Grande consolation de l'Épouse dans la
contemplation des splendeurs de Dieu, en attendant qu'elle arrive à sa
claire vision.
l. " Votre cou est comme
des perles (Ct. I, 9). " L'on a coutume d'orner le cou de perles, mais
non pas dé le comparer aux perles. Mais que celles-là se chargent de
perles, qui cherchent dans les ornements étrangers la beauté qu'elles ne
trouvent pas en elles-mêmes. Le cou de l'Épouse est si beau en soi, et
naturellement si bien fait, qu'il n'a pas besoin de tous ces ornements
extérieurs. A quoi bon se parer d'un éclat emprunté quand la beauté
naturelle suffit, et peut même égaler l'éclat des perles dont les autres
se servent pour rehausser leur éclat? C'est ce que l'Époux a voulu
donner à entendre, quand il a dit; non pas que des perles pendent au cou
de l'Épouse, comme cela se voit d'ordinaire, mais que son cou ressemble
à des perles. Il nous faut maintenant invoquer le Saint-Esprit, afin que
comme il nous a fait la grâce de trouver les joues spirituelles de
l'Épouse, il daigne encore nous apprendre quel est son cou spirituel.
Quant à moi, pour vous dire ce que j'en pense, il ne me vient rien
maintenant à l'esprit qui me paraisse plus vraisemblable et plus
probable que de dire, que c'est l'entendement qui est désigné. par le
cou de l'Épouse. Je crois que vous serez aussi de ce sentiment, si vous
considérez la raison de cette ressemblance. En effet, l'entendement est
comme le cou dont l'âme se sert, pour faire passer en elle la nourriture
de l'esprit, et la répandre ensuite dans toutes ses affections et ses
mouvements. Comme le cou de l'Épouse, c'est-à-dire, l'entendement qui
est pur et simple, brille assez de lui-même par la vérité toute nue, il
n'a point besoin d'autres ornements, mais lui-même, comme une perle
précieuse, est la beauté de l'âme ; et c'est pour cela qu'on le compare
aux perles mêmes. La vérité est une perle excellente, aussi bien que la
pureté et la simplicité,la sagesse, niais la sagesse sobre et modérée en
est une belle aussi. L'entendement des philosophes, ou des hérétiques
n'a pas cet éclat propre à la pureté et à la vérité : et c'est pour cela
qu'ils prennent beaucoup de peine à le couvrir et à le farder de paroles
magnifiques, et d'arguments subtils et captieux, de crainte que s'il se
montrait à nu, on n'en découvrît la laideur et la difformité.
2. Il y a ensuite : " Nous
vous ferons des pendants d'oreilles d'or, marquetés d'argent. " S'il eût
dit, je ferai, au lieu de nous ferons, je dirais sans hésiter que c'est
l'Époux qui parle. Mais maintenant voyez si je ne ferais point mieux
d'attribuer ces paroles à ses compagnons qui consolent l'Épouse, en lui
promettant, qu'en attendant qu'elle arrive à la vision de l'Époux dont
le désir consume son âme, ils lui feront de beaux et précieux pendants
d'oreilles. Et cela, je pense, parce que la foi vient de l'ouïe, et
purifie la vue. Car c'est en vain qu'on s'applique à contempler, si
1'œi1 n'est purifié par la foi, puisqu'on ne promet cette vision qu'à
ceux qui ont le coeur pur. Aussi est-il écrit que Dieu purifie le coeur
par la foi (Mt. V, 7 ; Ac. XV). Comme la foi vient par l'ouïe, et
purifie la vue, c'est avec raison qu'ils avaient soin de lui orner les
oreilles, puisque l'ouïe prépare à la vision de Dieu. O Épouse, lui
disent-ils, vous soupirez après les clartés de votre bien-aimé; la
faveur de les contempler vous est réservée pour un autre temps. Mais en
attendant nous vous donnons des ornements pour mettre à vos oreilles,
ils vous serviront à vous consoler, et à vous préparer à ce que vous
souhaitez si ardemment. C'est comme s'ils lui disaient cette parole du
Prophète : " Écoutez ma fille et voyez (Ps. XLIV, 11). " Vous désirez de
voir, commencez par écouter. L'ouïe est un degré pour arriver à la vue.
