

CHAPITRE XII
RECHERCHES SUR LA LOCALISATION DE
LA PARTIE SUPÉRIEURE DE L'ÂME.
PHYSIOLOGIE DU RIRE ET DES LARMES.
CONSIDÉRATIONS TIRÉES DE LA « PHYSIQUE » SUR LES RAPPORTS DE LA MATIÈRE, DE LA
NATURE ET DE L'ESPRIT
Diverses opinions sur la
localisation: tête, cœur
Ce que nous avons dit doit faire
cesser les vaines conjectures de ceux qui enferment dans des parties du corps
l'activité de l'esprit: les uns veulent placer dans le cœur la partie supérieure
de l'âme, d'autres affirment que l'esprit habite dans le cerveau
. Tous fondent
de telles inventions sur des vraisemblances de surface. Celui qui attribue le
premier rôle au cœur donne la place de celui-ci comme preuve de son opinion:
cette position centrale lui semble faite pour permettre au mouvement de la
volonté de se répartir facilement du milieu vers l'ensemble du corps et ainsi de
passer à l'acte. On donne encore comme preuve de la même opinion le certain
retentissement que paraissent avoir en cette partie-là nos dispositions de
chagrin et de colère. Ceux qui consacrent le cerveau à la raison disent que la
tête a été édifiée par la nature comme une citadelle sur tout le corps: l'esprit
y habite comme un roi défendu tout autour par les organes des sens qui sont ses
messagers et ses écuyers. Ils donnent encore comme indices d'une telle
supposition le déséquilibre mental de ceux dont les méninges sont en mauvais
état et la perte du sens de la mesure chez ceux dont la tête est alourdie par le
vin. L'un et l'autre groupe de ceux qui tiennent ces opinions ajoutent encore
quelques autres raisons tirées des sciences pour établir leurs hypothèses sur la
partie supérieure de l'âme. L'un dit que le mouvement de la pensée est du même
genre que celui du feu, puisque l'un et l'autre sont sans arrêt. Or en sait que
la chaleur a sa source dans le cœur. Aussi ces auteurs, comme ils tiennent que
le mouvement de l'esprit se confond avec la mobilité de la chaleur, concluent
que le cœur qui renferme la chaleur est le réceptacle de la nature spirituelle
. L'autre
groupe part du fait que les méninges (c'est le nom de la membrane qui entoure le
cerveau) sont comme le fondement et la racine de tous les organes des sens; de
là ils donnent à penser que l'activité de l'esprit ne peut avoir de siège
ailleurs que dans cette partie où s'ajuste l'oreille et où les sons qui y
tombent viennent frapper. De même c'est par son union à cette membrane dans la
cavité des yeux que, grâce aux images qui tombent sur les pupilles, la vue
exprime les choses à l'intérieur de l'esprit. De même c'est dans le cerveau que,
par l'odorat qui les attire, se fait le discernement des différentes odeurs. La
sensation du goût est soumise, elle aussi, au discernement de cette méninge:
celle-ci, communiquant la sensibilité aux développements nerveux qui
l'avoisinent, les répand dans les muscles de cette région, à travers les
vertèbres du cou jusqu'au conduit de l'ethmoïde
.
Réfutation: pas de
liaison nécessaire
Pour ma part, je reconnais sans
peine que la prépondérance des affections physiques trouble souvent
l'intelligence et que les dispositions du corps émoussent l'activité naturelle
de la raison. J'admets aussi que le cœur est la source du feu qui est dans le
corps et que les fortes émotions ont leur retentissement sur lui. En outre,
quand les savants en ces matières me disent que cette méninge est placée près
des organes des sens, qu'elle enferme le cerveau de ses plis et qu'elle est
comme « arrosée » des vapeurs venues des sens, ils l'ont constaté par les
anatomies qu'ils ont faites. Je ne rejette pas ce qu'ils disent. Mais je ne puis
y voir la preuve de ce que la nature incorporelle soit circonscrite en des
délimitations spatiales. En effet, nous le savons, le délire ne vient pas de la
seule ivresse; la maladie des membranes qui entourent les côtes s'accompagne
également, au dire des médecins, d'un affaiblissement de la pensée: ils
appellent ce mal « phrenitis » (folie), du mot « phrenes » qui est
le nom donné à ces membranes. Par ailleurs, dans l'état consécutif au chagrin et
qui agit sur le cœur, les choses ne se passent pas comme l'on dit: ce n'est pas
le cœur, mais l'entrée de l'estomac qui est ainsi éprouvée; seulement, par
ignorance, on attribue ce mal au cœur. Voici ce que disent ceux qui ont examiné
avec soin ces phénomènes: quand nous sommes dans le chagrin, les conduits se
contractent et s'obstruent naturellement dans tout le corps et tout l'air qui ne
peut sortir est repoussé vers les profondeurs. Alors les viscères, qui ont
besoin de respirer, se trouvant comprimés de tous côtés, l'attraction de l'air
se fait plus forte et la nature, pour remédier à cet affaissement, cherche à
élargir ce qui s'est rétréci. Cette difficulté de respirer, nous en faisons le
signe du chagrin et nous l'appelons gémissement et soupir. L'apparente
compression des alentours du cœur est une mauvaise disposition, non du cœur,
mais de l'entrée de l'estomac, qui a la même origine que la contraction des
conduits: le réceptacle de la bile, par suite de son rétrécissement, verse son
liquide âcre et mordant sur l'entrée de l'estomac. La preuve en est que la peau
de ceux qui sont ainsi chagrinés devient jaune et « hépatique », sous l'action
de la bile qui, trop resserrée, se déverse dans les veines.
Le rire
Ce qui se passe dans la joie et le
rire confirme encore davantage ce que nous disons. Les conduits du corps sont
relâchés et dilatés par le plaisir, chez ceux par exemple qu'une bonne nouvelle
épanouit. Dans le cas du chagrin, par suite de la fermeture dans les conduits de
ces passages minces et imperceptibles ouverts à la respiration et, par suite, de
la compression de l'intérieur des viscères, il se produit un refoulement vers la
tête et les méninges de la vapeur humide: celle-ci reçue en abondance dans les
cavités du cerveau, par l'intermédiaire des conduits qui sont à sa base, est
repoussée vers les yeux: d'où la contraction des sourcils fait sortir goutte à
goutte l'humidité (ces gouttes que nous appelons larmes). D'une façon identique,
vous pouvez penser que la disposition contraire élargit les conduits plus que de
coutume, que l'air est attiré par eux vers les profondeurs et, de là, à nouveau
rejeté naturellement par la bouche avec le concours des viscères et surtout,
dit-on, du foie, qui le chassent dans un mouvement tumultueux et bouillonnant.
