EXTRAIT
BIOGRAPHIQUE
La pensée de Denys exerça au Moyen Âge une véritable fascination. Le fait qu’on
tienne
Denys pour un converti de Paul et pour un témoin de quelque enseignement
apostolique secret y contribuait. Mais la raison de la profonde influence de
l’Aréopagite est à chercher dans la richesse de sa doctrine mystique. Hugues de
Saint-Victor, Robert Grosseteste, Albert le Grand, Bonaventure, Thomas d’Aquin
n’ont jamais cessé de faire fond sur son œuvre — traduite en latin par Hilduin
puis par Jean Scot Érigène.
Denys représente une des tentatives les plus radicales de réconcilier le message
évangélique et la tradition néoplatonicienne, tentative séduisante pour une
Église jeune encore qui n’a guère cessé de platoniser tout en se méfiant de
Platon... De plus, malgré les difficultés de son système, il rapproche les
démarches non réfléchies du simple fidèle des symboliques du mystique: le
premier attribue spontanément à Dieu les noms dont use l’Écriture, le second,
conscient de leur impropriété, en use en les dépassant, mais tous deux doivent
finalement reconnaître que le dernier mot de la science de Dieu est le silence
et la négation de tout ce qui est.
Une
énigme historique
Auteur non identifié, Denys se donne lui-même pour le converti de saint Paul
lors de sa prédication devant l’Aréopage (Actes des Apôtres, XVII, 16-34). La
Passio sanctissimi Dionysii d’Hilduin (Patrologie latine, CVI, 23-50)
accrédita pour de longs siècles la légende de son apostolicité et en fit même le
premier évêque d’Athènes et le premier évêque martyr de Paris. Mais le contenu
du corpus dionysien, les influences patristiques, et surtout néoplatoniciennes,
qu’il manifeste, le fait qu’il n’est jamais cité ni mentionné durant les cinq
premiers siècles invitent à lui assigner une date assez tardive et, en
conséquence, à ne plus voir en lui le converti de saint Paul. Tour à tour, on a
proposé des identifications ou de simples rapprochements avec Denys
d’Alexandrie, Basile de Césarée, Ammonius Sakkas, Étienne Bar Sudaïli, Sévère
d’Antioche, Pierre l’Ibérien, Serge de Reshaina, Jean de Scythopolis, Pierre le
Foulon. Aucun de ces rapprochements ne manque d’intérêt, mais aucun non plus ne
parvient à identifier avec certitude le pseudo-Aréopagite, dont il semble que
l’activité littéraire puisse être située dans les toutes dernières années du Ve
siècle et dans le premier quart du VIe siècle.
Le corpus dionysien comprend dix lettres et quatre traités : Noms divins,
Théologie mystique, Hiérarchie céleste, Hiérarchie
ecclésiastique. La pensée contenue dans ces écrits, dont l’influence
doctrinale et spirituelle fut grande au Moyen Âge et jusque dans les temps
modernes, peut être globalement rassemblée sous trois chefs : théologie des noms
divins, structures hiérarchiques de l’univers, divinisation des intelligences.
Il importe toutefois de garder très vif à l’esprit le sentiment de l’intime
conjonction de ces trois aspects, aussi bien dans les exposés de Denys que dans
la vie réelle des intelligences hiérarchiques.
Nommer Dieu
C’est de l’Écriture que Denys prétend tirer son enseignement sur Dieu, comme
d’ailleurs la totalité de sa doctrine (Noms divins). Il « expliquera »
donc les dénominations empruntées à l’ordre de l’intelligence (nocta) et à
l’ordre des sens (aisjcta) que la Bible applique à Dieu. Or, si pour ces
dernières Denys semble bien s’en tenir en fait aux images bibliques, il n’en va
pas de même pour les dénominations intelligibles. À des noms incontestablement
bibliques (unité et trinité, justice, salut, rédemption, tout-puissant, ancien
des jours, saint des saints, roi des rois, seigneur des seigneurs, etc.) se
joignent ou se mêlent des noms encore bibliques sans doute, mais dont telles
philosophies ont déjà proposé des commentaires complaisamment retenus par Denys
(bien, lumière, beau, amour, eryv, agapc, efesiv indistinctement; être, vie,
sagesse, intelligence, raison, vérité). Denys propose en outre comme noms divins
des couples de termes sur lesquels semble s’être exercée presque exclusivement
la spéculation philosophique: égal et inégal, grand et petit, même et autre,
semblable et dissemblable, repos et mouvement. Enfin, le dernier chapitre des
Noms divins (XIII : « Du Parfait et de l’Un ») présente Dieu comme l’Un,
dans des développements de caractère à peu près exclusivement néoplatonicien.
