CHAPITRE XII

RECHERCHES SUR LA LOCALISATION DE LA PARTIE SUPÉRIEURE DE L'ÂME.
PHYSIOLOGIE DU RIRE ET DES LARMES.
CONSIDÉRATIONS TIRÉES DE LA « PHYSIQUE » SUR LES RAPPORTS DE LA MATIÈRE, DE LA NATURE ET DE L'ESPRIT

Diverses opinions sur la localisation: tête, cœur

Ce que nous avons dit doit faire cesser les vaines conjectures de ceux qui enferment dans des parties du corps l'activité de l'esprit: les uns veulent placer dans le cœur la partie supérieure de l'âme, d'autres affirment que l'esprit habite dans le cerveau [1]. Tous fondent de telles inventions sur des vraisemblances de surface. Celui qui attribue le premier rôle au cœur donne la place de celui-ci comme preuve de son opinion: cette position centrale lui semble faite pour permettre au mouvement de la volonté de se répartir facilement du milieu vers l'ensemble du corps et ainsi de passer à l'acte. On donne encore comme preuve de la même opinion le certain retentissement que paraissent avoir en cette partie-là nos dispositions de chagrin et de colère. Ceux qui consacrent le cerveau à la raison disent que la tête a été édifiée par la nature comme une citadelle sur tout le corps: l'esprit y habite comme un roi défendu tout autour par les organes des sens qui sont ses messagers et ses écuyers. Ils donnent encore comme indices d'une telle supposition le déséquilibre mental de ceux dont les méninges sont en mauvais état et la perte du sens de la mesure chez ceux dont la tête est alourdie par le vin. L'un et l'autre groupe de ceux qui tiennent ces opinions ajoutent encore quelques autres raisons tirées des sciences pour établir leurs hypothèses sur la partie supérieure de l'âme. L'un dit que le mouvement de la pensée est du même genre que celui du feu, puisque l'un et l'autre sont sans arrêt. Or en sait que la chaleur a sa source dans le cœur. Aussi ces auteurs, comme ils tiennent que le mouvement de l'esprit se confond avec la mobilité de la chaleur, concluent que le cœur qui renferme la chaleur est le réceptacle de la nature spirituelle [2]. L'autre groupe part du fait que les méninges (c'est le nom de la membrane qui entoure le cerveau) sont comme le fondement et la racine de tous les organes des sens; de là ils donnent à penser que l'activité de l'esprit ne peut avoir de siège ailleurs que dans cette partie où s'ajuste l'oreille et où les sons qui y tombent viennent frapper. De même c'est par son union à cette membrane dans la cavité des yeux que, grâce aux images qui tombent sur les pupilles, la vue exprime les choses à l'intérieur de l'esprit. De même c'est dans le cerveau que, par l'odorat qui les attire, se fait le discernement des différentes odeurs. La sensation du goût est soumise, elle aussi, au discernement de cette méninge: celle-ci, communiquant la sensibilité aux développements nerveux qui l'avoisinent, les répand dans les muscles de cette région, à travers les vertèbres du cou jusqu'au conduit de l'ethmoïde [3].

Réfutation: pas de liaison nécessaire

Pour ma part, je reconnais sans peine que la prépondérance des affections physiques trouble souvent l'intelligence et que les dispositions du corps émoussent l'activité naturelle de la raison. J'admets aussi que le cœur est la source du feu qui est dans le corps et que les fortes émotions ont leur retentissement sur lui. En outre, quand les savants en ces matières me disent que cette méninge est placée près des organes des sens, qu'elle enferme le cerveau de ses plis et qu'elle est comme « arrosée » des vapeurs venues des sens, ils l'ont constaté par les anatomies qu'ils ont faites. Je ne rejette pas ce qu'ils disent. Mais je ne puis y voir la preuve de ce que la nature incorporelle soit circonscrite en des délimitations spatiales. En effet, nous le savons, le délire ne vient pas de la seule ivresse; la maladie des membranes qui entourent les côtes s'accompagne également, au dire des médecins, d'un affaiblissement de la pensée: ils appellent ce mal « phrenitis » (folie), du mot « phrenes » qui est le nom donné à ces membranes. Par ailleurs, dans l'état consécutif au chagrin et qui agit sur le cœur, les choses ne se passent pas comme l'on dit: ce n'est pas le cœur, mais l'entrée de l'estomac qui est ainsi éprouvée; seulement, par ignorance, on attribue ce mal au cœur. Voici ce que disent ceux qui ont examiné avec soin ces phénomènes: quand nous sommes dans le chagrin, les conduits se contractent et s'obstruent naturellement dans tout le corps et tout l'air qui ne peut sortir est repoussé vers les profondeurs. Alors les viscères, qui ont besoin de respirer, se trouvant comprimés de tous côtés, l'attraction de l'air se fait plus forte et la nature, pour remédier à cet affaissement, cherche à élargir ce qui s'est rétréci. Cette difficulté de respirer, nous en faisons le signe du chagrin et nous l'appelons gémissement et soupir. L'apparente compression des alentours du cœur est une mauvaise disposition, non du cœur, mais de l'entrée de l'estomac, qui a la même origine que la contraction des conduits: le réceptacle de la bile, par suite de son rétrécissement, verse son liquide âcre et mordant sur l'entrée de l'estomac. La preuve en est que la peau de ceux qui sont ainsi chagrinés devient jaune et « hépatique », sous l'action de la bile qui, trop resserrée, se déverse dans les veines.

Le rire

Ce qui se passe dans la joie et le rire confirme encore davantage ce que nous disons. Les conduits du corps sont relâchés et dilatés par le plaisir, chez ceux par exemple qu'une bonne nouvelle épanouit. Dans le cas du chagrin, par suite de la fermeture dans les conduits de ces passages minces et imperceptibles ouverts à la respiration et, par suite, de la compression de l'intérieur des viscères, il se produit un refoulement vers la tête et les méninges de la vapeur humide: celle-ci reçue en abondance dans les cavités du cerveau, par l'intermédiaire des conduits qui sont à sa base, est repoussée vers les yeux: d'où la contraction des sourcils fait sortir goutte à goutte l'humidité (ces gouttes que nous appelons larmes). D'une façon identique, vous pouvez penser que la disposition contraire élargit les conduits plus que de coutume, que l'air est attiré par eux vers les profondeurs et, de là, à nouveau rejeté naturellement par la bouche avec le concours des viscères et surtout, dit-on, du foie, qui le chassent dans un mouvement tumultueux et bouillonnant. Aussi la nature, pour faciliter la sortie commode de cet air, élargit la bouche et écarte de chaque côté les joues pour permettre la respiration. Le nom donné à ce phénomène est le rire.