C'est pourquoi écoutez, et prêtez l'oreille aux ornements que nous vous
faisons, afin que, par l'obéissance de l'ouïe, vous arriviez à la gloire
de la vision. Nous tâchons maintenant de réjouir vos oreilles, car, pour
la vue, il ne dépend pas de nous de lui donner ce qui doit faire un
jour, la plénitude de notre joie, et l'accomplissement de vos désirs ;
cela dépend de celui que votre âme aime si ardemment. C'est lui qui se
montrera lui-même à vous, afin que votre joie soit parfaite. C'est lui
qui vous remplira d'une joie ineffable, en vous découvrant son visage.
Pour vous consoler, recevez de notre main ces perles en attendant les
délices dont sa droite est à jamais remplie.
3 . Il faut considérer
encore quels sont ces pendants qu'ils lui offrent. " Ils sont d'or,
disent-ils, et marquetés d'argent. " L'or marque la splendeur de la
Divinité et la sagesse d'en haut. C'est de cet or que ces célestes
ouvriers, à qui ce ministère est commis, promettent de former des images
brillantes de la vérité, pour les faire entrer dans les oreilles
intérieures de l'âme. Ce qui n'est autre chose, je crois, que faire des
espèces de figures spirituelles, et d'y attacher les plus pures lumières
de la sagesse divine, pour les mettre devant les yeux de l'âme en
contemplation, afin qu'au moins elle voie comme dans un miroir et en
énigme, ce qu'elle ne peut pas encore voir face à face. Ces choses-là
sont toutes divines, et ne sont connues que de ceux qui en ont fait
l'expérience, il n'y a qu'eux qui savent comment il se peut faire que,
dans ce corps mortel, dans l'état de la, foi, où la substance de la
souveraine lumière n'est pas encore découverte, il arrive néanmoins
quelquefois, que la contemplation de la pure vérité commence déjà à
ébaucher son ouvrage en nous, en sorte que celui d'entre nous qui est
assez heureux pour avoir reçu ce don d'en haut peut dire avec l'Apôtre :
" Je connais maintenant en partie. " Puis encore : " En partie nous
connaissons, et en partie nous devinons. " Mais lorsque l'esprit,
sortant comme hors de lui-même, et étant ravi en extase, vient à
entrevoir quelque chose de plus divin, qui lui paraît passer comme un
éclair devant ses yeux, alors, soit pour tempérer l'éclat d'une si vive
clarté, soit pour nous rendre capables de la communiquer aux autres, je
ne sais comment il se fait, qu'il se présente aussitôt à nous des images
et des figures de choses corporelles, proportionnées aux connaissances
que Dieu répand en nous, qui couvrent en quelque sorte le rayon pur et
resplendissant de la vérité, et rendent l'âme plus capable d'en
supporter l'éclat, et d'en faire part à ceux à qui il lui plait. Je
crois pourtant qu'elles se forment en nous par le ministère des bons
anges, comme au contraire il n'y a point de doute que les autres qui
sont mauvaises ne soient produites par l'entremise des mauvais anges.
4. Et peut-être que c'est
là ce miroir et cette énigme par lesquels voyait saint Paul et qui
étaient faits, si je puis parler ainsi,par les mains des anges, de ces
pures et belles images qui nous donnent la connaissance de l'être de
Dieu, qui est pur et qui se voit dans toutes ces figures corporelles, et
nous font attribuer au ministère des anges ces images excellentes dont
il nous parait si dignement revêtu. Ce qu'une autre version semble avoir
marqué plus expressément en disant : " Nous vous ferons des figures
rehaussées de marqueterie d'argent. " Ce qui, selon moi, signifie que
non seulement ces images sont imprimées par les anges au dedans de nous,
mais qu'ils nous donnent encore la grâce et la beauté de la parole
extérieure, afin que cela serve à les orner et à les faire recevoir des
auditeurs plus aisément, et avec plus de plaisir. Si vous demandez quel
rapport il y a entre la parole et l'argent, écoutez la réponse du
Prophète : " Les paroles du Seigneur sont toutes pures, c'est de
l'argent éprouvé par le feu (Ps. XI, 7). " Voilà donc comment ces
esprits célestes, qui sont les ministres des volontés de Dieu, font à
l'Épouse, qui est étrangère sur la terre, des pendants d'oreilles d'or,
marquetés d'argent.