Aussi la nature, pour faciliter la sortie commode de cet air, élargit la bouche
et écarte de chaque côté les joues pour permettre la respiration. Le nom donné à
ce phénomène est le rire.
Conclusion sur ces
hypothèses
En conclusion, il n'y a là aucune
raison de localiser dans le foie la partie supérieure de l'âme pas plus que le
bouillonnement du sang autour du cœur dans les moments de colère n'en est une de
placer en celui-ci le siège de l'esprit. Il faut chercher la cause de ces faits
dans la constitution même des corps Au contraire il faut estimer que l'esprit,
selon un mode d'union indicible, s'attache également à chacune des parties
corporelles. Si certains nous opposent l'Écriture, d'après laquelle cette partie
supérieure de l'âme serait dans le cœur, il n'y a qu'à vérifier leur dire, avant
de le recevoir. Celui en effet qui a fait mention du cœur parle aussi des reins:
« Dieu, dit-il, examine les cœurs et les reins »
, en sorte
qu'il faudrait enfermer la pensée dans ces deux organes ou dans aucun. Donc,
lorsque l'on me dit que l'activité de l'esprit est émoussée ou même disparaît
totalement dans telles ou telles dispositions du corps, je ne vois pas là une
preuve suffisante pour circonscrire la puissance de l'esprit en un certain lieu:
en ce cas, des tumeurs formées en ces régions diminueraient la place réservée à
l'esprit. C'est seulement lorsqu'il s'agit des corps qu'on ne peut trouver où
les mettre, si le récipient a été précédemment rempli. La nature spirituelle ne
cherche pas à remplir le vide laissé par les corps; elle n'est pas non plus
chassée d'un endroit, quand la chair y est trop abondante.
La pensée de Grégoire: le
corps « instrument »
En réalité, on dirait tout le corps
construit à la manière d'un instrument de musique
; de même que
souvent des chanteurs sont empêchés de montrer leur talent par la mise hors
d'usage de l'instrument dont ils se servent, qui s'est gâté avec le temps, brisé
dans une chute ou que la rouille et la moisissure ont rendu inutilisable, si
bien qu'il ne répond plus, même si c'est un flûtiste de première valeur qui le
touche, de même aussi l'esprit, qui se communique à tout son instrument et qui
atteint chaque organe d'une façon spirituelle, conformément à sa nature,
n'exerce son activité normale que là où tout est selon l'ordre de la nature;
mais là où la faiblesse d'une partie s'oppose à son opération, il reste sans
résultat et sans efficacité. Il fait de même bon ménage, en effet, avec tout ce
qui respecte l'ordre de la nature, mais il reste étranger à tout ce qui s'en
écarte.
Matière et esprit dans
notre nature
Sur ce point nous pouvons faire une
remarque qui est plutôt, semble-t-il, du domaine de la « Physique » et qui est
une manière de voir assez délicate à saisir. La voici: la Divinité est le Bien
Suprême, vers qui tendent tous les êtres possédés du désir du Bien, C'est
pourquoi notre esprit, étant à l'image du Bien parfait, tandis qu'il conserve,
autant qu'il est en lui, la ressemblance avec son modèle, se maintient lui-même
dans le bien; mais s'en écarte-t-il, il est dépouillé de sa beauté première. Et
comme nous disons que l'esprit tire sa perfection de sa ressemblance avec la
beauté prototype de toutes les autres, comme un miroir recevant une forme par
l'impression de l'objet qui y paraît, par un raisonnement semblable nous disons
que la nature, administrée par l'esprit, s'attache à lui et de cette beauté
placée près d'elle, reçoit elle-même son ornement, comme si elle était miroir de
miroir; à son tour, elle gouverne et soutient la partie matérielle de l'être
existant à qui elle appartient.
Tant que cette dépendance est
gardée entre les éléments, tous sont unis, chacun à son degré, à la beauté en
soi, car l'élément supérieur transmet sa beauté à celui qui est placé sous lui.
Mais lorsque dans cette harmonie naturelle, il se produit une rupture ou que, à
l'inverse de l'ordre, le supérieur se met à la remorque de l'inférieur, alors la
matière, mise à part de la nature, met à jour sa difformité (car d'elle-même
elle n'a ni forme ni constitution); puis sa difformité corrompt la beauté de la
nature, qui reçoit sa beauté de l'esprit. Et ainsi c'est sur l'esprit même que,
par l'intermédiaire de la nature, passe la laideur de la matière, en sorte que
l'on n'y voit plus l'impression de l'image divine qui s'y modelait. En effet
l'esprit, comme un miroir qui ne présente à l'idée de tout bien que sa face
postérieure, repousse les manifestations en lui de la splendeur du bien, tandis
qu'il modèle en lui la difformité de la matière. Ainsi naît le mal, par la mise
à l'écart progressive du bien. Toute bonté, quelle qu'elle soit, est de la même
famille que le premier bien, mais tout ce qui n'a avec le bien ni attenance ni
similitude n'a absolument aucune bonté. Si donc, selon ce que nous venons de
voir, le bien réel est un, l'esprit reçoit sa beauté de la création à l'image du
Bien, et la nature, qui est par l'esprit, est comme un miroir de miroir
. D'où il suit
que la partie matérielle de notre être reçoit toute consistance et tout ordre de
la nature qui la gouverne, mais que sa séparation d'avec ce qui lui donne ordre
et cohésion et sa rupture d'avec la tendance naturelle qui l'unit au bien
amènent sa dissolution et son retour vers en bas. Cette chute n'a d'autre cause
que le retournement de la tendance spontanée de la nature à la suite du désir
qui ne tend pas vers le Bien, mais vers ce qui a besoin d'un autre pour
l'embellir. En effet, de toute nécessité, la matière qui mendie sa propre forme
impose sa difformité et sa laideur à celui qui veut lui ressembler.