Conclusion sur ces hypothèses

En conclusion, il n'y a là aucune raison de localiser dans le foie la partie supérieure de l'âme pas plus que le bouillonnement du sang autour du cœur dans les moments de colère n'en est une de placer en celui-ci le siège de l'esprit. Il faut chercher la cause de ces faits dans la constitution même des corps Au contraire il faut estimer que l'esprit, selon un mode d'union indicible, s'attache également à chacune des parties corporelles. Si certains nous opposent l'Écriture, d'après laquelle cette partie supérieure de l'âme serait dans le cœur, il n'y a qu'à vérifier leur dire, avant de le recevoir. Celui en effet qui a fait mention du cœur parle aussi des reins: « Dieu, dit-il, examine les cœurs et les reins » [4], en sorte qu'il faudrait enfermer la pensée dans ces deux organes ou dans aucun. Donc, lorsque l'on me dit que l'activité de l'esprit est émoussée ou même disparaît totalement dans telles ou telles dispositions du corps, je ne vois pas là une preuve suffisante pour circonscrire la puissance de l'esprit en un certain lieu: en ce cas, des tumeurs formées en ces régions diminueraient la place réservée à l'es­prit. C'est seulement lorsqu'il s'agit des corps qu'on ne peut trouver où les mettre, si le récipient a été précédemment rempli. La nature spirituelle ne cherche pas à remplir le vide laissé par les corps; elle n'est pas non plus chassée d'un endroit, quand la chair y est trop abondante.

La pensée de Grégoire: le corps « instrument »

En réalité, on dirait tout le corps construit à la manière d'un instrument de musique [5]; de même que souvent des chanteurs sont empêchés de montrer leur talent par la mise hors d'usage de l'instrument dont ils se servent, qui s'est gâté avec le temps, brisé dans une chute ou que la rouille et la moisissure ont rendu inutilisable, si bien qu'il ne répond plus, même si c'est un flûtiste de première valeur qui le touche, de même aussi l'esprit, qui se communique à tout son instrument et qui atteint chaque organe d'une façon spirituelle, conformément à sa nature, n'exerce son activité normale que là où tout est selon l'ordre de la nature; mais là où la faiblesse d'une partie s'oppose à son opération, il reste sans résultat et sans efficacité. Il fait de même bon ménage, en effet, avec tout ce qui respecte l'ordre de la nature, mais il reste étranger à tout ce qui s'en écarte.

Matière et esprit dans notre nature

Sur ce point nous pouvons faire une remarque qui est plutôt, sem­ble-t-il, du domaine de la « Physique » et qui est une manière de voir assez délicate à saisir. La voici: la Divinité est le Bien Suprême, vers qui tendent tous les êtres possédés du désir du Bien, C'est pourquoi notre esprit, étant à l'image du Bien parfait, tandis qu'il conserve, autant qu'il est en lui, la ressemblance avec son modèle, se maintient lui-même dans le bien; mais s'en écarte-t-il, il est dépouillé de sa beauté première. Et comme nous disons que l'esprit tire sa perfection de sa ressemblance avec la beauté prototype de toutes les autres, comme un miroir recevant une forme par l'impression de l'objet qui y paraît, par un raisonnement semblable nous disons que la nature, administrée par l'esprit, s'at­tache à lui et de cette beauté placée près d'elle, reçoit elle-même son ornement, comme si elle était miroir de miroir; à son tour, elle gouverne et soutient la par­tie matérielle de l'être existant à qui elle appartient.

Tant que cette dépendance est gardée entre les éléments, tous sont unis, chacun à son degré, à la beauté en soi, car l'élément supérieur transmet sa beauté à celui qui est placé sous lui. Mais lorsque dans cette harmonie naturelle, il se produit une rupture ou que, à l'inverse de l'ordre, le supérieur se met à la remorque de l'inférieur, alors la matière, mise à part de la nature, met à jour sa difformité (car d'elle-même elle n'a ni forme ni constitution); puis sa difformité corrompt la beauté de la nature, qui reçoit sa beauté de l'esprit. Et ainsi c'est sur l'esprit même que, par l'intermédiaire de la nature, passe la laideur de la matière, en sorte que l'on n'y voit plus l'impression de l'image divine qui s'y modelait. En effet l'esprit, comme un miroir qui ne présente à l'idée de tout bien que sa face postérieure, repousse les manifestations en lui de la splendeur du bien, tandis qu'il modèle en lui la difformité de la matière. Ainsi naît le mal, par la mise à l'écart progressive du bien. Toute bonté, quelle qu'elle soit, est de la même famille que le premier bien, mais tout ce qui n'a avec le bien ni attenance ni similitude n'a absolument aucune bonté. Si donc, selon ce que nous venons de voir, le bien réel est un, l'esprit reçoit sa beauté de la création à l'image du Bien, et la nature, qui est par l'esprit, est comme un miroir de miroir [6]. D'où il suit que la partie matérielle de notre être reçoit toute consistance et tout ordre de la nature qui la gouverne, mais que sa séparation d'avec ce qui lui donne ordre et cohésion et sa rupture d'avec la tendance naturelle qui l'unit au bien amènent sa dissolution et son retour vers en bas. Cette chute n'a d'autre cause que le retournement de la tendance spontanée de la nature à la suite du désir qui ne tend pas vers le Bien, mais vers ce qui a besoin d'un autre pour l'embellir. En effet, de toute nécessité, la matière qui mendie sa propre forme impose sa difformité et sa laideur à celui qui veut lui ressembler.

Conclusion

Nous avons été amenés à faire ces réflexions subsidiaires à propos du but premier de ce chapitre. Nous nous demandions si la puissance spirituelle a son siège dans une partie spéciale de notre être ou si elle s'étend pareillement en toutes. Certains, disions-nous, assignent à l'esprit une localisation et ils fondent leur supposition sur ce fait que l'exercice de la pensée est arrêté chez ceux dont les méninges sont malades. Notre raisonnement a montré qu'en tout organe du composé humain, qui a de soi une activité propre, la puissance de l'âme peut rester sans effet, si l'organe en question ne se maintient pas dans l'ordre naturel. Ces considérations nous ont amenés à introduire dans la suite de l'exposé le principe énoncé ci-dessus, où nous voyons que dans le composé humain, l'esprit est gouverné par Dieu, et notre vie matérielle par l'esprit, lors­qu'elle garde l'ordre de la nature. Mais se détourne-t-elle de cet ordre, elle devient étrangère à l'influence de l'esprit. Là-dessus revenons au point d'où nous étions partis, à savoir que sur les parties de notre être qui ne se détournent pas de leur constitution naturelle à la suite de quelque passion (pathos), l'esprit exerce sa puissance propre; il a de la force sur les organes en bon état mais il est impuissant sur ceux qui ne laissent pas place a son activité. D'autres argu­ments peuvent encore servir à établir cette façon de penser; si vous n'êtes pas fatigué par ce que nous avons dit, autant que j'en suis capable, je donnerai encore quelques explications sur ces matières.

CHAPITRE XIII

LE SOMMEIL. LE BAILLEMENT. LES SONGES. RECHERCHES SUR LEURS CAUSES

La loi de changement.

