SERMONS
SUR LE CANTIQUE DES CANTIQUES

SERMON XLI

Grande consolation de l'Épouse dans la contemplation des splendeurs de Dieu, en attendant qu'elle arrive à sa claire vision.

l. " Votre cou est comme des perles (Ct. I, 9). " L'on a coutume d'orner le cou de perles, mais non pas dé le comparer aux perles. Mais que celles-là se chargent de perles, qui cherchent dans les ornements étrangers la beauté qu'elles ne trouvent pas en elles-mêmes. Le cou de l'Épouse est si beau en soi, et naturellement si bien fait, qu'il n'a pas besoin de tous ces ornements extérieurs. A quoi bon se parer d'un éclat emprunté quand la beauté naturelle suffit, et peut même égaler l'éclat des perles dont les autres se servent pour rehausser leur éclat? C'est ce que l'Époux a voulu donner à entendre, quand il a dit; non pas que des perles pendent au cou de l'Épouse, comme cela se voit d'ordinaire, mais que son cou ressemble à des perles. Il nous faut maintenant invoquer le Saint-Esprit, afin que comme il nous a fait la grâce de trouver les joues spirituelles de l'Épouse, il daigne encore nous apprendre quel est son cou spirituel. Quant à moi, pour vous dire ce que j'en pense, il ne me vient rien maintenant à l'esprit qui me paraisse plus vraisemblable et plus probable que de dire, que c'est l'entendement qui est désigné. par le cou de l'Épouse. Je crois que vous serez aussi de ce sentiment, si vous considérez la raison de cette ressemblance. En effet, l'entendement est comme le cou dont l'âme se sert, pour faire passer en elle la nourriture de l'esprit, et la répandre ensuite dans toutes ses affections et ses mouvements. Comme le cou de l'Épouse, c'est-à-dire, l'entendement qui est pur et simple, brille assez de lui-même par la vérité toute nue, il n'a point besoin d'autres ornements, mais lui-même, comme une perle précieuse, est la beauté de l'âme ; et c'est pour cela qu'on le compare aux perles mêmes. La vérité est une perle excellente, aussi bien que la pureté et la simplicité,la sagesse, niais la sagesse sobre et modérée en est une belle aussi. L'entendement des philosophes, ou des hérétiques n'a pas cet éclat propre à la pureté et à la vérité : et c'est pour cela qu'ils prennent beaucoup de peine à le couvrir et à le farder de paroles magnifiques, et d'arguments subtils et captieux, de crainte que s'il se montrait à nu, on n'en découvrît la laideur et la difformité.

2. Il y a ensuite : " Nous vous ferons des pendants d'oreilles d'or, marquetés d'argent. " S'il eût dit, je ferai, au lieu de nous ferons, je dirais sans hésiter que c'est l'Époux qui parle. Mais maintenant voyez si je ne ferais point mieux d'attribuer ces paroles à ses compagnons qui consolent l'Épouse, en lui promettant, qu'en attendant qu'elle arrive à la vision de l'Époux dont le désir consume son âme, ils lui feront de beaux et précieux pendants d'oreilles. Et cela, je pense, parce que la foi vient de l'ouïe, et purifie la vue. Car c'est en vain qu'on s'applique à contempler, si 1'œi1 n'est purifié par la foi, puisqu'on ne promet cette vision qu'à ceux qui ont le coeur pur. Aussi est-il écrit que Dieu purifie le coeur par la foi (Mt. V, 7 ; Ac. XV). Comme la foi vient par l'ouïe, et purifie la vue, c'est avec raison qu'ils avaient soin de lui orner les oreilles, puisque l'ouïe prépare à la vision de Dieu. O Épouse, lui disent-ils, vous soupirez après les clartés de votre bien-aimé; la faveur de les contempler vous est réservée pour un autre temps. Mais en attendant nous vous donnons des ornements pour mettre à vos oreilles, ils vous serviront à vous consoler, et à vous préparer à ce que vous souhaitez si ardemment. C'est comme s'ils lui disaient cette parole du Prophète : " Écoutez ma fille et voyez (Ps. XLIV, 11). " Vous désirez de voir, commencez par écouter. L'ouïe est un degré pour arriver à la vue. C'est pourquoi écoutez, et prêtez l'oreille aux ornements que nous vous faisons, afin que, par l'obéissance de l'ouïe, vous arriviez à la gloire de la vision. Nous tâchons maintenant de réjouir vos oreilles, car, pour la vue, il ne dépend pas de nous de lui donner ce qui doit faire un jour, la plénitude de notre joie, et l'accomplissement de vos désirs ; cela dépend de celui que votre âme aime si ardemment. C'est lui qui se montrera lui-même à vous, afin que votre joie soit parfaite. C'est lui qui vous remplira d'une joie ineffable, en vous découvrant son visage. Pour vous consoler, recevez de notre main ces perles en attendant les délices dont sa droite est à jamais remplie.

3 . Il faut considérer encore quels sont ces pendants qu'ils lui offrent. " Ils sont d'or, disent-ils, et marquetés d'argent. " L'or marque la splendeur de la Divinité et la sagesse d'en haut. C'est de cet or que ces célestes ouvriers, à qui ce ministère est commis, promettent de former des images brillantes de la vérité, pour les faire entrer dans les oreilles intérieures de l'âme. Ce qui n'est autre chose, je crois, que faire des espèces de figures spirituelles, et d'y attacher les plus pures lumières de la sagesse divine, pour les mettre devant les yeux de l'âme en contemplation, afin qu'au moins elle voie comme dans un miroir et en énigme, ce qu'elle ne peut pas encore voir face à face. Ces choses-là sont toutes divines, et ne sont connues que de ceux qui en ont fait l'expérience, il n'y a qu'eux qui savent comment il se peut faire que, dans ce corps mortel, dans l'état de la, foi, où la substance de la souveraine lumière n'est pas encore découverte, il arrive néanmoins quelquefois, que la contemplation de la pure vérité commence déjà à ébaucher son ouvrage en nous, en sorte que celui d'entre nous qui est assez heureux pour avoir reçu ce don d'en haut peut dire avec l'Apôtre : " Je connais maintenant en partie. " Puis encore : " En partie nous connaissons, et en partie nous devinons. " Mais lorsque l'esprit, sortant comme hors de lui-même, et étant ravi en extase, vient à entrevoir quelque chose de plus divin, qui lui paraît passer comme un éclair devant ses yeux, alors, soit pour tempérer l'éclat d'une si vive clarté, soit pour nous rendre capables de la communiquer aux autres, je ne sais comment il se fait, qu'il se présente aussitôt à nous des images et des figures de choses corporelles, proportionnées aux connaissances que Dieu répand en nous, qui couvrent en quelque sorte le rayon pur et resplendissant de la vérité, et rendent l'âme plus capable d'en supporter l'éclat, et d'en faire part à ceux à qui il lui plait. Je crois pourtant qu'elles se forment en nous par le ministère des bons anges, comme au contraire il n'y a point de doute que les autres qui sont mauvaises ne soient produites par l'entremise des mauvais anges.

4. Et peut-être que c'est là ce miroir et cette énigme par lesquels voyait saint Paul et qui étaient faits, si je puis parler ainsi,par les mains des anges, de ces pures et belles images qui nous donnent la connaissance de l'être de Dieu, qui est pur et qui se voit dans toutes ces figures corporelles, et nous font attribuer au ministère des anges ces images excellentes dont il nous parait si dignement revêtu. Ce qu'une autre version semble avoir marqué plus expressément en disant : " Nous vous ferons des figures rehaussées de marqueterie d'argent. " Ce qui, selon moi, signifie que non seulement ces images sont imprimées par les anges au dedans de nous, mais qu'ils nous donnent encore la grâce et la beauté de la parole extérieure, afin que cela serve à les orner et à les faire recevoir des auditeurs plus aisément, et avec plus de plaisir. Si vous demandez quel rapport il y a entre la parole et l'argent, écoutez la réponse du Prophète : " Les paroles du Seigneur sont toutes pures, c'est de l'argent éprouvé par le feu (Ps. XI, 7). " Voilà donc comment ces esprits célestes, qui sont les ministres des volontés de Dieu, font à l'Épouse, qui est étrangère sur la terre, des pendants d'oreilles d'or, marquetés d'argent.

5. Mais voyez comment elle reçoit autre chose que ce qu'elle désire. Elle soupire après le repos de la contemplation, on lui impose le travail de la prédication, et quand elle a soif de la présence de l'Époux, on la charge de donner des enfants à l'Époux, et de les nourrir. Et ce n'est pas la première fois que cela lui arrive. Je me souviens que lorsqu'elle souhaitait passionnément de jouir des embrassements et des baisers de l'Époux, on lui répondit : " Vos mamelles sont plus excellentes que le vin, " afin que, par là, elle connût qu'elle était mère, et qu'elle songeât à donner du lait à ses petits enfants. Peut-être qu'en d'autres lieux de ce Cantique, vous pourrez encore remarquer la même chose, si vous voulez toutefois vous en donner la peine, par exemple en la personne du patriarche Jacob, lorsque, se trouvant frustré des embrassements de Rachel qu'il avait si longtemps désirés et attendus, au lieu d'une femme stérile et belle, il en reçut malgré lui, sans le savoir, une féconde à la vérité, mais qui était chassieuse. Ainsi donc maintenant, l'Épouse désirant savoir, et s'enquérant où son bien-aimé paît son troupeau, et se repose à l'heure de midi, elle remporte au lieu de cette connaissance des pendants d'oreilles d'or marquetés d'argent, c'est-à-dire la sagesse avec l'éloquence, sans doute pour l'œuvre de la prédication.

6. Cela nous apprend qu'il faut souvent laisser les baisers malgré leur douceur, pour les mamelles qui allaitent, et que personne ne doit vivre pour soi-même, mais pour tous. Malheur à ceux qui ont reçu la grâce d'avoir des pensées et des paroles dignes de la grandeur de Dieu, s'ils font servir la piété à leur avarice, s'ils tournent en vaine gloire ce qu'ils avaient reçu pour gagner des âmes à Dieu, si, ayant des conceptions sublimes, ils n'ont pas des sentiments humbles : qu'ils écoutent avec frayeur ce que le Seigneur dit par la bouche d'un prophète: " Je leur ai donné mon or et mon argent, et ils s'en sont servis pour rendre un culte sacrilège à Baal. (Os. II, 8). " Mais vous, écoutez ce que l'Épouse répond après avoir reçu une réprimande d'une part et une promesse de l'autre. Car elle ne s'élève point pour des promesses, ni ne se met point en colère pour un refus; mais elle pratique ce qui est écrit : "Reprenez le sage, et il vous aimera (Pr. IX, 8). " Et pareillement elle suit cette maxime qui regarde l'usage des dons et des promesses : " Plus vous êtes grand, plus vous devez vous humilier en toutes choses (Ecc. III, 20). " Ce qu'on entendra bien mieux par sa réponse. Mais renvoyons, si vous l'avez agréable, cette discussion à un autre sermon. Et pour ce que nous avons dit, rendons-en gloire à l'époux de l'Église Notre Seigneur Jésus-Christ, qui étant Dieu, est au dessus de toutes choses, et béni à jamais. Ainsi soit-il.

SERMON XLII

Il y a deux sortes d'humilités : l'une naît de la vérité, l'autre est enflammée par la charité.

1. " Lorsque le roi était assis sur son lit, mon nard a répandu son odeur (Ct. I, 41). " Ce sont les paroles de l'Épouse que nous avons remises à aujourd'hui. C'est la réponse qu'elle fit quand elle se vit reprise par l'Époux :toutefois, ce n'est pas à l'Époux qu'elle la fit, mais à ses compagnons ; ce qu'il est aisé de comprendre par ses paroles. En effet, ce n'est pas à lui mais de lui qu'elle parle, puisqu'elle ne dit pas: ô roi, lorsque vous étiez assis sur votre lit, mais " lorsque le roi était assis sur son lit. " Ainsi figurez-vous que l'Époux, après l'avoir reprise, voyant, par la rougeur de son visage, qu'elle était couverte de confusion, se retire à l'écart, afin que, pendant son éloignement, elle pût laisser un libre cours à l'expression de ses sentiments, et que si, comme cela arrive d'ordinaire, elle se laissait aller plus qu'il ne faut à la crainte ou à l'abattement, ses compagnons la consolassent et la relevassent. Ce que néanmoins il ne néglige pas de faire lui-même à l'occasion, selon qu'il le juge à propos. Car pour montrer clairement combien elle lui plut pendant qu'il lui adressait ses reproches, parce qu'elle les recevait avec humilité et avec la soumission qu'elle devait, il voulut, avant de s'éloigner d'elle, se répandre en louanges qui partaient, on ne peut en douter, de l'abondance du coeur, et relever la beauté de ses joues et de son cou. Aussi, ceux qui restent auprès d'elle lui parlent-ils avec douceur, et lui offrent-ils des présents, sachant bien qu'ils entraient par là dans la pensée du Seigneur. C'est donc à eux qu'elle adresse sa réponse. Voilà pour la suite et la liaison du texte de l'Écriture.

2. Mais avant de commencer à tirer le sens de cette écorce, je ferai une courte réflexion. Heureux celui dont les réprimandes sont aussi bien reçues que celles dont nous avons ici un modèle. Plût à Dieu qu'il ne fût jamais nécessaire de reprendre personne: car ce serait le meilleur. Mais parce que nous commettons tous beaucoup de fautes, il ne m'est pas permis de me taire, mon devoir m'oblige, et la charité me presse encore davantage, d'avertir ceux qui pèchent. Si je reprends quelqu'un de ses désordres, si je fais ce que je dois, et que mes remontrances ne produisent pas l'effet que je désire, qu'au lieu de toucher ceux à qui elles s'adressent, elles reviennent vers moi comme une flèche qui retourne à celui qui l'a lancée, de quels sentiments pensez-vous, mes frères, que je sois touché, que ne souffrirai-je point alors? Quels tourments n'en ressentirai-je point? [1] Et, pour me servir des paroles de l'Apôtre, je ne suis pas assez fort pour imiter sa sagesse, je suis pressé également de deux côtés (Ph. I 23). Sans savoir ce que je dois choisir, ou de demeurer satisfait de ce que j'ai dit, parce que je me suis acquitté de mon devoir, ou de me repentir de ce que j'ai fait, parce que je n'en ai pas reçu le fruit, que j'en espérais, Je voulais tuer l'ennemi et délivrer mon frère, et j'ai fait tout le contraire de ce que je m'étais proposé. J'ai blessé son âme et augmenté sa faute, puisqu'il y a ajouté le mépris. " Ils ne veulent pas vous écouter " dit Dieu à un prophète, "parce qu'ils ne veulent pas m'écouter (Ez. III, 7). " Ne voyez-vous pas quelle majesté est dédaignée, dans ce cas? C'est moi que vous avez méprisé. C'est le Seigneur qui vous a parlé par moi. Or ce qu'il a dit au Prophète, il l'a dit aussi aux apôtres : "Qui vous méprise me méprise. " Je ne suis ni prophète ni apôtre, et néanmoins j'ose le dire, je tiens la place d'un prophète et d'un apôtre; et quoique je sois bien éloigné de leur mérite, je suis pourtant chargé des mêmes soins. Bien que ce soit à ma grande confusion, et avec un péril extrême je n'en suis pas moins assis sur la chaire de Moïse, dont néanmoins je n'ai garde de m'attribuer la vertu, ni la grâce. Mais quoi ? Ne rendra-t-on pas honneur et respect à cette chaire, parce qu'elle est occupée par une personne indigne ? Quand même ce seraient les scribes et les pharisiens qui s'y trouveraient assis : " faites ce qu'ils disent, " dit Jésus-Christ.

3. Souvent même on joint l'impatience au mépris, et il s'en trouve qui, non seulement ne se soucient pas de se corriger quand on les reprend, mais qui s'irritent même contre celui qui les reprend, comme un frénétique qui repousse la main du médecin. Étrange perversité. Ils se mettent en colère contre celui qui veut les guérir de leurs blessures, et ils ne se mettent pas en colère contre celui qui les perce de ses flèches. Car il .y a un ennemi qui, d'un lieu obscur, tire des flèches contre ceux qui ont le coeur droit et qui vous a vous-même blessé à mort; et vous n'êtes point ému de colère contre lui. Votre indignation se tourne contre moi, qui ne désire que de vous voir guéri. "Mettez-vous en colère, " dit le Prophète, " et ne péchez point (Ps, IV, 5), " si vous vous mettez en colère contre vos péchés, non seulement vous ne péchez point, mais vous effacez même vos fautes passées : mais maintenant vous demeurez dans votre péché en rejetant le remède, et vous en ajoutez un nouveau aux premiers, en vous mettant en colère sans raison ; et voilà comment volis comblez la mesure de vos iniquités.

4. Quelquefois on y ajoute encore l'impudence, et non seulement on souffre impatiemment les réprimandes, mais on, se défend même avec impudence contre les reproches qu'on s'est attirés : alors il n'y a plus rien à espérer. " Vous avez, " dit Dieu, " un front de femme perdue, vous ne savez plus rougir (Jr. III, 3). " C'est pourquoi, dit-il encore, " j'ai retiré de vous le zèle que j'avais pour votre salut, et je ne me mettrai plus en colère contre vous (Ez. XVI, 4?). " Je ne saurais entendre ces paroles sans frémir. Voyez-vous combien c'est une chose pleine de périls, une chose horrible et redoutable, de défendre ses péchés? Il dit encore : " Je reprends et châtie ceux que j'aime (Ap. III,19)." Si donc ce zèle de Dieu vous délaisse, sachez que vous êtes abandonné de son amour. Car vous ne sauriez être digne de son amour, puisqu'il vous juge indigne de ses châtiments. Lorsque Dieu n'est point en colère, c'est alors qu'il l'est davantage? " ayons pitié de l'impie, " dit-il " et il n'apprendra point à faire des actions justes (Is. XXVI, 10). " Je n'aime pas cette miséricorde. Cette compassion-là me paraît plus terrible que la plus violente colère, parce qu'elle me ferme le chemin de la justice; mieux vaut, selon le conseil (Ps. II, 12) du Prophète, que j'embrasse la sévérité d'une discipline austère, plutôt que le Seigneur ne se mette en colère contre moi. Mettez-vous en colère, ô Père des miséricordes, mais de cette colère par laquelle vous redressez celui qui s'égare, ou de celle par laquelle vous le bannissez de la voie du salut. La première est l'effet d'une compassion pleine de bonté, l'autre est le fruit d'une dissimulation pernicieuse pour nous. Car lorsque je vous sens en colère contre moi, c'est alors que j'ai plus de confiance que vous me serez favorable, parce que, après vous être mis en colère, vous vous souviendrez de votre miséricorde. " O Dieu " dit le Prophète, "vous leur avez été favorable, même en vous vengeant de toutes leurs infidélités (Ps. XCVIII. 8). " Il parle d'Aaron, de Moïse et de Samuel, et il regarde comme une faveur et une bonté de Dieu de ne les avoir pas épargnés dans leurs péchés. Après cela, défendez encore vos fautes, et irritez-vous contre les réprimandes, pour vous fermer à jamais la porte de la miséricorde de Dieu. N'est-ce pas là proprement appeler mal ce qui est bien, et bien ce qui est mal ? Cette impudence odieuse ne produira-t-elle pas bientôt l'impénitence, qui est la mère du désespoir? Car qui se répent de ce qu'il croit être bien? " Malheur à eux, " est-il dit. Ce malheur est éternel. Il y a de la différence à être tenté par sa propre concupiscence qui nous porte au mal par une douce violence, et rechercher volontairement le mal comme si c'était un bien, en se hâtant par une fausse confiance d'aller à la vie, à cause de ces personnes. Je le dis en vérité, j'aimerais mieux quelquefois avoir tu, et avoir dissimulé le mal que j'avais aperçu, que d'avoir été cause d'un si grand mal en les reprenant.