Conclusion
Nous avons été amenés à faire ces
réflexions subsidiaires à propos du but premier de ce chapitre. Nous nous
demandions si la puissance spirituelle a son siège dans une partie spéciale de
notre être ou si elle s'étend pareillement en toutes. Certains, disions-nous,
assignent à l'esprit une localisation et ils fondent leur supposition sur ce
fait que l'exercice de la pensée est arrêté chez ceux dont les méninges sont
malades. Notre raisonnement a montré qu'en tout organe du composé humain, qui a
de soi une activité propre, la puissance de l'âme peut rester sans effet, si
l'organe en question ne se maintient pas dans l'ordre naturel. Ces
considérations nous ont amenés à introduire dans la suite de l'exposé le
principe énoncé ci-dessus, où nous voyons que dans le composé humain, l'esprit
est gouverné par Dieu, et notre vie matérielle par l'esprit, lorsqu'elle garde
l'ordre de la nature. Mais se détourne-t-elle de cet ordre, elle devient
étrangère à l'influence de l'esprit. Là-dessus revenons au point d'où nous
étions partis, à savoir que sur les parties de notre être qui ne se détournent
pas de leur constitution naturelle à la suite de quelque passion (pathos),
l'esprit exerce sa puissance propre; il a de la force sur les organes en bon
état mais il est impuissant sur ceux qui ne laissent pas place a son activité.
D'autres arguments peuvent encore servir à établir cette façon de penser; si
vous n'êtes pas fatigué par ce que nous avons dit, autant que j'en suis capable,
je donnerai encore quelques explications sur ces matières.
CHAPITRE XIII
LE SOMMEIL. LE BAILLEMENT. LES
SONGES. RECHERCHES SUR LEURS CAUSES
La loi de changement.
Cette vie matérielle et fluente des
corps, toujours soumise au changement, ne trouve de possibilité d'exister que
dans la perpétuité de son mouvement. Comme un fleuve emporté par son courant
a le lit où
il coule, toujours plein, bien que la même eau ne soit jamais au même endroit,
mais qu'une partie soit déjà en aval, quand l'autre est encore en amont, ainsi
notre vie matérielle ici-bas s'écoule dans le mouvement et, par la succession
continue des contraires, est prise dans un changement qui ne peut s'arrêter. Au
lieu d'avoir la possibilité de rester toujours au même endroit, elle est douée
d'un mouvement où elle ne cesse de changer parmi des qualités semblables; et si
elle s'arrêtait jamais dans son mouvement, elle cesserait d'exister. Ainsi le
vide succède au plein et de nouveau le plein vient prendre la place du vide.
Les deux états: sommeil
et état de veille.
Le sommeil relâche la tension de
l'état de veille; ensuite l'état de veille tend ce qui s'est relâché. Aucun de
ces deux états ne dure, mais l'un à tour de rôle prend la place de l'autre. La
nature se renouvelle ainsi par ces échanges, de telle sorte que, tenant ces deux
états à la fois, elle passe sans discontinuer de l'un à l'autre. Une tension
continue des activités du vivant produit une brisure et une déchirure de ces
parties tendues au delà de la normale; au contraire, un relâchement constant du
corps cause la chute et la dissolution de l'être. Le passage régulier, au moment
voulu, de l'un à l'autre état est une force pour le maintien de la nature qui,
grâce à cette succession perpétuelle des deux états, dans l'un se repose de
l'autre
.
Le sommeil
Ainsi la nature, prenant le corps
tendu par l'état de veille, assure, par le sommeil, le relâchement de sa tension
selon les besoins; elle fait se reposer les facultés sensorielles de leur
activité, comme si elle laissait se détendre des chevaux après des combats de
char. Ce relâchement opportun est nécessaire à la conservation du corps; grâce à
lui, la nourriture peut se répandre sans obstacle à travers tout le corps par
les conduits intérieurs, aucune tension n'empêchant ce passage. Quand le soleil
brille de rayons plus chauds, des vapeurs nébuleuses sortent du fond d'un sol
humide; un phénomène semblable a lieu dans la terre que nous sommes, lorsque la
chaleur naturelle échauffe la nourriture qui est à l'intérieur. Les vapeurs,
tendant, comme l'air, à s'élever et montant toujours plus haut, se trouvent dans
la région de la tête, comme une fumée qui passe par les jointures d'une
muraille; de là elles sont emportées par évaporation vers les conduits des sens.
Alors cédant peu à peu la place à ces vapeurs, la sensation est rendue
nécessairement impossible. Les yeux se recouvrent des paupières, comme si une
machine de plomb, c'est-à-dire le poids de ces vapeurs, faisait abaisser les
paupières sur les yeux. L'ouïe alourdie par ces mêmes vapeurs, comme si on avait
mis une porte devant les organes de l'audition, n'exerce plus son activité
normale. Tel est l'état du sommeil
: la sensation
n'agit plus dans le corps; elle est privée de son mouvement naturel, pour
permettre la distribution de la nourriture qui s'introduit ainsi par chacun de
ces conduits avec les vapeurs.
Le baîllement
Pour cette même raison, si les
exhalaisons venues de l'intérieur, rétrécissent les endroits où se trouvent les
sens et si par ailleurs quelque nécessité interdit le sommeil, le système
nerveux, rempli de ces vapeurs, se tend naturellement lui-même et cet
allongement amincit la région chargée des vapeurs. Il se produit quelque chose
d'identique à ce qui a lieu quand on tord avec force des vêtements pour en faire
sortir l'eau. La région du pharynx est arrondie et le système nerveux y est très
développé. Lorsqu'il faut en chasser les vapeurs qui s'y sont accumulées (comme
on ne peut étirer un objet rond qu'en l'étendant suivant une forme circulaire),
cette forme arrondie fait que le souffle est reçu dans le bâillement: la luette
fait s'abaisser la mâchoire inférieure et, tandis que l'intérieur de la cavité
ainsi formée se détend en forme de cercle, cette sorte de suie lourde répandue
en ces organes est exhalée avec le souffle. Souvent, après le sommeil, la même
chose se produit, lorsqu'une de ces vapeurs a été laissée en ces lieux sans être
chassée par le souffle.