5. Mais voyez comment elle
reçoit autre chose que ce qu'elle désire. Elle soupire après le repos de
la contemplation, on lui impose le travail de la prédication, et quand
elle a soif de la présence de l'Époux, on la charge de donner des
enfants à l'Époux, et de les nourrir. Et ce n'est pas la première fois
que cela lui arrive. Je me souviens que lorsqu'elle souhaitait
passionnément de jouir des embrassements et des baisers de l'Époux, on
lui répondit : " Vos mamelles sont plus excellentes que le vin, " afin
que, par là, elle connût qu'elle était mère, et qu'elle songeât à donner
du lait à ses petits enfants. Peut-être qu'en d'autres lieux de ce
Cantique, vous pourrez encore remarquer la même chose, si vous voulez
toutefois vous en donner la peine, par exemple en la personne du
patriarche Jacob, lorsque, se trouvant frustré des embrassements de
Rachel qu'il avait si longtemps désirés et attendus, au lieu d'une femme
stérile et belle, il en reçut malgré lui, sans le savoir, une féconde à
la vérité, mais qui était chassieuse. Ainsi donc maintenant, l'Épouse
désirant savoir, et s'enquérant où son bien-aimé paît son troupeau, et
se repose à l'heure de midi, elle remporte au lieu de cette connaissance
des pendants d'oreilles d'or marquetés d'argent, c'est-à-dire la sagesse
avec l'éloquence, sans doute pour l'œuvre de la prédication.
6. Cela nous apprend qu'il
faut souvent laisser les baisers malgré leur douceur, pour les mamelles
qui allaitent, et que personne ne doit vivre pour soi-même, mais pour
tous. Malheur à ceux qui ont reçu la grâce d'avoir des pensées et des
paroles dignes de la grandeur de Dieu, s'ils font servir la piété à leur
avarice, s'ils tournent en vaine gloire ce qu'ils avaient reçu pour
gagner des âmes à Dieu, si, ayant des conceptions sublimes, ils n'ont
pas des sentiments humbles : qu'ils écoutent avec frayeur ce que le
Seigneur dit par la bouche d'un prophète: " Je leur ai donné mon or et
mon argent, et ils s'en sont servis pour rendre un culte sacrilège à
Baal. (Os. II, 8). " Mais vous, écoutez ce que l'Épouse répond après
avoir reçu une réprimande d'une part et une promesse de l'autre. Car
elle ne s'élève point pour des promesses, ni ne se met point en colère
pour un refus; mais elle pratique ce qui est écrit : "Reprenez le sage,
et il vous aimera (Pr. IX, 8). " Et pareillement elle suit cette maxime
qui regarde l'usage des dons et des promesses : " Plus vous êtes grand,
plus vous devez vous humilier en toutes choses (Ecc. III, 20). " Ce
qu'on entendra bien mieux par sa réponse. Mais renvoyons, si vous l'avez
agréable, cette discussion à un autre sermon. Et pour ce que nous avons
dit, rendons-en gloire à l'époux de l'Église Notre Seigneur
Jésus-Christ, qui étant Dieu, est au dessus de toutes choses, et béni à
jamais. Ainsi soit-il.
Il y a deux sortes d'humilités : l'une
naît de la vérité, l'autre est enflammée par la charité.
1. " Lorsque le roi était
assis sur son lit, mon nard a répandu son odeur (Ct. I, 41). " Ce sont
les paroles de l'Épouse que nous avons remises à aujourd'hui. C'est la
réponse qu'elle fit quand elle se vit reprise par l'Époux :toutefois, ce
n'est pas à l'Époux qu'elle la fit, mais à ses compagnons ; ce qu'il est
aisé de comprendre par ses paroles. En effet, ce n'est pas à lui mais de
lui qu'elle parle, puisqu'elle ne dit pas: ô roi, lorsque vous étiez
assis sur votre lit, mais " lorsque le roi était assis sur son lit. "
Ainsi figurez-vous que l'Époux, après l'avoir reprise, voyant, par la
rougeur de son visage, qu'elle était couverte de confusion, se retire à
l'écart, afin que, pendant son éloignement, elle pût laisser un libre
cours à l'expression de ses sentiments, et que si, comme cela arrive
d'ordinaire, elle se laissait aller plus qu'il ne faut à la crainte ou à
l'abattement, ses compagnons la consolassent et la relevassent. Ce que
néanmoins il ne néglige pas de faire lui-même à l'occasion, selon qu'il
le juge à propos. Car pour montrer clairement combien elle lui plut
pendant qu'il lui adressait ses reproches, parce qu'elle les recevait
avec humilité et avec la soumission qu'elle devait, il voulut, avant de
s'éloigner d'elle, se répandre en louanges qui partaient, on ne peut en
douter, de l'abondance du coeur, et relever la beauté de ses joues et de
son cou. Aussi, ceux qui restent auprès d'elle lui parlent-ils avec
douceur, et lui offrent-ils des présents, sachant bien qu'ils entraient
par là dans la pensée du Seigneur. C'est donc à eux qu'elle adresse sa
réponse. Voilà pour la suite et la liaison du texte de l'Écriture.