Cette vie matérielle et fluente des corps, toujours soumise au changement, ne trouve de possibilité d'exister que dans la perpétuité de son mouvement. Comme un fleuve emporté par son courant [7] a le lit où il coule, toujours plein, bien que la même eau ne soit jamais au même endroit, mais qu'une partie soit déjà en aval, quand l'autre est encore en amont, ainsi notre vie matérielle ici-bas s'écoule dans le mouvement et, par la succession continue des contraires, est prise dans un changement qui ne peut s'arrêter. Au lieu d'avoir la possibilité de rester toujours au même endroit, elle est douée d'un mouvement où elle ne cesse de changer parmi des qualités semblables; et si elle s'arrêtait jamais dans son mouvement, elle cesserait d'exister. Ainsi le vide succède au plein et de nouveau le plein vient prendre la place du vide.

Les deux états: sommeil et état de veille.

Le sommeil relâche la tension de l'état de veille; ensuite l'état de veille tend ce qui s'est relâché. Aucun de ces deux états ne dure, mais l'un à tour de rôle prend la place de l'autre. La nature se renouvelle ainsi par ces échanges, de telle sorte que, tenant ces deux états à la fois, elle passe sans discontinuer de l'un à l'autre. Une tension continue des activités du vivant produit une brisure et une déchirure de ces parties tendues au delà de la normale; au contraire, un relâchement constant du corps cause la chute et la dissolution de l'être. Le passage régulier, au moment voulu, de l'un à l'autre état est une force pour le maintien de la nature qui, grâce à cette succession perpétuelle des deux états, dans l'un se repose de l'autre [8].

Le sommeil

Ainsi la nature, prenant le corps tendu par l'état de veille, assure, par le sommeil, le relâchement de sa tension selon les besoins; elle fait se reposer les facultés sensorielles de leur activité, comme si elle laissait se détendre des chevaux après des combats de char. Ce relâchement opportun est nécessaire à la conservation du corps; grâce à lui, la nourriture peut se répandre sans obstacle à travers tout le corps par les conduits intérieurs, aucune tension n'empêchant ce passage. Quand le soleil brille de rayons plus chauds, des vapeurs nébuleuses sortent du fond d'un sol humide; un phénomène semblable a lieu dans la terre que nous sommes, lorsque la chaleur naturelle échauffe la nourriture qui est à l'intérieur. Les vapeurs, tendant, comme l'air, à s'élever et montant toujours plus haut, se trouvent dans la région de la tête, comme une fumée qui passe par les jointures d'une muraille; de là elles sont emportées par évaporation vers les conduits des sens. Alors cédant peu à peu la place à ces vapeurs, la sensation est rendue nécessairement impossible. Les yeux se recouvrent des paupières, comme si une machine de plomb, c'est-à-dire le poids de ces vapeurs, faisait abaisser les paupières sur les yeux. L'ouïe alourdie par ces mêmes vapeurs, comme si on avait mis une porte devant les organes de l'audition, n'exerce plus son activité normale. Tel est l'état du sommeil [9]: la sensation n'agit plus dans le corps; elle est privée de son mouvement naturel, pour permettre la distribution de la nourriture qui s'introduit ainsi par chacun de ces conduits avec les vapeurs.

Le baîllement

Pour cette même raison, si les exhalaisons venues de l'intérieur, rétrécissent les endroits où se trouvent les sens et si par ailleurs quelque nécessité interdit le sommeil, le système nerveux, rempli de ces vapeurs, se tend naturellement lui-même et cet allongement amincit la région chargée des vapeurs. Il se produit quelque chose d'identique à ce qui a lieu quand on tord avec force des vêtements pour en faire sortir l'eau. La région du pharynx est arrondie et le système nerveux y est très développé. Lorsqu'il faut en chasser les vapeurs qui s'y sont accumulées (comme on ne peut étirer un objet rond qu'en l'étendant suivant une forme circulaire), cette forme arrondie fait que le souffle est reçu dans le bâillement: la luette fait s'abais­ser la mâchoire inférieure et, tandis que l'intérieur de la cavité ainsi formée se détend en forme de cercle, cette sorte de suie lourde répandue en ces organes est exhalée avec le souffle. Souvent, après le sommeil, la même chose se produit, lorsqu'une de ces vapeurs a été laissée en ces lieux sans être chassée par le souffle.

Les rêves

Ces exemples montrent claire­ment le lien de l'esprit humain avec la nature: lorsque celle-ci est intacte et en éveil, lui aussi a de l'activité et du mouvement, mais si elle est relâchée par le sommeil, il demeure inerte, à moins qu'on ne prenne pour une activité de l'esprit les imaginations des songes qui nous viennent pendant le sommeil. Pour moi, je prétends qu'il ne faut rapporter à l'esprit que la pensée dans son activité consciente et entière; les bagatelles qui s'offrent à l'imagination pendant le sommeil, je les crois façonnées au hasard par la partie irrationnelle de l'âme comme des images de l'action de l'esprit. Quand l'âme est déliée par le sommeil de son union avec les sens, elle se trouve nécessairement aussi hors de l'activité spirituelle. Car c'est par les sens que se fait l'union de l'esprit avec l'homme; s'ils cessent d'agir, l'esprit reste lui aussi inactif. Nous en avons pour preuve ce fait que dans les événements étranges ou impossibles, il nous semble souvent que nous rêvons; ce qui ne serait pas, si alors l'âme était gouvernée par la raison et la pensée. Il me semble donc que durant le sommeil, l'âme est en repos dans ses parties les plus hautes (je veux parler de ses activités spirituelles et sensibles); seule la partie nutritive reste en activité. En elle demeurent quelques images des événements de l'état de veille et quelques retentissements de l'activité des sens ou de l'esprit qu'y a imprimés cette partie de l'âme qu'est la mémoire. Ceux-ci sont reproduits comme ils se présentent, car certains souvenirs demeurent atta­chés à cette partie de l'âme. Dans ces rêves, l'homme voit par l'imagination: dans l'ensemble de ce qui lui apparaît, il n'y a aucun enchaînement logique, mais il s'égare en des tromperies embrouillées et sans suite.