5. Vous me direz peut-être que, en ce cas, le bien de mon action retourne vers moi; que j'ai délivré mon âme; et que je suis innocent de la perte de celui à qui j'ai annoncé la vérité pour le tirer du mauvais chemin où il s'était engagé. Vous pouvez ajouter une infinité de raisons semblables; elles ne m'apporteront aucune consolation, tant que je verrai la mort d'un fils ; car je n'ai pas tant cherché là à m'acquitter de ce que je devais en lui parlant, que désiré lui être utile par mea paroles. Quelle est, en effet, la mère qui, après avoir apporté tous les soins imaginables pour assister soir fils malade, peut arrêter le cours de ses larmes, quand elle voit que tous ses travaux et toutes ses peines ont été inutiles, et n'ont pu lui sauver la vie? Si elle s'afflige de la sorte pour la mort temporelle de son fils, quels doivent être mes pleurs et mes gémissements pour la mort éternelle du mien, lors même que ma conscience me rend témoignage de n'avoir rien oublié de tout ce qui pouvait lui être utile? Au contraire, voyez-vous de combien dé maux s'exempte, et nous exempte en même temps nous-même celui qui, étant repris, répond avec douceur, acquiesce avec modestie, obéit avec soumission, avoue sa faute avec humilité? Je me reconnais l'obligé de cette âme, je confesse que je suis son ministre et son serviteur, parce qu'elle est la très digne Épouse de mon maître, et peut dire avec vérité : " lorsque le roi était assis sur son lit, mon nard a répandu son odeur (Ct. I, 11). "

6. L'odeur de l'humilité est excellente, puisque, montant de cette vallée de larmes, après avoir embaumé tous les lieux d'alentour, elle répand encore jusque sur le lit du roi un parfum extrêmement agréable. Le nard est une petite herbe, que ceux qui étudient avec soin la vertu des simples disent être d'une nature chaude. Aussi me semble-t-il qu'on peut la prendre ici pour la vertu d'humilité que l'ardeur de l'amour divin embrase. Si je parle ainsi, c'est parce qu'il y a une humilité que la vérité produit, et qui n'a point de chaleur, et il y en a une autre que la charité forme et enflamme. Celle-là consiste dans la connaissance, et celle-ci dans les mouvements du cour. En effet, si vous jetiez un regard sur vous-même à la lumière de la vérité et sans dissimulation, et que vous vous examiniez sans vous flatter, je ne doute point que vous ne vous humiliiez devant vos propres yeux, et que cette connaissance véritable de vous-même ne vous rende plus vil et plus abject à votre jugement, quoique, peut-être, vous n'ayez pas encore assez de vertu pour souffrir d'être estimé par les autres. Vous serez donc humble, mais par le moyen de la vérité, non pas par l'infusion de l'amour. Car si voua étiez échauffé par le feu de la charité commune, si vous étiez éclairé par la vérité qui vous a donné de vous-même une connaissance salutaire et véritable, vous voudriez certainement, autant qu'il est en vous, que tout le monde eût de vous les sentiments que vous savez être conformes à la vérité. Je dis autant qu'il est en vous, parce que souvent il n'est pas bon que tout le monde connaisse ce que nous savons de nous, attendu que l'amour même de la vérité, et la vérité de l'amour nous défendent de découvrir ce qui pourrait nuire à notre prochain. Mais si c'est par amour-propre que vous retenez caché en vous-même le jugement que la vérité fait de vous, qui peut douter que vous n'aimez pas encore parfaitement la vérité, puisque vous lui préférez votre intérêt ou votre honneur?

7. Vous voyez donc bien que ce n'est pas la même chose, de n'avoir point des sentiments de présomption de soi-même, convaincu qu'on est de ses imperfections par la lumière de la vérité, et de consentir de bon coeur à être humilié, parce qu'on est assisté par le don de l'amour. L'un est forcé, au lieu que l'autre est volontaire. " Jésus-Christ s'est anéanti lui-même, " dit l'Apôtre " en prenant la forme d'un esclave (Ph. II, 7), " et en nous donnant la forme et le modèle de l'humilité. C'est lui-même qui s'est anéanti; c'est lui-même qui s'est humilié, non par nécessité, mais par amour pour nous. Il pouvait paraître vil et méprisable aux yeux des hommes sans s'estimer tel, puisqu'il se connaissait bien lui-même. C'est donc volontairement qu'il s'est humilié, non qu'il s'en jugeât digne, puisqu'il s'est offert, comme s'il eût été ce qu'il savait n'être pas en effet; mais il a voulu être estimé très petit, bien qu'il n'ignorât pas qu'il était souverainement grand; il dit, eu effet : " Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur. " De coeur, dit-it, par un sentiment du coeur, c'est-à-dire, par la volonté; il exclut ainsi la nécessité. Pour nous, si nous nous trouvons en vérité dignes de honte et de mépris, dignes des derniers traitements et du rang le plus bas, dignes même de toutes sortes de supplices et d'outrages; il n'en est pas de même de lui, et cependant il a souffert toutes ces choses, parce qu'il l'a voulu, et qu'il est humble de coeur; mais humble de cette humilité que persuade le mouvement du coeur, non celle qu'arrache la force de la vérité.

8. J'ai dit que cette espèce d'humilité volontaire n'est pas produite en nous par la force de la vérité, mais,par l'infusion de la charité, parce qu elle naît du coeur, parce qu'elle naît de l'affection, parce qu'elle naît de la volonté. Jugez si j'ai raison en cela. Et jugez aussi si j'ai bien fait de l'attribuer au Seigneur, puisqu'il est certain que c'est par amour qu'il s'est anéanti, qu'il s'est rendu un peu inférieur aux anges, qu'il s'est soumis à ses parents, qu'il a baissé la tête sous les mains de saint Jean-Baptiste, qu'il a souffert les faiblesses de la chair, qu'il s'est livré à la mort, et qu'il a enduré le supplice ignominieux de la croix. Mais jugez encore si j'ai eu raison de croire que cette humilité ainsi embrasée par. le feu de sa charité est désignée par le nard, qui est une herbe fort basse et fort chaude. Et après que vous aurez approuvé toutes ces choses, comme je crois que vous le ferez sans doute, puisqu'elles sont appuyées sur une raison si manifeste, alors, si vous êtes humilié en vous-même par cette humilité forcée, que la vérité qui sonde les coeurs et les reins produit dans les sens d'une âme vigilante, ajoutez-y la volonté, et faites, comme on dit, de nécessité vertu; parce qu’il n'y a point de véritable vertu sans le consentement de la volonté. Or, il en sera ainsi quand vous ne voudrez point paraître au dehors autre que vous vous connaissez au dedans. Autrement, craignez que ce ne soit pour vous qu'il ait été dit : " Il a agi avec fourberie en sa présence, et son iniquité lui est en abomination (Ps. XXXV, 3). " Et " Dieu a en horreur un double poids (Prov. II 10). " Et quoi? Vous vous estimerez peu de chose au fond de votre coeur, lorsque vous vous pesez dans la balance de la vérité, et au dehors vous voulez nous tromper, et vous vendre plus cher que la vérité ne vous a estimé ? Appréhendez le jugement de Dieux et gardez-vous de commettre une si méchante action, de vous élever vous-même par une volonté pleine d'orgueil, tandis que la vérité vous abaisse; car c'est là résister à la vérité, c'est combattre contre Dieu. Acquiescez plutôt à Dieu, que votre volonté soit soumise à la vérité, non seulement soumise, mais dévouée. Est-ce que " mon âme, " dit le Prophète, " ne sera pas soumise à Dieu (Ps. LXI, 2)? "

9. Mais c'est peu d'être soumis à Dieu, si vous ne l'êtes encore à toute créature pour l'amour de Dieu, soit à l'abbé, comme au premier de tous, soit aux prieurs comme établis par lui. Mais je dis plus, je dis même à vos égaux, je dis à vos inférieurs, " Car c'est ainsi " selon le mot de Jésus-Christ " que nous devons accomplir toute justice (Mt. ni, 15). " Si vous voulez être parfait, faites le premier pas vers celui qui est moindre que vous, déférez à votre inférieur, respectez celui qui est plus jeune que vous. En agissant ainsi, vous pourrez vous appliquer ces paroles de l'Épouse : " mon nard a répandu son odeur; " cette odeur, c'est la charité ; cette odeur, c'est la bonne opinion que vous donnez de vous à tout le monde, en sorte que. vous soyez la bonne odeur de Jésus-Christ en tout lieu, admiré de tous, aimé de tous. Celui que la vérité seule oblige à être humble, ne peut arriver à ce degré de perfection; car son humilité n'est que pour lui, et ne lui permet pas de sortir et de répandre son odeur au dehors. Ou plutôt, il n'a point d'odeur, parce qu'il n'a point d'amour, puisqu'il ne s'humilie pas de bon coeur et volontairement. Mais l'humilité de l'Épouse rend une odeur pareille à celle du nard, parce qu'elle est embrasée d'amour, pleine de la sève de la dévotion, et exhale un parfum délicieux par l'opinion avantageuse qu'on a d'elle-même. L'humilité de l'Épouse est volontaire, perpétuelle et féconde, son odeur ne se perd ni par les réprimandes, ni par les louanges. On lui avait dit : " vos joues sont belles comme celles d'une tourterelle, et votre cou est comme des perles (Ct. I, 9). " On lui avait promis des ornements d'or: et elle ne laisse pas de répondre avec humilité; plus on l'élève, plus elle s'humilie en toutes choses. Elle ne se glorifie point de ses mérites, et, au milieu des louanges qu'on lui prodigue, elle n'oublie point sa bassesse, mais elle la confesse humblement sous le nom de nard. Il semble qu'elle s'approprie le langage de Marie et dise : Je ne connais en moi rien qui soit digne d'un si grand honneur, si ce n'est que " Dieu a regardé la bassesse de sa servante (Lc. I, 48). " Car que signifient ces mots : "mon nard a répandu son odeur ", sinon ma bassesse a été agréable à Dieu? Ce n'est, dit-elle, ni ma sagesse, ni ma noblesse, ni ma beauté qui sont nulles; mais c'est ma seule bassesse, la seule chose qui soit en moi, qui ait répandu son odeur, c'est-à-dire son odeur accoutumée. L'humilité a coutume de plaire à Dieu, et le Seigneur, qui est très-élevé, a pour habitude de regarder les choses humbles et basses. Aussi quand le roi était assis sur son lit, c'est-à-dire, dans le lieu élevé où il fait sa demeure, l'odeur de l'humilité ne laisse pas d'y monter, " Il habite, " dit le Prophète, " au plus haut des cieux, et il a les yeux sur les choses basses et humbles dans le ciel et sur la terre. (Ps. CXII, 5). "

10. Lors donc " que le roi était assis sur son lit, le nard de l'Épouse a répandu son odeur (Cant. 1). " Le lit du roi, c'est le sein du Père, car le Fils est toujours dans le Père. Et ne doutez point que ce roi là ne soit clément, puisqu'il se repose sans cesse dans un lieu qui est la source de la bonté du Père. C'est avec raison que les cris des humbles montent jusqu'à lui, puisqu'il a sa demeure dans le trésor de sa miséricorde, que la douceur lui est si familière, la bonté substantielle, ou plutôt consubstantielle, et qu'il tire tellement de son Père tout ce qu'il est, que les humbles, qui regardent en tremblant sa royale majesté, ne remarquent rien en lui qu'il ne tienne de son Père. " Aussi, dit le Seigneur, je me lèverai tout à l'heure, à cause de la misère des pauvres, et des gémissements des malheureux (Ps. XI, 6). " Aussi l'Épouse qui sait cela, parce qu'elle est de la maison de l'Époux, et sa bien-aimée, croit que le manque de mérite ne l'exclura pas des grâces de cet Époux, et met sa confiance en sa seule humilité. Elle le nomme roi, parce qu'étant épouvantée de lai réprimande qu'il lui a faite, elle n'ose plus le nommer son époux. Elle proclame qu'il habite en un lieu très élevé, néanmoins son humilité ne perd point confiance.

11. On peut fort bien appliquer ce discours à l'Église primitive, si vous vous souvenez du temps où le Seigneur, étant remonté où il était auparavant, et assis à la droite de son ï'ère, sur ce lit si ancien, si noble, si glorieux, ses disciples s'étaient assemblés en un même lieu, et persévéraient unanimement dans leur oraison avec les femmes, Marie mère de Jésus, et ses frères. Ne vous semble-t-il pas que c'était vraiment alors que le nard de l'Épouse, qui était si petite et si faible, répandait son parfum? Et " lorsqu'il se fit tout d'un coup un grand bruit du ciel, comme d'un vent impétueux, qui remplit toute la maison où ils demeuraient (Ac. II, 2), " ne pouvait-elle pas dire alors avec raison dans un état si pauvre et si précaire : " Lorsque le roi était assis sur son lit, mon nard a répandu son odeur? " Tous ceux qui demeuraient en ce lieu connurent clairement combien l'odeur de l'humilité, qui était montée au ciel, avait été agréable et bien reçue, puisqu'elle fut aussitôt récompensée de dons si abondants et si magnifiques. Au reste, elle n'a pas été ingrate pour ce bienfait. Car écoutez comment, dans sa ferveur, elle se prépare à souffrir toutes sortes de maux pour l'amour de son nom. " Mon bien-aimé" dit-elle ensuite, " m'est un petit bouquet de myrrhe ; il demeurera entre mes mamelles (Cant. I, 12). " Ma faiblesse que vous connaissez ne me permet pas de poursuivre. J'ajouterai seulement que par la myrrhe, elle fait entendre, qu'elle est prête à souffrir des amertumes et des tribulations pour l'amour de son bien-aimé. Nous achèverons une autre fois le reste de ce verset, si toutefois vous attirez sur nous par vos prières l'assistance du Saint-Esprit, afin qu'il nous donne l'intelligence des paroles de l'Épouse, paroles qu'il a lui-même formées, en les lui inspirant telles qu'elles servirent aux louanges de celui dont il est l'Esprit, je veux dire de l'Époux de d'Église, Jésus-Christ Notre Seigneur, qui, étant Dieu pardessus toutes choses est béni à jamais. Ainsi soit-il.

SERMON XLIII

Comment la méditation de la passion et des souffrances de Jésus Christ fait passer l'Épouse, je veux dire, l'âme fidèle, par la prospérité et l’adversité, sans en être affectée.

1. " Mon bien aimé est pour moi un petit bouquet de myrrhe; il demeurera entre mes mamelles." Auparavant, elle l'appelait roi, maintenant elle le nomme son bien-aimé. Auparavant, il était sur son lit royal, à présent il est entre les mamelles de l'Épouse. Il faut que l'humilité ait une vertu bien grande, puisque la majesté même de Dieu a tant de condescendance pour elle. Un nom de respect s'est bientôt changé en nom d'amitié, et celui qui s'était éloigné s'est bientôt rapproché. "Mon bien-aimé m'est un petit bouquet de myrrhe. " La myrrhe, qui est amère, signifie ce qu'il y a de dur et de rigoureux dans les tribulations. L'Épouse, se voyant près de les souffrir pour l'amour de son Époux, dit ces paroles avec un sentiment d'allégresse, elle espère souffrir généreusement tous les maux qui la menacent. Les disciples, dit l'Écriture " sortaient du tribunal avec joie, parce qu'ils avaient été trouvés dignes d'endurer des outrages pour le nom de Jésus. (Ac. V, 41). " Aussi, n'appelle-t-elle pas son bien aimé un bouquet, mais un petit bouquet, parce que son amour lui fait trouver légères toutes les peines et toutes les douleurs qu'elle doit endurer. C'est véritablement un petit bouquet, car c'est un petit enfant qui nous est né (Ps. IX, 6). Oui, un très petit bouquet, puisque les souffrances de cette vie ne sont pas dignes d'être mises en parallèle avec la gloire qui nous est préparée : " Car ce que nous endurons maintenant, " dit l'Apôtre, " est léger, et ne dure qu'un moment; mais la gloire qui nous attend dans le ciel sera immense dans sa grandeur, et éternelle dans sa durée. (Rom. VIII, 18). " Ce qui, à cette heure, n'est qu'un petit bouquet de myrrhe se changera donc un jour en un comble de gloire et de bonheur, N'est-ce pas un petit bouquet, si son joug est doux et son fardeau léger? Ce n'est pas qu'il soit léger en soi, car la rigueur des tourments, et l'amertume de la mort n'est point légère; mais c'est qu'il est léger pour celui qui aime. Aussi ne dit-elle pas seulement; " Mon bien-aimé est un petit bouquet de myrrhe ; " Mais il l'est " pour moi" qui aime. Voilà pourquoi elle le nomme son bien aimé, elle veut témoigner que la violence de l'amour surmonte toutes sortes d'amertumes, et que l'amour est fort comme la mort. Et pour que voue sachiez qu'elle ne se glorifie: pas en elle-même, mais dans le Seigneur, et qu'elle ne présume pas de sa propre vertu, mais qu'elle n'attend cette force que du secours de son Époux, elle dit qu'il demeurera entre ses mamelles, en sorte qu'elle pourra lui dire avec toute confiance: "Quand je marcherais dans les ombres de la mort, je n'appréhenderais aucun mal, puisque vous êtes avec moi. (Ps. XXII, 4). "

2. Je me souviens que dans l'un des discours précédents (Sermon X, 1), j'ai dit que les deux mamelles de l'Épouse marquaient la congratulation et la compassion, suivant la doctrine de saint Paul, qui veut qu'on se réjouisse avec ceux qui sont dans la joie, et qu'on pleure avec ceux qui pleurent (Rm. XII,15). Mais. parce que, vivant au milieu de l'adversité et de la prospérité, elle sait qu il y a danger des deux côtés, elle veut que son bien-aimé soit au milieu de ses mamelles, pour la fortifier sans cesse contre l'un et l'autre de ces deux périls et empêcher qu'elle ne s'élève dans les joies et ne s'abatte dans les maux de cette aie. Si vous êtes sage, vous imiterez la prudence de l'Épouse, et vous ne souffrirez point qu'on ôte de votre coeur, même un seul moment, cet aimable bouquet de myrrhe, vous repasserez toujours dans votre mémoire les douleurs amères qu'il a souffertes pour vous, et, les méditant continuellement, vous pourrez vous écrier aussi : " Mon bien-aimé m'est un petit bouquet de myrrhe, il demeurera entre mes mamelles. "

3. Moi aussi, mes frères, dès le commencement de ma conversion, pour me tenir lieu de tous les mérites que je savais me manquer, j'ai eu soin de me faire ce petit bouquet, et de le placer entre mes mamelles, après l'avoir composé de toutes les douleurs et amertumes de mon Seigneur, d'abord des nécessités qu'il a souffertes, lorsqu'il était tout petit; ensuite des travaux de la prédication, des fatigues de ses divers voyages, des veilles de ses prières, de ses tentations, de ses jeûnes, de ses larmes de compassion, des embûches qu'on lui a dressées, des dangers que ses faux frères lui ont fait courir, des outrages, des crachats, des soufflets, des risées, des moqueries, des clous, et autres choses semblables qu'il a souffertes pour le salut du genre humain, selon ce que l'Évangile nous apprend en quantité d'endroits. Et parmi tant d'autres petits rameaux de cette myrrhe odoriférante, j'ai cru que je ne devais pas oublier celle qu'on lui donna à boire sur la croix, ni celle dont on l'embauma dans le sépulcre, parce que dans la première il a bu l'amertume de mes péchés, et dans l'autre il a consacré l'incorruptibilité future de mon corps. Tant que je vivrai, je publierai hautement ces grâces abondantes. Jamais je n'oublierai des faveurs aussi signalées; puisque c'est à elles que je suis redevable de la vie.