Quelles que soient la provenance et l’histoire de ces divers noms, Denys leur
applique un traitement identique. Et son « exégèse » se fonde, d’une part, sur
ce double enseignement biblique que le Dieu créateur est dans son œuvre et se
révèle par elle (cf. Romains, I, 20), mais que personne n’a jamais vu Dieu ni ne
le verra (cf. Exode, XXXIII, 20 ; Jean, I, 18 ; I Jean, IV, 12) ; et, d’autre
part, sur la double dialectique des néoplatoniciens qui, dans le sens de la
procession, affirme tout de Dieu et lui donne une multiplicité (poluynumov),
voire une infinité de noms (apeirynumov), et qui, au contraire, dans le sens de
la conversion, nie tout de lui et lui refuse tout nom: Dieu est « sans nom »,
« anonyme », anynumov; il est « au-delà de tout nom » (uperynumov). Ainsi,
notamment, l’unité et la trinité de Dieu seront à la fois considérées comme des
noms véritables et parfaitement appropriés (alcjyv, kuriytata) et comme des
appellations que doit contester, « réduire » et rejeter la théologie négative :
« La divinité qui est au-delà de tout (uper panta) n’est ni monade (monav) ni
triade (triav)...; ni nombre (arijmov), ni unité (enotcv), ni fécondité (gonimotcv),
ni rien d’autre qui appartienne aux êtres (allo ti tyn ontyn) ou soit connu de
ces êtres (sunegnysmenyn). » « Dieu n’est ni un, (en) ni unité (enotcv), ni
divinité (jeotcv), ni bonté (agajotcv), ni esprit (pneuma) au sens où nous
entendons ces termes ; il n’est ni fils (uiotcv), ni père (patrotcv), ni rien
d’autre que nous-mêmes ou tout autre pourrions connaître. »
Il semble que le pseudo-Denys, fidèle à cette ligne d’explication que lui
proposait le néoplatonisme, ait voulu éviter un certain nombre de termes
techniques et d’exposés classiques dans la théologie trinitaire traditionnelle,
pour leur substituer une autre problématique où l’opposition dialectique entre
unité et trinité les réduirait l’une et l’autre dans une « surunité » :
« Pour que nos louanges disent en toute vérité (alcjyv) que Dieu dépasse toute
unité (to upercnymenon) et qu’il est divinement fécond (to jeogonon), nous lui
donnons à la fois un nom divin qui exprime la trinité et l’unité, à lui qui est
au-delà de tous les noms. »
On peut faire des remarques analogues concernant la présentation dionysienne de
l’incarnation du Verbe, conçue comme une expansion de l’Un « suressentiel » dans
le multiple qu’il doit « réduire » comme multiple et ramener à l’Un.
Les
hiérarchies
L’univers créé a son origine dans les paradigmes que les Noms divins
placent en Dieu : « Nous appelons paradigmes (paradeigmata) les raisons divines
créatrices des êtres et qui leur préexistent dans l’unité que l’Écriture appelle
prédéfinitions (proorismouv), vouloirs divins et bons (kai jeia kai agaja
jelcmata) qui produisent les êtres en les établissant dans leurs limites (Noms
divins, V, 824 c; cf. Ro., VIII, 29-30 ; I Cor., II, 7 ; Éph., I, 5 et
11) ». À l’inverse de Jean Scot qui, s’inspirant, entre autres, de ce passage,
donnera tant d’ampleur à sa théorie des causes primordiales, Denys ne développe
guère sa doctrine des paradigmes ou des raisons divines créatrices. Il ne
s’attarde pas davantage au problème de la création proprement dite et l’on
chercherait en vain chez lui la moindre esquisse d’un Hexaméron
(l’« œuvre des six jours »). Il s’intéresse uniquement aux structures et aux
lois hiérarchiques dans lesquelles sont insérées les intelligences vouées à la
divinisation, c’est-à-dire les anges et les membres de l’Église. Ne trouvent
donc aucune place dans l’univers dionysien: les anges déchus; toutes les
conditions et attitudes humaines qui, d’une manière ou d’une autre, rejettent la
révélation avec ses exigences dogmatiques, éthiques, spirituelles,
« sacramentelles » et hiérarchiques : toute réalité créée dont l’existence et la
connaissance sont étrangères à l’action « analogique » et divinisatrice de la
hiérarchie.