2. Mais avant de commencer
à tirer le sens de cette écorce, je ferai une courte réflexion. Heureux
celui dont les réprimandes sont aussi bien reçues que celles dont nous
avons ici un modèle. Plût à Dieu qu'il ne fût jamais nécessaire de
reprendre personne: car ce serait le meilleur. Mais parce que nous
commettons tous beaucoup de fautes, il ne m'est pas permis de me taire,
mon devoir m'oblige, et la charité me presse encore davantage, d'avertir
ceux qui pèchent. Si je reprends quelqu'un de ses désordres, si je fais
ce que je dois, et que mes remontrances ne produisent pas l'effet que je
désire, qu'au lieu de toucher ceux à qui elles s'adressent, elles
reviennent vers moi comme une flèche qui retourne à celui qui l'a
lancée, de quels sentiments pensez-vous, mes frères, que je sois touché,
que ne souffrirai-je point alors? Quels tourments n'en ressentirai-je
point? [1] Et, pour me
servir des paroles de l'Apôtre, je ne suis pas assez fort pour imiter sa
sagesse, je suis pressé également de deux côtés (Ph. I 23). Sans savoir
ce que je dois choisir, ou de demeurer satisfait de ce que j'ai dit,
parce que je me suis acquitté de mon devoir, ou de me repentir de ce que
j'ai fait, parce que je n'en ai pas reçu le fruit, que j'en espérais, Je
voulais tuer l'ennemi et délivrer mon frère, et j'ai fait tout le
contraire de ce que je m'étais proposé. J'ai blessé son âme et augmenté
sa faute, puisqu'il y a ajouté le mépris. " Ils ne veulent pas vous
écouter " dit Dieu à un prophète, "parce qu'ils ne veulent pas m'écouter
(Ez. III, 7). " Ne voyez-vous pas quelle majesté est dédaignée, dans ce
cas? C'est moi que vous avez méprisé. C'est le Seigneur qui vous a parlé
par moi. Or ce qu'il a dit au Prophète, il l'a dit aussi aux apôtres :
"Qui vous méprise me méprise. " Je ne suis ni prophète ni apôtre, et
néanmoins j'ose le dire, je tiens la place d'un prophète et d'un apôtre;
et quoique je sois bien éloigné de leur mérite, je suis pourtant chargé
des mêmes soins. Bien que ce soit à ma grande confusion, et avec un
péril extrême je n'en suis pas moins assis sur la chaire de Moïse, dont
néanmoins je n'ai garde de m'attribuer la vertu, ni la grâce. Mais quoi
? Ne rendra-t-on pas honneur et respect à cette chaire, parce qu'elle
est occupée par une personne indigne ? Quand même ce seraient les
scribes et les pharisiens qui s'y trouveraient assis : " faites ce
qu'ils disent, " dit Jésus-Christ.
3. Souvent même on joint
l'impatience au mépris, et il s'en trouve qui, non seulement ne se
soucient pas de se corriger quand on les reprend, mais qui s'irritent
même contre celui qui les reprend, comme un frénétique qui repousse la
main du médecin. Étrange perversité. Ils se mettent en colère contre
celui qui veut les guérir de leurs blessures, et ils ne se mettent pas
en colère contre celui qui les perce de ses flèches. Car il .y a un
ennemi qui, d'un lieu obscur, tire des flèches contre ceux qui ont le
coeur droit et qui vous a vous-même blessé à mort; et vous n'êtes point
ému de colère contre lui. Votre indignation se tourne contre moi, qui ne
désire que de vous voir guéri. "Mettez-vous en colère, " dit le
Prophète, " et ne péchez point (Ps, IV, 5), " si vous vous mettez en
colère contre vos péchés, non seulement vous ne péchez point, mais vous
effacez même vos fautes passées : mais maintenant vous demeurez dans
votre péché en rejetant le remède, et vous en ajoutez un nouveau aux
premiers, en vous mettant en colère sans raison ; et voilà comment volis
comblez la mesure de vos iniquités.