4. C'étaient ces miséricordes que David demandait avec larmes lorsqu'il disait: " Répandez vos miséricordes sur moi, et je vivrai (Ps. CXVIII, 77). " C'étaient elles aussi qu'un autre saint se rappelait en gémissant, quand il disait : " Les miséricordes du Seigneur sont grandes. " Que de rois et de prophètes ont. désiré voir ce que je vois, et ne l'ont pas vu? Ils ont travaillé, et moi je jouis des fruits de leurs travaux. J'ai cueilli la myrrhe qu'ils ont plantée. C'est pour moi que ce bouquet salutaire a été conservé, personne ne me le ravira; il demeurera entre mes mamelles. J'ai cru que la sagesse consistait à méditer ces choses. J'ai mis en cela la perfection de la justice, la plénitude de la science, les richesses du salut, l'abondance des mérites. Elles ont été quelquefois pour moi un breuvage d'une salutaire amertume, et quelquefois une onction de joie douce et agréable. C'est ce qui me relève dans l'adversité, et me retient dans la prospérité ; ce qui me fait marcher en sûreté dans une voie royale entre les biens et les maux de cette vie, et écarte les périls qui me menacent à droite et à gauche. C'est ce qui me concilie les bonnes grâces du juge du monde, en me montrant doux et humble celui qui est redoutable aux puissances; non seulement en me faisant voir favorable, mais encore en me donnant un modèle à imiter dans celui qui est inaccessible aux principautés, et terrible aux rois de la terre. C'est pourquoi ce que j'ai toujours à la bouche, comme vous le savez, toujours dans le coeur, comme Dieu le sait, partout dans mes écrits, comme on le voit assez, et ma philosophie la plus sublime en ce monde, c'est Jésus, et Jésus crucifié. Je ne m'enquiers point, comme l'Épouse, où repose à midi celui que j'embrasse avec joie, parce qu'il demeure entre mes mamelles. Je ne demande point où celui que je contemple comme sauveur sur la croix fait paître son troupeau. Ce que cherche l’Épouse est plus relevé, mais ce que je veux est plus doux et plus facile. L'un est du pain, l'autre du lait. Or, le lait nourrit les petits enfants, et remplit les mamelles des mères, voilà pourquoi il demeurera entre mes mamelles.

5., Mes très chers enfants, cueillez-vous aussi un bouquet si aimable, mettez-le au plus profond de votre coeur, servez-vous-en pour en munir l'entrée, et qu'il demeure entre vos mamelles. Ayez-le toujours, non derrière vous, mais devant les yeux; car si vous le portez sans le sentir, son poids vous accablera et son odeur ne vous relèvera point. Souvenez-vous que Siméon l'a reçu entre ses bras (Lc. II, 28), que Marie l'a porté dans ses entrailles, l'a réchauffé dans son sein, et que l'Épouse le place entre ses mamelles, et, pour ne rien oublier, qu'il est devenu parole entre les mains du Prophète Zacharie, et de quelques autres. Je me figure que Joseph, l'époux de Marie, l'a souvent pris sur ses genoux pour le caresser. Toutes ces personnes l'ont eu devant elles, non derrière. Qu'elles vous servent donc d'exemple, faites de même. Car si vous avez devant les yeux celui que vous portez, il est certain, qu'en voyant les maux qu'a soufferts le Seigneur, vous porterez les vôtres avec plus de facilité, avec le secours de l'époux de l'Église, qui est Dieu par dessus toutes choses et béni à jamais. Ainsi soit-il.

SERMON XLIV

La correction doit se régler sur le caractère de ceux qu'on reprend : elle doit être douce quand elle s'adresse à des personnes humbles et faciles, et sévère quand on a affaire à des rimes dures et obstinées.

1. "Mon bien-aimé est pour moi une grappe de raisin de Chypre dans les vignes d'Engaddi (Cant. 1, 13). " Si l'Époux est aimable dans la myrrhe, il l'est bien davantage dans la douceur du raisin. Mon Seigneur Jésus est donc pour moi de la myrrhe dans sa mort, et une grappe de raisin dans sa résurrection ; et c'est de cette sorte qu'il s'est donné lui-même à moi comme un breuvage salutaire mêlé de larmes et de joie. Il est mort pour nos péchés, et il est ressuscité pour notre justification, afin qu'étant morts au péché nous vivions pour la justice (Rom. IV, 25). " Donc, si vous avez pleuré vos péchés, vous avez bu le breuvage amer, mais si, entrés dans une vie plus sainte, vous commencez à respirer dans l'espérance d'une vie immortelle, l'amertume de la myrrhe s'est changée, pour vous, en la douceur du vin qui réjouit le coeur de l'homme. Peut-être, quand le Sauveur ne voulu point boire le vin mêlé de myrrhe qu'on lui présenta sur la croix, était-ce pour faire comprendre qu'il n'avait soif que du premier ? Lors donc qu'après les amertumes de la myrrhe, vous venez à goûter ce vin délicieux, vous pouvez dire aussi avec raison : " Mon bien aimé est pour moi une grappe de raisin de Chypre dans les vignes d'Engaddi. " Engaddi signifie deux choses, mais toutes deux ont le même sens. Il veut dire en effet, la fontaine du bouc, et le baptême des nations; or l'une et l'autre marquent clairement les larmes du pécheur. On l'interprète encore l'œi1 de la tentation qui verse aussi des larmes, et voit d'avance les tentations qui ne manquent jamais à l'homme, tant qu'il est sur la terre; mais les gentils, qui marchaient dans les ténèbres, n'ont pas pu découvrir par eux-mêmes, ni par conséquent éviter les pièges des tentations, jusqu'à ce que, par la grâce de celui qui illumine les aveuglés, ils eussent recouvré les yeux de la foi, fussent entrés dans l'Église, qui a un oeil pour apercevoir les tentations, se fussent fait instruire par des hommes spirituels, qui, étant éclairés par l'esprit de sagesse, et savants par leur propre expérience, peuvent dire en vérité : " Nous n'ignorons pas les artifices et les desseins du diable (Cor. II, 11). "

2. On dit que Engaddi produit aussi une petite espèce de baumier, que les habitants du pays cultivent comme des vignes; c'est peut-être pour cela qu'il les appelle des vignes. Autrement que signifierait du raisin de Chypre dans les vignes d'Engaddi ? Qui s'est jamais avisé de transporter des grappes de raisin d'une vigne dans une autre ? On ne porte pas ordinairement du vin où il y en a, mais où il n'y en a point. Il appelle donc, vignes d'Engaddi, les peuples de l'Église, elle a un baume liquide, je veux dire un esprit de douceur qui lui fait choyer la délicatesse de ceux qui sont encore petits en Jésus-Christ, et consoler les douleurs des pénitents. Si un frère tombe en quelque faute, un des ministres de l'Église qui a déjà reçu cet esprit, le reprendra aussitôt avec ce même esprit de douceur, parce qu'en faisant retour sur lui-même, il craint d'être tenté (Gal. VI, 1.). C'est ce qui figure l'huile matérielle dont l'Église a coutume d'oindre le corps de tous ceux qui sont baptisés.

3. Mais comme les plaies de celui qui est tombé entre les mains des voleurs, et que le charitable samaritain a porté sur son cheval dans l'hôtellerie de l'Église, ne se guérissent pas avec de l'huile seulement, mais avec du vin et de l'huile tout ensemble; il faut que le médecin spirituel mêle le vin d'un zèle ardent, avec l'huile de la douceur, attendu qu'il ne doit pas seulement consoler las faibles, mais aussi reprendre les esprits inquiets. Car s'il voit que le blessé, c'est-à-dire, le pécheur, ne s'amende point par les douces et charitables réprimandes, par lesquelles il commence sa guérison, et qu'au contraire il abuse de sa bonté, devient plus négligent à cause de sa patience, et persiste avec plus de confiance encore dans son péché ; l'huile de remontrances salutaires étant inutile, il doit se servir des remèdes plus piquants, employer le vin de la componction, c'est-à-dire recourir à son égard aux réprimandes sévères et aux reproches amers, et s'il en est besoin, et que son endurcissement soit si grand, il pourra venger ce mépris, en le frappant même des censures ecclésiastiques. Mais où prendra-t-il ce vin? Car on ne trouve point de vin dans les vignes d' Engaddi on y trouve seulement de l'huile. Qu'il le cherche dans l'île de Chypre, qu'on dit être fertile en vin, mais en vin excellent, qu'il cueille cette grosse grappe, qu'autrefois les espions d'Israël rapportaient sur un levier, en quoi ils figuraient les prophètes qui ont marché devant, les apôtres qui ont suivi, et Jésus-Christ qui est venu entre les prophètes et les apôtres ; et qu'en prenant cette grappe, il dise . " Mon bien-aimé m'est une grappe de raisin de Chypre. "

4. Nous avons parlé de la grappe de raisin; voyons maintenant comment. on en tire le vin du zèle; car, si l’homme pécheur ne se met point en colère contre celui qui pèche, mais, au contraire, use de compassion comme d'une liqueur douce balsamique qu'il verse sur lui, nous savons d'où cela procède, et vous l'avez déjà ouï, mais peut-être n'y avez-vous pas pris garde. Car nous avons dit que cette douceur vient de ce qu'on se considère soi-même, et que, suivant le conseil très sage de saint Paul, pour apprendre à avoir de la condescendance pour ceux qui se laissent aller eau péché, on se considère soi-même dais la crainte d'être aussi tenté un jour (Ga. VI, 1), et n'est-ce pas de là que l'amour du prochain dont il est dit dans la loi : " Vous aimerez votre prochain comme vous-même (Luc. X, 27), " tire son origine. L'amour du prochain a sans doute ses premiers fondements dans les plus secrètes affections humaines ; et de l'amour que la nature a inspiré à l'homme pour lui-même, comme d'une humeur féconde, l'amour du prochain tire une espèce de vie et de vigueur, par laquelle, avec la grâce que Dieu répand sur lui d'en haut, il produit des fruits de charité; en sorte que ce que l'âme désire naturellement pour soi, elle ne croit pas devoir le refuser à un autre, qui semble avoir quelque droit d'y prétendre, parce qu'il participe à sa nature; elle lui en fait part avec joie et volontiers, lorsqu'elle le peut et qu'il en a besoin. Ainsi, cette onction de douceur et de bonté, naturelle à l'homme, à moins que le péché ne la détruise, le porte plus à compatir aux fautes des pécheurs qu'à les traiter avec rigueur et sévérité.

5. Mais, selon le mot du Sage, " comme les mouches qui doivent mourir gâtent l'huile des parfums (Eccles. X, 1), " et qu'une fois gâtée, la nature n'a plus de quoi réparer la perte qu'elle a faite, il arrive que, par un changement déplorable, elle éprouve ce que l'Écriture adit avec tant de vérité, que " les inclinations et les pensées de l'homme sont portées au mal dès sa jeunesse (Gn. VIII. 21. " Ce n'est pas une bonne jeunesse que celle dans laquelle le plus jeune des enfants demande qu'on lui donne sa part du bien de son père, et veut partager un bien qu'il est plus doux de posséder en commun, et avoir seul un bien qui n'est pas diminué pour être possédé eu commun, et ne perd rien pour être partagé. Enfin, dit l'Écriture: "Il dissipa tous ses biens en vivant dans la débauche avec des femmes perdues (Luc. XV, 12)." Qui sont ces femmes perdues? Ne sont-ce point celles qui font perdre toute sa douceur à celte huile de parfums, c'est-à-dire les convoitises de la chair, au sujet desquelles l'Écriture nous donne des avis très salutaires, quand elle nous dit : " Ne vous laissez point aller après vos convoitises; " car le Sage remarque fort bien qu'elles " doivent mourir, attendu que le monde passe avec ses convoitises (Jn. II, 17). " lorsque nous voulons les satisfaire, nous nous privons de la douceur d'un bien commun et général, par celle que nous voulons prendre en particulier. Ce sont là sans doute ces mouches sales et piquantes, (lui souillent en nous la beauté de la nature, déchirent l'esprit par les soucis et les inquiétudes, et détruisent le plaisir et les charmes de la vie commune. C'est pour cela que l'homme est appelé le plus jeune des enfants du père de famille, parce que, tandis que sa nature corrompue par les passions déréglées d'une folle jeunesse, a perdu toute la grâce de la maturité et de la sagesse virile, son esprit s'endurcit et se dessèche, méprise tout le monde au prix de soi, et perd toute affection.

6. C'est donc dès le commencement de cette méchante et misérable jeunesse que les inclinations et les pensées de l'homme sont portées au mal, et que naturellement il est plus prompt à s'irriter contre le prochain qu'à compatir à ses faiblesses. De là vient que l'homme, ayant dépouillé presque tout sentiment d'humanité, veut que les autres l'assistent dans ses besoins, mais ne veut pas rendre lui-même aux autres l'assistance qu'ils réclament. Un homme est un pécheur juge des,hommes et des pécheurs comme lui, il les méprise, il s'en raille, sans considérer qu'il peut être tenté aussi à son tour, or, comme j'ai dit, la nature ne se relèvera pas de ce mal par elle-même, et ne recouvrera jamais l'huile de cette douceur originelle, depuis qu'elle l'a une fois perdue. Mais ce que la nature ne saurait faire, la grâce le peut. Et celui sur qui l'Esprit Saint daignera répandre de nouveau les effets de sa bonté, comme une onction salutaire, reprendra aussitôt ses premiers sentiments d'humanité, et recevra même de la grâce, quelque chose de plus excellent que de ce qu'il tenait de la nature. Elle le rendra saint par la foi et parla douceur, et lui donnera non de l'huile, mais du baume recueilli dans les vignes d'Engaddi.

7. Car il n'y a point de doute qu'il ne coule des dons plus précieux de la fontaine du bouc dont l'onction change les boucs en agneaux, fait passer les pécheurs de la gauche à la droite, après les avoir abondamment rempli de l'huile de la miséricorde, afin que la grâce surabonde où les péchés abondaient auparavant. (Rom. XV, 20.) Ne vous semble-t-il pas que celui-là soit, en quelque sorte redevenu homme qui, dépouillant la dureté de l'esprit du monde, et recouvrant, avec le secours de la grâce, l'onction et la douceur naturelle à l'homme, que les convoitises charnelles, comme des mouches infectes, avaient entièrement détruite tiré de son fond l'homme, c'est-à-dire de soi-même, la matière et la règle de sa compassion pour les hommes, et regarde comme quelque chose de brutal et de monstrueux, non seulement de faire à autrui ce que lui-même ne voudrait pas souffrir, mais même de ne pas faire aux autres ce qu'il désirerait qu'on lui fit à lui-même ?

8. Voilà d'où vient l'huile. Mais d'où vient le vin ? Évidemment de la grappe de raisin de Chypre. Car si vous aimez le Seigneur Jésus de tout votre coeur, de toute votre âme, de toutes vos forces, pourrez-vous voir sans émotion les injures et les outrages qu'on lui fait ? non sans doute, mais, emporté aussi par un esprit de jugement, et de zèle, comme un homme puissant et robuste à qui le vin donne de nouvelles forces, plein du zèle de Phinées, vous direz avec David : " Je sèche de regret et de zèle de ce que mes ennemis ont oublié vos paroles (Ps. LXXVII, 15)," et avec le Seigneur: "Le zèle de votre maison me consume et me dévore (Ps. LXXVIII, 10). " Ce zèle ardent, c'est le vin exprimé de la grappe de raisin de Chypre, et l'amour de Jésus-Christ est un breuvage qui enivre. Car notre Dieu est un feu consumant (Dent. IV, 24), et un Prophète disait, que le feu était descendu d'en haut dans la moelle de ses os (Tren. I, 13), parce qu'il était tout enflammé de l'amour divin. Lorsque l'amour du prochain vous a donné l'huile , de douceur, quand l'amour de Dieu vous a procuré le vin du zèle et de l'émulation, approchez-vous avec confiance pour guérir les plaies de celui qui est tombé entre les mains des voleurs, et soyez un parfait imitateur du charitable Samaritain. Dites aussi avec la même confiance que l'Épouse : " Mon bien-aimé est pour moi une grappe de raisins de Chypre dans les vignes d'Engaddi. " C'est-à-dire, l'amour de mon bien-aimé m'embrase de zèle de justice, dans les sentiments d'affection que j'ai pour mon prochain. Mais en voilà assez. Car ma mauvaise santé me force à m'arrêter, comme cela m'arrive assez souvent, en sorte que pour la plupart du temps, comme vous savez, je suis obligé de laisser mes discours inachevés, et de renvoyer à un autre jour ce qui me reste à dire sur les versets que j'avais le dessein d'expliquer. Mais quoi? Je m'attends à être châtié, car je sais que je suis encore traité plus favorablement que je ne le mérite, frappez-moi, mon Dieu, frappez-moi comme un serviteur qui travaille mal. Peut-être les coups que je recevrai de votre main, me tiendront-ils lieu de mérites, peut-être Jésus-Christ, l'époux de l'Église, ne trouvant point en moi des biens qu'il récompense, verra dans mes plaies et dans mes douleurs un sujet d'exercer sa miséricorde et d'avoir pitié de moi, Lui qui est Dieu par dessus toutes choses, et béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.

SERMON XLV

Les deux beautés de l'âme ; comment l'âme parle au Verbe, et le Verbe à l'âme, leur langue.

1. " Que vous êtes belle, mon amie, que vous êtes belle! Vos yeux sont des yeux de colombe (Ct. I, 14). C'est bien, c'est très bien, l'amour de l'Époux a donné de la présomption à l'Épouse, et ce même amour a produit l'indignation de l'Époux. L'événement le prouve. Car la présomption a été suivie de réprimande, la réprimandé d'amendement, et l'amendement de récompense. A peine le bien-aimé est-il présent, le maître disparaît, le roi s'évanouit, la dignité s'efface, le respect est mis de côté. Car devant l'amour parfait toute déférence disparaît. Et de même que Moïse parlait autrefois à Dieu comme un ami à son ami, et Dieu lui répondait, ainsi maintenant s'établit-il entre le Verbe et l'âme un entretien aussi familier que celui de deux voisins ensemble. Et il n'y a pas lieu de s'en étonner; car leur amour n'ayant qu'une même source, il est réciproque, leurs caresses sont mutuelles. Des paroles plus douces que le miel volent donc également des deux côtés, et ils se jettent mutuellement des regards pleins d'une douceur infinie en signe de l'amour saint qui les embrase. Il l'appelle son amie, il dit qu'elle est belle, et le répète encore une fois, et il reçoit d'elle les mêmes témoignages d'amour. Et cette répétition n'est pas inutile, puisque c'est une confirmation de son amour; peut-être même veut-il nous marquer par là qu'il y a là dessous quelque mystère à pénétrer.

