INDEX

LI

Les trois degrés figurés sur le pont signifient les trois puissances de l'âme.

LII

Si les trois puissances de l'Âme ne sont pas unies ensemble, il lui est impossible d'avoir la persévérance nécessaire pour arriver à sa fin.

LIII

Explication de ces paroles de Jésus-Christ : “Qui a soif vienne à moi et boive”.

LIV

Quel moyen doit prendre toute créature raisonnable pour pouvoir sortir des flots du monde et passer par le pont divin.

LV

Résumé de plusieurs choses qui ont été déjà dites.

LVI

Les trois degrés du pont correspondent à trois états de l'âme.

LVII

L'âme, en regardant dans le divin miroir, voit les créatures marcher de différentes manières.

LVIII

La crainte servile ne suffit pas sans l'amour de la vertu. La loi de crainte et la loi d'amour sont unies ensemble.

LIX

Comment de la crainte servile, qui est l'état d'imperfection, on parvient à l'état de perfection.

LX

De l'imperfection de ceux qui aiment et servent Dieu pour leur utilité, leur plaisir et leur consolation.

 

 

 

LI

Les trois degrés figurés sur le pont signifient les trois puissances de l'âme.

1.     Alors la divine Bonté, abaissant le regard de sa miséricorde sur le désir qui tourmentait cette âme, lui disait : Ma fille bien-aimée, je ne méprise pas les saints désirs, et je me plais à les satisfaire. Aussi je vais te montrer ce que tu me demandes. Tu me demandes que je t'explique la figure des trois degrés, et comment on peut sortir du fleuve et monter sur le pont. Je t'ai déjà dit l'erreur et l'aveuglement de ces hommes, qui, pendant leur vie, sont les martyrs du démon et acquièrent la damnation éternelle pour prix de leurs iniquités. Et en te disant ces choses, je t'ai indiqué par quels moyens ils doivent éviter ces malheurs. Mais maintenant je m'étendrai davantage, pour satisfaire ton désir.

2.      Tu sais que tout mal est fondé sur l'amour-propre. Cet amour est un nuage qui obscurcit la lumière de la raison, et la raison a en elle la lumière de la foi ; on ne perd pas l'une sans perdre I'autre. J'ai créé l'âme à mon image et ressemblance, en lui donnant la mémoire, l'intelligence et la volonté. L'intelligence est la plus noble partie de l'âme. L'intelligence est excitée par l'affection, et l'affection est nourrie par l'intelligence. C'est la main de l'amour, c'est-à-dire l'affection, qui remplit la mémoire de mon souvenir et du souvenir de mes bienfaits. Ce souvenir tend l'âme active et reconnaissante ; elle la préserve de négligence et d'ingratitude ; chaque puissance aide l'autre : ainsi se nourrit l'âme dans la vie de la grâce.

3.     L'âme ne peut vivre sans amour ; elle veut toujours aimer quelque chose, car elle est faite d'amour, et je l'ai créée par amour. L'affection excite l'intelligence elle lui dit : “Je veux aimer, parce que l'aliment dont je me nourris est l'amour”. Alors l'intelligence, éveillée par l'affection, se lève et lui dit : “Si tu veux aimer, je te donnerai un bien que tu puisses aimer”. Aussitôt elle se met à considérer la dignité que l'âme a reçue par la création, et l'indignité où elle est tombée par le péché, Dans la dignité de son être, elle admire mon ineffable bonté et la charité incréée avec laquelle je l'ai créée ; et dans la profondeur de sa misère, elle trouve et contemple ma miséricorde, qui lui a donné le temps du repentir et qui l'a sauvée des ténèbres.

4.      Alors l'affection se nourrit d'amour ; elle se rassasie par ses saints désirs de la haine des sens, et elle savoure dans cette haine l'humilité véritable et la parfaite patience. Une fois que les vertus ont germé, elles se développent parfaitement ou imparfaitement, selon que l'âme s'exerce à la perfection, comme je te le dirai bientôt.