4. Quelquefois on y ajoute
encore l'impudence, et non seulement on souffre impatiemment les
réprimandes, mais on, se défend même avec impudence contre les reproches
qu'on s'est attirés : alors il n'y a plus rien à espérer. " Vous avez, "
dit Dieu, " un front de femme perdue, vous ne savez plus rougir (Jr. III,
3). " C'est pourquoi, dit-il encore, " j'ai retiré de vous le zèle que
j'avais pour votre salut, et je ne me mettrai plus en colère contre vous
(Ez. XVI, 4?). " Je ne saurais entendre ces paroles sans frémir.
Voyez-vous combien c'est une chose pleine de périls, une chose horrible
et redoutable, de défendre ses péchés? Il dit encore : " Je reprends et
châtie ceux que j'aime (Ap. III,19)." Si donc ce zèle de Dieu vous
délaisse, sachez que vous êtes abandonné de son amour. Car vous ne
sauriez être digne de son amour, puisqu'il vous juge indigne de ses
châtiments. Lorsque Dieu n'est point en colère, c'est alors qu'il l'est
davantage? " ayons pitié de l'impie, " dit-il " et il n'apprendra point
à faire des actions justes (Is. XXVI, 10). " Je n'aime pas cette
miséricorde. Cette compassion-là me paraît plus terrible que la plus
violente colère, parce qu'elle me ferme le chemin de la justice; mieux
vaut, selon le conseil (Ps. II, 12) du Prophète, que j'embrasse la
sévérité d'une discipline austère, plutôt que le Seigneur ne se mette en
colère contre moi. Mettez-vous en colère, ô Père des miséricordes, mais
de cette colère par laquelle vous redressez celui qui s'égare, ou de
celle par laquelle vous le bannissez de la voie du salut. La première
est l'effet d'une compassion pleine de bonté, l'autre est le fruit d'une
dissimulation pernicieuse pour nous. Car lorsque je vous sens en colère
contre moi, c'est alors que j'ai plus de confiance que vous me serez
favorable, parce que, après vous être mis en colère, vous vous
souviendrez de votre miséricorde. " O Dieu " dit le Prophète, "vous leur
avez été favorable, même en vous vengeant de toutes leurs infidélités
(Ps. XCVIII. 8). " Il parle d'Aaron, de Moïse et de Samuel, et il
regarde comme une faveur et une bonté de Dieu de ne les avoir pas
épargnés dans leurs péchés. Après cela, défendez encore vos fautes, et
irritez-vous contre les réprimandes, pour vous fermer à jamais la porte
de la miséricorde de Dieu. N'est-ce pas là proprement appeler mal ce qui
est bien, et bien ce qui est mal ? Cette impudence odieuse ne
produira-t-elle pas bientôt l'impénitence, qui est la mère du désespoir?
Car qui se répent de ce qu'il croit être bien? " Malheur à eux, " est-il
dit. Ce malheur est éternel. Il y a de la différence à être tenté par sa
propre concupiscence qui nous porte au mal par une douce violence, et
rechercher volontairement le mal comme si c'était un bien, en se hâtant
par une fausse confiance d'aller à la vie, à cause de ces personnes. Je
le dis en vérité, j'aimerais mieux quelquefois avoir tu, et avoir
dissimulé le mal que j'avais aperçu, que d'avoir été cause d'un si grand
mal en les reprenant.
5. Vous me direz peut-être
que, en ce cas, le bien de mon action retourne vers moi; que j'ai
délivré mon âme; et que je suis innocent de la perte de celui à qui j'ai
annoncé la vérité pour le tirer du mauvais chemin où il s'était engagé.