2. Cherchons donc quelle est la double beauté de l'âme. Car il me semble que c'est- cela qu'il veut donner à entendre. La beauté de l'âme c'est l'humilité. Je ne le plis pas de moi-même, le Prophète l'a dit avant moi. " Vous m'arroserez d'hysope et je deviendrai pur (Ps. L, 9). " Marquant l'humilité par cette herbe, qui est petite, et qui purifie le coeur. Le Prophète, après être tombé dans un crime énorme, espère qu'il sera lavé avec l'hysope, et qu'il recouvrera ainsi la première blancheur de l'innocence. Cependant si l'humilité de celui qui a commis url grand péché est aimable, elle ne mérite pas néanmoins d'être, admirée,. Mais si celui qui a conservé l'innocence y joint encore l'humilité, ne vous semble-t-il pas posséder une double beauté de l'âme? La sainte Vierge n'a jamais perdu la sainteté, et n'a jamais manqué d'humilité. Et si le Roi fut épris d'amour pour sa beauté, c'est parce qu'elle alliait l'humilité à l'innocence. Car, comme elle dit elle-même: "c'est l'humilité de sa servante qu'il a regardée (Lc. I, 48). " Heureux sont ceux qui conservent leurs vêtements purs, c'est-à-dire leur simplicité et leur innocence, si toutefois ils ont soin de se revêtir encore de la beauté de l'humilité ! Certes l'âme qui est telle s'entendra dire ces paroles : " Que vous êtes belle, mon amie, que vous êtes belle ! " Plût à Dieu, Sauveur Jésus, que vous disiez seulement une fois à mon âme : vous êtes belle. Plût à Dieu que vous me conservassiez au moins l'humilité. Car j'ai mal gardé ma première robe. Je suis votre serviteur, je n'ose me dire votre ami, moi qui ne suis pas digne de vous entendre rendre un double témoignage à ma beauté. Il me suffit d'en entendre un. Mais que faire si cela même est encore douteux ? Je sais ce que je ferai si je ne suis qu'un vil serviteur, je rendrai mes devoirs à l'ami de l'Époux ; si je ne suis qu'un homme misérable et difforme, j'admirerai sa beauté accomplie, et me réjouirai à la voix de l'Époux qui admire lui-même une si rare perfection. Qui sait si au moins par là je ne trouverai point grâce devant les yeux de cette bien-aimée, et si, à la faveur de son crédit, je ne serai point mis au nombre des amis ? Car l'ami de l'Époux demeure en silence, et est ravi de joie eu entendant sa voix. Voilà sa voix qui frappe les oreilles de l'Épouse. Écoutons la et réjouissons-nous. Les voilà ensemble, ils se parlent l'un à l'autre, écoutons-les. Que nul soin du siècle, nul attrait charnel ne nous distraient d'un entretien si agréable.

3. " Que vous êtes belle, " dit-il, " mon amie, que vous êtes belle! " Ces paroles expriment l'admiration, le reste la louange. C'est avec raison qu'on l'admire, puisqu'elle n'est pas devenue humble après avoir perdu la sainteté, mais l'est demeurée en la conservent. C'est avec justice que deux fois elle est appelée belle, puisqu'elle a 1'une et l'autre beauté. Il est extrêmement rare sur la terre de ne point perdre son innocence, ou que l'innocence, si on la conserve, n'exclue, point l'humilité. Aussi est-elle bien heureuse d'avoir conservé l'une et l'autre. Ce qui le prouve, c'est que tout en ne se sentant coupable de rien, elle ne rejette pas la réprimande de l'Époux. Pour nous, lors que nous avons commis les plus grandes fautes, c'est à peine si nous souffrons qu'on nous reprenne; mais au contraire, bien que n'ayant rien fait de mal, elle entend avec un esprit soumis les paroles amères qui lui sont adressées. Car quel mal fait-elle en désirant voir l'éclat de son Époux ? N'est-ce lias an contraire un désir louable ? Et cependant quand elle en est blâmée, elle se repent et dit: "Mon bien-aimé, m'est un petit bouquet de myrrhe, il demeurera entre mes mamelles (Ct. I, 12)." C'est-à-dire, cela me suffit; je ne veux plus savoir autre chose que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié. Cette humilité est bien grande. Toute innocente qu'elle est, elle entre dans des sentiments de pénitence, et, bien qu'elle n'ait aucun sujet de se repentir, elle s'en forme un, pour donner lieu à sa repentance. Pourquoi donc, direz-vous, a-t-elle été reprise, si elle n'a point fait de mal ? Écoutez en cela la sage conduite de l'Époux, l'humilité de l'Épouse est mise à l'épreuve aujourd'hui comme l'avait été l'obéissance d'Abraham. Et de même que ce patriarche, après avoir donné une preuve de son obéissance en accomplissant le commandement de Dieu, mérita d'entendre ces paroles: "Je connais à cette heure que vous craignez Dieu;" de même, il est dit à l'Épouse en d'autres paroles: Je connais maintenant que vous êtes humble. Car c'est ce que signifient ces mots: "Combien vous êtes belle !" Et il recommence cet éloge afin de marquer qu'elle a ajouté la beauté de l'humilité à celle de l'innocence: " Que vous êtes belle, mon amie, que vous êtes belle! " Je connais maintenant que vous êtes belle, non seulement par l'amour que vous avez pour moi, mais encore par votre humilité. Je ne dis plus maintenant que vous êtes belle parmi les femmes, ni que vous êtes belle par les joues ou par le cou, comme je disais auparavant, mais je dis simplement que vous êtes belle sans comparaison, sans restriction, non en partie.

4. Puis il ajoute : "vos yeux sont des yeux de colombe," pour relever encore davantage son humilité. Car il voit que, reprise de vouloir porter trop haut ses recherches, elle ne fait point difficulté de descendre aussitôt aux choses les plus simples en disant : " Mon bien-aimé est pour moi un petit bouquet de myrrhe. " Il y a sans doute bien de la différence entre un visage plein de gloire et un bouquet de myrrhe ; aussi est-ce une grande marque d'humilité de s'arrêter à l'un en se voyant rappeler de l'autre. " Vos yeux donc sont des yeux de colombe. " Vous ne vous tenez plus, dit-il, dans les pensées sublimes et élevées au dessus de vous, mais, à l'exemple d'un oiseau très simple, vous êtes contente des choses les plus simples, vous faites votre nid dans les trous de la pierre, vous demeurez dans mes plaies, et contemplez avec joie, d'un oeil de colombe, les choses qui concernent seulement mon incarnai ion et ma passion.

5. On du moins le Saint Esprit s'étant montré sous la forme de cet oiseau, il loue plutôt en elle un regard spirituel qu'un regard simple. Et si cette explication vous plait, il faut rapporter ce verset à ce que disent, un peu auparavant, les compagnons de l'Époux, quand ils lui promettent de lui faire des pendants d'oreille d'or; leur dessein notait pas, comme je l'ai montré alors, d'orner les oreilles de son corps; mais de former celles de son coeur, et il se peut qu'ayant son coeur plus purifié par la foi qui vient de l'ouïe, elle soit devenue capable de voir ce qu'elle ne pouvait pas voir auparavant. Et, comme après avoir reçu ces pendants d'oreilles, elle paraît avoir la vue plus pénétrante pour l'intelligence des choses spirituelles, elle en est plus agréable à l'Époux qui, -autant qu'il est en lui, aime toujours mieux être contemplé d'une manière spirituelle, et il la félicite de cette nouvelle perfection, en disant: " Vos yeux sont des yeux de colombe. " Regardez-moi maintenant, dit-il, en esprit (Thren. IV, 20), parce que le Seigneur Jésus-Christ qui est devant vous est un esprit. Et vous pouvez le faire, car vos yeux sont des yeux de colombe. Auparavant vous ne le pouviez pas, c'est ce qui vous attirait des réprimandes. Mais maintenant faites-le, si vous voulez, puisque vous avez des yeux de colombe, c'est-à-dire des yeux spirituels, vous ne le pouvez pas faire encore, autant que vous l'avez demandé; mais néanmoins vous serez satisfaite, vous devez passer de„clarté en clarté. Voyez donc maintenant comme vous le pourrez, et lorsque vous pourrez davantage, vous verrez davantage.

6. Je ne pense pas, mes frères, non,je ne pense pas, je le répète, que cette vision soit médiocre, et commune à tous, quoiqu'elle soit inférieure à celle dont nous devons jouir un jour. Après tout, reconnaissez-le par ce qui suit : " Que vous êtes beau, mon bien-aimé, que vous êtes beau (Ct. I, 15). " Vous voyez combien elle est élevée, et à quelle hauteur est arrivée une âme qui s'attribue le droit d'appeler le Seigneur de l'univers son bien-aimé. Remarquez, en effet, qu'elle ne dit pas " Bien-aimé " simplement, mais " Mon bien-aimé, " pour marquer qu'il lui appartient comme en propre. Certes, cette vision est bien grande, puisqu'elle donne tant de confiance et d'autorité à cette âme, qu'elle ne regarde point le Seigneur de toutes choses comme son Seigneur, mais comme son bien-aimé. Je ne crois pas que, pour cette fois, il se soit présenté à elle aucune image de la chair, ou de la croix, ou des infirmités corporelles de son Époux. Car, selon le Prophète, dans toutes ces choses " Il n'avait ni grâce ni beauté (Ps. LIII, 2). " Au lieu qu'en le voyant elle proclame qu'il est beau;et agréable, et fait voir par là, qu'il lui est apparu d'une manière plus excellente. Car l'Époux parle à l'Épouse bouche à bouche, comme il faisait autrefois avec Moïse (Ex. XXXIII); et elle voit Dieu clairement, non par énigmes et en figures. Aussi, elle le proclame tel qu'elle le voit véritablement en esprit par une vision infiniment sublime et agréable. Ses yeux ont vu le roi dans sa beauté, toutefois ils ne l'ont pas vu comme roi, mais comme bien-aimé. Qu'un prophète l'ait vu sur un trône extrêmement élevé (Is. VI, 1), qu'un autre témoigne qu'il lui est apparu face à face (Gn.XXXII, 30), néanmoins il me semble que l'Épouse les surpasse, en ce que nous lisons qu'ils ont vu le Seigneur, et que celle-ci voit son bien-aimé. Car voici les paroles du Prophète . " J'ai vu le Seigneur assis sur un trône extrêmement haut et élevé (Is. VI, 1), " et "j'ai vu le Seigneur face à face, et je n'en suis pas mort (Gn. XXXII, 30). " Mais, " si je suis le Seigneur, " dit-il, " où est la crainte qu'on me doit (Ma. I, 6)? " Si donc leur révélation a été accompagnée de crainte; parce que la crainte se rencontre toujours, où est le Seigneur; certainement, si on m'en laissait le choix, je préférerais la vision de l'Épouse, avec d'autant plus d'ardeur et de joie, que je vois qu'elle produit un sentiment bien plus noble, qui est celui de l'amour. Car la crainte est pénible, mais la charité met de côté toute crainte (Jn. IV, 18). Il y a de la différence entre paraître terrible en ses jugements sur les enfants des hommes (Ps. XLV, 5), et paraître plus beau que tous. les enfants des hommes (Ps. XLV, 3). " Que vous êtes beau, mon bien-aimé, que vous êtes beau! " Ces paroles expriment de l'amour, non de la crainte.

7. Mais peut-être vous vient-il un doute dans l'esprit, et vous demandez-vous avec incertitude pourquoi on rapporte les paroles du "Verbe" à l'âme et ensuite celles de l'âme au Verbe, en sorte qu'elle a à peine entendu la voix de celui qui lui parle et qui publie sa beauté, qu'elle prodigue aussitôt à son tour, les mêmes louanges à celui dont elle s'est entendu louer ? Comment cela se peut-il faire ? Car ce n'est pas la parole qui parle, mais c'est par la parole qu'on parle. De même Pâme ne peut parler si la bouche de son corps ne lui forme des .paroles. Vous avez raison de faire cette demande : mais considérez que c'est l'esprit qui parle et qu'il faut entendre ces choses spirituellement. Aussi, toutes les fois qu'on vous dit, ou que vous lisez, que le Verbe et l'âme parlent ensemble, et se regardent l'un l'autre, ne vous imaginez pas qu'ils échangent entre eux des mots corporels, ni qu'ils se voient l'un l'autre par le moyen d'images corporelles. Écoutez plutôt ce que volts devez penser en cette circonstance. Le Verbe est un esprit, l'âme en est un pareillement; ils ont leur langue pour se parler l'un à l'autre, et se faire connaître qu'ils sont présents. La langue du Verbe c'est la faveur de sa bienveillance, et celle de l'âme, c'est la ferveur dé sa dévotion, l'âme qui n'a point de dévotion, n'a point de langue, elle ne saurait parler, et ne peut s'entretenir avec le Verbe. Lorsque le Verbe, voulant parler à l'âme, agite sa langue, l'âme ne peut pas ne point le sentir. Car la parole de Dieu est vive et efficace, et plus perçante qu'une épée à deus tranchants, qui va jusqu'à la division de Pâme et de l'esprit (Hb. IV, 42). De même lorsque Pâme remue la sienne, il est impossible que le Verbe ne le sache pas, non seulement parce qu'il est présent partout, mais encore et surtout parce que la langue de la dévotion ne se remue jamais pour parler, si, par sa grâce, il ne l'excite lui-même à le faire.

8. Par conséquent, pour le Verbe, dire à l'âme qu'elle est belle, et l'appeler son amie, c'est répandre en elle la grâce qui le fasse aimer d'elle, et lui fait penser qu'elle est elle-même aimée de lui. De même, lorsque Pâme à son tour appelle le Verbe " son bien-aimé " et confesse qu'il est beau, c'est qu'elle lui attribue sans fiction et sans déguisement, la grâce qu'elle a de l'aimer et d'être aimée de lui, c'est qu'elle admire sa bonté et s'étonne des faveurs qu'elle en reçoit. Car sa beauté c'est son amour, et il est d'autant plus grand qu'il est prévenant. C'est pourquoi elle s'écrie du plus profond de son coeur, du plus intime et du plus vif de ses affections, qu'elle doit l'aimer avec d'autant plus d'ardeur, qu'il l'a aimée le premier. Aussi la parole du Verbe est l'infusion de la grâce, et la réponse de l'âme, c'est son étonnement accompagné d'actions de grâces. Elle aime d'autant plus, qu'elle reconnaît que son Époux l'emporte davantage sur elle, et son admiration est d'autant plus grande qu'elle sent qu'il la prévient par son amour. Ce qui fait qu'elle ne se contente pas de dire, qu'il est beau; elle le répète pour marquer, par cette répétition, l'éminence de sa beauté.

9. Ou du moins elle exprime l'admirable beauté des deux substances en Jésus-Christ; dans l'une la beauté de la nature, dans l'autre celle de la grâce. Que vous êtes beau à vos anges, Seigneur Jésus, dans la forme de Dieu, le jour de votre éternité, engendré avant l'étoile du matin dans les splendeurs de vos saints, étant vous-même la splendeur et la figure de la substance du père, et la lumière de la vie éternelle toujours brillante, et toujours durable! Que vous me semblez beau, mon Seigneur, lorsque je vous contemple dans cet état glorieux ! Car lorsque vous vous êtes anéanti, lorsque vous avez dépouillé de ses rayons naturels cette lumière qui ne souffre point de défaillance, votre bonté a éclaté plus vivement, votre charité a brillé d'un plus vif éclat, et votre grâce en a semblé plus radieuse. Étoile de Jacob, que vous me paraissez brillante (Nb. XXIV,17), " rejeton de la racine de Jessé, que vous me semblez verdoyant (Is. XI, 1) ; " lumière du soleil levant qui m'éclairez dans les ténèbres, que vous m'êtes douce et agréable! quel sujet d'admiration et d'étonnement n'est-il point même aux vertus célestes, dans sa conception du Saint-Esprit, dans sa naissance d'une vierge, dans l'innocence de sa vie, dans la profondeur de sa doctrine, dans la gloire de ses miracles, dans les révélations de ses mystères ? Enfin, ô Soleil de justice, comme vous êtes étincelant, lorsqu'après vous être couché vous vous levez du centre de la terre! Roi de gloire, que vous êtes beau, lorsque, revêtu d'une robe superbe et magnifique, vous vous retirez dans le plus haut des cieux ! Comment, à la vue de tant de merveilles, toutes les puissances de mon âme ne s'écrieraient-elles pas: "Seigneur, qui est semblable à vous ?"

10. Croyez donc que l'Épouse voyait toutes ces choses et d'autres semblables dans son bien-aimé, lorsqu'elle disait: " Que vous êtes beau, mon bien-aimé, que vous êtes beau! " Ce n'est pas seulement ces merveilles, mais sans doute encore quelqu'autre miracle de la beauté de sa nature supérieure, qui est au dessus de notre portée et de notre expérience, qu'elle avait remarqué. Cette répétition désigne donc la perfection des deux substances. Écoutez ensuite comment elle saute de joie à la vue et aux discours de son bien-aimé; comment, éprise d'un saint ravissement, elle chante devant lui un chant nuptial tout rempli de choses tendres et amoureuses : " Notre petit lit, dit-elle, est tout fleuri, les solives de nos maisons sont de bois de cèdre, nos lambris sont de cyprès (Ct. , 16). " Mais réservons ce chant de l'Épouse pour une antre fois, afin que le repos nous donnant une nouvelle allégresse, nous soyons plus disposés à nous réjouir avec elle, à louer et à glorifier son époux Jésus-Christ Notre Seigneur, qui étant Dieu est au dessus de toutes choses, et béni à jamais. Ainsi soit-il.

SERMON XLVI

État et composition de toute l’Église. Comment on parvient à la contemplation par la vie active qui se passe sous l'obéissance.

1. " Notre petit lit est tout fleuri, les solives de nos maisons sont de bois de cèdre, nos lambris sont de cyprès (Ct. I, 16.) " Elle chante l'épithalame, et décrit dans un beau discours, le lit et la chambre nuptiale. Elle invite l'Époux à se reposer; car ce qui lui est préférable c'est de, se reposer avec Jésus-Christ. Il n'y a que les âmes à gagner qui puissent la faire sortir. Croyant donc avoir trouvé l'occasion favorable, elle annonce à (Époux que la chambre est ornée, elle montre le lit comme du doigt, elle convie son bien-aimé, comme j'ai dit, à prendre quelque repos, et, semblable aux disciples d'Emmaüs, ne pouvant plus souffrir le feu de l'amour qui l'embrase, elle tâche d'attirer son Époux dans l'hôtellerie de son coeur, le presse de passer la nuit avec elle, et lui dit avec Pierre: " Seigneur, il fait bon ici (Mt. XVII, 4). "

2. Cherchons maintenant quel est le sens spirituel de ces choses. Or, je crois que dans l'Église le " lit " où l'on se repose ce sont les cloîtres et les monastères, dans lesquels on mène une vie exempte des soins et des inquiétudes du siècle. Ce lit est fleuri, parce que la conversation et la vie des frères brille des exemples et des instituts des pères, comme un champ émaillé de fleurs odoriférantes. Les " maisons " signifient les simples chrétiens, que ceux d'entre eux qui sont élevés en dignité, tels que les princes de l'Église et ceux du siècle, retiennent fortement par les lois qu'ils leur imposent, comme les solives retiennent et affermissent les murailles d'une maison, et empêchent que, vivant chacun à sa mode et à son gré, ils ne se désunissent comme des murs qui se séparent, et qu'ainsi tout l'édifice ne s'écroule. Pour les " lambris " qui sont appuyés fortement sur les solives, et qui ornent les maisons, je crois qu'ils signifient les moeurs douces et réglées du clergé, et les offices de l'Église remplis selon les rites. Car comment l'ordre des clercs pourra-t-il subsister, et les charges de l'Église seront-elles remplies comme il faut, si les princes, qui sont comme les solives de ces lambris, ne les soutiennent par leurs bienfaits, et ne les protègent par leur puissance ?