Les rêves
Ces exemples montrent clairement
le lien de l'esprit humain avec la nature: lorsque celle-ci est intacte et en
éveil, lui aussi a de l'activité et du mouvement, mais si elle est relâchée par
le sommeil, il demeure inerte, à moins qu'on ne prenne pour une activité de
l'esprit les imaginations des songes qui nous viennent pendant le sommeil. Pour
moi, je prétends qu'il ne faut rapporter à l'esprit que la pensée dans son
activité consciente et entière; les bagatelles qui s'offrent à l'imagination
pendant le sommeil, je les crois façonnées au hasard par la partie irrationnelle
de l'âme comme des images de l'action de l'esprit. Quand l'âme est déliée par le
sommeil de son union avec les sens, elle se trouve nécessairement aussi hors de
l'activité spirituelle. Car c'est par les sens que se fait l'union de l'esprit
avec l'homme; s'ils cessent d'agir, l'esprit reste lui aussi inactif. Nous en
avons pour preuve ce fait que dans les événements étranges ou impossibles, il
nous semble souvent que nous rêvons; ce qui ne serait pas, si alors l'âme était
gouvernée par la raison et la pensée. Il me semble donc que durant le sommeil,
l'âme est en repos dans ses parties les plus hautes (je veux parler de ses
activités spirituelles et sensibles); seule la partie nutritive reste en
activité. En elle demeurent quelques images des événements de l'état de veille
et quelques retentissements de l'activité des sens ou de l'esprit qu'y a
imprimés cette partie de l'âme qu'est la mémoire. Ceux-ci sont reproduits comme
ils se présentent, car certains souvenirs demeurent attachés à cette partie de
l'âme. Dans ces rêves, l'homme voit par l'imagination: dans l'ensemble de ce qui
lui apparaît, il n'y a aucun enchaînement logique, mais il s'égare en des
tromperies embrouillées et sans suite.
Explication des rêves
Dans l'activité du corps, bien que
chaque partie ait une fonction propre liée à la puissance qui est en elle, il
n'y en a pas moins corrélation entre la partie en repos et celle qui est soumise
au mouvement; de la même façon dans l'âme, même si une de ses parties est en
repos et l'autre en mouvement, l'ensemble reste en liaison avec ses parties. Car
on ne peut admettre que l'unité naturelle de l'âme soit entièrement dissoute
par la prédominance de l'activité d'une des puissances sur une partie. Mais de
même que chez ceux qui sont éveillés et en exercice, l'esprit domine et le sens
sert, alors que cependant la partie nutritive du corps ne fait pas défaut au
reste (l'esprit fournit la nourriture nécessaire, le sens la reçoit et la force
nutritive du corps l'assimile); de la même façon durant le sommeil l'ordre de
commandement de ces puissances est en nous comme inversé: alors que commande la
partie irrationnelle, l'activité des autres cesse, mais ne s'éteint pas tout à
fait. A ce moment la partie nutritive est occupée, grâce au sommeil, à la
digestion, et elle assure le soin de toute la nature; mais alors la force de la
sensation n'est pas tout à fait détendue (ce que la nature a une fois uni ne
peut être ensuite complètement séparé), sans que son activité puisse pourtant
s'exercer au grand jour, à cause de l'inactivité des sens pendant le sommeil. II
faut en dire autant de l'esprit: comme il est uni à la partie sensitive de
l'âme, il serait logique d'affirmer que les mouvements de celle-ci déterminent
les mouvements de l'esprit et que son repos amène le repos de l'esprit. C'est
ainsi que normalement il arrive pour un feu. Lorsque de tous côtés on l'a
recouvert de pailles mais qu'aucun souffle ne vient agiter la flamme, celle-ci
ne se répand pas sur les matières environnantes. Cependant le feu n'est pas tout
à fait éteint; mais, au lieu d'une flamme, la paille ne donne qu'une vapeur. Le
vent vient-il à s'en emparer, la paille change la fumée en flamme. De la même
façon l'esprit, recouvert pendant le sommeil par suite de l'inaction des sens,
n'a pas la force de faire briller en eux sa lumière; mais il n'est pas tout à
fait éteint. Son mouvement est celui de la fumée: il a bien quelque activité,
mais elle est sans force. Un musicien, qui frappe le plectre sur les cordes
relâchées de sa lyre, ne fait pas entendre de chant régulier, car une corde, si
elle n'est pas tendue, ne résonne pas. Alors sa main a beau être fidèle à
son art et poser le plectre à l'endroit voulu, aucun son n'en sort, mais un
bruit sourd qui n'a ni sens ni ordre et qui vient du mouvement des cordes. Ainsi
l'ensemble des organes des sens est relâché par le sommeil et, ou bien l'artiste
se repose tout à fait, quand une trop grande fatigue ou quelque lourdeur ont
entièrement détendu l'instrument, ou bien son activité reste sans vigueur et
indistincte, quand l'organe des sens est incapable de recevoir exactement son
impression. La mémoire alors est confuse et notre connaissance de l'avenir
sommeille sous des voiles incertains; l'imagination nous présente l'image
d'objets dont nous nous occupions éveillés et il arrive souvent que nous y
trouvions l'indication d'événements à venir. Car alors la mémoire, par la
subtilité de la nature, dépasse la lourdeur corporelle et peut apercevoir
quelque objet existant. Sans doute n'a-t-elle pas le pouvoir de faire
comprendre nettement ce qu'elle dit et d'annoncer clairement l'avenir, mais la
manière dont elle le montre reste incertaine et amphibologique, à quoi les
interprètes des songes donnent le nom d'énigmes. Ainsi l'échanson broie des
grappes de raisin dans la coupe du pharaon; ainsi le panetier se voit en songe
en train de porter des corbeilles
: chacun
pendant ses songes se croit dans ses occupations de l'état de veille.
L'impression, dans la partie de l'âme qui regarde l'avenir, des objets qui
étaient l'occupation ordinaire de ces hommes, a fait qu'occasionnellement leur a
été prédit quelque événement à venir, grâce à cette prévision de l'esprit.