5.     Mais au contraire, si l'affection est inclinée vers les choses sensibles, le regard de l'intelligence se tourne de ce côté, et n'offre plus pour objet que des choses transitoires, qui entretiennent l'amour-propre, le dégoût de la vertu et l'attrait du vice, ce qui fait naître l'orgueil et l'impatience. La mémoire ne se remplit que de ce que lui présente l'affection. Cet amour obscurcit la vue, qui ne distingue et ne voit qu'une fausse lumière. C'est cette lumière que l'intelligence voit en toute chose, et que l'affection aime à cause de son apparence de bien et de plaisir. Sans cette apparence l'homme ne pêcherait pas ; car, par sa nature, il ne peut désirer autre chose que le bien. Le vice est coloré d'une apparence de bien personnel qui fait pécher l'âme. Mais, parce que l’œil ne distingue plus rien dans son aveuglement, il méconnaît la vérité ; il s'égare en cherchant le bien et le plaisir où ils ne sont pas.

6.      Je t'ai dit que les plaisirs du monde sans moi sont des épines empoisonnées. Dès que l'intelligence se trompe dans ce qu'elle voit, la volonté se trompe dans son amour, puisqu'elle aime ce qu'elle ne devrait pas aimer. La mémoire s'abuse de ce qu'elle retient. L'intelligence fait comme un voleur qui dépouille les autres. La mémoire retient aussi continuellement des choses qui sont hors de moi, et l'âme est ainsi privée de la grâce.

7.     L'une de ces trois puissances de l'âme est si grande, que je ne puis être offensé par l'une sans que toutes les trois ne m'offensent ; car l'une communique à l'autre, ainsi que je te l'ai dit, le bien ou le mal, selon le bon plaisir du libre arbitre. Ce libre arbitre est uni à l'affection et l'excite selon qu'il lui plaît, avec ou sans la lumière de la raison. Vous avez votre raison unie à moi tant que le libre arbitre ne la sépare pas par un amour déréglé, et vous avez une loi perverse qui combat sans cesse contre l'esprit. Vous avez donc deux partis, la sensualité et la raison. La sensualité est servante, elle est faite pour obéir à l'âme ; c'est par le corps que s'éprouvent et s'exercent les vertus.

8.      L'âme est libre ; elle est affranchie du péché dans le sang de mon Fils ; elle ne peut être opprimée si elle n'y consent par la volonté. La volonté est unie au libre arbitre, et le libre arbitre ne fait qu'une chose avec la volonté en s'accordant avec elle. Il est placé entre la sensualité et la raison, et il peut se tourner du côté qu'il choisit. Il est vrai que quand l'âme veut, par l'intermédiaire du libre arbitre, réunir ses puissances en mon nom, comme je te l'ai dit, alors toutes ses opérations spirituelles et temporelles sont bien ordonnées. Le libre arbitre se détache de la sensualité et s'unit à la raison. Alors, par ma grâce, je me repose au milieu d'elles.

9.     Mon Verbe incarné a dit : “Quand deux ou trois seront réunis en mon nom, je serai au milieu d'eux” (Mt., XVIII, 20), et c'est la vérité. Car je te l'ai déjà dit : Personne ne peut venir à moi, si ce n'est par lui. Aussi est-il devenu pour le genre humain un pont à trois degrés, et ces trois degrés figurent également les trois états de l'âme, comme je te l'expliquerai bientôt.

LII

Si les trois puissances de l'Âme ne sont pas unies ensemble, il lui est impossible d'avoir la persévérance nécessaire pour arriver à sa fin.

1.     Je t'ai expliqué que les trois degrés figuraient en général les trois puissances de l'âme. Ces degrés ne peuvent être montés séparément, si l'on veut passer par la doctrine le pont de ma Vérité. Si l'âme n'accorde pas ces trois puissances, elle ne peut avoir la persévérance dont je t'ai parlé, lorsque tu me demandais comment ces voyageurs devaient sortir du fleuve. Je te disais que, sans la persévérance, personne ne peut atteindre le but. Il y a deux buts qu'atteint la persévérance, le vice ou ta vertu. Si tu veux arriver à la vie, il faut persévérer dans la vertu ; celui qui veut arriver à la mort éternelle persévère dans le vice. La persévérance conduit à moi, qui suis la vie, ou au démon, qui fait boire la mort.