Explication des rêves

Dans l'activité du corps, bien que chaque partie ait une fonction propre liée à la puissance qui est en elle, il n'y en a pas moins corrélation entre la partie en repos et celle qui est soumise au mouvement; de la même façon dans l'âme, même si une de ses parties est en repos et l'autre en mouvement, l'ensemble reste en liaison avec ses parties. Car on ne peut ad­mettre que l'unité naturelle de l'âme soit entièrement dissoute par la prédominance de l'activité d'une des puissances sur une partie. Mais de même que chez ceux qui sont éveillés et en exercice, l'esprit domine et le sens sert, alors que cependant la partie nutritive du corps ne fait pas défaut au reste (l'esprit fournit la nourriture nécessaire, le sens la reçoit et la force nutritive du corps l'assimile); de la même façon durant le sommeil l'ordre de commandement de ces puissances est en nous comme inversé: alors que commande la partie irrationnelle, l'activité des autres cesse, mais ne s'éteint pas tout à fait. A ce moment la partie nutritive est occupée, grâce au sommeil, à la digestion, et elle assure le soin de toute la nature; mais alors la force de la sensation n'est pas tout à fait détendue (ce que la nature a une fois uni ne peut être ensuite complètement séparé), sans que son activité puisse pourtant s'exercer au grand jour, à cause de l'inactivité des sens pendant le sommeil. II faut en dire autant de l'esprit: comme il est uni à la partie sensitive de l'âme, il serait logique d'affirmer que les mouvements de celle-ci déterminent les mouvements de l'esprit et que son repos amène le repos de l'esprit. C'est ainsi que normalement il arrive pour un feu. Lorsque de tous côtés on l'a recouvert de pailles mais qu'aucun souffle ne vient agiter la flamme, celle-ci ne se répand pas sur les matières environnantes. Cependant le feu n'est pas tout à fait éteint; mais, au lieu d'une flamme, la paille ne donne qu'une vapeur. Le vent vient-il à s'en emparer, la paille change la fumée en flamme. De la même façon l'esprit, recouvert pendant le sommeil par suite de l'inaction des sens, n'a pas la force de faire briller en eux sa lumière; mais il n'est pas tout à fait éteint. Son mouvement est celui de la fumée: il a bien quelque activité, mais elle est sans force. Un musicien, qui frappe le plectre sur les cordes relâchées de sa lyre, ne fait pas entendre de chant régulier, car une corde, si elle n'est pas tendue, ne résonne pas. Alors sa main a beau être fidèle à son art et poser le plectre à l'endroit voulu, aucun son n'en sort, mais un bruit sourd qui n'a ni sens ni ordre et qui vient du mouvement des cordes. Ainsi l'ensemble des organes des sens est relâché par le sommeil et, ou bien l'artiste se repose tout à fait, quand une trop grande fatigue ou quelque lourdeur ont entièrement détendu l'instrument, ou bien son activité reste sans vigueur et indistincte, quand l'organe des sens est incapable de recevoir exactement son impression. La mémoire alors est confuse et notre connaissance de l'avenir sommeille sous des voiles incertains; l'imagination nous présente l'image d'objets dont nous nous occupions éveillés et il arrive souvent que nous y trouvions l'indication d'événements à venir. Car alors la mémoire, par la subtilité de la nature, dépasse la lourdeur corporelle et peut apercevoir quelque objet existant. Sans doute n'a-t-elle pas le pouvoir de faire com­prendre nettement ce qu'elle dit et d'annoncer clai­rement l'avenir, mais la manière dont elle le montre reste incertaine et amphibologique, à quoi les inter­prètes des songes donnent le nom d'énigmes. Ainsi l'échanson broie des grappes de raisin dans la coupe du pharaon; ainsi le panetier se voit en songe en train de porter des corbeilles [10]: chacun pendant ses songes se croit dans ses occupations de l'état de veille. L'impression, dans la partie de l'âme qui regarde l'avenir, des objets qui étaient l'occupation ordinaire de ces hommes, a fait qu'occasionnellement leur a été prédit quelque événement à venir, grâce à cette pré­vision de l'esprit.

Prédiction par les songes

Les prédictions que Daniel, Joseph et leurs semblables firent par une puissance divine et sans aucun trouble causé par les sens, n'ont rien à voir avec le cas que nous envisageons. Personne ne saurait attribuer ces effets à la puissance des songes: ce serait logiquement admettre que ces manifestations de Dieu qui se font dans l'état de veille ne sont pas une vue directe, mais la suite de l'activité normale de la nature. Or, de même que tous les hommes sont conduits par leur propre esprit et qu'un petit nombre seulement est jugé digne de la fréquentation directe de Dieu, de même tous ont également reçu de la nature la même puissance d'imagination durant le sommeil, tandis que quelques-uns seulement, et non tous, peuvent recevoir par les rêves une manifestation divine. Chez tous les autres, même si les songes permettent quelque prévision, elle se fait de la façon que j'ai dite [11].

Si Dieu mit sur la voie de la connaissance de l'ave­nir le tyran d'Égypte ou, celui d'Assyrie, c'est qu'il se proposait par là un but spécial: il voulait manifester au jour la sagesse des saints restée cachée, afin de la faire servir au bien des hommes. Comment Daniel eût-il été connu pour ce qu'il était, si les enchanteurs et les mages n'étaient restés impuissants à découvrir les songes? Comment le peuple d'Égypte eût-il été sauvé, si Joseph était demeuré en prison et si son explication du songe ne l'avait mis en évi­dence? Aussi ces événements sont différents des premiers et il ne faut pas les juger d'après les imaginations communes. En général tous peuvent avoir des songes et ceux-ci naissent dans l'imagination de façons très diverses. Ou bien en effet, comme j'ai dit, demeurent dans la mémoire les retentissements des actions du jour; ou souvent aussi, les songes se forment selon les dispositions du corps. Ainsi celui qui a soif se croit à une source; celui qui a faim dans des banquets; le jeune homme, gonflé par la jeunesse, se construit des chimères conformes à sa passion.

Un souvenir de Grégoire

J'ai découvert une autre cause de ce qui se passe pendant le sommeil, en soignant un malade de mes familiers qui était pris de « phrenitis ». Il était alourdi par plus de nourriture que n'en supportaient ses forces et il criait, blâmant les assistants d'avoir rempli ses intestins de fumier. Le corps tout dégoûtant de sueur, il accusait ceux qui étaient là d'avoir de l'eau prête pour l'arroser sur son lit. Il ne cessait de crier, jusqu'à ce que l'événement eût indiqué la cause de tels reproches. Sans arrêt, en effet, une sueur abondante coulait sur son corps et l'état de son ventre indiquait bien la lourdeur de ses intestins. Ici, à la suite de l'émoussement de la sobriété par la maladie, la nature a souffert du mal même du corps, mais alors qu'elle n'était pas sans ressentir son mal, le déséquilibre produit par la maladie lui ôtait la force de manifester clairement la cause de son affliction. Or supposons que ce soit le sommeil naturel et non le manque de force qui ait assoupi la partie intelligente de l'âme, le même fait se serait produit en rêve pour notre malade: l'eau y aurait traduit l'écoulement de la sueur et la lourdeur des intestins le poids des aliments. Beaucoup de ceux qui connaissent la médecine expriment de même l'opinion que, chez les malades, les visions de leurs rêves sont en rapport avec leurs maladies: il y a les rêves des malades de l'estomac, ceux des malades des méninges, ceux des fiévreux, ceux des bilieux; ceux qui sont malades de la pituite en ont d'autres et les songes de ceux qui sont atteints de congestion sont différents des songes de ceux qui se dessèchent.

Ces exemples font voir que dans la partie de l'âme occupée à la nourriture et à l'accroissement, l'union de l'âme et du corps maintient des germes d'activité spirituelle, plus ou moins conformes à notre état physique, et met en harmonie les imaginations de l'esprit avec la disposition dominante du corps.

Chez beaucoup aussi, la nature des rêves dépend du genre de leurs mœurs. Un homme courageux n'a pas les mêmes rêves qu'un lâche, l'intempérant que le sage; l'homme généreux voit une chose en songe, l'avare en voit une autre: ce n'est pas l'esprit, mais la disposition de l'âme irrationnelle qui forme de pareilles visions et qui façonne ainsi les images des objets aux­quelles l'âme est habituée en raison de ses soucis de l'état de veille.