Prédiction par les songes
Les prédictions que Daniel, Joseph
et leurs semblables firent par une puissance divine et sans aucun trouble causé
par les sens, n'ont rien à voir avec le cas que nous envisageons. Personne ne
saurait attribuer ces effets à la puissance des songes: ce serait logiquement
admettre que ces manifestations de Dieu qui se font dans l'état de veille ne
sont pas une vue directe, mais la suite de l'activité normale de la nature. Or,
de même que tous les hommes sont conduits par leur propre esprit et qu'un petit
nombre seulement est jugé digne de la fréquentation directe de Dieu, de même
tous ont également reçu de la nature la même puissance d'imagination durant le
sommeil, tandis que quelques-uns seulement, et non tous, peuvent recevoir par
les rêves une manifestation divine. Chez tous les autres, même si les songes
permettent quelque prévision, elle se fait de la façon que j'ai dite
.
Si Dieu mit sur la voie de la
connaissance de l'avenir le tyran d'Égypte ou, celui d'Assyrie, c'est qu'il se
proposait par là un but spécial: il voulait manifester au jour la sagesse des
saints restée cachée, afin de la faire servir au bien des hommes. Comment Daniel
eût-il été connu pour ce qu'il était, si les enchanteurs et les mages n'étaient
restés impuissants à découvrir les songes? Comment le peuple d'Égypte eût-il été
sauvé, si Joseph était demeuré en prison et si son explication du songe ne
l'avait mis en évidence? Aussi ces événements sont différents des premiers et
il ne faut pas les juger d'après les imaginations communes. En général tous
peuvent avoir des songes et ceux-ci naissent dans l'imagination de façons très
diverses. Ou bien en effet, comme j'ai dit, demeurent dans la mémoire les
retentissements des actions du jour; ou souvent aussi, les songes se forment
selon les dispositions du corps. Ainsi celui qui a soif se croit à une source;
celui qui a faim dans des banquets; le jeune homme, gonflé par la jeunesse, se
construit des chimères conformes à sa passion.
Un souvenir de Grégoire
J'ai découvert une autre cause de
ce qui se passe pendant le sommeil, en soignant un malade de mes familiers qui
était pris de « phrenitis ». Il était alourdi par plus de nourriture que
n'en supportaient ses forces et il criait, blâmant les assistants d'avoir rempli
ses intestins de fumier. Le corps tout dégoûtant de sueur, il accusait ceux qui
étaient là d'avoir de l'eau prête pour l'arroser sur son lit. Il ne cessait de
crier, jusqu'à ce que l'événement eût indiqué la cause de tels reproches. Sans
arrêt, en effet, une sueur abondante coulait sur son corps et l'état de son
ventre indiquait bien la lourdeur de ses intestins. Ici, à la suite de
l'émoussement de la sobriété par la maladie, la nature a souffert du mal même du
corps, mais alors qu'elle n'était pas sans ressentir son mal, le déséquilibre
produit par la maladie lui ôtait la force de manifester clairement la cause de
son affliction. Or supposons que ce soit le sommeil naturel et non le manque de
force qui ait assoupi la partie intelligente de l'âme, le même fait se serait
produit en rêve pour notre malade: l'eau y aurait traduit l'écoulement de la
sueur et la lourdeur des intestins le poids des aliments. Beaucoup de ceux qui
connaissent la médecine expriment de même l'opinion que, chez les malades, les
visions de leurs rêves sont en rapport avec leurs maladies: il y a les rêves des
malades de l'estomac, ceux des malades des méninges, ceux des fiévreux, ceux des
bilieux; ceux qui sont malades de la pituite en ont d'autres et les songes de
ceux qui sont atteints de congestion sont différents des songes de ceux qui se
dessèchent.
Ces exemples font voir que dans la
partie de l'âme occupée à la nourriture et à l'accroissement, l'union de l'âme
et du corps maintient des germes d'activité spirituelle, plus ou moins conformes
à notre état physique, et met en harmonie les imaginations de l'esprit avec la
disposition dominante du corps.
Chez beaucoup aussi, la nature des
rêves dépend du genre de leurs mœurs. Un homme courageux n'a pas les mêmes rêves
qu'un lâche, l'intempérant que le sage; l'homme généreux voit une chose en
songe, l'avare en voit une autre: ce n'est pas l'esprit, mais la disposition de
l'âme irrationnelle qui forme de pareilles visions et qui façonne ainsi les
images des objets auxquelles l'âme est habituée en raison de ses soucis de
l'état de veille.
CHAPITRE XIV
L'ESPRIT N'EST PAS DANS UNE PARTIE
DU CORPS.
DIFFÉRENCE ENTRE LES MOUVEMENTS DU CORPS ET CEUX DE L'ÂME
Nous voici loin de notre sujet.
Nous voulions montrer que l'esprit n'est pas enchaîné à une partie du corps,
mais qu'il s'attache également à l'ensemble et communique le mouvement
conformément à la nature de la partie qui lui est soumise. Il y a des cas où
c'est l'esprit qui suit comme un serviteur les inclinations de la nature.
Souvent, en effet, la nature du corps prend le commandement, à la suite du
chagrin qui est en nous ou du désir de ce qui nous charme: alors elle a
l'initiative, excitant en nous l'appétit ou nous faisant chercher notre plaisir.
Pendant ce temps, se soumettant à ces penchants, l'esprit s'unit au corps pour
lui fournir les moyens qui sont en lui de satisfaire à ces besoins.
Ceci ne se passe pas chez tous,
mais seulement dans les natures vulgaires, qui mettent leur raison au service
des instincts de la nature et qui, par cette alliance de l'esprit, flattent
comme des esclaves tout ce qui est agréable à leurs sens. Les parfaits ne se
conduisent pas ainsi. Chez eux l'esprit y commande et choisit ce qui est utile
par raison, non par entraînement: la nature suit à la trace les ordres de
l'esprit.
Nous avons découvert en ce qui vit
trois facultés distinctes: la première, « nutritive », n'a pas la sensation; la
seconde, nutritive et sensitive à la fois, n'a pas l'activité rationnelle; enfin
la dernière, rationnelle et parfaite, se répand à travers toutes les autres, en
sorte qu'elle est présente en toutes et à l'esprit en sa partie supérieure.