LIII

Explication de ces paroles de Jésus-Christ : “Qui a soif vienne à moi et boive”.

1.     Ma vérité vous a tous généralement et particulièrement appelés, lorsque mon Fils, plein d'un ardent désir, criait dans le temple : “Que celui qui a soif vienne à moi et boive (Jn, VII, 37), car je suis la fontaine d'eau vive”. Il ne dit pas, qu'il aille à mon Père et boive ; mais il dit : “qu'il vienne à moi”, parce que la peine ne peut être en moi le Père, mais bien en mon Fils unique. Vous qui êtes voyageurs et pèlerins dans cette vie mortelle ; vous ne pouvez être sans peine, parce que le péché fait naître les épines sur la terre.

2.      Pourquoi dit-il : “Venez à moi et buvez” ? Parce qu'en suivant sa doctrine, ou par la voie des commandements et l'amour des conseils, ou par la pratique réelle des commandements et des conseils, c'est-à-dire par la charité parfaite ou par la vie commune, quelle que soit la route que vous preniez pour aller à lui en suivant sa doctrine, vous trouverez de quoi vous désaltérer, en trouvant et goûtant le fruit du sang par l'union de la nature divine à la nature humaine. En vous trouvant en lui, vous vous trouvez en moi qui suis l'océan pacifique, parce que je suis une même chose avec lui, et lui une même chose avec moi.

3.     Ainsi vous êtes invités à la fontaine d'eau vive de la grâce, mais c'est par mon Fils qu'il faut y aller avec persévérance, sans vous laisser arrêter par les épines, les vents contraires ; la prospérité, l'adversité et toutes les peines que vous rencontrerez. Vous devez persévérer jusqu'à ce que vous me trouviez, moi qui vous donne l'eau vive ; et je vous la donne par le moyen du doux Verbe, mon Fils unique et bien-aimé.

4.      Mais pourquoi dit-il : “Je suis la fontaine d'eau vive” ? Parce qu'il est la fontaine qui me contient, moi qui donne l'eau vive par l'union de la nature divine à la nature humaine. Pourquoi dit-il : “Qu'il vienne à moi et qu'il boive” ? Parce que vous ne pouvez éviter la peine, et que la peine ne peut se trouver en moi, mais en lui. C'est pour cela que je vous ai fait de mon Fils un pont, et personne ne peut venir à moi que par lui. Il l'a déclaré : “Personne ne peut aller au Père, si ce n'est par moi” ; et ma Vérité est la vérité même.

5.     Ainsi, tu as vu la voie qu'il faut prendre et suivre avec persévérance. Vous ne pourriez boire autrement de l'eau vive ; car la persévérance est la vertu qui reçoit la gloire et la couronne en moi, qui suis le bien suprême.

LIV

Quel moyen doit prendre toute créature raisonnable pour pouvoir sortir des flots du monde et passer par le pont divin.

1.     Je reviens aux trois degrés par lesquels il faut aller pour ne pas périr dans ce fleuve, pour atteindre l'eau vive à laquelle vous êtes appelés, et pour que je sois continuellement en vous ; car pendant votre pèlerinage, je suis en vous, et je me repose par la grâce au milieu de vos âmes. Il faut d'abord avoir soif ; il n'y a d'invités que ceux qui ont soif, puisqu'il est dit : “Qui a soif vienne à moi et boive”.

2.      Celui qui n'a pas soif ne saurait persévérer ; il se laissera arrêter par la fatigue ou le plaisir. Il ne prendra ni vase pour puiser, ni compagnon pour ne pas aller seul ; il retournera en arrière dès qu'il rencontrera la persécution, parce qu'il l'a en horreur. Il craint parce qu'il est seul, mais s'il était accompagné, rien ne l'effraierait. S'il avait monté les trois degrés, il serait en sûreté, parce qu'il ne serait pas seul.