Dans ces limites très strictes, Denys présente ses deux hiérarchies comme « un
ordre sacré (taxiv iera), une science (epistcmc) et une activité (energeia), qui
s’assimilent à la forme divine autant qu’il leur est possible ». L’ordre est
essentiellement calqué sur la disposition ternaire que les derniers
néoplatoniciens, Proclus notamment, ont imposée à leurs univers intelligibles.
Ainsi, les anges constituent trois triades. Les membres de la hiérarchie
ecclésiastique en constituent deux. La place hiérarchique de chaque triade
détermine sa fonction dans la médiation descendante (procession, proodov ;
théophanie, jeofaneia ; providence, pronoia ; illumination, ellamqiv) et dans la
médiation ascendante (remontée, anagygc ; conversion, epistrofc ; divinisation,
jeysiv), qui rattachent toute la série des intelligences à la théarchie (Jearhia,
principe de divination). Cette double fonction médiatrice s’exerce également à
l’intérieur de chaque triade, selon ces mêmes lois divines. Il faut ajouter que
la division triadique, avec ses médiations nécessaires, régit même la structure
interne de chaque intelligence.
La
divinisation
La divinisation des intelligences est à la fois connaissance et activité, et
elle revêt trois aspects : purification (kajarsiv), illumination (ellamqiv),
perfection ou union (teleiysiv, enysiv), avec cette réserve que, chez les anges,
la purification, simple élimination d’une ignorance antérieure, ne comporte rien
de matériel, nulle référence à des fautes passées. Ces trois aspects ne sont
absents d’aucun niveau de la hiérarchie, mais ils sont plus particulièrement
répartis, selon leur propre hiérarchie interne, entre des triades de qualité
équivalente et, dans chaque triade, entre ses trois ordres, de même qu’ils le
sont entre les trois divisions de chaque intelligence ; le baptême constitue le
« sacrement » de lumière (fytisma, fytismov) ou de la « naissance divine » (jeia
genncsiv) qui introduit les néophytes dans le « peuple saint » des « illuminés »
(ierov laov, fytizomenoi) ; les « sacrements » de l’union, de l’huile sainte et,
plus encore, des consécrations épiscopales et monacales confèrent la perfection
de l’unité.
Cette divinisation par l’action « sacramentelle » est inséparable d’un progrès
dans la connaissance, qui est elle-même divinisatrice et doit s’achever dans
l’« inconnaissance » de l’extase dont la théologie mystique rappelle avec une
énergique et dense brièveté les conditions négatives. Cette démarche de
négativité constitue, en effet, la règle universelle de l’accès à Dieu que
rappellent et décrivent, d’autre part, les Noms divins, la Hiérarchie
céleste et la Hiérarchie ecclésiastique.
Dans l’ordre des symboles, l’intelligence doit interpréter, corriger, redresser,
« réduire » les images, formes et schèmes dans lesquels sont représentées des
réalités qui leur échappent. Et, à ce propos, Denys développe la théorie d’un
double symbolisme, ressemblant et dissemblable : le premier est mieux adapté à
l’éducation des simples ou des commençants, au lieu que le second, par son refus
implicite des formes, oriente plus directement dans le sens de la négativité et
s’avère « plus analogique ». Dans l’ordre des concepts ou des « noms »
intelligibles de Dieu et des réalités divines, nous savons déjà que la
préférence est donnée à la théologie négative (rapprochée du symbolisme
dissemblable), dont la démarche est ascendante et qui progresse dans le sens de
la contraction, de la raréfaction et, au terme, de la suppression du langage, ce
qui doit permettre à l’intelligence l’union la plus étroite avec
l’« Ineffable ». Mais cette dialectique apophatique ne peut pas s’entendre,
malgré les termes qui la décrivent, en un sens privatif. Elle est réellement
négation de négations et de déterminations, ou, en renversant la formule,
suraffirmation d’une transcendance unique que rien ne saurait définir. Le terme
d’une telle démarche négative (qui élimine toute représentation partielle et
tout faux absolu) est l’union à Dieu par l’extase, qui s’accomplit au-delà de
l’intelligence et de ses activités ordinaires. En rigueur de termes, on n’en
peut rien dire, mais seulement l’évoquer par un vocabulaire négatif: silence,
« ligature » de la parole et de la vue, « inconnaissance »
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