3. Or, s'il est dit que les solives sont de cèdre et les lambris de cyprès, c'est parce que la nature de ces bois a quelque rapport aux deux ordres dont nous avons parlé plus haut. Le cèdre étant un bus qui ne se pourrit jamais, un arbre odoriférant et très élevé, marque assez quelles personnes on doit choisir pour tenir lieu de poutres et de solives. 1 faut doge que ceux qui sont établis sur les autres soient forts et,généreux, qu'ils soient doux et patients, qu'ils aient l'esprit sublime et élevé, et que, répandant partout la bonne odeur de leur foi et de leur vertu, ils puissent dire avec l'Apôtre : " Nous sommes la bonne odeur de Jésus-Christ, pour Dieu en toute sorte de lieux (II Cor. II, 15)." De même, le cyprès, étant aussi un bois qui sent bon et qui ne se pourrit point, montre que tout ecclésiastique, quel qu'il soit, doit être incorruptible dans sa foi et dans ses moeurs, pour servir d'ornement à la maison de Dieu, et en être comme le lambris. Car il est écrit: "La sainteté est l'ornement éternel de votre maison (Ps. XCII, 5). " Paroles qui expriment bien la beauté de la vertu et la persévérance d'une grâce qui ne s'altère jamais. Il faut donc que celui qui est choisi pour orner et embellir cette maison, soit orné lui-même de vertus; et, non content du témoignage de sa conscience, il doit être tel que les autres aient de lui une opinion avantageuse. Il y a d'autres qualités encore dans ces bois qui ont beaucoup de rapport avec les choses que nous traitons spirituellement; mais je les passe sous silence pour abréger.

fi. Remarquez comme l'état de l'Église est admirablement compris en très peu de mots; car un seul verset nous rappelle l'autorité des supérieurs, la beauté du clergé, la discipline du peuple et le repos des religieux. L'Église, leur sainte mère, se réjouit de les voir bien réglés, et les présente alors à son bien-aimé pour qu'il les voie aussi; elle rapporte tout -à sa bonté, parce qu'il est l'auteur de tous biens, et ne s'attribue rien à elle-même. Car sh elle dit : " Notre lit et nos maisons," ce n'est pas pour s'attribuer ces choses, mais pour marquer son amour; l'excès de son affection lui donne cette confiance, et l'empêche de regarder comme étranger à son égard ce qui appartient à celui qu'elle aime avec passion. Elle croit qu'elle ne saurait être exclue de la maison de son époux ni empêchée de partager son repos, parce qu'en toutes choses elle a coutume de chercher plutôt ses intérêts à lui que les siens propres. Et c'est pour cela qu'elle se permet d'appeler leurs, le lit et les maisons que son époux possède. Elle dit, en effet : " Notre lit, les solives de nos maisons et nos lambris, " et ne fait point difficulté de s'associer dans la possession de ces biens à celui à qui elle est sûre d'être unie par l'amour. Il n'en est pas de même de celle qui n'a pas encore renoncé à sa propre volonté, mais qui reste couchée chez elle et qui a son chez soi, ou plutôt qui, au lieu de demeurer chez elle, vit dans le désordre et l'impudicité, avec des femmes débauchées, je veux parler des convoitises de la chair, avec lesquelles elle dissipe ses biens et sa portion de l'héritage paternel qu'elle a réclamée (Luc. XV, 12).

5. Mais vous qui entendez ou lisez ces paroles du Saint-Esprit, croyez-vous pouvoir vous en appliquer quelque chose, et ne reconnaissez-vous en vous-même rien de cette félicité de l'Épouse que chante cet esprit divin dans ce cantique d'amour, et peut-on dire aussi de vous que vous entendez sa voix, mais que vous ne savez ni d'où elle vient ni où elle va? Peut-être désirez-vous aussi le repos de la contemplation; ce désir est louable, pourvu que vous n'oubliiez point les fleurs dont le lit à de l'Épouse est couvert. Ayez donc soin de répandre aussi sur le vôtre p les fleurs des bonnes oeuvres, et de faire précéder ce saint repos de l'exercice des vertus qui sont comme la fleur qui précède le fruit. Autrement ce serait être délicat à l'excès de vouloir vous reposer avant de vous être exercé, et de négliger la fécondité de Lia, pour ne jouir que des embrassements de Rachel. C'est un renversement de l'ordre que d'exiger la récompense avant de l'avoir mérites, et de manger avant de travailler, puisque l'Apôtre dit que " celui qui ne travaille point ne doit point manger (Thes. III,10). " L'observation de vos commandements m'a donné l'intelligence (Ps. CXVIII, 104), dit le Prophète, pour vous apprendre que le goût de la contemplation n'est dû qu'à la pratique des commandements de Dieu. Ne vous imaginez donc pas que l'amour de votre propre repos 1doive préjudicier aux oeuvres de la sainte obéissance, et aux ordres de vos supérieurs. Autrement l'Époux ne dormira pas avec vous dans un même lit, surtout dans un lit que vous aurez couvert des ciguës et des orties de la désobéissance, au lieu de l'embellir des fleurs de l'obéissance. C'est pourquoi il n'exaucera pas vos prières, et, lorsque vous l'appellerez, il ne viendra point. Car, comment voudrait-il se donner à un désobéissant, lui qui a tant aimé l'obéissance, qu'il a préféré mourir que de ne pas obéir? Et comment approuverait-il le repos inutile de votre contemplation, lui qui a dit par le Prophète : " J'ai travaillé avec patience (Jr. VI, 11), " en parlant du temps où, exilé du ciel et de la souveraine paix, il a opéré le salut au milieu de la terre. J'ai bien peur que vous n'entendiez plutôt cette voix terrible, cette voix de tonnerre qu'il a fait retentir contre la perfidie des Juifs: " Je ne puis plus souffrir vos fêtes, vos jours de repos et vos autres solennités (Is. I,13), " et encore : " mon âme hait vos fêtes et vos assemblées, et elles me sont devenues insupportables, " et le Prophète se lamentera sur vous et dira : " Ses ennemis l'ont regardé avec mépris, et se sont moqués de ses jours de fêtes et de repos (Thren. I, 7). " Pourquoi, en effet, son ennemi ne se moquerait-il pas de ce que le bien-aimé rejette avec horreur?

6. Je suis extrêmement surpris de l'impudence de quelques-uns d'entre nous qui, après nous avoir troublés tous par leur singularité, irrités par leur impatience, méprisés [2] par leur opiniâtreté et leur rébellion, infectés par leur désobéissance, ne laissent pas d'avoir la hardiesse de convier par d'instantes prières le Seigneur de toute pureté à venir dans le lit de leur concupiscence lotit souillé par des impuretés, Mais " lorsque vous lèverez vos mains en haut, " dit-il, " je détournerai mes yeux, et lorsque vous multiplierez davantage le nombre de vos oraisons, je ne vous écouterai point ( Is. I, 15). " Eh quoi ! votre lit, loin d'être semé de fleurs, est lotit couvert d'ordures, et vous êtes assez effronté four y vouloir attirer le roi de gloire? Est-ce pour qu'il s'y repose, ou pour qu'il vous adresse des reproches ? Le centenier de l'Évangile le prie de ne point entrer chez lui à cause de son indignité (Mt. VIII, 3), lui néanmoins dont fa foi répand une odeur merveilleuse dans Israël ; et vous, vous l'excitez à entrer dans votre âme, tout souillé que vous êtes par la boue de vos vices! Le prince des apôtres crie : " Retirez-vous de moi, Seigneur, parce que je suis un pécheur (Luc. V, 8); " et vous dites : Entrez dans moi, Seigneur, parce que je suis saint. " Priez tous unanimement, " dit l'apôtre saint Pierre, " et aimez la charité fraternelle (Pier. II, 17), " et le vase d'élection : " Levez au ciel des mains pures, sans colère et sans contention ( I Tim. II, 2). " Voyez-vous comptent le prince des apôtres, et le Docteur des nations s'accordent et parlent avec un même esprit touchant la paie et la tranquillité que doit avoir celui qui prie? Continuez donc à lever, des jours entiers, les mains vers le Seigneur, vous qui, tout le jour, tourmentez vos frères, détruisez l'union des coeurs, et vous séparez de l'unité.

7. Que voulez-vous que je fasse, me direz-vous? Je veux, avant tout, que vous purifiiez votre conscience de toute colère, de toute contention, de tout murmure, de toute jalousie, et que vous vous hâtiez de bannir de votre coeur tout ce qui est contraire à la paix qui doit régner entre les frères ou à l'obéissance due aux supérieurs. Ensuite, que vous l'orniez des fleurs de toute sorte de bonnes œuvres, et d'exercices louables, puisque vous l'embaumiez du parfum des vertus, c'est-à-dire, de la vérité, de la chasteté, de la justice, de la sainteté, et généralement de tout ce qui sert à rendre aimable, de tout ce qui est de bonne édification, de tout ce qui est vertueux, de tout ce qui est louable dans le règlement des moeurs ; voilà à quoi vous devez penser, à quoi vous devez vous occuper. Après cela vous pourrez appeler l'Époux avec confiance, parce que lorsque vous le conduirez dans votre âme, vous pourrez dire avec vérité aussi bien que l'Épouse : " Notre lit est tout fleuri ; " car votre conscience répandra de toutes parts les parfums de la piété, de la paix, de la douceur, de la justice, de l'obéissance, de la gaieté, et de l'humilité. Mais demeurons-en là pour ce qui regarde le lit.

8. Quant à la maison, chacun peut se considérer comme la maison spirituelle de Dieu, pourvu qu'il ne marche plus selon la chair, mais selon l'esprit. " Le temple de Dieu est saint, " dit l'Apôtre " et c'est vous qui êtes ce temple (I Cor. III, 17). " Ayez donc bien soin, mes frères, de cet édifice spirituel, qui n'est autre chose que vous-mêmes, de peur que lorsqu'il commencera à s'élever, il ne joue et ne s'écroule, ce qui arrivera s'il n'est appuyé sur de bon bois, et s'il n'est bien cimenté. Ayez donc soin de ne bâtir qu'avec un bois qui soit incorruptible et qui ne joue pas, c’est-à-dire sur la crainte de Dieu, cette crainte chaste qui dure éternellement; sur la patience, dont il est écrit . " La patience des pauvres ne périra jamais (Ps. IX, 19); " sur la longanimité qui, demeurant ferme sous le poids de quelque lourde construction que ce puisse être, dure jusqu'aux siècles infinis de la vie bienheureuse, selon ce mot du Sauveur dans l'Évangile, " celui qui persévérera jusqu'à la fin sera sauvé (Mt. X, 22) ; " mais principalement sur la, charité qui ne faiblit jamais, attendu que " l'amour est fort comme la mort, et que le zèle de la jalousie est aussi inflexible que l'enfer (Ct. VIII, 6). " Ayez soin ensuite de les recouvrir, et de les relier par d'autres bois également beaux et précieux, si toutefois vous pouvez vous la procurer aisément; car ils ne servent que pour faire le lambris, et pour orner la maison ; ce sont les discours de la sagesse ou de la science, la prophétie, le don de faire des miracles, et d'interpréter les Écritures, et autres semblables qui servent plus à l'ornement qu'au salut de l'âme. Je n'ai point de précepte à vous donner sur cela, ce n'est qu'un conseil ; car il est certain qu'on ne se procure ces bois-là qu'à grand'peine, qu'on ne les trouve que difficilement, et qu'on ne les met en oeuvre qu'avec beaucoup de danger; notre terre, surtout en ce temps-ci, n'en produit que fort peu. C'est pourquoi, je vous conseille et vous recommande de ne pas vous appliquer trop à les rechercher. Servez-vous plutôt des autres bois pour faire vos lambris; et quoiqu'ils paraissent moins beaux, on sait qu'ils ne sont pas moins solides, sans compter que l'acquisition en est plus facile.

9. Plût à Dieu seulement que j'eusse beaucoup de ces bois qui abondent dans le jardin de l'Époux, je veux dire dans l'Église, et qui sont la paix, la bonté, la douceur et la joie dans le Saint-Esprit, qui font donner avec gaieté et simplicité, se réjouir avec ceux qui se réjouissent, et pleurer avec ceux qui pleurent. N'estimerez-vous pas qu'une maison ainsi lambrissée a d'assez beaux lambris? Seigneur, j'aime la beauté de votre maison. Donnez-moi toujours, s'il vous plaît, de ce buis dont je puisse orner la chambre de ma conscience et de celle des autres. Je m'en contenterai, parce que je crois que vous vous en contenterez aussi, et il y en aura sans doute qui, suivant mon conseil, s'en contenteront pareillement. Je laisse les autres aux saints apôtres, et aux hommes apostoliques. Mais vous, mes chers enfants, quoique vous n'ayez pas ces buis précieux, si néanmoins vous possédez les autres, ne laissez pas de vous approcher avec confiance de la pierre suprême, de la pierre angulaire, de la pierre choisie et précieuse, et, étant vous-mêmes des pierres vivantes et animées, entrez dans cet édifice bâti sur le fondement des apôtres et des prophètes. Soyez comme des maisons spirituelles, et comme un sacerdoce sacré, pour offrir des hosties spirituelles et agréables à Dieu par Notre Seigneur Jésus-Christ, l'époux de l'Église, qui étant Dieu est au dessus de toutes choses, et béni à jamais. Ainsi soit-il.

SERMON XLVII

Les trois fleurs de la virginité, du martyre et des bonnes oeuvres : de la dévotion pour l'office divin.

1. "Je suis la fleur du champ, et le lis des vallées. (Ct. II, 1). " Je crois qui cela se rapporte à ce que l'Épouse a dit, que le lit est tout couvert de fleurs. Car, de peur qu'elle ne s'attribue les fleurs dont le lit et la chambre sont parés, l'Époux répond qu'il est lui-même la fleur du champ, que les fleurs ne viennent pas de la chambre, mais du champ qui leur donne l'éclat et l'odeur qui les distinguent, pour que personne ne puisse adresser des reproches à son Épouse, et lui dire ". Qu'avez-vous que vous n'ayez reçu, et si vous l'avez reçu pourquoi vous en glorifiez-vous comme si vous le teniez de vous-même (I Cor. IV, 7)4 ", Il daigne lui-même par sa bonté, comme un amant jaloux et un maître plein de bonté, apprendre à sa bien-aimée, à qui elle doit attribuer la beauté et l'odeur agréable des fleurs répandues sur son lit. " Je suis la fleur du champ, " lui dit-il, c'est à moi que vous êtes redevable de ce dont vous vous glorifiez. Ce qui rappelle bien à propos que nous ne devons point nous glorifier, et que si quelqu'un se glorifie, il doit le faire dans le Seigneur. Voilà pour ce qui concerne la lettre. Tâchons maintenant, avec l’assistance de ce même Époux, de pénétrer la sens, spirituel quelle renferme

2. Or remarquez d'abord trois sortes d'états où se trouvent les fleurs : elles sont dans le " champ, " dans le " jardin ou dans la chambre, " et vous comprendrez plus aisément ensuite pourquoi il s'est appelé de préférence plutôt " la fleur du champ. " Les fleurs naissent dans les champs et dans les jardins, mais non dans la chambre. Elles y brillent et y sentent bon, néanmoins elles n'y sont pas droites sur leur tige, comme dans le jardin ou dans le champ, mais elles y sont couchées par terre, parce qu'elles n'y sont pas venues; mais y ont été apportées. Aussi est-il nécessaire de les renouveler souvent, et d'en apporter toujours de fraîches, parce qu'elles ne conservent pas longtemps leur odeur, ni. leur beauté. Si, comme nous l'avons dit dans un autre discours, le lit semé de fleurs est l'âme remplie de bonnes oeuvres, vous voyez sans doute, pour garder la même comparaison, qu'il ne suffit pas de faire le bien une ou deux fois, mais qu'il faut ajouter sans cesse de nouvelles actions de vertu aux premières, afin qu'après avoir semé avec abondance, vous recueilliez avec abondance aussi. Autrement les fleurs des bonnes oeuvres languissent se flétrissent, et elles perdent bientôt toute leur beauté et leur vigueur, si les premières ne sont continuellement remplacées, par d'antres nouvelles. Voilà pour ce qui est de la "chambre."

3. Mais il n'en va pas de même dans les jardins ni dans les champs, ils fournissent, en effet, sans cesse aux fleurs qu'ils produisent, de quoi se maintenir longtemps dans la beauté qui leur est naturelle. Il y a pourtant cette différence entre eux, que le jardin, pour porter des fleurs, a besoin de la main et de l'art de l'homme qui le cultive; au lieu que le champ en produit de lui-même et sans le secours. et la culture des hommes. Vous voyez déjà, je pense, quel est ce champ, qui n'est ni labouré avec la charrue ou avec le hoyau, ni fumé, ni ensemencé et qui, néanmoins, est orné de cette belle fleur sur laquelle il est certain que l'esprit du Seigneur s'est reposé. " L'odeur qui sonde mon fils, " dit le patriarche Isaac, " est comme l'odeur d'un champ plein de fleurs, sur lequel Dieu a répandu sa bénédiction (Gn. XXVII, 27). " Cette fleur du champ n'avait pas encore revêtu sa beauté, et déjà elle répandait une odeur excellente, puisque ce saint patriarche accablé de vieillesse, presque privé de la vue ; mais dont l'odorat était très subtil, la pressentit en esprit, en sorte qu'il ne put retenir ce cri de joie. Il ne fallait donc pas que l'Époux se dit une fleur de la chambre, puisqu'il est une fleur toujours vigoureuse, ni du jardin, de peur qu'il ne semblât engendré par l'opération de l'homme. Mais il dit avec beaucoup de grâce et de justesse "Je suis la fleur du champ, " puisqu'il est venu sans le concours de l'homme, et que, depuis qu'il est une fois venu, il n'a point souffert de corruption, suivant cette parole du Prophète: " Vous ne permettrez pas que votre saint voie la corruption (Ps. XV, 10). "

4. Mais écoutez encore, s'il vous plaît, une autre raison de ceci, que je ne crois pas méprisable. En effet, pourquoi le Sage dit-il que le Saint-Esprit se montre sous diverses formes, sinon parce qu'il a coutume de cacher plusieurs sens spirituels sous l'écorce de la même lettre? Aussi, selon la division que nous venons de faire de l'état différent ries fleurs, la " virginité est " une fleur, le martyre en est une autre, " l'action vertueuse " en est une aussi. La virginité est dans le jardin, le martyre dans le " champ, " et l'action de vertu dans la " chambre. " Or c'est avec raison que la virginité est dans le jardin, car elle est amie de la pudeur, elle fuit le public, se plaît à être cachée, et aime la règle et la discipline ; d'ailleurs les fleurs dans un jardin sont enfermées, au lieu qu'elles sont exposées dans le champ, et répandues dans la chambre. On lit, en effet, que le " jardin est fermé et la fontaine scellée (Ct. IV, 12). " Ce qui marque le rempart de la pudeur, et la garde d'une sainteté inviolable en une vierge, si toutefois elle est sainte de corps et d'esprit. Le martyre est encore bien placé dans le champ, puisque les martyrs sont souvent exposés à la risée de tout le monde, et servent de spectacle aux anges et aux hommes? N'est-ce pas eux que le Prophète fait parler en ces termes lamentables: " Nous sommes devenus l'opprobre de. nos voisins, la risée et la moquerie de ceux qui sont à l'entour de nous (Ps LXXVIII, 4). " L'action vertueuse est encore bien placée dans la chambre, puisqu'elle procure la paix et la sûreté à la conscience. Car, après avoir fait une bonne oeuvre, on entre avec plus d'assurance dans le doux sommeil de la contemplation ; et on entreprend de considérer et de sonder les choses sublimes avec d'autant plus de confiance, qu'on se rend témoignage à soi-même, qu'on n'a point manqué aux oeuvres de charité par amour de son propre repos.