3.     Il faut donc que vous ayez soif et que vous vous réunissiez ensemble, comme je vous l'ai dit, deux ou trois, ou davantage. Pourquoi deux ou trois ? Parce que deux ne sont pas sans trois, trois sans deux, ni trois et deux sans davantage. Celui qui est seul ne peut pas m'avoir en lui, parce qu'il n'a pas de compagnon, et je ne puis me tenir au milieu de lui. Il n'est rien parce qu'il est seul dans son amour-propre, et qu'il est séparé de ma grâce et privé de la charité du prochain. Dès qu'il est exclu de moi par sa faute, il est dans le néant, parce que je suis seul Celui qui suis ; il est isolé dans son amour-propre, et il n'est compté pour rien dans ma Vérité ; il est rejeté de moi.

4.      Il est dit : Quand ils seront deux ou trois, ou davantage, assemblés en mon nom, je serai au milieu d'eux. Je t'ai dit que deux n'étaient pas sans trois ni trois sans deux, et c'est la vérité. Tu sais que les commandements se réduisent à deux, sans lesquels toute la loi ne peut être observée : il faut m'aimer par-dessus toute chose et aimer le prochain comme soi-même ; c'est là le commencement, le milieu et la fin des commandements de la loi.

5.     Ces deux commandements ne peuvent être réunis en mon nom sans la réunion des trois puissances de l'âme, à savoir : la mémoire, l'intelligence et la volonté. La mémoire doit retenir ma bonté et mes bienfaits, l'intelligence doit contempler l'amour ineffable que je vous ai montré par le moyen de mon Fils unique : je l'ai donné pour objet à votre intelligence, pour qu'elle y voie le foyer de ma charité. La volonté alors s'unit à la mémoire et à l'intelligence, en m'aimant et me désirant comme sa fin.

6.      Quand ces trois puissances sont ainsi saintement assemblées, je suis au milieu d'elles par la grâce ; et alors, parce que l'homme se trouve plein de ma charité et de celle du prochain, il se trouve sur-le-champ dans la compagnie de nombreuses et solides vertus. Le désir de l'âme lui donne soif de la vertu, de mon honneur, du salut des âmes ; toute autre soif est éteinte et morte en elle. Elle marche en assurance et sans aucune crainte servile ; elle monte le premier degré de l'affection, parce qu'elle s'est dépouillée de l'amour-propre ; elle s'est élevée au-dessus d'elle-même et au-dessus des choses passagères ; elle les aime et les conserve si elle veut, mais par moi et jamais sans moi, avec une sainte et véritable crainte, avec l'amour de la vertu.

7.     Elle monte le second degré ; elle arrive à la lumière de l'intelligence et contemple l'amour infini, que je vous ai montré dans mon Fils crucifié. Alors elle trouve la paix et le repos, parce que la mémoire s'emplit jusqu'aux bords de ma charité. Tu sais qu'une chose vide résonne quand on la frappe, mais il n'en est pas de même quand elle est pleine. Quand la mémoire est pleine de la lumière de l'intelligence et des sentiments de l'amour, si elle est frappée par les tribulations ou par les plaisirs du monde, l'âme ne fait entendre ni les éclats de la joie, ni les cris de l'impatience, parce qu'elle est pleine de moi, qui suis le bien véritable.

8.      Dès qu'elle a monté ces degrés, elle se trouve en sainte compagnie ; elle possède la raison et les trois puissances de l'âme, qu'elle a réunies en mon nom : elle est avec l'amour de moi et du prochain, avec la mémoire pour retenir, l'intelligence pour voir, la volonté pour aimer. L'âme est avec moi, qui suis sa force et sa sûreté ; elle est entourée de vertus, et elle s'avance paisiblement, parce que je suis au milieu d'elles.

