «Il a fait toutes choses,
et il les change; il change en matin l'ombre de la mort.» (Amos 5,18). «Ce sont
là, en effet, les changements de la droite du Très-Haut.» (Ps 76,11). C'est au
sujet de cet ouvrage de salut que le prophète adresse au Seigneur cette prière :
«Affermissez, ô Dieu, ce que vous avez fait en nous !» (Ps 67,29).
Je ne parle pas de ces conduites secrètes et cachées dont l'âme des saints se
voit l'objet à toute heure; de cette infusion céleste de la joie spirituelle qui
relève l'esprit abattu et lui rend l'allégresse; de ces transports brûlants, de
ces consolations enivrantes que la bouche ne peut dire et que l'oreille n'a pas
entendues, qui souvent nous éveillent d'une torpeur inerte et stupide, comme
d'un profond sommeil, pour nous faire passer à la prière la plus fervente. C'est
bien là cette joie dont le bienheureux Apôtre dit : «L'Ïil de l'homme n'a pas
vu, son oreille n'a pas entendu, le secret pressentiment de son cÏur n'a point
deviné.» (1 Cor 2,9). Mais il parle de celui qui, rendu stupide par les vices
terrestres, est resté homme, rivé aux passions humaines et incapable de rien
apercevoir de ces divines largesses. De lui-même, au contraire, et de ceux qui,
d'ores et déjà étrangers à la manière de vivre des hommes lui sont devenus
semblables, il dit aussitôt : «Mais à nous, Dieu l'a révélé par son Esprit.»
(Ibid. 10).
CHAPITRE
13
Ceux-là seulement qui en font
l'expérience, connaissent la douceur de la chasteté.
Plus l'âme est pure et limpide,
plus sublime est sa contemplation. Et plutôt son admiration grandit-elle au fond
d'elle-même qu'elle ne trouve de mots pour la rendre, de discours pour
l'expliquer. De même que celui qui n'a pas éprouvé cette joie ne la peut
concevoir, celui qui en a fait l'expérience ne peut non plus la dire.
Je suppose un homme qui n'ait jamais goûté rien de doux. On veut lui faire
saisir avec des paroles la douceur du miel. Mais les mots qui entrent par ses
oreilles ne lui donnent pas le sentiment d'une suavité que son palais n'a point
éprouvée. D'autre part, les paroles manqueront à celui qui veut expliquer la
douceur que le plaisir du goût lui a révélée; et charmé par un agrément qu'il
est seul à connaître, il sera réduit à admirer silencieusement en soi-même la
saveur exquise dont il a fait l'expérience.
Il en va de même pour celui qui a mérité de parvenir à la hauteur de vertu dont
nous parlons. Il repasse en son esprit les grandes choses que Dieu fait en lui
par une grâce toute spéciale; et dans le transport où le jette la vue de tant de
merveilles, il s'enflamme, il s'écrie du plus profond de son cÏur : «Admirables
sont vos Ïuvres, et mon âme se plaît à le reconnaître.» (Ps 138,14).
Oui, c'est bien là le grand miracle de Dieu, qu'un homme de chair et vivant dans
la chair ait rejeté tout penchant charnel, que parmi tant de circonstances
diverses, tant d'assauts qui lui sont livrés, il garde son âme dans la même
disposition et demeure immobile au milieu du flux incessant des événements.
Un vieillard fondé en cette vertu vivait auprès d'Alexandrie, noyé dans la masse
des infidèles. Ceux-ci le criblaient de propos blessants et le chargeaient à
l'envie des plus graves injures. Or, un jour qu'ils lui disaient en se moquant :
«Mais quels miracles a donc faits ce Christ que vous adorez ?» «Celui-ci,
répondit-il, que toutes vos injures, et celles mêmes plus grandes que vous
pourriez me dire, ne m'émeuvent ni ne m'offensent.»
CHAPITRE
14
Question : Par quelle abstinence
et en combien de temps peut-on parvenir à la chasteté.
GERMAIN. — Une telle chasteté n'est
plus une vertu humaine ou qui appartienne à la terre; elle semble plutôt le
privilège du ciel, le don particulier des anges. Étonnés et confondus, nous nous
sentons plus d'effroi et de découragement que d'ardeur à l'acquérir. Nous vous
en prions, enseignez-nous de la manière la plus complète quelles observances
nous y pourraient conduire, et en combien de temps, afin de nous donner la
confiance qu'elle est chose possible, et que, d'avoir un délai précis, nous
soyons animés à la poursuivre. Nous sommes bien près de la croire inaccessible à
notre chair infirme, à moins que vous ne nous indiquiez sûrement la méthode et
le chemin par où l'où y puisse parvenir.
CHAPITRE
15
Réponse sur le laps de temps
nécessaire pour reconnaître que la chasteté est possible.