CHAPITRE XIV

L'ESPRIT N'EST PAS DANS UNE PARTIE DU CORPS.
DIFFÉRENCE ENTRE LES MOUVEMENTS DU CORPS ET CEUX DE L'ÂME

Nous voici loin de notre sujet. Nous voulions montrer que l'esprit n'est pas enchaîné à une partie du corps, mais qu'il s'attache également à l'ensemble et communique le mouvement conformément à la nature de la partie qui lui est soumise. Il y a des cas où c'est l'esprit qui suit comme un serviteur les inclinations de la nature. Souvent, en effet, la nature du corps prend le commandement, à la suite du chagrin qui est en nous ou du désir de ce qui nous charme: alors elle a l'initiative, excitant en nous l'appétit ou nous faisant chercher notre plaisir. Pendant ce temps, se soumettant à ces penchants, l'esprit s'unit au corps pour lui fournir les moyens qui sont en lui de satisfaire à ces besoins.

Ceci ne se passe pas chez tous, mais seulement dans les natures vulgaires, qui mettent leur raison au service des instincts de la nature et qui, par cette alliance de l'esprit, flattent comme des esclaves tout ce qui est agréable à leurs sens. Les parfaits ne se conduisent pas ainsi. Chez eux l'esprit y commande et choisit ce qui est utile par raison, non par entraînement: la nature suit à la trace les ordres de l'esprit.

Nous avons découvert en ce qui vit trois facultés distinctes: la première, « nutritive », n'a pas la sensation; la seconde, nutritive et sensitive à la fois, n'a pas l'activité rationnelle; enfin la dernière, rationnelle et parfaite, se répand à travers toutes les autres, en sorte qu'elle est présente en toutes et à l'esprit en sa partie supérieure. Cependant on ne doit pas en conclure que le composé humain soit formé d'un mélange de trois âmes que l'on pourrait considérer dans leurs délimitations propres et qui donnerait à penser que notre nature est un composé de plusieurs âmes. En réalité l'âme, dans sa vérité et sa perfection, est une par nature, étant à la fois spirituelle et sans matière et, par les sens, se trouvant mêlée à la nature matérielle. Toute partie matérielle soumise au changement et à l'altération, se développera si elle participe de la puissance de l'âme. Mais si elle s'éloigne de l'âme qui lui donne la vie, elle perd son mouvement. Aussi, comme il n'y a pas de sensation sans substance matérielle, en dehors de la puissance spirituelle, les sens à leur tour ne peuvent avoir d'activité.

CHAPITRE XV

L'ÂME DOUÉE DE RAISON EST PROPREMENT « ÂME » ET MÉRITE CE NOM.
LES AUTRES NE L'ONT QUE PAR SIMILITUDE. LA PUISSANCE DE L'ESPRIT SE RÉPAND A TRAVERS TOUT LE CORPS
ET S'ATTACHE AUX ORGANES, D'UNE FAÇON ADAPTÉE A CHACUN

Si quelques êtres de la création se nourrissent eux-mêmes, ou encore si d'autres sont administres par des facultés sensorielles, sans que les premiers aient la sensation ni les seconds la nature intellectuelle, et si à cause de cela on suppose l'existence de plusieurs âmes, on ne met pas entre les âmes la distinction qui convient. Toute qualification est attribuée propre­ment à l'être qui la réalise en sa perfection; mais si on la donne à l'être qui ne la réalise pas selon tout lui-même, cette attribution est vaine. Par exemple, si quelqu'un montre du vrai pain, nous disons que cet homme applique proprement ce nom à l'objet en question. Si au contraire il montre à côté du pain naturel un pain qu'un artiste a ciselé dans une pierre, l'apparence est la même, la grandeur égale, la couleur semblable, la plupart des caractères paraissent iden­tiques au modèle; cependant il manque à cet objet de pouvoir être une nourriture. Aussi nous disons que c'est par abus, non proprement, que cette pierre est appelée « pain ». De la même manière, tous les êtres qui ne réalisent pas intégralement l'attribution qu'on leur donne portent ce nom par abus.

Ainsi donc comme l'âme a sa perfection dans ce qui est intelligent et doué de raison, tout ce qui ne réalise pas cette qualité peut recevoir par similitude le nom d'âme, mais ne l'est pas réellement: il ne s'agit alors que de quelque énergie vitale, mise par appellation en parallèle avec l'âme. Aussi Dieu qui fixe les lois de chaque être a également remis à l'homme pour ses besoins les animaux qui tiennent encore de près à cette vie « naturelle », pour qu'ils lui servent de nourriture comme les plantes: « Vous mangerez, dit-il, de toutes les viandes comme des herbes des champs. » L'animal, en effet, par son activité sensible, paraît peu élevé au-dessus des êtres qui se nourrissent et s'accroissent sans cette activité. Ceci peut servir d'enseignement aux amis de la chair pour leur persuader de ne pas conduire leurs pensées selon les apparences sensibles, mais de se consacrer aux biens supérieurs de l'âme, puisque c'est en eux que celle-ci réside en sa vérité, tandis que la sensation leur est commune avec les animaux.

Mais la suite des pensées nous a emportés à côté du sujet. Notre but n'était pas de montrer que l'activité de l'esprit est plus élevée en dignité, parmi les attri­buts de l'homme, que la partie matérielle de son être, mais que l'esprit ne s'attache pas à l'une des parties de notre être et qu'il est également en toutes et à travers toutes: ni il ne les contient de l'extérieur ni non plus il ne les domine de l'intérieur: de telles façons de parler s'appliquent proprement à des cubes ou à des objets semblables qui s'emboîtent les uns dans les autres. L'union de l'esprit et de l'ensemble corporel représente au contraire une liaison indicible et impensable: elle ne se fait pas dans le corps (comment l'incorporel serait-il au pouvoir du corps?); elle ne se réalise pas non plus à l'extérieur (comment l'incorporel contiendrait-il en lui quoi que ce soit?). Mais l'esprit, selon un mode hors de toute imagination et de toute pensée, s'approchant de notre nature de telle sorte qu'il se joint à elle, est à la fois en elle et autour d'elle, sans pourtant y avoir son siège ni l'enfermer en lui. On ne peut dire que ceci: la fidélité de la nature à marcher dans sa voie permet l'exercice de la pensée. Mais le moindre écart en elle en rend boiteux le mouvement.

CHAPITRE XVI

CONSIDÉRATIONS SUR LA PAROLE DIVINE: « FAISONS L'HOMME A NOTRE IMAGE ET À NOTRE RESSEMBLANCE ».
RECHERCHES SUR LA SIGNIFICATION DE L' « IMAGE ».
CE QUI EST SOUMIS À LA PASSION ET À LA MORT PEUT-IL RESSEMBLER À L'ÊTRE QUI EST DANS LA BÉATITUDE
ET LA LIBERTÉ? COMMENT DANS L'IMAGE PEUT-IL Y AVOIR DISTINCTION EN MÂLE ET FEMELLE,
DISTINCTION QUI NE SE TROUVE PAS DANS LE MODÈLE?