9.     Elle est poussée par un ardent désir, car elle a soif de suivre la voie de la Vérité, où se trouve la fontaine d'eau vive. Cette soif de mon honneur, de son salut et du salut du prochain lui fait désirer la voie, parce que sans cette voie elle ne pourrait y parvenir. Elle avance, et porte le vase de son cœur vide de tout désir et de tout amour déréglé du monde ; et aussitôt que son cœur est vide, il se remplit, parce que rien ne peut rester vide.

10.    Il ne se remplit pas de choses matérielles, mais d'un air pur. Le cœur est un vase qui ne peut rester vide ; dès que l'amour déréglé des choses terrestres, en est ôté, il se remplit des choses célestes, des douceurs de l'amour divin, qui conduit aux eaux de la grâce. Quand l'âme est arrivée, elle passe par la porte de Jésus crucifié, et elle goûte l'eau vive qui se trouve en moi, l'océan de la paix.

LV

Résumé de plusieurs choses qui ont été déjà dites.

1.     Je t'ai montré comment toute créature raisonnable peut sortir de la mer du monde et éviter la mort et la damnation éternelle : je t'ai montré trois degrés principaux qui sont les trois puissances de l'âme, et personne n'en peut monter un sans monter les autres. Je t'ai expliqué cette parole de mon Fils : Quand ils seront deux ou trois, ou plusieurs, réunis en mon nom. Cette réunion est celle des trois puissances de l'âme, qui s'accordent avec les deux principaux commandements de la loi : m'aimer par-dessus toutes choses et aimer le prochain comme soi-même. Dès que l'homme a fait cette réunion et monté ces degrés, il a soif de l'eau vive ; il avance ; il passe sur le pont en suivant la doctrine de ma Vérité.

2.      Et alors vous accourez à la voix qui vous crie comme dans le temple : Que celui qui a soif vienne à moi et boive, car je suis la fontaine d'eau vive. Je t'ai expliqué cette parole et comment il fallait l'entendre, afin que tu connaisses mieux l'abondance de ma charité et le honteux aveuglement de ceux qui se plaisent à courir par la route du démon, qui leur offre une eau empoisonnée.

3.     Tu me demandais les moyens de ne pas périr dans le fleuve ; je te les ai montrés, et je t'ai dit qu'il fallait monter sur le pont en unissant les deux commandements de la loi dans la charité du prochain et en m'apportant son cœur et son amour comme un vase ; car je donne à boire à qui m'en demande. Il faut suivre la voie de Jésus crucifié et y persévérer jusqu'à la mort ; voilà ce que doit faire l'homme, quel que soit son état, car l'état n'est jamais une excuse ; on peut et on doit toujours remplir cette obligation de toute créature raisonnable.

4.      Personne ne peut s'en défendre en disant : J'ai une position, des enfants et d'autres embarras du monde, et il m'est impossible de suivre cette route. On ne peut alléguer ces obstacles ; car je te l'ai dit, tout état m'est agréable, pourvu qu'on y apporte une bonne et sainte volonté. Toute chose est bonne et parfaite, puisqu'elle a été faite par moi, qui suis la souveraine bonté. Les créatures ne vous ont pas été données pour vous causer la mort, mais pour que vous ayez la vie. Ce que je vous demande est bien facile, car quoi de plus facile et de plus doux que l'amour ? Je ne réclame qu'une chose, l'amour ; m'aimer et aimer le prochain.

5.     En tout temps, en tout lieu, en tout état, l'homme peut aimer et se servir de tout, pour l'honneur et la gloire de mon nom. Mais, tu le sais, les aveugles ne suivent pas la lumière ; ils se couvrent de leur amour-propre ; ils aiment et possèdent les créatures en dehors de moi ; ils passent cette vie dans des peines insupportables qu'ils se causent ; et, s'ils ne changent de route, ils tombent dans la damnation éternelle. Ainsi je t'ai fait connaître ce que tout homme doit faire.

LVI

Les trois degrés du pont correspondent à trois états de l'âme.