5. Le Seigneur Jésus est toutes ces choses en un certain sens. Il est la fleur du jardin, il a été enfanté vierge, d'un rejeton vierge. Il est la fleur du champ, il a été martyr, il est la couronne des martyrs et la forme du martyre. Il a été conduit hors de la ville, il a souffert hors du camp, il a été élevé sur la croix pour être vu des hommes, raillé et méprisé de tout le monde. Il est aussi la fleur de la chambre, parce qu'il est le miroir et le modèle de toute bonne oeuvre, ainsi qu’il l'a lui-même assuré aux Juifs en disant : " Je vous ai fait voir plusieurs bonnes oeuvres au nom de mon père (Jn. X, 32). " Et ailleurs, l'Écriture parlant de lui, s'exprime ainsi " Celui qui a passé en faisant du bien à tous et en les guérissant (Ac. X, 38) ; " mais si le Seigneur est ces trois choses, quelle raison avait-il d'aimer mieux être appelé " la fleur du champ ? " C'est sans doute afin d'animer l'Épouse à souffrir avec patience les maux dont il voyait qu'elle était menacée, car elle voulait vivre saintement en Jésus-Christ. Il aime donc mieux déclarer qu'il est ce en quoi principalement il désire avoir des imitateurs. C'est ce qui m'a fait dire ailleurs que l'Épouse cherche et désire toujours le repos, et lui, au contraire, l'excite au travail, en lui annonçant qui elle ne peut entrer dans le royaume des cieux qu'en passant par un grand nombre de tribulations. Aussi, lorsqu'il venait d'épouser la nouvelle église qu'il avait établie sur la terre, et qu'il se disposait à retourner à son père, il lui disait : "Le temps est venu que quiconque vous fera mourir, pensera rendre service à Dieu (Jn, XVI, 2); et, " s'ils m'ont persécuté, ils vous persécuteront bien aussi (Jn. XV. 10), " et plusieurs autres choses semblables, que vous pouvez remarquer vous-même dans l’Évangile.

6. " Je suis la fleur du champ, et le lys des vallées. " Quand l'Épouse montre le lit, l'Époux l'appelle au champ et l'excite au travail. Et il ne croit pas qu'il y ait de meilleur moyen pour l'engager au combat que de se proposer lui-même à elle, en exemple ou en récompense. " Je suis la fleur du champ. " Ces paroles lui donnent à entendre l'une ou l'autre de ces deux choses, ou qu'il est sou modèle dans le combat, ou qu'il est sa gloire dans sou triomphe. Vous êtes tout à la fois pour moi, Seigneur Jésus, un miroir de patience et la récompense de ma patience. L'une et l'autre animent et allument le courage. C'est vous qui dressez et formez mes mains pour. le combat par l'exemple de votre valeur, et c'est vous encore qui me couronnez après la victoire par la présence de votre majesté, soit parce que je vous regarde quand vous combattez, soit parce que j'attends non seulement que vous me couronniez, mais que vous soyez vous-même ma couronne dans l'un et en l'autre cas, vous m'encouragez merveilleusement. Ce sont deux liens très forts pour me tirer à vous. Tirez-moi après vous, je vous suivrai volontiers. Si vous êtes si bon, Seigneur, à ceux qui vous suivent, que devez vous être à ceux qui vous possèdent? " Je suis la fleur du champ, " que celui qui m'aime vienne dans le champ, et qu'il ne refuse point d'engager le combat avec moi et pour moi, afin de pouvoir dire : " J'ai combattu vaillamment (II, Tim. IV, 7). "

7. Mais, comme ce ne sont ni les superbes ni les glorieux, mais plutôt les humbles, ceux qui ne présument point d'eux-mêmes, qui sont propres au martyre, il ajoute qu'il est aussi " le lys des vallées, " c'est-à-dire la couronne des humbles, voulant marquer par cette fleur qui s'élève au-dessus des autres, la gloire spéciale de leur future élévation. Car il viendra un temps où toute vallée sera comblée, toute montagne et toute colline sera abaissée, alors on verra paraître la splendeur de la vie éternelle, ce lys immortel, non des collines, mais des vallées. " Le juste, " dit un prophète, "fleurira comme le lys (Os. IV, 6). " Qui peut être juste sans être humble? Aussi, lorsque le Seigneur se baissait sous les mains de Jean-Baptiste, son serviteur, et que celui-ci, dans sa vénération pour sa majesté, faisait difficulté de le baptiser: " Laissez, dit-il, car il est à propos que nous accomplissions ainsi toute justice (Mt. III, 15), " il faisait consister la consommation de la justice dans la perfection de l'humilité. Le juste est donc humble. Le juste est une vallée. Et si nous sommes trouvés humbles, nous germerons aussi comme le lys et nous fleurirons éternellement devant le Seigneur. Ne montrera-t-il pas qu'il est vraiment le lys des vallées. lorsqu'il " réformera le corps de notre humilité pour le rendre semblable à son corps glorieux (Ph. III, 21)? " il ne dit pas notre corps, mais le corps de notre humilité, pour marquer qu'il n'y aura que,lés humbles qui seront éclairés des splendeurs immortelles de ce divin lys. Mais en voilà assez pour ce qui regarde l'intelligence des paroles de l'Époux, qui déclare qu'il est " la fleur du champ et le lys des vallées. "

8. Il faudrait expliquer aussi tout de suite ce qu'il dit de sa chère Épouse, mais l'heure ne le permet pas. Car, par notre règle (Reg. S. Bened. CXLIII), nous ne devons rien préférer à l'œuvre de Dieu, qui est le nom que notre père saint Benoît a voulu qu'on donnât aux louanges solennelles qui s'offrent tous les jours à Dieu dans notre oratoire, afin de nous faire voir plus clairement par là, combien il désirait que nous fussions appliqués à cette oeuvre. C'est pourquoi je vous engage, mes très chers enfants, à assister toujours à l'office divin avec " pureté " et avec " ferveur. " Avec " ferveur, " c'est-à-dire en vous présentant devant le Seigneur, avec un sentiment de respect, d'allégresse et non de mollesse, d'insouciance ni de somnolence, je vous engage, dis-je, à y assister sans paresse et sans y bailler, à n'épargner point votre voix, à ne point manger la moitié des mots, et à ne les point passer tout entiers; à ne point chanter d'une façon lâche et efféminée, du nez ou entre les dents, mais à prononcer les paroles du Saint-Esprit avec une voix mâle et une ardeur qui corresponde à la dignité des choses que vous dites. Avec " pureté, " c'est-à-dire à ne point penser à autre chose qu'à ce que vous chantez. Et il ne faut pas seulement éviter les pensées vaines et oiseuses, il faut encore éviter celles que les frères a qui ont quelque emploi, sont obligés d'ailleurs d'avoir souvent pour l'utilité générale de la maison. Je ne vous conseillerais pas même d'admettre celles qui vous pourraient venir tes lectures que vous avez faites auparavant en particulier, ou de ce que je vous dis ici de vive voix dans cet auditoire du Saint-Esprit, et qui sera encore tout frais dans votre mémoire, lorsque vous irez au choeur [3]. Car, quoique ces pensées soient salutaires, elles ne le sont pas durant la psalmodie, parce qu'à cette heure-là le Saint-Esprit n'a point pour agréable tout ce que vous lui offrez autre chose que ce que vous devez. Je le prie qu'il nous inspire toujours de faire ce qui lui sera le plus agréable, par la grâce et la miséricorde de l'Époux, et de l'Église Jésus-Christ Notre Seigneur, qui étant Dieu, est au-dessus de toute chose et béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.

SERMON XLVIII

Louanges que l’Époux et l'Épouse s'adressent réciproquement. L'ombre de Jésus-Christ, c'est sa chair et la foi en lui.

1. "Mon bien-aimé est entre les filles, ce qu'est le lys entre les épines (Ct. Il, 1)." Ce ne sont pas de bonnes filles que celles qui piquent. Considérez les mauvaises plantes que produit notre terre depuis qu'elle a été maudite. " Lorsque vous la cultiverez, dit Dieu, elle ne produira que des épines et des ronces (Gn. III, 18). " Tant que l'âme est dans le corps, elle est parmi les épines, et elle ne peut éviter les inquiétudes de la tentation, ni les épines de la tribulation. Si elle est un lys, selon la parole de l'Époux, qu'elle voie le soin et l'exactitude avec lesquels elle doit veiller sur elle-même, environnée comme elle l'est d'épines qui avancent leurs piquants de toutes parts. Car une fleur tendre ne saurait souffrir la moindre piqûre d'une épine qu'elle ne soit aussitôt percée. Reconnaissez-vous maintenant avec combien de raison et de nécessité le prophète nous oblige à servir le Seigneur avec crainte (Ps. II, 15) ? Et l'Apôtre nous exhorte à faire notre salut avec crainte et tremblement (Philip. II, 12). Ils avaient appris cette vérité par leur propre expérience, comme amis de l'époux, et croyaient certainement que cette parole de l'Époux concernait leurs âmes. "Ma bien-aimée est parmi les filles comme un lys parmi les épines." Car l'un d'eux a dit: "Je me suis converti dans ma misère, tandis que j'étais comme tout percé d'épines (Ps. XXXI, 4)." Il lui était avantageux d'être ainsi percé, puisque cela le porte à se convertir. Les épines sont bonnes si elles produisent la componction. Il y en a plusieurs qui se corrigent de leurs fautes, lorsqu'ils tombent dans quelques disgrâces, et ceux-là peuvent dire aussi: "Je me suis converti dans ma misère, tandis que j'étais tout percé d'épines." Les épines c'est le péché, ce sont les peines, les faux frères, c'est un mauvais voisin.

2. "Ma bien-aimée est parmi les filles comme un lys parmi les épines. " O beau lys, ô fleur tendre et délicate ! des infidèles et des méchants sont avec vous, voyez avec quelle circonspection vous devez marcher parmi ces épines. Le monde est plein d'épines. Il y en a sur la terre et dans l'air, il y en a dans votre corps. Vivre parmi ces épines, et n'en être point blessé, c'est l'effet de la toute puissance de Dieu non de vos propres forces. Mais " prenez courage, " dit-il, " car j'ai vaincu le monde (Jn. XVI, 33), " aussi, quoiqu'on vous présente de toutes parts des tribulations, comme des aiguillons et des épines, que votre coeur ne se trouble point, qu'il ne craigne point, et qu'il sache que l'affliction produit la patience, la patience l'épreuve, l'épreuve l'espérance, et que l'espérance ne confond point (Rm. V, 3). Considérez les lys d'un champ, comme ils sont beaux et vigoureux au milieu des épines. S'il prend tant de soin de l'herbe qui est aujourd'hui sur pied, et qu'on jettera demain au four, que sera-ce de sa très chère et très aimable épouse ? Car le Seigneur garde et protége tous ceux qui l'aiment. " Ma bien-aimée est parmi les filles comme un lys parmi les épines. " Ce n'est pas une petite marque de vertu d'être bon parmi les méchants, et de conserver sa pureté et sa douceur au milieu de personnes déréglées, et encore plus de vivre dans la paix et dans une bonne intelligence, avec ceux qui sont ennemis de la paix; et celui-là peut à bon droit s'attribuer la perfection du lys, qui ne laisse point de communiquer son éclat et sa beauté aux épines mêmes qui le piquent. Ne vous semble-t-il pas qu'on soit un lys, quand on accomplit en quelque sorte la perfection de l'Évangile (Lc. VI, 18)? Quand on prie pour ceux qui nous calomnient et nous persécutent, et qu'on fait du bien à ceux qui nous haïssent ? Tâchez donc d'agir ainsi, et votre âme deviendra la bien-aimée du Seigneur, il vous louera aussi en disant: " Ma bien-aimée est parmi les filles, comme un lys parmi les épines. "

3. Nous lisons ensuite : "Mon bien-aimé est parmi les enfants, comme un pommier parmi les arbres des forêts (Ct. II, 3). " L' Épouse rend à l'Époux. les louanges qu'il lui a données, lui dont les louanges rendent ceux à qui il les donne dignes d'être loués, au lieu que celles qu'on lui donne témoignent seulement qu'on le connaît, et qu'on l'admire comme digne de toutes louanges. Et comme l'Époux l'a louée sous la figure d'une fleur remarquable, elle aussi relève l'éminence de la gloire de l'Époux sous la figure d'un arbre excellent. Néanmoins il me semble que cet arbre là n'est pas si beau que quelques autres, et ainsi qu il ne mérite pas d'être employé pour en faire une comparaison avec l'Époux, parce qu'il ne suffit pas pour le louer assez dignement : " Mon bien-aimé est parmi les enfants, comme un pommier parmi les arbres des forêts. " Il me semble que l'Épouse n'en fait pas beaucoup de cas, puisqu'elle le compare seulement aux arbres des forêts, qui sont stériles et ne portent point de fruits qui soient propres à la nourriture de l'homme. Pourquoi donc, laissant des arbres plus excellents, s'est-elle servie de la comparaison de celui-ci pour faire l'éloge de son Époux? Devait-il y avoir quelque mesure dans les louanges de celui qui a reçu le Saint-Esprit sans aucune mesure ? Il me semble, par la comparaison de cet arbre, qu'il est quelqu'un au dessus de lui; lui qui n'a point d'égal. Que dirons-nous à cela ? j'avoue que cette louange est petite, parce que celui qui la reçoit n'est pas considéré comme grand. On ne le regarde pas ici comme le souverain Seigneur digne d'être infiniment loué, mais comme un petit enfant qui mérite d'être infiniment aimé. Car celui qui nous est né est un petit enfant. (Is. IX, 6).

4. On ne relève donc pas ici sa majesté, mais son humilité; c'est avec raison qu'on préfère ce qui paraît faible et folie en Dieu, à toute la force et à toute la sagesse des hommes. Car ce sont eux qui sont ces arbres champêtres et stériles, parce que, selon le Prophète, " ils se sont tous égarés et sont devenus inutiles, et il n'y en a pas un seul parmi eux qui vive bien (Ps. XIII, 3). Mon bien-aimé est parmi les enfants, comme un pommier parmi les arbres des forêts (Cant. II, 3). " Il n'y a qu'un seul arbre parmi tous ceux des forêts qui porte du fruit, c'est le Seigneur Jésus, en tant qu'homme. Mais s'il est au dessus des hommes, il est néanmoins un peu au dessous des anges (Ps. VIII, 66). Car par une merveille étonnante, en se faisant chair, il s'est soumis aux anges, bien que, demeurant toujours Dieu, il ait toujours retenu les anges dans sa dépendance. " Vous verrez, " dit-il, " les anges monter et descendre sur le fils de l'homme (Jn. I, 51); " parce que dans un seul et même homme, qui est Jésus-Christ, ils soutiennent la faiblesse, et adorent la majesté. Mais comme l'Épouse trouve plus de douceur à le considérer dans son abaissement, elle relève plus volontiers cette grâce, elle publie sa miséricorde, elle est ravie de sa bonté. Elle admire un homme parmi les hommes, et non un pieu parmi les auges ; comme un pommier excelle parmi les arbres d'une forêt, et non parmi les arbres d'un verger, et elle ne croit pas diminuer ses louanges en relevant sa bonté et son amour par la considération de sa faiblesse. Car si elle en retranche quelque chose d'un côté, elle le reprend de l’autre, et si elle fait moins paraître la gloire de sa majesté, c'est afin que la grâce de sa bonté brille avec plus d'éclat. De même que l'Apôtre dit que " ce qui semble folie et faiblesse en Dieu est plus sage et plus fort que tous les hommes (Cor. I, 15), " mais non pas que les anges; et que le Prophète le publie le plus beau des enfants des hommes (Ps. XLVIII, 3), et non des anges, ainsi l'Épouse, inspirée par le même esprit, a voulu sous la figure d'un arbre fruitier comparé avec des arbres stériles, élever l'Homme Dieu au dessus de toute la beauté des hommes, mais non pas au dessus de l'excellence des anges.

5. "Mon bien-aimé est parmi les enfants comme un pommier parmi. les arbres d'une forêt. " Elle a raison de dire " parmi les enfants " parce qu'étant le fils unique de son père, il lui a acquis sans jalousie beaucoup d'enfants qu'il ne rougit point d'appeler ses frères, afin qu'il soit l'aîné de tous. Or, c'est à bon droit que celui qui est fils par nature est préféré à tous ceux qui ont été adoptés par la grâce. " Mon bien-aimé est parmi les enfants comme un pommier parmi les arbres d'une forêt. "Comme un pommier," dit-elle, parce que tel qu'un arbre fruitier, il donne de l'ombre pour rafraîchir, et porte d'excellents fruits. N'est-ce pas, en vérité, un arbre fruitier, puisqu'il a des fleurs qui sont des fruits d'honneur et de gloire (Eccl. XXIV, 23) ? Enfin c'est un arbre de vie à ceux qui le possèdent (Pv. III, 18). Tous les arbres de la forêt ne sauraient lui être comparés, attendu que si beaux et si grands qu'ils soient, et bien qu'ils semblent servir et aider beaucoup par leurs oraisons, par leur ministère, par leurs enseignements, et par leurs exemples, néanmoins il n'y a que Jésus-Christ, la sagesse de Dieu, qui soit un arbre de vie. Lui seul est un pain vivant qui est descendu du ciel, et qui donne la vie au monde (Jn. VI).

6. Voilà pourquoi elle dit : " Je me suis assise à l'ombre de celui que je désirais, et son fruit est infiniment doux à mon goût (Ct. II, 3). " C'est avec raison qu'elle avait désiré l'ombre de celui dont elle devait recevoir son rafraîchissement et sa nourriture. Car les autres arbres des forêts ont une ombre qui met à l'abri de la chaleur, ils ne donnent point la nourriture de la vie, ni les fruits éternels du salut. Il n'y a qu'un seul auteur de la vie, qu'un seul médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme, que celui qui dit à l'Épouse : " Je suis votre salut (I Tim. II, 5). Moïse, est-il dit, ne vous a point donné ce pain du ciel, mais mon père vous donne le vrai pain du ciel (Joan. VI, 32). " Elle désirait donc surtout l'ombre de Jésus-Christ, parce qu'il est le seul qui, non seulement rafraîchisse de la chaleur des vices et des passions, mais qui remplisse et comble l'âme de la joie des vertus.