Deux définitions de l'homme: 1° Celle de la philosophie

Revenons à la parole de Dieu: « Faisons l'homme à notre image et ressemblance » [12]. Certains « philosophes de l'extérieur » ont eu sur l'homme des idées vraiment mesquines et indignes de sa noblesse. Ils ont cru glorifier l'humanité en la comparant à ce monde-ci. Ils appellent l'homme un « microcosme », composé des mêmes éléments que l'univers [13]. Par ce nom pompeux, ils ont voulu faire l'éloge de notre nature, mais ils n'ont pas vu que ce qui faisait pour eux la grandeur de l'homme appartenait aussi bien aux cousins et aux souris. Ceux-ci sont composés des quatre éléments, comme absolument tous les êtres animés, à un degré plus ou moins grand, en sont formés, car sans eux aucun être sensible ne peut subsister. Quelle grandeur y a-t-il pour l'homme a être l'empreinte et la ressemblance de l'univers? Ce ciel qui tourne, cette terre qui change, ces êtres qui y sont enfermés passent avec ce qui les entoure.

2° Celle de l'Église

Selon l'Église, en quoi consiste la grandeur de l'homme? Non à porter la ressemblance de l'univers créé, mais à être à l'image de la nature de celui qui l'a fait. Quel est le sens de cette attribution d'« image »? Comment, dira-t-on, l'incorporel est-il semblable au corps? Comment ce qui est soumis au temps est-il semblable à l'éternel? Ce qui se modifie à ce qui ne change pas? À ce qui est libre et incorruptible ce qui est soumis aux passions et à la mort? À ce qui ne connaît pas le vice ce qui en tout temps habite et grandit avec lui? Il y a une grande différence entre le modèle et celui qui est « à l'image ». Or l'image ne mérite parfaitement son nom que si elle ressemble au modèle. Si l'imitation n'est pas exacte, on a affaire à quelque chose d'autre, mais non à une image. Comment donc l'homme, cet être mortel, soumis aux passions et qui passe vite, est-il image de la nature incorruptible, pure et éternelle? Seul celui qui est la vérité sait clairement ce qu'il en est. Pour nous, selon notre capacité, par des conjectures et des suppositions, nous suivrons la vérité à la trace. Voici donc sur ces points ce que nous supposons:

Le dilemme

D'un côté, la parole divine ne ment pas, lorsqu'elle fait de l'homme l'image de Dieu; de l'autre, la pitoyable misère de notre nature n'a pas de commune mesure avec la béatitude de la vie impassible. Il faut choisir: quand nous mettons en comparaison Dieu et notre nature, ou la divinité est soumise aux passions, ou l'humanité est établie dans la liberté de l'esprit, si l'on veut chez les deux à la fois parler de ressemblance. Mais si ni la divinité ne connaît les passions ni notre nature ne les exclut, avons-nous un moyen de vérifier l'exactitude de la parole divine: « L'homme a été fait à l'image de Dieu »? Revenons à la divine Écriture elle-même pour voir si la suite du récit ne donnera pas à nos recherches quelque fil conducteur. Après la parole: « Faisons l'homme à notre image » et après avoir indiqué la fin de cette création, elle poursuit: « Dieu fit l'homme et Il le fit à son image. Il les fit mâle et femelle...». Déjà précédemment, on a vu que cette parole a été proférée à l'avance contre l'impiété des hérétiques, afin de nous apprendre que, si Dieu le Fils unique fit l'homme « à l'image de   Dieu », il n'y a pas de différence à mettre entre la divinité du Père et celle du Fils, puisque la Sainte Écriture les appelle Dieu l'un et l'autre, celui qui a fait l'homme et celui à l'image de qui il a été fait. Mais laissons ce point pour revenir à notre sujet: Comment, si la divinité est heureuse et l'humanité malheureuse, se peut-il que l'Écriture dise celle-ci « à l'image » de celle-là? [14]

Double création: l'image, le sexe.

Examinons soigneusement les expressions. Nous découvrirons ceci: autre chose est ce qui est à l'image, autre chose ce que nous voyons maintenant dans le malheur. « Dieu fit l'homme », dit l'Écriture. « II le fit à l'image de Dieu » [15]. La création de celui qui est selon l'image a dès lors atteint sa perfection. Puis l'Écriture reprend le récit de la création et dit: « Dieu les fit mâle et femelle ». Tous savent, je pense, que cet aspect est exclu du prototype: « Dans le Christ Jésus, en effet, comme dit l'Apôtre, il n'y a ni mâle ni femelle » [16]. Et pourtant l'Écriture affirme que l'homme a été divisé selon le sexe. Donc double est en quelque sorte la création de notre nature: celle qui nous rend semblable à la Divinité, celle qui établit la division des sexes. C'est bien une pareille interprétation que suggère l'ordre même du récit: l'Écriture dit en premier lieu: « Dieu fit l'homme; à l'image de Dieu, Il le fit. » Dans la suite seulement, elle ajoute: « Il les fit mâle et femelle », division étrangère aux attributs divins [17].

L'homme, milieu entre Dieu et le monde

L'Écriture nous donne ici, je crois, un enseignement d'une grande élévation. Voici quel il est: entre deux extrêmes opposés l'un à l'autre, la nature humaine tient le milieu, entre la nature divine et incorporelle et la vie de l'irrationnel et de la brute. En effet, comme il est facile de le constater, le composé humain participe de deux ordres: de la Divinité, il a la raison et l'intelligence qui n'ad­mettent pas en elles la division en mâle et femelle; de l'irrationnel, il tient sa constitution corporelle et la division du sexe. Tout être qui participe de la vie humaine possède l'un et l'autre caractère dans leur intégralité.

Priorité de l'esprit sur le sexe

Mais l'esprit tient le premier rang, comme nous l'apprenons par l'ordre que suit le narrateur de la Genèse de l'homme. Ce n'est que secondairement que vient pour celui-ci son union et sa parenté avec l'irrationnel. II est dit d'abord en effet: « Dieu fit l'homme à l'image de Dieu », montrant par ces mots que, comme dit l'Apôtre [18], dans un tel être, « il n'y a ni mâle ni   femelle ». Ensuite le récit ajoute les particularités de la nature humaine, à savoir, « il les fit mâle et femelle ».

En définitive, que tirer de ces paroles? Que personne ne m'en veuille, si je reprends le raisonnement d'un peu haut pour résoudre ce problème.

Principe de solution: Perfection divine dans l'image

Dieu est par sa nature tout ce que notre pensée peut saisir de bon. Bien plus il dépasse toutes les conceptions et toutes les expériences que nous avons du bien et, s'il crée la vie humaine, il n'a d'autre raison que sa bonté.

Ceci posé, quand pour ce motif il s'élance à la création de notre nature, il ne manifeste pas à demi sa bonté toute puissante, donnant d'un côté de ses biens, pour se montrer jaloux par ailleurs de la participation qu'il en fait. Mais la perfection de sa bonté consiste à faire passer l'homme du non-être à l'être et à ne le priver d'aucun bien.

La parfaite Image: Vertu et Liberté.