1.     Je t'ai dit la route que doivent suivre et que suivent ceux qui sont dans la charité commune, c'est-à-dire ceux qui observent les commandements et qui acceptent les conseils spirituellement ; maintenant je veux te parler de ceux qui ont commencé à monter ces degrés, et qui veulent suivre la voie parfaite et observer complètement les commandements et les conseils dans les trois états que je vais t'expliquer plus particulièrement.

2.      L'âme a trois états auxquels s'appliquent ses trois puissances : le premier est imparfait, le second parfait, le troisième très parfait. Dans le premier, l'homme est pour moi un mercenaire, dans le second un serviteur fidèle, et. dans le troisième un fils qui m'aime sans songer à lui. Ces trois états peuvent se rencontrer en diverses créatures, et quelquefois se trouver dans une même personne. Ils se trouvent en une même personne lorsqu'elle court avec une ardeur parfaite dans la voie, employant son temps de manière qu'elle arrive de l'état servile à l'état généreux, et de l'état généreux à l'état filial.

3.     Élève-toi au-dessus de toi-même ; ouvre l’œil de ton intelligence et vois comment tous ces voyageurs s'avancent ; les uns marchent imparfaitement, les autres parfaitement dans la voie des commandements, d'autres très parfaitement dans la voie des conseils. Tu verras d'où vient l'imperfection, d'où vient la perfection, et quel est l'aveuglement de l'âme qui n'arrache pas d'elle-même la racine de l'amour-propre. En quelque état que se trouve l'homme, il a besoin de tuer en lui l'amour-propre.

LVII

L'âme, en regardant dans le divin miroir, voit les créatures marcher de différentes manières.

1.     Alors cette âme, embrasée d'un saint désir, contemplait dans le doux miroir de la Divinité les créatures qu'elle voyait prendre différentes routes et différents moyens pour arriver à leur fin. Beaucoup commençaient à monter en étant tourmentés par la crainte servile, c'est-à-dire en redoutant leur propre peine ; beaucoup d'autres triomphaient de cette crainte et parvenaient à la perfection, mais bien peu arrivaient à la grande et véritable perfection.

LVIII

La crainte servile ne suffit pas sans l'amour de la vertu. La loi de crainte et la loi d'amour sont unies ensemble.

1.     Alors la bonté de Dieu, voulant satisfaire le désir de cette âme, lui disait : Remarque ceux que la crainte servile à détachés de la corruption du péché mortel s'ils n'avancent pas avec l'amour de la vertu, la crainte servile ne leur suffira pas pour obtenir la vie bienheureuse ; mais I'amour uni à la crainte suffit, parce que la loi est fondée sur l'amour et la crainte.

2.      La loi de crainte est la loi ancienne que j'ai donnée à Moïse, et qui était fondée sur la crainte, parce que la peine punissait la faute commise. La loi d'amour est la loi nouvelle donnée par le Verbe, mon Fils unique ; elle est fondée sur l'amour. Mais cette loi nouvelle ne détruit pas l'ancienne : elle l'accomplit au contraire. Ma vérité a dit : “Je ne suis pas venu détruire la loi, mais l'accomplir” (Mt., V, 17).

3.     Il a uni la loi de crainte à la loi d'amour. L'amour a ôté l'imperfection de la crainte de la peine, mais il a laissé la perfection de la bonne crainte, c'est-à-dire la crainte de m'offenser, non pas à cause de la punition, mais à cause de moi, qui suis la bonté suprême. Ainsi la loi imparfaite est devenue parfaite par la loi d'amour.

4.      Mon Fils unique est Venu comme un char de feu, et il a répandu les flammes de ma charité dans votre humanité. L'abondance de ma miséricorde a éloigné la peine des fautes qui se commettent. Celui qui m'offense n'est pas puni sur-le-champ dès cette vie, comme le voulait autrefois la loi de Moïse. La punition est maintenant différée, et la crainte servile est inutile. La faute n'est pas pour cela impunie ; elle sera punie quand l'âme sera séparée du corps, si celui qui commet la faute ne la punit pas, dès cette vie, par une contrition parfaite.