CHEREMON. — Il y aurait témérité à
vouloir assigner un laps de temps bien défini pour l'acquisition de la chasteté
parfaite, étant donné surtout la diversité qui se rencontre dans les
dispositions et les ressources des âmes. Tant de précision serait difficile même
pour les arts matériels et les sciences des choses visibles, où l'application et
les dons naturels rendent le succès ou plus lent ou plus rapide.
Mais ce que je puis faire très précisément, c'est indiquer l'observance à
suivre, et déterminer le temps nécessaire pour reconnaître du moins sa
possibilité.
Quiconque se retire de toute conversation inutile; mortifie tout sentiment de
colère, toute sollicitude et tout souci terrestres; se contente de deux pains
pour son repas quotidien; se prive de boire de l'eau jusqu'à satiété; se borne à
trois heures ou, suivant une autre règle, à quatre heures de sommeil et
cependant, ne croit nullement pouvoir l'obtenir par les mérites de son labeur et
de son abstinence, mais ne l'attend que de la miséricorde du Seigneur — car sans
cette conviction, vains seraient les efforts de l'homme —; celui-là n'aura pas
besoin de plus de six mois, pour reconnaître qu'il ne lui est pas impossible de
l'acquérir en perfection.
Voici, au demeurant, le signe certain que l'on est tout proche de la pureté :
c'est que l'on commence à ne l'attendre plus de ses propres efforts. Lorsqu'on a
bien compris toute la portée de ce verset : «Si le Seigneur ne bâtit la maison,
c'est en vain que travaillent ceux qui la bâtissent», (Ps 126,1) on ne se fait
point de sa pureté un mérite orgueilleux, parce que l'on voit trop bien qu'on la
doit à la miséricorde du Seigneur et non à sa propre diligence; on ne s'emporte
pas non plus contre les autres avec une rigueur impitoyable, parce que l'on sait
que la vertu de l'homme n'est rien, si elle n'est aidée de la vertu divine.
CHAPITRE
16
De la fin et du remède de la
chasteté.
Ainsi donc, c'est déjà une victoire
singulière pour qui combat de toutes ses forces contre l'esprit de fornication,
de n'attendre point le remède du mérite de ses efforts.
Persuasion facile et à la portée de tous, semble-t-il; et cependant, elle est
aussi difficile aux commençants que la chasteté parfaite elle-même. À peine
ont-ils entrevu les premiers sourires de la pureté : un certain élèvement se
glisse subtilement dans le secret de leur conscience, et ils se complaisent en
eux-mêmes, dans la pensée que leur soin diligent a tout fait. C'est pourquoi il
leur est nécessaire de se voir retirer pour un temps le secours divin, et de
subir la tyrannie des vices que la vertu de Dieu avait éteints, jusqu'à ce que
l'expérience leur ait appris qu'ils ne sauraient obtenir par leurs propres
forces et par leur travail personnel le bien de la pureté.
Mais ce discours sur la fin de la chasteté parfaite s'est beaucoup prolongé.
Concluons-le brièvement, en ramassant dans une seule phrase toutes les pensées
que nous avons copieusement développées deçà et delà. La perfection de la
chasteté est que le moine ne soit jamais effleuré par le plaisir mauvais durant
la veille, et que son sommeil ne soit point troublé d'illusions fâcheuses.
J'ai parlé selon mon pouvoir. À tout le moins puis-je dire que ce ne sont pas là
de vains mots, mais que l'expérience a tout dicté. Je soupçonne fort que les
lâches et les négligents jugeront ces choses impossibles. Je suis certain, en
revanche, que les âmes éprises de la perfection et vraiment spirituelles se
reconnaîtront dans mes paroles et y donneront leur suffrage. C'est qu'il y a
autant de différence entre les hommes, que sont éloignés l'un de l'autre les
buts où se porte le désir de leur cÏur, c'est-à-dire le ciel et l'enfer, le
Christ et Bélial, selon cette parole de notre Seigneur et Sauveur : «Si
quelqu'un veut être mon serviteur, qu'il me suive; où je suis, là sera mon
serviteur;» (Jn 12,26) et encore : «Où est votre trésor, là aussi sera votre
cÏur.» (Mt 6,21).
Là s'arrêta le discours de l'abbé Cheremon sur la chasteté parfaite; telle fut
la conclusion qu'il donna à son admirable doctrine sur la pureté la plus
sublime. Si grande cependant était notre stupeur, que nous restions comme
oppressés. Mais lui, voyant que la plus grande part de la nuit était déjà
passée, nous conseilla de ne point dérober à la nature le sommeil qu'elle
réclame, de crainte que la torpeur du corps n'alanguît l'âme à son tour, et ne
lui fit perdre sa vigoureuse et sainte ardeur.
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