La recension de ces bienfaits un à un serait longue: aussi n'est-il pas possible d'en parler en détail. L'Écriture, les résumant d'un mot qui englobe tout, les a désignés de la sorte: « C'est à l'image de Dieu que l'homme a été fait. » Ce qui équivaut à dire: il a rendu la nature humaine participante de tout bien. En effet, si la Divinité est la plénitude de tout bien et si l'homme est à son image, est-ce que ce n'est pas dans cette plénitude que l'image aura sa ressemblance avec l'archétype? Donc, en nous, sont toutes les sortes de bien, toute vertu, toute sagesse et tout ce que l'on peut penser de mieux. Un de ces biens consiste à être libre de tout déterminisme, à n'être soumis à aucun pouvoir physique, mais à avoir, dans ses décisions, une volonté indépendante. La vertu, en effet, est sans maître  [19]et spontanée; tout ce qui se fait par contrainte ou violence n'en est pas.

L'image et le modèle: 1° Création

L'image porte en tout l'impression de la beauté prototype; mais si elle n'avait aucune différence avec elle, elle ne serait plus du tout un objet à la ressemblance d'un autre, mais exactement semblable au modèle dont rien absolument ne la séparerait. Quelle différence y a-t-il donc entre la Divinité et celui qui est à sa ressemblance? Ceci exactement: l'une est sans création, l'autre reçoit l'existence par une création [20].

2° Inclination au changement

La différence qui tient à cette particularité entraîne après elle d'autres particularités. Universellement on admet le caractère immuable et toujours identique à lui-même de la nature incréée, tandis que la nature créée ne peut avoir de consistance que dans le changement. Le passage même du non-être à l'être est un mouvement et une modification pour celui que la volonté divine fait passera l'existence. Lorsque l'Évangile [21] nous présente les traits empreints sur le bronze comme l'image de César, il nous fait entendre que si intérieurement il y a une ressemblance entre la représentation et César, il y a de la différence dans le sujet; de la même manière, dans le raisonnement qui nous occupe, si, au lieu de nous attacher aux traits extérieurs, nous considérons la nature divine et la nature humaine, dans le sujet de chacun nous découvrons la différence qui est que l'un est incréé, l'autre créé. Alors donc que l'un est identique et demeure toujours, l'autre, produit par une création, a commencé à exister par un changement et se trouve naturellement enclin à se modifier de la sorte [22].

La prévision du choix humain

Par suite celui qui connaît les êtres, comme dit la Prophétie, avant leur apparition, comme il a tout suivi de près ou mieux, comme il a vu à l'avance dans sa « puissance presciente » la pente que prendra, en pleine possession de soi-même, le mouvement de la liberté humaine, dans sa connaissance de l'avenir, il établit dans son image la division en mâle et femelle, division qui ne regarde plus vers le modèle divin, mais, comme il a été dit, nous range dans la famille des êtres sans raison.

Application au problème: qu'est l'image?

La cause de cette création, seule la sauraient ceux qui contemplent la vérité ou sont les serviteurs de l'Écriture. Pour nous, selon nos possibilités, figurant la vérité par des conjectures ou des images qui la suggèrent, voici ce qui nous vient à l'esprit. Nous le disons sans lui donner un caractère absolu, mais, sous forme d'exercice, nous le proposons à la bienveillance de nos lecteurs. Quelle est donc notre pensée sur le récit de la Genèse? [23]

Toute l'humanité, non Adam

Quand l'Écriture dit: « Dieu créa l'homme », par l'indétermination de cette formule, elle désigne toute l'humanité. En effet, dans cette création Adam n'est pas nommé, comme l'histoire le fait dans la suite: le nom donné à l'homme créé n'est pas « un tel » ou « un tel », mais celui de l'homme universel. Donc, par la désignation universelle de la nature, nous sommes amenés à supposer quelque chose comme ceci: par la prescience et par la puissance divine, c'est toute l'humanité qui, dans cette première institution, est embrassée [24].

Rien d'indéterminé en Dieu...

En effet, nécessairement, rien n'est indéterminé pour Dieu dans les êtres qui tiennent de lui leur origine, mais chacun a sa limite et sa mesure, circonscrites par la sagesse de son Auteur. De même que tel homme en particulier est délimité par la grandeur de son corps et que son existence est mesurée par la grandeur répondant exactement à la surface de son corps, de même, je pense, l'ensemble de l'humanité est tenue comme dans un seul corps, grâce à la « puissance presciente » que Dieu a sur toutes choses. C'est ce que veut dire l'Écriture, lorsqu'elle dit que « Dieu créa l'homme et qu'il le fit à l'image de Dieu ».

Tous en participent.

Car ce n'est pas dans une partie de la nature que se trouve l'image, pas plus que la beauté ne réside dans une qualité particulière d'un être, mais c'est sur toute la race que s'étend également cette propriété de l'image. La preuve, c'est que l'esprit habite semblablement chez tous et que tous peuvent exercer leur pensée, leurs décisions ou ces autres activités par lesquelles la nature divine est représentée chez celui qui est à son image. Il n'y a pas de différence entre l'homme qui est apparu lors du premier établissement du monde et celui qui naîtra lors de l'achèvement du tout: tous portent également l'image divine [25].

Image unique

C'est pourquoi un seul homme a servi à désigner l'ensemble parce que pour la puissance de Dieu, il n'y a ni passé ni futur, mais ce qui doit arriver comme ce qui est passé est pareillement soumis à son activité qui embrasse le tout. Aussi toute la nature qui s'étend du début jusqu'à la fin constitue une image unique de celui qui est. La distinction de l'humanité en homme et femme, à mon avis, a été, pour la cause que je vais dire, surajoutée après coup au modelage primitif.


[1] Grégoire fait allusion aux controverses qui opposaient stoïciens et platoniciens, les premiers (et en particulier Posidonius) localisant le nous, identique au feu (pur), dans le cœur, principe de la chaleur, les autres le situant dans le cerveau. Nous retrouvons les mêmes allusions à ces controverses chez Cicéron (Tusculanes, I, 19). Dans le passage parallèle au nôtre, celui-ci se contente d'opter pour une des deux théories. Il est notable que ce soit pour la théorie platonicienne. Le fait que celle-ci se rencontre à cet endroit chez Grégoire (qui l'écarte d'ailleurs, comme l'autre) et chez Cicéron pose la question de savoir si l'ouvrage qui leur sert de source commune ne comprenait pas des interprétations non-stoïciennes. C'est la thèse de E. von Ivanka (Die Quelle von Ciceros, De Natura deorum, p. 8 sqq.). Il est certain en particulier que la source commune contenait l'image de l'esprit habitant la tête, considérée comme citadelle du corps et utilisant les organes des sens comme messagers, puisqu'on la retrouve en termes propres chez Cicéron: « Sensus autem interpretes et nuntii rerum in capite, tanquam in arce, mirifice collocati sunt » (140) et chez Lactance qui dépend de lui: « Diuina mens, in summo capite collocata, tanquam in arce, sublimis speculatur omnia » (34 A), et surtout 65 A, où il s'agit à la fois de l'âme et des sens. La source est Platon (Timée, 70).

[2] Le cœur, principe du feu qui anime le corps, est une idée posidonienne (Reinhardt, Kosmos und Sympathie, 331).