5.     La vie est le temps de ma miséricorde, et la mort le temps de la justice. Il faut donc quitter la crainte servile et embrasser mon amour et ma sainte crainte. Sans cela l'homme retombe dans le fleuve, dès qu'il rencontre les flots de la tribulation, et les épines des consolations qui blessent l'âme qui les aime et les possède d'une manière déréglée.

LIX

Comment de la crainte servile, qui est l'état d'imperfection, on parvient à l'état de perfection.

1.     Je t'ai dit que personne ne pouvait sortir du fleuve et passer le pont sans monter trois degrés. On les monte imparfaitement, parfaitement et très parfaitement. Ceux qui sont conduits par la crainte servile montent et réunissent imparfaitement les puissances de leur âme. L'âme voit la peine qui suit la faute ; elle se lève et appelle la mémoire pour chasser la pensée du vice, l'intelligence pour voir la punition de la faute, afin que la volonté puisse la détester. Ce premier acte, ce premier effort doit être fait avec la vue de l'intelligence éclairée par la sainte foi.

2.      Elle doit non seulement regarder la peine, mais la récompense de la vertu et l'amour que je lui porte, afin qu'elle puisse monter par amour, avec une affection dégagée de toute crainte servile. On devient ainsi serviteur fidèle et non mercenaire, en me servant par amour et non par crainte, en s'efforçant d'arracher avec une sainte haine la racine de l'amour-propre, en agissant avec prudence, courage et persévérance. Mais il y en a beaucoup qui montent si lentement et qui me rendent ce qu'ils me doivent avec tant de mollesse et d'ignorance, qu'ils s'arrêtent bientôt et retournent en arrière au moindre vent qu'ils rencontrent. Et parce qu'ils ont monté si imparfaitement le premier degré de Jésus crucifié, ils n'arrivent pas au second, qui est son cœur.

LX

De l'imperfection de ceux qui aiment et servent Dieu pour leur utilité, leur plaisir et leur consolation.

1.     Il y en a qui deviennent mes serviteurs fidèles en me servant sans crainte de la punition et par amour. Mais cet amour est imparfait, parce qu'il vient de l'utilité, du plaisir et de la douceur qu'ils trouvent en moi. Sais-tu-ce qui montre que cet amour est imparfait ? C'est que, quand ils sont privés de la consolation qu'ils trouvent en moi, leur amour se refroidit et disparaît souvent. ils aiment le prochain avec la même imperfection.

2.      Si je veux éprouver mon serviteur dans son intérêt, pour le retirer de l'imperfection et l'exercer à la vertu, j'éloigne de lui la consolation qu'il goûtait en moi, et je le laisse attaquer par la tribulation : c'est le moyen de lui donner une connaissance plus parfaite de lui-même, et de lui montrer qu'il reçoit de moi seul l'être et la grâce. Ces combats le portent à se réfugier en moi, à reconnaître mes bienfaits et à me chercher seul avec une humilité sincère. C'est pour cela que je lui donne et que je lui retire la consolation, mais jamais la grâce.

3.     Beaucoup alors se refroidissent et reculent par défaut de patience. Ils abandonnent leurs pieux exercices et croient se justifier en disant : ces actes ne me profitent pas; puisque je n'en retire aucune consolation pour mon âme.

4.      C'est agir comme l'imparfait qui n'a pas encore dégagé la lumière de la foi du voile de son amour-propre spirituel ; car si ce voile était levé, l'âme verrait bien que toute chose vient de moi, et qu'une feuille d'arbre ne tombe pas sans ma providence. Tout ce que je donne, ou permets, arrive pour la sanctification de mes serviteurs, afin qu'ils possèdent le bien et la fin pour laquelle je les ai créés.

5.     Ils doivent voir et reconnaître que je ne veux autre chose que leur bonheur dans le sang de mon Fils unique, qui les purifie de leurs iniquités. Dans ce sang ils peuvent connaître ma vérité et voir que je les ai créés à mon image et à ma ressemblance, que je les ai créés de nouveau à la grâce par le sang de mon propre Fils, pour les rendre nies enfants adoptifs ; mais, parce qu'ils sont imparfaits, ils me servent par intérêt et n'aiment le prochain qu'avec tiédeur.