Cependant on ne doit pas en conclure que le composé humain soit formé d'un
mélange de trois âmes que l'on pourrait considérer dans leurs délimitations
propres et qui donnerait à penser que notre nature est un composé de plusieurs
âmes. En réalité l'âme, dans sa vérité et sa perfection, est une par nature,
étant à la fois spirituelle et sans matière et, par les sens, se trouvant mêlée
à la nature matérielle. Toute partie matérielle soumise au changement et à
l'altération, se développera si elle participe de la puissance de l'âme. Mais si
elle s'éloigne de l'âme qui lui donne la vie, elle perd son mouvement. Aussi,
comme il n'y a pas de sensation sans substance matérielle, en dehors de la
puissance spirituelle, les sens à leur tour ne peuvent avoir d'activité.
CHAPITRE XV
L'ÂME DOUÉE DE RAISON EST
PROPREMENT « ÂME » ET MÉRITE CE NOM.
LES AUTRES NE L'ONT QUE PAR SIMILITUDE. LA PUISSANCE DE L'ESPRIT SE RÉPAND A
TRAVERS TOUT LE CORPS
ET S'ATTACHE AUX ORGANES, D'UNE FAÇON ADAPTÉE A CHACUN
Si quelques êtres de la création se
nourrissent eux-mêmes, ou encore si d'autres sont administres par des facultés
sensorielles, sans que les premiers aient la sensation ni les seconds la nature
intellectuelle, et si à cause de cela on suppose l'existence de plusieurs âmes,
on ne met pas entre les âmes la distinction qui convient. Toute qualification
est attribuée proprement à l'être qui la réalise en sa perfection; mais si on
la donne à l'être qui ne la réalise pas selon tout lui-même, cette attribution
est vaine. Par exemple, si quelqu'un montre du vrai pain, nous disons que cet
homme applique proprement ce nom à l'objet en question. Si au contraire il
montre à côté du pain naturel un pain qu'un artiste a ciselé dans une pierre,
l'apparence est la même, la grandeur égale, la couleur semblable, la plupart des
caractères paraissent identiques au modèle; cependant il manque à cet objet de
pouvoir être une nourriture. Aussi nous disons que c'est par abus, non
proprement, que cette pierre est appelée « pain ». De la même manière,
tous les êtres qui ne réalisent pas intégralement l'attribution qu'on leur donne
portent ce nom par abus.
Ainsi donc comme l'âme a sa
perfection dans ce qui est intelligent et doué de raison, tout ce qui ne réalise
pas cette qualité peut recevoir par similitude le nom d'âme, mais ne l'est pas
réellement: il ne s'agit alors que de quelque énergie vitale, mise par
appellation en parallèle avec l'âme. Aussi Dieu qui fixe les lois de chaque être
a également remis à l'homme pour ses besoins les animaux qui tiennent encore de
près à cette vie « naturelle », pour qu'ils lui servent de nourriture comme les
plantes: « Vous mangerez, dit-il, de toutes les viandes comme des herbes des
champs. » L'animal, en effet, par son activité sensible, paraît peu élevé
au-dessus des êtres qui se nourrissent et s'accroissent sans cette activité.
Ceci peut servir d'enseignement aux amis de la chair pour leur persuader de ne
pas conduire leurs pensées selon les apparences sensibles, mais de se consacrer
aux biens supérieurs de l'âme, puisque c'est en eux que celle-ci réside en sa
vérité, tandis que la sensation leur est commune avec les animaux.
Mais la suite des pensées nous a
emportés à côté du sujet. Notre but n'était pas de montrer que l'activité de
l'esprit est plus élevée en dignité, parmi les attributs de l'homme, que la
partie matérielle de son être, mais que l'esprit ne s'attache pas à l'une des
parties de notre être et qu'il est également en toutes et à travers toutes: ni
il ne les contient de l'extérieur ni non plus il ne les domine de l'intérieur:
de telles façons de parler s'appliquent proprement à des cubes ou à des objets
semblables qui s'emboîtent les uns dans les autres. L'union de l'esprit et de
l'ensemble corporel représente au contraire une liaison indicible et impensable:
elle ne se fait pas dans le corps (comment l'incorporel serait-il au pouvoir du
corps?); elle ne se réalise pas non plus à l'extérieur (comment l'incorporel
contiendrait-il en lui quoi que ce soit?). Mais l'esprit, selon un mode hors de
toute imagination et de toute pensée, s'approchant de notre nature de telle
sorte qu'il se joint à elle, est à la fois en elle et autour d'elle, sans
pourtant y avoir son siège ni l'enfermer en lui. On ne peut dire que ceci: la
fidélité de la nature à marcher dans sa voie permet l'exercice de la pensée.
Mais le moindre écart en elle en rend boiteux le mouvement.
CHAPITRE XVI
CONSIDÉRATIONS SUR LA PAROLE DIVINE:
« FAISONS L'HOMME A NOTRE IMAGE ET À NOTRE RESSEMBLANCE ».
RECHERCHES SUR LA SIGNIFICATION DE L' « IMAGE ».
CE QUI EST SOUMIS À LA PASSION ET À LA MORT PEUT-IL RESSEMBLER À L'ÊTRE QUI EST
DANS LA BÉATITUDE
ET LA LIBERTÉ? COMMENT DANS L'IMAGE PEUT-IL Y AVOIR DISTINCTION EN MÂLE ET
FEMELLE,
DISTINCTION QUI NE SE TROUVE PAS DANS LE MODÈLE?
Deux définitions de
l'homme: 1° Celle de la philosophie
Revenons à la parole de Dieu: «
Faisons l'homme à notre image et ressemblance »
. Certains «
philosophes de l'extérieur » ont eu sur l'homme des idées vraiment mesquines et
indignes de sa noblesse. Ils ont cru glorifier l'humanité en la comparant à ce
monde-ci. Ils appellent l'homme un « microcosme », composé des mêmes éléments
que l'univers
. Par ce nom
pompeux, ils ont voulu faire l'éloge de notre nature, mais ils n'ont pas vu que
ce qui faisait pour eux la grandeur de l'homme appartenait aussi bien aux
cousins et aux souris. Ceux-ci sont composés des quatre éléments, comme
absolument tous les êtres animés, à un degré plus ou moins grand, en sont
formés, car sans eux aucun être sensible ne peut subsister. Quelle grandeur y
a-t-il pour l'homme a être l'empreinte et la ressemblance de l'univers? Ce ciel
qui tourne, cette terre qui change, ces êtres qui y sont enfermés passent avec
ce qui les entoure.