"Je me suis assise à l'ombre de celui que je désirais;" son ombre c'est sa chair; son ombre c'est la foi, l'ombre qui a environné Marie a été la chair de son propre fils, et l'ombre qui me couvre c'est la foi que j'ai en mon Seigneur; quoique je puisse dire aussi que sa chair me couvre de son ombre, puisque je la mange dans le Très-Saint sacrement. La sainte Vierge n'a pas laissé non plus d'éprouver l'ombre de la foi, ce qui le prouve 'est ce qu'on lui a dit : " Vous êtes bien heureuse d'avoir cru. Je me suis assise sous l'ombre de celui que je désirais, " et ce que disait le Prophète : " Notre Seigneur Jésus-Christ est un esprit présent devant nous, nous vivons sous son ombre parmi les nations (Tren. III, 20). " Nous vivons sous son ombre parmi les nations, et nous vivrons dans sa lumière avec les anges. Nous sommes sous l'ombre tant que nous ne marchons que par la foi, non par la claire vision. Voilà comment le juste qui vit de la foi est sous l'ombre. Mais celui qui vit de l'intelligence est bienheureux, parce qu'il n'est plus sous l'ombre, mais dans la lumière. David était juste, et il vivait de la foi lorsqu'il disait à Dieu : " donnez-moi l'intelligence qui m'est nécessaire pour apprendre vos commandements, et je vivrai (Ps. CXVIII, 73). " Il savait que l'intelligence doit succéder à la foi, et que la lumière de la vie et la vie de la lumière doivent être révélées à l'intelligence. Il faut commencer par vivre sous l'ombre, et aussi passer au corps de cette ombre, " parce que si vous ne croyez, dit le Prophète, vous n'entendrez point (Is. VII, 9). "

7. Voyez-vous que la foi est la vie, et l'ombre de la vie? tandis que la vie qui se passe dans les délices, ne venant point de la foi, est une mort, et l'ombre de la mort. " La veuve, dit saint Paul, qui vit dans les délices est morte, quoiqu'elle semble vivante (I Tim. V, 6). Et la sagesse de la chair est une mort (Rm. VIII, 6). " C'est aussi l'ombre de la mort, de cette mort qui tourmente éternellement. Nous avons été aussi autrefois assis dans des lieux remplis de ténèbres, et à l'ombre de la mort, lorsque vivant charnellement, non selon la foi, nous étions déjà morts à la justice, et devions bientôt être engloutis par une seconde mort. Car notre vie était aussi proche de l'enfer que l'ombre est voisine du corps, la chose est certaine. Et chacun de nous pouvait dire avec le Prophète . " Si le Seigneur ne m'eût assisté, mon âme fût bientôt tombée dans l'enfer (Ps. XCIII, 17). " Mais maintenant nous sommes passés de l'ombre de la mort à l'ombre de la vie, ou plutôt nous avons été transférés de la mort à la vie, en vivant à l'ombre de Jésus-Christ, si néanmoins nous sommes vivants et non pas morts. Car je ne crois pas qu'on vive aussitôt pour être sous son ombre, parce que tous ceux qui out de la foi lie vivent pas dans la foi. La foi sans les pauvres est morte ( I Jn. III, 14), et elle ne peut pas donner la vie qu'elle n'a pas. C'est pourquoi après que le Prophète a dit, "Notre Seigneur Jésus-Christ est nu esprit présent devant nous (Thren. IV, 20), " il ne se contente pas d'ajouter, que nous sommes sous son ombre, mais il dit " nous vivons sous son ombre parmi les nations. " Prenez donc garde, à l'exemple du Prophète, de vivre aussi sous sou ombre, afin de régner un jour dans sa lumière. Car il n'a pas seulement de l'ombre, il a de la lumière. Par la chair, il est l'ombre de la foi; par l'esprit il est la lumière de l'intelligence. Car il est chair et esprit tout ensemble. Il est chair pour ceux qui demeurent dans la chair; et il est " esprit devant nous, " c'est-à-dire pour l'avenir, si toutefois, oubliant ce qui est derrière, nous tendons vers ce qui est en avant, en y arrivant, nous éprouverons la vérité de cette parole qu'il a dite . "La chair ne sert de rien, c'est l'esprit qui donne la vie (Joan. VI, 4). " Je n'ignore pas que l'Apôtre demeurant encore dans la chair a dit . " Quand nous connaîtrions Jésus-Christ selon la chair, nous ne le connaîtrions pas encore (2 Cor. V, 16). " Cela était bon pour lui. Mais nous qui n'avons pas encore mérité d’être ravis dans le paradis et au troisième ciel, nourrissons-nous cependant de la chair de Jésus-Christ, révérons ses mystères, suivons son exemple, conservons la foi, et nous vivrons indubitablement sous son ombre.

8. " Je me suis assise à l'ombre de celui que je désirais. " Peut-être se glorifie-t-elle d'avoir été plus heureuse que le Prophète quand elle dit, non pas comme lui, qu'elle vit, mais qu'elle est assise à l'ombre. Car être assis c'est se reposer. Or c'est plus que se reposer à l'ombre, que d'y vivre comme y vivre est plus que d'y être simplement. Le Prophète s'attribuait donc ce qui est commun à plusieurs (Thren. IV, 20): " Nous vivons sous son ombre. " Mais l'Épouse qui a une prérogative particulière, se glorifie d'y être même assise. Aussi ne dit-elle pas au pluriel, nous sommes assises, comme le Prophète dit, nous vivons, mais je "suis assise, " afin que vous reconnaissiez que c'est un privilège qui lui est singulier. Or nous vivons avec travail, nous qui servons avec crainte, comme nous sentant coupables de nos péchés, cette dévote et chaste amante se repose avec plaisir. Car la crainte est accompagnée de peine, et l'amour de douceur. D'où vient qu'elle dit : " Et son fruit est doux à mon goût. " Indiquant par là le goût de la contemplation qu'elle avait obtenu quand elle s'était trouvée doucement élevée par l'amour. Mais cela se passe sous l'ombre, parce que cela arrive par un miroir et en énigme. Il viendra un temps où la lumière croîtra, les ombres baisseront, ou plutôt disparaîtront entièrement, et une vision claire et éternelle prendra leur place; et non seulement elle sera agréable au goût, elle rassasiera même sans dégoût; néanmoins, " je me suis assise sous l'ombre de celui que je désirais, et son fruit est doux à mon goût. " Reposons-nous où l'Épouse se repose en glorifiant le père de famille ou Notre-Seigneur Jésus-Christ l'époux de l'Église, de ce qu'il a réjoui le goût spirituel de nos âmes en nous invitant à un festin si magnifique, lui qui étant Dieu est au dessus de toutes choses béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.

SERMON XLIX

Comment le discernement règle la charité et fait que tous les membres de l'Église, c'est-à-dire les élus, se tiennent par des liens réciproques.

1. "Le Roi m'a fait entrer dans le cellier au vin, il a réglé en moi la charité (Ct. n, 4)." Selon le sens littéral de ce verset, après que l'Épouse, au comble de ses voeux, a eu un entretien aussi doux que familier avec son bien-aimé, le voyant s'éloigner, elle retourne vers les jeunes filles, mais à la voir toute pleine et tout enflammée de ses regards et de ses paroles, on la croirait ivre. Les jeunes filles sont toutes surprises de cette nouveauté et lui en demandent la cause: elle répond qu'elles ne doivent pas s'étonner si, étant entrée dans le cellier, elle s'est enivrée. Voilà pour ce qui est du sens littéral. Elle ne nie pas qu'elle ne soit ivre, mais c'est d'amour, non de vin, si ce n'est que l'amour même est un vin. " Le roi m'a fait entrer dans le cellier au vin. " Lorsque l'Époux est présent, et que l'Épouse lui adresse la parole, elle l'appelle son Époux, son bien-aimé, celui que son Âme aime. Mais lorsqu'elle parle de lui aux jeunes filles, elle le nomme roi. Pourquoi cela? Je crois que c'est parce qu'il convient mieux à l'Épouse qui aime et qui est aimée, d'user avec familiarité de termes d'amour, et qu'il est à propos de retenir les jeunes filles par une parole de respect et de majesté, parce qu'elles ont besoin d'une discipline plus sévère.

2. "Le Roi m'a fait entrer dans le cellier au vin." Je passe sous silence quel est ce cellier,parce que je me souviens de l'avoir dit ailleurs. Néanmoins, on peut encore entendre cela de l'Église, lorsque les disciples, étant remplis du Saint-Esprit, le peuple croyait qu'ils étaient ivres. Ce qui fit que saint Pierre, en sa qualité d'ami de l’Époux, prenant la parole pour l'Épouse, s'écria: "Ceux-là ne sont pas ivres comme vous le pensez (Ac. II, 15). " Considérez qu'il ne nie pas qu'ils soient ivres, mais qu'ils le soient de la manière que ce peuple le croyait. Ils étaient ivres, en effet, mais du Saint-Esprit, non pas de vin. Et, comme s'ils eussent voulu prouver au peuple qu'ils avaient été vraiment introduits dans le cellier au vin, saint Pierre dit, en parlant pour eux tous : " Mais c'est là l'accomplissement de ce qui a été dit par le prophète Joël . Et il arrivera dans les derniers jours, dit le Seigneur, que je répandrai mon esprit sur toute chair, et vos fils et vos filles prophétiseront. Nos jeunes gens auront des visions, nos vieillards auront des songes. " Ne vous semble-t-il pas que la maison où les disciples étaient assemblés soit un grand cellier, " lorsque tout à coup on entendit un grand bruit du ciel, comme le souffle d'un vent impétueux, qui remplit la maison où ils demeuraient (Ac. II, 2), " et accomplit la prophétie de Joël ? Chacun d'eux, sortant enivré de l’affluence des biens de cette maison, et abreuvés d'un torrent de délices immortelles, ne pouvait-il pas dire avec raison : " Le Roi m'a fait entrer dans le cellier au vin ? "

3. Vous aussi, si vous voulez entrer dans la maison d'oraison avec un esprit recueilli et désoccupé des soucis du monde, et que, vous tenant en la présence de Dieu auprès de quelque autel, vous touchiez la porte du ciel comme avec la main de vos saints désirs, et que, présenté au choeur des saintes par la ferveur de vos prières, car l'oraison du juste pénètre dans les cieux , vous déploriez devant eux, avec une humilité profonde, vos misères et vos afflictions spirituelles, vous découvriez vos nécessités par des soupirs fréquents et des gémissements ineffables, et leur demandiez avec instance le secours de leur intercession: Si, dis je, vous faites ces choses, j'espère en celui qui a dit: "Demandez et vous recevrez (Mt. VII, 7); " si vous persévérez à frapper à cette porte, vous ne vous en irez point les mains vides. Et, lorsque revenant vers nous plein de grâce et d'amour, tout ardent et tout embrasé, vous ne pourrez plus dissimuler le don que vous aurez reçu, vous nous le communiquerez sans envie, et vous serez non seulement agréable à tous, mais peut-être même admirable à cause des grâces qu'on vous aura données; vous pourrez aussi protester avec vérité que le Roi vous a fait entrer dans son cellier. Prenez garde seulement de ne pas vous glorifier en vous-même, mais dans le Seigneur. Je ne prétends pas pourtant que tous les dons, quoique spirituels, sortent du cellier au vin, car il y a encore d'autres celliers ou offices chez l'Époux, où sont enfermés di vers dons et diverses grâces selon les richesses de sa gloire. Je me souviens vous en avoir parlé plus amplement dans un autre endroit (Jr. XXIII). " Ces biens-là, dit-il, ne sont pas cachés chez moi, et scellés dans mes trésors (Dt. XXXII, 34)." Ainsi, la division des grâces se fait selon la différence des celliers, et le Saint-Espri4 se communique à chacun selon ses besoins. Et si l'un reçoit le don de sagesse, l'autre le don de science, celui-ci le don de prophétie, celui-là le don des miracles, des langues ou de l'interprétation des Écritures et autres semblables dons, ils ne peuvent pas dire néanmoins qu'ils ont été introduits dans le cellier au vin; parce que ces grâces-là viennent d'autres celliers ou d'autres trésors.

4. Mais si quelqu'un dans l'oraison obtient la grâce d'être comme ravi hors de lui-même dans le secret de la divinité, d'où il revient bientôt après embrasé d'un ardent amour de Dieu, enflammé du zèle de la justice et rempli d'une extrême ferveur pour tous les exercices spirituels, en sorte qu'il puisse dire : " Mon coeur s'est échauffé en moi-même, et le feu qui me dévore s'allume encore davantage dans mes méditations (Ps. XXXVIII, 4), " évidemment il aura raison de dire qu'il est entré dans le cellier au vin, lorsque, dans l'excès de son amour, il se mettra à exhaler les effets de cette salutaire et bienheureuse ivresse. Car, y ayant deux extases dans la contemplation, l'une de l'esprit et l'autre du coeur, l'une qui se fait par la lumière de l'entendement, et l'autre par la ferveur de la volonté; l'une par la connaissance, et l'autre par l'amour; les pieux désirs, les mouvements enflammés du coeur, l'infusion d'une dévotion sainte, le zèle ardent de l'esprit, ne peuvent sortir d'ailleurs que du cellier au vin, et celui qui se lève de l'oraison, rempli de l'abondance de ses grâces, peut dire avec vérité que le Roi l'a fait entrer dans ce cellier.

5. L'Épouse dit ensuite : "Il a réglé en moi la charité. " Il était sans doute bien nécessaire qu'il le fit, puisque le zèle est insupportable sans la science; là surtout, où le zèle est grand, la discrétion est nécessaire, parce que c'est elle qui règle et ordonne l'amour. Le zèle sans la science est toujours moins efficace et moins utile, mais souvent il est très dangereux. Plus donc, le zèle est fervent, l'esprit véhément, la charité abondante, plus il est besoin d'une science qui veille sans cesse, pour modérer le zèle, tempérer la chaleur de l'esprit, régler l'amour. C'est pourquoi, de peur que les jeunes filles ne redoutent l'Épouse, comme excessive et insupportable, à cause de l'impétuosité d'esprit, qu'elle semble avoir rapportée du cellier au vin, elle ajoute qu'elle a aussi reçu le discernement, c'est-à-dire l'ordre de l'amour. Car c'est le discernement qui donne l'ordre à toutes les vertus, et l'ordre produit la grâce et la beauté, et même la durée des choses. C'est ce qui fait dire au Prophète : " Le jour persévère par votre ordre ( Ps. CXVIII, 91). " appelant jour la vertu. Le discernement n'est donc pas tant une vertu particulière, que le conducteur et le modérateur de toutes les vertus, qui ordonne les affections, et règle toute la conduite de la vie. Sans elle la vertu dégénère en vice, et l'amour même naturel, se change en des passions qui détruisent la nature. " Il a ordonné en moi la charité. " Cela est arrivé dans l'Église ; Jésus-Christ a donné, aux uns, le ministère d'apôtres, aux attires, celui de prophètes, d'évangélistes, de pasteurs et de docteurs, pour la consommation des saints. Or, il faut qu'une même charité les lie tous ensemble dans l'unité du corps de Jésus-Christ. Ce qui ne se pourra jamais faire, si cette charité n'est ordonnée. Car si chacun, se laissant emporter à la chaleur et à l'impétuosité de son esprit, voulait faire indifféremment tout ce qui lui vient à l'esprit, suivant plutôt son propre mouvement, que le dictamen de la raison , il est clair que ce ne serait plus une unité, mais une confusion et un désordre, puisque personne, ne se contentant du ministère qui lui est confié, empiéterait sur celui des autres, par une témérité indiscrète.

6. " Il a ordonné en moi la charité. " Plût à Dieu que le Seigneur Jésus, voulût aussi, par la. grâce, ordonner en moi le peu de charité qu'il y a mise, afin que j'eusse tellement soin de tout ce qui le regarde, que je veillasse néanmoins principalement, et avant toutes choses, à m'acquitter de ce que je dois, mais eu sorte pourtant que je fusse encore plus touché de beaucoup de choses qui ne me concernent pas au même degré. Car il ne faut pas toujours aimer davantage les choses dont nous devons avoir plus de soin, puisque souvent elles sont moins utiles que d'autres. Ainsi il est arrivé bien des fois, que la chose que nous préférons à une autre [4] qu'on nous commande, doit passer après elle, au jugement de la raison, que l'ordre de la charité veuille qu'on embrasse avant tout, ce que la charité juge devoir être préféré à tout. Par exemple n'ai-je pas reçu le soin de veiller sur vous tous. Tout ce que je préférerais à ce soin, et qui m'empêchera de m'acquitter de ce devoir avec toute l'exactitude que je puis, selon mes forces, quand même je le ferais par un motif de charité, ne serait-ce point conforme néanmoins à la raison de l'ordre? Si je m'applique à cet emploi de préférence à tout autre, comme je le dois, et que je ne me réjouisse pas plus des avantages de Dieu, que je verrai peut-être un autre procurer, il est clair que je garde en partie l'ordre de la charité, mais que je ne le garde pas en tout. Mais si je m'occupe principalement à ce dont je suis principalement chargé, et que d'ailleurs je ne laisse pas d'être plus touché des choses qui sont plus grandes que celles que je fais, il est hors de doute que je conserve entièrement l'ordre de la charité, et qu'il n'y a rien qui m'empêche da dire . " il a ordonné la charité en moi. "

7. Si vous dites qu'il est difficile qu'on se réjouisse plus d'un grand bien que fait un autre, que d'un petit bien que l'on fait soi-même, cela nous fera connaître encore plus l'excellence de la grâce, qu'a reçue l'Épouse, et que toute âme ne peut pas dire comme elle: "il a ordonné en moi la charité." Pourquoi ce discours semble-t-il en abattre quelques-uns d'entrevous ? Car ces profonds soupirs sont une marque de la tristesse de l'âme et. de l'abattement de la conscience. C'est que, en faisant réflexion sur nous-mêmes, nous sentons par notre propre expérience, combien c'est une vertu rare de ne point porter envie à la vertu d'autrui, bien loin de s'en réjouir, bien loin de sentir augmenter notre joie à proportion que nous voyons qu'un autre augmente ses bonnes couvres, et nous surpasse en mérites. Il y a encore un peu de lumière en nous, mes frères, si du moins nous avons ces sentiments. Marchons, tandis que nous avons encore de la lumière, de peur que les ténèbres ne nous surprennent (Jn.XII, 31.). Marcher, c'est faire des progrès. L'Apôtre marchait lorsqu'il disait : " Je ne crois pas être arrivé à la perfection, et qu'il ajoutait : mais j'ai une chose, c'est que, oubliant ce qui est derrière, je m'avance vers ce qui est devant moi. " Que veut-il dire par ces mots : " J'ai une chose ? " C'est-à-dire il me reste une chose qui est un remède, une espérance et une consolation. Et qu'elle est cette chose ? "Je m'avance vers ce qui est devant moi. " Certes c'est un grand sujet de confiance, pour nous, que ce vase d'élection dise qu'il n'est pas parfait, mais qu'il profite. Le danger c'est donc d'être surpris par les ténèbres de la mort, non pas en marche, mais assis. Or, quel est celui qui est assis, sinon celui qui ne se soucie pas d'avancer? Donnez-vous garde de cet état, et quand vous serez prévenu de la mort, vous irez dans un lieu de rafraîchissement. Vous direz à Dieu : " Vos yeux ont vu mes faiblesses et mes imperfections, et cependant, dit le Prophète, tous sont écrits dans votre livre (Ps. CXXXVIII, 16). " Qui, tous? Sans doute ceux qui sont trouvés dans un désir véritable, de s'avancer dans la vertu. Car il y a ensuite : " Les jours seront formés, et nul d'entre eux, " il faut sous entendre, ne périra. Entendez par les jours, ceux qui profitent, et qui, s'ils sont prévenus de la mort, recevront la perfection de ce qui leur manque. Ils sont formés et nul d'entre eux ne demeurera sans être entièrement perfectionné.

8. Et dites-nous comment puis-je profiter quand je porte envie au progrès de mon frère ? Si vous êtes fâché de lui porter envie vous sentez votre mal, mais vous n'y consentez pas. C'est une passion qu'il faut guérir non point une action à condamner. Seulement n'eu demeurez pas là, en formant de mauvais desseins dans votre coeur, et en pensant aux moyens à fomenter votre maladie, de satisfaire à cette perte de l'âme, de persécuter un innocent en calomniant ses actions, en les rabaissant, en les corrompant, et ne l'empêchez pas de faire de bonnes œuvres. Car cette jalousie, lorsqu'on y résiste, ne nuit point à celui qui marche et qui s'avance vers un état plus parfait, parce que ce n'est pas lui qui agit par ce mouvement, mais le péché qui habite en lui (Rom. VI, 20). La damnation n'est donc point préparée pour celui qui ne fait pas servir ses membres à l'iniquité, ni sa langue à la médisance, ni quelqu’autre partie de son corps à nuire et à faire du tort à son prochain en quelque manière que ce soit, et qui au contraire rougit d'être dans cette disposition, et tâche par sa confession, par ses larmes, par ses prières, de détruire un vice auquel il est sujet depuis si longtemps, s'il n'en peut venir à bout il en est plus doux envers tous, et plus humble en lui-même. Qui est l'homme sage qui voudrait condamner une personne qui a appris du Seigneur à être doux et humble de coeur (Matth. XI, 29) ? A Dieu ne plaise que celui-là soit exclu du salut quand il imite le Sauveur et l'époux de l'Église, qui étant Dieu est au dessus de toutes choses et béni à jamais. Ainsi soit-il.