6.      Les uns perdent courage pour éviter la peine les autres se ralentissent dans le service de leur prochain et se refroidissent dans leur charité, parce qu'ils n'ont plus les avantages et les consolations qu'ils y trouvaient. Il ma est ainsi, parce que leur amour n'est pas pur, et qu'ils aiment leur prochain avec la même imperfection qu'ils m'aiment, c'est-à-dire par intérêt. S'ils ne reconnaissent pas leur imperfection, s'ils ne désirent pas s'en corriger, ils retournent nécessairement en arrière.

7.     Il faut que ceux qui veulent la vie éternelle aiment sans intérêt, parce qu'il ne suffit pas de fuir le péché par crainte du châtiment, ou d'embrasser la vertu par amour de ses avantages, il faut encore fuir le péché parce qu'il me déplaît, et aimer la vertu par amour pour moi.

8.      Il est vrai qu'ordinairement la crainte est le premier pas des pécheurs vers la pénitence. L'âme est imparfaite avant d'être parfaite ; mais de l'imperfection elle doit aller à la perfection, ou pendant la vie en pratiquant la vertu et en m'aimant d'un cœur libre, généreux et détaché, ou à la mort en reconnaissant son imperfection et en se promettant que si elle eu avait le temps, elle me servirait sans penser à elle.

9.     C'était cet amour imparfait que ressentait saint Pierre pour le doux et bon Jésus, mou Fils unique, lorsqu'il jouissait des délices de son intimité. Mais quand vint le temps de la tribulation, il l'abandonna ,et changea tellement, qu'au lieu de mourir pour lui, comme il avait dit, il le renia par peur et déclara qu'il ne l'avait jamais connu.

10.    L'âme succombe ainsi lorsqu' elle monte ces degrés par crainte servile ou par amour mercenaire. Il faut donc sortir de cette imperfection, m'aimer d'un amour filial et me servir sans intérêt ; car je sais récompenser toute peine, et je rends à chacun selon son état et ses efforts.

11.   Ceux qui n'abandonnent pas leurs prières et leurs bonnes œuvres, mais qui travaillent avec persévérance à augmenter leurs vertus, arriveront à l'amour des enfants. Je les aimerai avec cet amour, car je rends toujours l'amour qu'on me donne. Si quelqu'un m'aime comme le serviteur aime son maître, je le récompense comme un maître paie son serviteur, mais je ne me livre pas à lui, parce que les secrets ne se confient qu'à l'amitié : on ne fait qu'un avec son ami, mais non pas avec son serviteur. Il est vrai que le serviteur peut ‘augmenter tellement sa vertu et l'amour qu'il a pour son maître, qu'il deviendra son plus cher ami.

12.    Il en arrive ainsi à mes serviteurs : tant qu'ils restent dans l'amour mercenaire, je ne me manifeste point à eux. Mais s'ils rougissent de leur imperfection et s'ils aiment la vertu, s'ils arrachent avec une sainte haine la racine de l'amour-propre spirituel qui est en eux, si, montant sur le tribunal de leur conscience, ils font justice de la crainte servile et de l'amour mercenaire que n'a pas encore détruits dans leur cœur la lumière de la foi, alors ils me sont si agréables, que je les' aime comme des amis, je me manifesterai à eux, puisque nia Vérité a dit : “Celui qui m'aimera sera aimé de mon Père, et je l'aimerai ; je me manifesterai à lui, et nous demeurerons ensemble” (Jn, XIV, 21-35). C'est la condition des vrais amis d'être deux corps et une seule âme par l'amour, car l'amour transforme dans la chose aimée. S'ils n'ont qu'une âme, comment peuvent-ils avoir des secrets l'un pour l'autre ? Aussi mon Fils l'a dit : “Je viendrai, et nous demeurerons ensemble” ; et c'est la vérité.

   

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