2° Celle de l'Église
Selon l'Église, en quoi consiste la
grandeur de l'homme? Non à porter la ressemblance de l'univers créé, mais à être
à l'image de la nature de celui qui l'a fait. Quel est le sens de cette
attribution d'« image »? Comment, dira-t-on, l'incorporel est-il semblable au
corps? Comment ce qui est soumis au temps est-il semblable à l'éternel? Ce qui
se modifie à ce qui ne change pas? À ce qui est libre et incorruptible ce qui
est soumis aux passions et à la mort? À ce qui ne connaît pas le vice ce qui en
tout temps habite et grandit avec lui? Il y a une grande différence entre le
modèle et celui qui est « à l'image ». Or l'image ne mérite parfaitement son nom
que si elle ressemble au modèle. Si l'imitation n'est pas exacte, on a affaire à
quelque chose d'autre, mais non à une image. Comment donc l'homme, cet être
mortel, soumis aux passions et qui passe vite, est-il image de la nature
incorruptible, pure et éternelle? Seul celui qui est la vérité sait clairement
ce qu'il en est. Pour nous, selon notre capacité, par des conjectures et des
suppositions, nous suivrons la vérité à la trace. Voici donc sur ces points ce
que nous supposons:
Le dilemme
D'un côté, la parole divine ne ment
pas, lorsqu'elle fait de l'homme l'image de Dieu; de l'autre, la pitoyable
misère de notre nature n'a pas de commune mesure avec la béatitude de la vie
impassible. Il faut choisir: quand nous mettons en comparaison Dieu et notre
nature, ou la divinité est soumise aux passions, ou l'humanité est établie dans
la liberté de l'esprit, si l'on veut chez les deux à la fois parler de
ressemblance. Mais si ni la divinité ne connaît les passions ni notre nature ne
les exclut, avons-nous un moyen de vérifier l'exactitude de la parole divine: «
L'homme a été fait à l'image de Dieu »? Revenons à la divine Écriture elle-même
pour voir si la suite du récit ne donnera pas à nos recherches quelque fil
conducteur. Après la parole: « Faisons l'homme à notre image » et après avoir
indiqué la fin de cette création, elle poursuit: « Dieu fit l'homme et Il le fit
à son image. Il les fit mâle et femelle...». Déjà précédemment, on a vu que
cette parole a été proférée à l'avance contre l'impiété des hérétiques, afin de
nous apprendre que, si Dieu le Fils unique fit l'homme « à l'image de Dieu »,
il n'y a pas de différence à mettre entre la divinité du Père et celle du Fils,
puisque la Sainte Écriture les appelle Dieu l'un et l'autre, celui qui a fait
l'homme et celui à l'image de qui il a été fait. Mais laissons ce point pour
revenir à notre sujet: Comment, si la divinité est heureuse et l'humanité
malheureuse, se peut-il que l'Écriture dise celle-ci « à l'image » de celle-là?
Double création: l'image,
le sexe.
Examinons soigneusement les
expressions. Nous découvrirons ceci: autre chose est ce qui est à l'image, autre
chose ce que nous voyons maintenant dans le malheur. « Dieu fit l'homme », dit
l'Écriture. « II le fit à l'image de Dieu »
. La création
de celui qui est selon l'image a dès lors atteint sa perfection. Puis l'Écriture
reprend le récit de la création et dit: « Dieu les fit mâle et femelle ». Tous
savent, je pense, que cet aspect est exclu du prototype: « Dans le Christ Jésus,
en effet, comme dit l'Apôtre, il n'y a ni mâle ni femelle »
. Et pourtant
l'Écriture affirme que l'homme a été divisé selon le sexe. Donc double est en
quelque sorte la création de notre nature: celle qui nous rend semblable à la
Divinité, celle qui établit la division des sexes. C'est bien une pareille
interprétation que suggère l'ordre même du récit: l'Écriture dit en premier
lieu: « Dieu fit l'homme; à l'image de Dieu, Il le fit. » Dans la suite
seulement, elle ajoute: « Il les fit mâle et femelle », division étrangère aux
attributs divins
.
L'homme, milieu entre
Dieu et le monde
L'Écriture nous donne ici, je
crois, un enseignement d'une grande élévation. Voici quel il est: entre deux
extrêmes opposés l'un à l'autre, la nature humaine tient le milieu, entre la
nature divine et incorporelle et la vie de l'irrationnel et de la brute. En
effet, comme il est facile de le constater, le composé humain participe de deux
ordres: de la Divinité, il a la raison et l'intelligence qui n'admettent pas en
elles la division en mâle et femelle; de l'irrationnel, il tient sa constitution
corporelle et la division du sexe. Tout être qui participe de la vie humaine
possède l'un et l'autre caractère dans leur intégralité.
Priorité de l'esprit sur
le sexe
Mais l'esprit tient le premier
rang, comme nous l'apprenons par l'ordre que suit le narrateur de la Genèse de
l'homme. Ce n'est que secondairement que vient pour celui-ci son union et sa
parenté avec l'irrationnel. II est dit d'abord en effet: « Dieu fit l'homme à
l'image de Dieu », montrant par ces mots que, comme dit l'Apôtre
, dans un tel
être, « il n'y a ni mâle ni femelle ». Ensuite le récit ajoute les
particularités de la nature humaine, à savoir, « il les fit mâle et femelle ».
En définitive, que tirer de ces
paroles? Que personne ne m'en veuille, si je reprends le raisonnement d'un peu
haut pour résoudre ce problème.
Principe de solution:
Perfection divine dans l'image
Dieu est par sa nature tout ce que
notre pensée peut saisir de bon. Bien plus il dépasse toutes les conceptions et
toutes les expériences que nous avons du bien et, s'il crée la vie humaine, il
n'a d'autre raison que sa bonté.