Vous pouvez ajouter une infinité de raisons semblables; elles ne
m'apporteront aucune consolation, tant que je verrai la mort d'un fils ;
car je n'ai pas tant cherché là à m'acquitter de ce que je devais en lui
parlant, que désiré lui être utile par mea paroles. Quelle est, en
effet, la mère qui, après avoir apporté tous les soins imaginables pour
assister soir fils malade, peut arrêter le cours de ses larmes, quand
elle voit que tous ses travaux et toutes ses peines ont été inutiles, et
n'ont pu lui sauver la vie? Si elle s'afflige de la sorte pour la mort
temporelle de son fils, quels doivent être mes pleurs et mes
gémissements pour la mort éternelle du mien, lors même que ma conscience
me rend témoignage de n'avoir rien oublié de tout ce qui pouvait lui
être utile? Au contraire, voyez-vous de combien dé maux s'exempte, et
nous exempte en même temps nous-même celui qui, étant repris, répond
avec douceur, acquiesce avec modestie, obéit avec soumission, avoue sa
faute avec humilité? Je me reconnais l'obligé de cette âme, je confesse
que je suis son ministre et son serviteur, parce qu'elle est la très
digne Épouse de mon maître, et peut dire avec vérité : " lorsque le roi
était assis sur son lit, mon nard a répandu son odeur (Ct. I, 11). "
6. L'odeur de l'humilité
est excellente, puisque, montant de cette vallée de larmes, après avoir
embaumé tous les lieux d'alentour, elle répand encore jusque sur le lit
du roi un parfum extrêmement agréable. Le nard est une petite herbe, que
ceux qui étudient avec soin la vertu des simples disent être d'une
nature chaude. Aussi me semble-t-il qu'on peut la prendre ici pour la
vertu d'humilité que l'ardeur de l'amour divin embrase. Si je parle
ainsi, c'est parce qu'il y a une humilité que la vérité produit, et qui
n'a point de chaleur, et il y en a une autre que la charité forme et
enflamme. Celle-là consiste dans la connaissance, et celle-ci dans les
mouvements du cour. En effet, si vous jetiez un regard sur vous-même à
la lumière de la vérité et sans dissimulation, et que vous vous
examiniez sans vous flatter, je ne doute point que vous ne vous
humiliiez devant vos propres yeux, et que cette connaissance véritable
de vous-même ne vous rende plus vil et plus abject à votre jugement,
quoique, peut-être, vous n'ayez pas encore assez de vertu pour souffrir
d'être estimé par les autres. Vous serez donc humble, mais par le moyen
de la vérité, non pas par l'infusion de l'amour. Car si voua étiez
échauffé par le feu de la charité commune, si vous étiez éclairé par la
vérité qui vous a donné de vous-même une connaissance salutaire et
véritable, vous voudriez certainement, autant qu'il est en vous, que
tout le monde eût de vous les sentiments que vous savez être conformes à
la vérité. Je dis autant qu'il est en vous, parce que souvent il n'est
pas bon que tout le monde connaisse ce que nous savons de nous, attendu
que l'amour même de la vérité, et la vérité de l'amour nous défendent de
découvrir ce qui pourrait nuire à notre prochain. Mais si c'est par
amour-propre que vous retenez caché en vous-même le jugement que la
vérité fait de vous, qui peut douter que vous n'aimez pas encore
parfaitement la vérité, puisque vous lui préférez votre intérêt ou votre
honneur?
7. Vous voyez donc bien que
ce n'est pas la même chose, de n'avoir point des sentiments de
présomption de soi-même, convaincu qu'on est de ses imperfections par la
lumière de la vérité, et de consentir de bon coeur à être humilié, parce
qu'on est assisté par le don de l'amour. L'un est forcé, au lieu que
l'autre est volontaire. " Jésus-Christ s'est anéanti lui-même, " dit
l'Apôtre " en prenant la forme d'un esclave (Ph. II, 7), " et en nous
donnant la forme et le modèle de l'humilité. C'est lui-même qui s'est
anéanti; c'est lui-même qui s'est humilié, non par nécessité, mais par
amour pour nous. Il pouvait paraître vil et méprisable aux yeux des
hommes sans s'estimer tel, puisqu'il se connaissait bien lui-même. C'est
donc volontairement qu'il s'est humilié, non qu'il s'en jugeât digne,
puisqu'il s'est offert, comme s'il eût été ce qu'il savait n'être pas en
effet; mais il a voulu être estimé très petit, bien qu'il n'ignorât pas
qu'il était souverainement grand; il dit, eu effet : " Apprenez de moi
que je suis doux et humble de coeur. " De coeur, dit-it, par un
sentiment du coeur, c'est-à-dire, par la volonté; il exclut ainsi la
nécessité. Pour nous, si nous nous trouvons en vérité dignes de honte et
de mépris, dignes des derniers traitements et du rang le plus bas,
dignes même de toutes sortes de supplices et d'outrages; il n'en est pas
de même de lui, et cependant il a souffert toutes ces choses, parce
qu'il l'a voulu, et qu'il est humble de coeur; mais humble de cette
humilité que persuade le mouvement du coeur, non celle qu'arrache la
force de la vérité.