SERMON L

Deux sortes de charités, l'affective et l'actuelle. De l'ordre de ces deux charités.

1. Vous vous attendez peut-être, mes frères, à ce que je vais traiter ce qui suit dans le cantique en pensant que le verset qui fut le sujet de mon dernier discours est entièrement expliqué. Mais j'ai un autre dessein, c'est de vous servir les restes du festin d'hier que j'avais accueilli pour moi, de peur qu'ils ne se perdissent, mais ils seront perdus si je ne les sers à personne ; car si je veux les garder pour moi seul, je périrai moi-même. Je ne veux donc vous frustrer de ces mets spirituels dont je sais que vous êtes extrêmement affamés, comme ce sont les restes du banquet de la charité, ils sont d'autant plus doux qu'ils sont plus délicats, et d'autant plus faciles à savourer qu'ils sont mis en plusieurs menus morceaux, autrement ce serait trop aller contre la charité que de vous priver même de ce qui touche à la charité. Voici donc où j'en suis demeuré. " Il a ordonné en moi la charité. "

2. Il y a une charité qui consiste dans l'action et une autre qui est dans l'affection. Et je crois que c'est au sujet de la première qu'une loi a été donnée aux hommes, et qu'il a été fait un commandement. Car qui peut avoir l'autre dans la perfection que désire ce précepte ? On ordonne donc celle-là comme un sujet de mérite, et l'on donne celle-ci comme une récompense. Nous ne nions pas pourtant qu'avec la grâce de Dieu on ne puisse avoir en cette vie le commencement et le progrès de la dernière, mais nous soutenons que la perfection en est réservée à la félicité à venir. Comment donc aurait-on commandé celle qui n'aurait pu s'accomplir ? ou bien, si vous aimez mieux croire que le précepte a été aussi donné touchant la charité affective, je ne vous le contesterai point, pourvu que vous m'accordiez aussi qu'il ne peut être accompli en cette vie par qui que ce soit. Car qui osera s'attribuer une chose, à laquelle saint Paul lui-même avoue n'être point arrivé? (Php. III, 13)? Ce n'est pas que le souverain Maître ignorât que l'accomplissement de ce prétexte excédait le pouvoir des hommes, mais il a jugé utile de les avertir par-là de leur faiblesse, afin qu'ils comptassent jusqu'à quel degré de justice ils doivent tendre selon leurs forces. En commandant donc des choses impossibles, il n'a pas rendu les hommes prévaricateurs, mais humbles, c'était afin d'abattre tout orgueil, et que tout le monde fût assujetti à Dieu, parce que nul ne sera justifié par les œuvres de la loi (Rm. III, 20). Car en recevant le commandement que nous nous sentions incapables d'accomplir, nous crierons vers le ciel et Dieu aura compassion de nous: et nous saurons, ce jour-là, qu'il nous a sauvés, non par les œuvres de justice que nous faisons de nous-mêmes, mais par l'étendue de sa seule miséricorde (2 Tim. III, 5).

3. Voilà ce qu'il faudrait dire si nous demeurions d'accord que la charité affective eût été commandée, mais il semble que cela convienne plutôt à l'actuelle a surtout le Seigneur, après avoir dit : " Aimez" vos ennemis, " ajoutant aussitôt une chose qui regarde les œuvres : "Faites du bien à ceux qui vous haïssent (Lc. VI, 27); " l'Écriture dit encore " Si votre ennemi a faim, donnez-lui à manger, s'il a soif, donnez-lui à boire, " ce qui marque l'action, non l'affection. Mais écoutez le Sauveur au sujet de l'amour qu'on lui doit : " Si vous m'aimez, dit-il, gardez mes [5] paroles (Jn. XIV,15). " Vous voyez que, même en cet endroit, il nous renvoie aux oeuvres, en nous enjoignant l'observation de ses commandements. Or, il aurait été inutile qu'il nous avertît de l'action, si la charité se fût déjà trouvée dans l'affection. C'est donc ainsi qu'on doit entendre le commandement qui nous est fait d'aimer notre prochain comme nous-mêmes (Matt. XXII, 29), quoique cela ne soit pas exprimé aussi clairement que je le dis. Car, ne trouvez-vous pas qu'il suffit, pour accomplir le précepte de l'amour du prochain, d'observer parfaitement ce que la loi naturelle elle-même a prescrit à tout homme en ces ter mes : " Ce que vous ne voulez point, qu'on vous fasse, ne le faites point à autrui (Matth. VII, 12), " et : " Tout ce que vous désirez qu'on vous fasse, faites-le vous-mêmes aux autres? "

4. Je ne dis pas cela en ce sens que nous devions être sans affection, et qu'ayant le coeur sec et aride, nous remuions seulement les mains pour l'action. Car, entre tous les grands maux que, selon l'Apôtre, les hommes font, j'ai lu que c'en est un que d'être sans affection (Rm. I, 31). Mais il y a une affection que la chair produit, il y en a une que la raison règle, et il y en a une troisième que la sagesse assaisonne. La première est que l'Apôtre dit n'être et ne pouvoir point être soumise à la loi de Dieu. La seconde, au contraire, est celle qu'il nous montre consentant à la loi de Dieu, parce qu'elle est bonne. Et il n'y a point de doute que ces deux-là ne soient bien contraires, puisque l'une est rebelle et l'autre soumise. Mais la troisième est extrêmement différente des deux premières, elle goûte avec plaisir combien le Seigneur est doux, elle bannit la première et récompense la seconde. La première est douce à la vérité, mais honteuse; la seconde est sèche, mais forte; ruais la troisième est onctueuse et agréable. C'est donc la seconde qui produit les oeuvres, et elle a avec soi la charité, mais non cette charité affective qui, assaisonnée du sel de la sagesse, est pleine d'une onction céleste, et fait goûter à l'âme l'abondance des douceurs qui se trouvent en Dieu; mais plutôt la charité actuelle, qui bien qu'elle ne nous rassasie pas encore de cet amour si doux et si agréable, ne laisse pas allumer en nous un violent amour pour cet amour même. " N'aimons pas, dit saint Jean, en paroles ni de la langue, mais en oeuvres et en vérité (I Jn. III, 18). "

5. Voyez-vous avec quelle circonspection il marche entre l'amour vicieux et l'amour affectif, distinguant également de l’un et de l'autre cette charité actuelle et salutaire? Il ne reçoit point en cet amour le déguisement d'une langue menteuse, et n'exige pas non plus le goût d'une sagesse affective : " Aimons, dit-il, en oeuvres et en vérité; " parce que nous sommes portés à agir, plutôt par l'impulsion d'une sorte de vérité, que par le mouvement de cette charité pleine de douceur. " Il a ordonné en moi la charité. " Laquelle des deux pensez-vous qu'il ait ordonnée? Toutes les deux, mais par un ordre contraire. Car l'actuelle préfère les choses inférieures, et l'affective, les supérieures. Il n'y a point de doute, par exemple, qu'un esprit bien sage ne préfère toujours l'amour de Dieu à celui de l'homme, et dans les hommes même, les plus parfaits aux moins parfaits, le ciel à la terre, l'éternité au temps, l'âme à la chair. Au contraire. dans une action bien réglée on garde souvent, ou presque toujours, un ordre opposé à celui-là. Car nous sommes plus pressés d'assister le prochain, et nous le faisons aussi plus souvent; et, parmi nos frères, nous assistons avec plus d'assiduité ceux qui sont plus infirmes; le droit de l'humanité et la nécessité même font que nous nous appliquons davantage à la paix de la terre qu'à la gloire du ciel; le soin des choses temporelles ne nous permet pas de songer aux éternelles; les langueurs et les maladies de notre corps nous occupent en sorte que nous ne pensons presque point à notre âme; et enfin, comme dit saint Paul, nous faisons plus d'honneur à la plus faible partie de nous-mêmes (I Cor. XII, 23), selon cette parole du Sauveur : " Les derniers seront les premiers, et les premiers les derniers (Matth. XX, 16)." Qui doute que l'homme en oraison s'entretienne avec Dieu? Cependant, combien de fois la charité nous oblige-t-elle à quitter, malgré nous, ce saint exercice, pour ceux qui ont besoin ou de notre assistance, ou de nos conseils? Combien de fois un saint repos cède-t-il saintement au tumulte des affaires? Combien de fois, sans faire mal, laisse-t-on la lecture pour vaquer au travail des mains? Combien de fois, pour administrer des choses terrestres, nous abstenons-nous très justement de célébrer [6] la messe même? C'est un renversement, je l'avoue; mais la nécessité n'a pas de loi. La charité actuelle suit son ordre et commence par les derniers, selon le commandement du père de famille (Matt. XX, 8). Au moins agit-elle avec bonté et avec justice, puisqu'elle ne fait point acception des personnes, et ne considère point le prix des choses, niais les besoins des hommes.

6. Il n'en est pas de même de l'affection, elle commence toujours par les premières choses. Car la sagesse donne à toutes choses la valeur qu'elles ont : ainsi, par exemple, c'est à elle qu'on doit que ce qui de sa nature est plus précieux, l'affection en fasse plus de cas, et estime plus ou moins une chose selon qu'elle a plus ou moins de perfection. L'ordre de la charité actuelle, c'est la vérité qui le fait, quant à l'ordre de la vérité, c'est la charité affective qui se l'approprie, car la véritable charité consiste à donner davantage à ceux qui ont plus de besoin, et la vérité charitable, au contraire, parait en gardant dans nos affections l'ordre qu'elle garde dans la raison : si donc vous aimez le Seigneur votre Dieu de tout votre coeur, de toute votre âme, de toutes vos forces (Mt. XXII, 37), et que, par l'ardeur de votre affection, vous élevant au dessus de cet amour [7], de l'amour même dont la charité actuelle se contente, et recevant dans toute sa plénitude l'amour divin, auquel cet autre amour ne sert que de degré, votre esprit est tout enflammé, certainement vous goûtez Dieu, et si vous ne le goûtez pas encore d'une manière tout à fait digne de lui, et tel qu'il est, parce que cela est impossible à toute créature, vous le faites au moins autant que vous le pouvez faire ici-bas. Ensuite vous vous goûterez aussi tel que vous êtes, lorsque vous connaîtrez que vous n'avez point sujet devons aimer vous-même, si ce n'est en tant que vous appartenez à Dieu et parce que vous avez mis en lui tout l'objet de votre amour. Vous vous goûterez, dis-je, tel que vous êtes, lorsque, par l'expérience de votre propre amour, et de l'affection que vous vous porterez, vous ne trouverez rien en vous qui mérite d'être aimé de vous, si ce n'est pour celui sans qui vous n'êtes vous-même qu'un néant.

7. Quant à votre prochain, qu'il faut que vous aimiez véritablement comme vous-même; vous le goûterez aussi tel qu'il est, s'il ne vous paraît point autre que vous ne vous paraissiez à vous-même, car il est ce que vous êtes; il est homme comme vous. Puisque vous ne vous aimez vous-même, que parce que vous aimez Dieu, il s'en suit que vous aimerez comme vous-même tous ceux qui aiment Dieu comme vous l'aimez. Quant à votre ennemi qui n'est qu'un néant, s'il n'aime point Dieu, vous ne pouvez pas l'aimer comme vous-même, qui aimez Dieu, mais vous l'aimerez pour qu'il l'aime. Or, ce n'est pas la même chose, de l'aimer afin qu'il aime Dieu, et de l'aimer parce qu'il l'aime déjà, afin donc que vous le goûtiez tel qu'il est, vous ne considèrerez pas ce qu'il est, car il n'est rien, mais ce qu'il sera peut-être un jour, et qui n'est presque rien, attendu que cela est encore douteux. Car celui pour qui, infailliblement, il n'y a plus de retour à Dieu, il faut le regarder, non comme presque rien, mais comme rien du tout, attendu qu'il ne sera rien dans toute l'éternité. Exceptez donc celui-là, que non seulement on ne doit point aimer, mais que l'on doit même haïr, selon cette parole . " Est-ce que je ne hais pas, Seigneur, ceux qui vous haïssent, et ne suis-je pas animé de zèle contre vos ennemis (Ps. CXXXVIII, 31) ? " Pour tout le reste, quelque inimitié qu'un homme ait contre vous, la charité, qui est jalouse à cet égard, ne saurait souffrir que vous n'ayez pas toujours pour lui quelque peu d'affection. Celui qui est sage comprendra ce que je dis.

8. Donnez-moi un homme qui, avant tout, aime Dieu de toute son âme, qui aime ensuite soi et son prochain autant . que tous deux ils aiment Dieu, et qui aime son ennemi, parce que peut-être un jour cet ennemi l'aimera aussi lui-même ; qui aime ses parents, selon la chair, plus tendrement à cause de la nature ; ses parents selon l'esprit, c'est-à-dire, ceux qui l'ont instruit, plus abondamment à cause de la grâce; et que son amour pour toutes les autres choses soit ainsi réglé par l'amour de Dieu; qu'il méprise la terre, soupire après le ciel, use des biens du monde comme n'en usant pas, et sache faire le discernement par le goût spirituel et intérieur, des choses dont il faut user, et de celles dont il faut jouir, afin que, de celles qui passent,: il n'en prenne soin qu'en passant, et seulement autant qu'il est besoin pour arriver à la fin qu'il se propose, et qu'il embrasse d'un désir éternel celles qui sont éternelles. Donnez-moi, dis-je, un homme de cette sorte, et je dirai hardiment qu'il est sage, puisqu'il goûte les choses vraiment telles qu'elles sont, et il peut avec vérité et avec confiance se glorifier et dire : " Dieu a ordonné en moi la charité. " Mais où en est-il, et quand en sera-t-il ainsi? Je le dis en pleurant, jusques à quand ne ferons-nous que flairer, au lieu de goûter, regarderons-nous notre patrie sans y arriver, soupirerons-nous après elle, et la saluerons-nous de loin? O vérité, patrie des exilés, et fin de leur exil! Je vous vois, mais je ne puis entrer où vous êtes, j'en, suis empêché par ma chair mortelle; et d'ailleurs je n'en sais pas digne, étant tout souillé de péchés comme je le suis. O sagesse, qui atteignez depuis une extrémité jusqu'à l'autre, avec une force invincible, en créant et en contenant toutes choses, et qui disposez tout avec une douceur admirable en réglant les affections, et en les rendant bienheureuses ! Conduisez nos actions, selon que les nécessités temporelles le demandent, et ordonnez les mouvements de notre amour, selon que votre vérité éternelle le désire, afin que chacun de nous puisse se glorifier en vous avec assurance, et dire : " Il a ordonné en moi la charité. " Car vous êtes la vertu de Dieu, et la sagesse de Dieu, Jésus-Christ notre Seigneur, l'époux de l'Église, Dieu au dessus de tout et béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.


1) Car, dit St Augustin à ce sujet, bien que nous ne disions alors que ce que nous devons dire, pourtant nous n'en sommes pas moins peinés de voir que vous vous perdez. quand même notre récompense demeure assurée, nous voudrions que vous fussiez aussi sauvés. (sermon CCXXIX, n. 9).

2) Dans plusieurs éditions on a ajouté ici ces mots. : " Souillés par leur désobéissance; " mais c'est une redondance qui fait double emploi avec ce qui précède, et qu'ont évitée avec raison la plupart des manuscrits. Les premières éditions, omettant la phrase précédente, font dire seulement à saint Bernard: " Méprisés pour leur opiniâtreté et leur rébellion. " Qu'il nous soit permis de témoigner ici notre étonnement que, dans une assemblée aussi sainte il se soit trouvé, sinon beaucoup, du moins un certain nombre de religieux indisciplinés, ce qui ressort plus clairement encore des sermons LXXXIV, n. 4, et du livre VII de la Vie de saint Bernard. On peut revoir à ce sujet le III sermon pour le jour de la Dédicace, numéro 3, le XXXIV des sermons divers numéro 6. Il est évident que partout des méchants se trouvent mêlés aux bons.

3) Les frères qui ont quelque emploi, c'est-à-dire quelque charge extérieure à remplir. Saint Bernard les distingue des frères de choeur, ou claustraux, dans la IXe des Semons divers n° 4, et dans le LVIIe sermon sur le Cantique des cantiques, n. 11, comme on le verra plus loin.

4) Telle est la leçon de toutes les éditions que nous avons entre les mains, et des premières éditions en général. Les éditions postérieures, ajoutent à ces mots: " Au jugement de Dieu, " et Horstius a lu d'une autre manière que voici : " Par conséquent ce que la vérité préfère, passe avant, un jugement de, etc.

5) La pensée de saint Bernard est que le précepte de la charité tombe plutôt sur l'acte que sur le sentiment; mais, par l'amour affectif, il entend cet amour parfait qui ne convient qu'aux saints et aux parfaits. Quant à la charité actuelle, qui ne se renferme pas dans le simple sentiment, mais qui se montre par des actes, il ne l'entend pas en ce sens qu'elle exclue la charité intérieure. " Je ne dis pas que nous devions être sans la charité affective, " dit-il plus loin, n. 4, au contraire. Il faut que la charité actuelle renferme la charité affective, " elle peut bien ne pas encore réchauffer l'âme des douceurs de l'amour affectif, cependant elle contribue beaucoup à l'enflammer par l'amour de l'amont même. " Or, c'est là précisément l'amour interne " dont la charité actuelle se contente, n. 6. " On peut relire à ce sujet l'avis placé en tête du traité de l'Amour de Dieu, tome II. " Cependant on ne peut douter, " dit saint Bernard dans son cinquième sermon pour l'Avent, n. 2, " qu'on ne doive les garder dans le coeur; " et même du fond du coeur comme notre saint le dit fort bien à l'endroit indiqué, en sorte que ces paroles soient pour l'âme " ce que les aliments sont pour le corps, et passent dans les sentiments et dans les moeurs. "

6) Chez les Cisterciens, on suspendait jadis la célébration des maints mystères pendant le temps de la moisson. Aussi, Philippe Auguste, ayant appris que chez les moines de Barbeaux, " à l'époque de la moisson, les religieux se rendaient dans les granges et interrompaient la célébration des saints mystères, à l'occasion d'intérêts temporels, " ordonna qu'on célébrerait désormais tous les jours une messe pour le repos de l'âme de son père, dans cette abbaye. On trouve les lettres patentes concernant cette fondation dans le livre VI, des diplômes, pages 603. Quant à saint Bernard, on voit par l'histoire de sa vie par Geoffroy livre V. chapitre I, qu'il n'omit que bien rarement la célébration, des saints, mystères jusqu'aux derniers moments de sa vie. "

7) Ces mots a de l'amour n manquent en cet endroit dans plusieurs manuscrits. Mais ce mot-là est évidemment placé ici en parfait accord avec, la pensée de notre Saint, qui a dit, en parlant plus haut de la charité actuelle, " elle ne parle pas d’allumer en nous un violent amour pour cet amour même. "

 

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