[3] A qui est empruntée la théorie qui fait du cerveau le siège de l'âme? Nous savons que cette théorie, d'origine platonicienne, a été reprise par Galien. Or l'exposé de Grégoire contient sur un point une doctrine qui ne peut être que de Galien, c'est celle qui fait du cerveau le siège de l'odorat (Galien, De l'organe de l'odorat, 4). Nous verrons tout à l'heure que Galien a été utilisé par Grégoire pour son livre. C'est donc lui dont il expose ici la théorie et qui est désigné par le Oi epistèmones tès iatrikès de 157 D.

[4] Psaume, VII, 10.

[5] Dans tout ce passage, Grégoire utilise les exemples de parallélisme psycho-physiologique que lui offrent ses sources, mais il en discute la signification et leur donne une interpré­tation spiritualiste. Il y aurait un intéressant parallèle à établir entre les analyses de Grégoire sur la localisation de l'esprit et sur l'union de l'âme et du corps, et celles de Bergson sur le même sujet dans l'Essai sur les données immédiates et Matière et Mémoire. Les principes fondamentaux y apparaîtraient identiques. L'âme est dépendante du corps dans son activité, comme le musicien l'est de son instrument. Elle n'en reste pas moins indépendante dans son être même.

[6] L'expression « miroir de miroir » eikôn eikonos, qui vient de Philon, désigne tantôt le rapport de l'homme au Verbe, lui-même image du Père, tantôt, comme ici, celui de la matière à l'esprit, lui-même image de Dieu.

[7] L'image est héraclitéenne, mais l'idée du changement perpétuel comme loi de la créature et ce qui la distingue foncièrement de Dieu, est fondamentale chez Grégoire. Voir le début de la Vie de Moïse, 328 A, et plus bas 184 D.

[8] Cette opposition de stasis et de anesis nous remet à nouveau dans un contexte posidonien, après la digression du chapitre précédent. Voir. aussi XLIV, 414 B, et von Ivanka, Die Quelle..., p. 10. Mais à partir d'ici nous ne trouvons plus de parallèle chez Cicéron, sauf en ce qui concerne la divination (De Nat. Deor., 162 et 169-172).

[9] Nous avons ici une théorie du sommeil comprenant trois parties: le sommeil lui-même, le rêve, la divination par le rêve, conformément aux habitudes de l'antiquité depuis Aristote (voir Chauvet, La philosophie des médecins grecs, p. 424). Mais à qui Grégoire a-t-il emprunté cette théorie? Reinhardt a raison de dire qu'elle n'est pas posidonienne, mais elle ne semble pas non plus venir d'Aristote, comme il l'affirme (Kosmos und Sympathie, p. 192-208). D'ailleurs tout l'ouvrage de Grégoire est étranger à Aristote. Je pense qu'en réalité nous pourrions avoir ici la théorie du sommeil de Galien, qui, nous allons le voir, est la source de Grégoire dans la seconde partie de son livre comme Posidonius l'était jusqu'ici. Cette théorie est en effet de tout point conforme aux idées de Galien sur l'alimentation du cerveau par les vapeurs issues du foie et qui sont cause du sommeil. Et c'est à Galien que renvoie le iatrikè de 173 B qui annonce le iatrikôtera de 240 C.

[10] Genèse. XL, 1 sq.

[11] La double interprétation des songes, physiologique ou surnaturelle, est posidonienne. Mais la seconde se rattache chez Posidonius à l'idée de la sumpatheia universelle et du retentissement du macrocosme dans le microcosme qui donne un fondement métaphysique à la divination par oniromancie, tandis que chez Grégoire, elle suppose l'intervention d'un Dieu personnel.

[12] Genèse. I, 26.

[13] Grégoire a encore en vue ici les théories posidoniennes. Mais s'il leur emprunte des expressions, il leur donne une interprétation différente. Ici il fait allusion à la doctrine selon laquelle l'homme est un microcosme, image du macrocosme, l'univers. Nous l'avons vu utiliser cette théorie dans XLIV, 440 C. Mais ici il y oppose la vue chrétienne qui fait de l'homme l'image non de l'Univers, mais du Créateur de l'Univers, et par là même il oppose la conception chrétienne de l'âme transcendante à l'univers (« Une seule pensée de l'homme vaut mieux que tout l'univers », écrit Jean de la Croix) à la conception stoïcienne qui absorbe l'homme dans la nature divinisée.

[14] Voir Gr. Catéch., V, 8.

[15] Genèse, I, 27.

[16] Galates. III, 28.

[17] Ici nous ne sommes plus dans un contexte posidonien, mais philonien. L'interprétation des deux récits de la Genèse au sens de deux créations successives, la première étant celle de l'homme à l'image, la seconde celle de l'homme animal, vient de Philon (De Op., 181). Elle signifie sans doute chez ce dernier la supériorité de la connaissance intellectuelle sur la connaissance par le moyen des sens. Quoi qu'il en soit, Grégoire la charge d'un sens tout nouveau. Il s'agit de la préexistence intentionnelle, dans la pensée divine, de l'humanité totale qui, elle, n'existera qu'à la fin du temps. Historiquement, le premier homme sera l'Adam terrestre. Ainsi se trouvent rassemblées deux interprétations apparemment contradictoires: celle de Paul qui (I Cor. XV, 45) affirme que l'homme psychique est le premier Adam et l'homme spirituel le second Adam, et celle de Philon qui affirme l'antériorité de l'homme à l'image sur l'homme animal. La vision de Grégoire, tout en restant fidèle à la conception historique qui est celle de Paul et d'Irénée, et en éliminant le mythe d'un Adam céleste primitif, retient de la pensée platonicienne et philonienne la préexistence dans la pensée de Dieu d'un homme idéal à quoi toute la création est ordonnée.

[18] Galates. III, 28.

[19] Platon, Rsp., 617 E.

[20] Passage capital pour la philosophie de l'image: entre l'homme et Dieu, il y a communauté de « nature », mais cette nature, Dieu la possède par lui-même, tandis que l'homme la reçoit de Dieu.

[21] Marc, XII, 16.

[22] Le changement est ainsi le caractère même qui distingue l'homme de Dieu. Cela explique pourquoi il subsiste éternellement pour Grégoire.

[23] Le caractère « hypothétique » de la pensée est souligné ici par Grégoire. Il distingue ainsi très bien ce qu'il professe comme dogme de l'Église et ce qu'il propose comme pensée personnelle. Voir d'autres exemples de formules semblables pour l'interprétation d'autres passages de l'Écriture, Vie de Moïse, 381 A.

[24] L'homme préexistant dans la pensée de Dieu n'est pas un type idéal, mais la totalité concrète de l'humanité, le corps mystique en son entier, que l'histoire ensuite amènera progressivement à sa pleine stature.

[25] L'image de Dieu est donc la collectivité humaine dans son achèvement, le Christ total tel qu'il sera réalisé à la fin des temps. Tel est le but poursuivi par Dieu dès le premier instant de la création. Voir là-dessus Balthasar, Présence et Pensée, Essai sur la philosophie religieuse de Grégoire de Nysse, p. 52; H. de Lubac, Catholicisme, p. 6 sqq.

    

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