Ceci posé, quand pour ce motif il
s'élance à la création de notre nature, il ne manifeste pas à demi sa bonté
toute puissante, donnant d'un côté de ses biens, pour se montrer jaloux par
ailleurs de la participation qu'il en fait. Mais la perfection de sa bonté
consiste à faire passer l'homme du non-être à l'être et à ne le priver d'aucun
bien.
La parfaite Image: Vertu
et Liberté.
La recension de ces bienfaits un à
un serait longue: aussi n'est-il pas possible d'en parler en détail. L'Écriture,
les résumant d'un mot qui englobe tout, les a désignés de la sorte: « C'est à
l'image de Dieu que l'homme a été fait. » Ce qui équivaut à dire: il a rendu la
nature humaine participante de tout bien. En effet, si la Divinité est la
plénitude de tout bien et si l'homme est à son image, est-ce que ce n'est pas
dans cette plénitude que l'image aura sa ressemblance avec l'archétype? Donc, en
nous, sont toutes les sortes de bien, toute vertu, toute sagesse et tout ce que
l'on peut penser de mieux. Un de ces biens consiste à être libre de tout
déterminisme, à n'être soumis à aucun pouvoir physique, mais à avoir, dans ses
décisions, une volonté indépendante. La vertu, en effet, est sans maître
et spontanée;
tout ce qui se fait par contrainte ou violence n'en est pas.
L'image et le modèle: 1°
Création
L'image porte en tout l'impression
de la beauté prototype; mais si elle n'avait aucune différence avec elle, elle
ne serait plus du tout un objet à la ressemblance d'un autre, mais exactement
semblable au modèle dont rien absolument ne la séparerait. Quelle différence y
a-t-il donc entre la Divinité et celui qui est à sa ressemblance? Ceci
exactement: l'une est sans création, l'autre reçoit l'existence par une création
.
2° Inclination au
changement
La différence qui tient à cette
particularité entraîne après elle d'autres particularités. Universellement on
admet le caractère immuable et toujours identique à lui-même de la nature
incréée, tandis que la nature créée ne peut avoir de consistance que dans le
changement. Le passage même du non-être à l'être est un mouvement et une
modification pour celui que la volonté divine fait passera l'existence. Lorsque
l'Évangile
nous
présente les traits empreints sur le bronze comme l'image de César, il nous fait
entendre que si intérieurement il y a une ressemblance entre la représentation
et César, il y a de la différence dans le sujet; de la même manière, dans le
raisonnement qui nous occupe, si, au lieu de nous attacher aux traits
extérieurs, nous considérons la nature divine et la nature humaine, dans le
sujet de chacun nous découvrons la différence qui est que l'un est incréé,
l'autre créé. Alors donc que l'un est identique et demeure toujours, l'autre,
produit par une création, a commencé à exister par un changement et se trouve
naturellement enclin à se modifier de la sorte
.
La prévision du choix
humain
Par suite celui qui connaît les
êtres, comme dit la Prophétie, avant leur apparition, comme il a tout suivi de
près ou mieux, comme il a vu à l'avance dans sa « puissance presciente » la
pente que prendra, en pleine possession de soi-même, le mouvement de la liberté
humaine, dans sa connaissance de l'avenir, il établit dans son image la division
en mâle et femelle, division qui ne regarde plus vers le modèle divin, mais,
comme il a été dit, nous range dans la famille des êtres sans raison.
Application au problème:
qu'est l'image?
La cause de cette création, seule
la sauraient ceux qui contemplent la vérité ou sont les serviteurs de
l'Écriture. Pour nous, selon nos possibilités, figurant la vérité par des
conjectures ou des images qui la suggèrent, voici ce qui nous vient à l'esprit.
Nous le disons sans lui donner un caractère absolu, mais, sous forme d'exercice,
nous le proposons à la bienveillance de nos lecteurs. Quelle est donc notre
pensée sur le récit de la Genèse?
Toute l'humanité, non
Adam
Quand l'Écriture dit: « Dieu créa
l'homme », par l'indétermination de cette formule, elle désigne toute
l'humanité. En effet, dans cette création Adam n'est pas nommé, comme l'histoire
le fait dans la suite: le nom donné à l'homme créé n'est pas « un tel » ou « un
tel », mais celui de l'homme universel. Donc, par la désignation universelle de
la nature, nous sommes amenés à supposer quelque chose comme ceci: par la
prescience et par la puissance divine, c'est toute l'humanité qui, dans cette
première institution, est embrassée
.
Rien d'indéterminé en
Dieu...
En effet, nécessairement, rien
n'est indéterminé pour Dieu dans les êtres qui tiennent de lui leur origine,
mais chacun a sa limite et sa mesure, circonscrites par la sagesse de son
Auteur. De même que tel homme en particulier est délimité par la grandeur de son
corps et que son existence est mesurée par la grandeur répondant exactement à la
surface de son corps, de même, je pense, l'ensemble de l'humanité est tenue
comme dans un seul corps, grâce à la « puissance presciente » que Dieu a sur
toutes choses. C'est ce que veut dire l'Écriture, lorsqu'elle dit que « Dieu
créa l'homme et qu'il le fit à l'image de Dieu ».
Tous en participent.
Car ce n'est pas dans une partie de
la nature que se trouve l'image, pas plus que la beauté ne réside dans une
qualité particulière d'un être, mais c'est sur toute la race que s'étend
également cette propriété de l'image. La preuve, c'est que l'esprit habite
semblablement chez tous et que tous peuvent exercer leur pensée, leurs décisions
ou ces autres activités par lesquelles la nature divine est représentée chez
celui qui est à son image. Il n'y a pas de différence entre l'homme qui est
apparu lors du premier établissement du monde et celui qui naîtra lors de
l'achèvement du tout: tous portent également l'image divine
.
Image unique
C'est pourquoi un seul homme a
servi à désigner l'ensemble parce que pour la puissance de Dieu, il n'y a ni
passé ni futur, mais ce qui doit arriver comme ce qui est passé est pareillement
soumis à son activité qui embrasse le tout. Aussi toute la nature qui s'étend du
début jusqu'à la fin constitue une image unique de celui qui est. La distinction
de l'humanité en homme et femme, à mon avis, a été, pour la cause que je vais
dire, surajoutée après coup au modelage primitif.



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