8. J'ai dit que cette
espèce d'humilité volontaire n'est pas produite en nous par la force de
la vérité, mais,par l'infusion de la charité, parce qu elle naît du
coeur, parce qu'elle naît de l'affection, parce qu'elle naît de la
volonté. Jugez si j'ai raison en cela. Et jugez aussi si j'ai bien fait
de l'attribuer au Seigneur, puisqu'il est certain que c'est par amour
qu'il s'est anéanti, qu'il s'est rendu un peu inférieur aux anges, qu'il
s'est soumis à ses parents, qu'il a baissé la tête sous les mains de
saint Jean-Baptiste, qu'il a souffert les faiblesses de la chair, qu'il
s'est livré à la mort, et qu'il a enduré le supplice ignominieux de la
croix. Mais jugez encore si j'ai eu raison de croire que cette humilité
ainsi embrasée par. le feu de sa charité est désignée par le nard, qui
est une herbe fort basse et fort chaude. Et après que vous aurez
approuvé toutes ces choses, comme je crois que vous le ferez sans doute,
puisqu'elles sont appuyées sur une raison si manifeste, alors, si vous
êtes humilié en vous-même par cette humilité forcée, que la vérité qui
sonde les coeurs et les reins produit dans les sens d'une âme vigilante,
ajoutez-y la volonté, et faites, comme on dit, de nécessité vertu; parce
qu’il n'y a point de véritable vertu sans le consentement de la volonté.
Or, il en sera ainsi quand vous ne voudrez point paraître au dehors
autre que vous vous connaissez au dedans. Autrement, craignez que ce ne
soit pour vous qu'il ait été dit : " Il a agi avec fourberie en sa
présence, et son iniquité lui est en abomination (Ps. XXXV, 3). " Et "
Dieu a en horreur un double poids (Prov. II 10). " Et quoi? Vous vous
estimerez peu de chose au fond de votre coeur, lorsque vous vous pesez
dans la balance de la vérité, et au dehors vous voulez nous tromper, et
vous vendre plus cher que la vérité ne vous a estimé ? Appréhendez le
jugement de Dieux et gardez-vous de commettre une si méchante action, de
vous élever vous-même par une volonté pleine d'orgueil, tandis que la
vérité vous abaisse; car c'est là résister à la vérité, c'est combattre
contre Dieu. Acquiescez plutôt à Dieu, que votre volonté soit soumise à
la vérité, non seulement soumise, mais dévouée. Est-ce que " mon âme, "
dit le Prophète, " ne sera pas soumise à Dieu (Ps. LXI, 2)? "
9. Mais c'est peu d'être
soumis à Dieu, si vous ne l'êtes encore à toute créature pour l'amour de
Dieu, soit à l'abbé, comme au premier de tous, soit aux prieurs comme
établis par lui. Mais je dis plus, je dis même à vos égaux, je dis à vos
inférieurs, " Car c'est ainsi " selon le mot de Jésus-Christ " que nous
devons accomplir toute justice (Mt. ni, 15). " Si vous voulez être
parfait, faites le premier pas vers celui qui est moindre que vous,
déférez à votre inférieur, respectez celui qui est plus jeune que vous.
En agissant ainsi, vous pourrez vous appliquer ces paroles de l'Épouse :
" mon nard a répandu son odeur; " cette odeur, c'est la charité ; cette
odeur, c'est la bonne opinion que vous donnez de vous à tout le monde,
en sorte que. vous soyez la bonne odeur de Jésus-Christ en tout lieu,
admiré de tous, aimé de tous. Celui que la vérité seule oblige à être
humble, ne peut arriver à ce degré de perfection; car son humilité n'est
que pour lui, et ne lui permet pas de sortir et de répandre son odeur au
dehors. Ou plutôt, il n'a point d'odeur, parce qu'il n'a point d'amour,
puisqu'il ne s'humilie pas de bon coeur et volontairement. Mais
l'humilité de l'Épouse rend une odeur pareille à celle du nard, parce
qu'elle est embrasée d'amour, pleine de la sève de la dévotion, et
exhale un parfum délicieux par l'opinion avantageuse qu'on a
d'elle-même. L'humilité de l'Épouse est volontaire, perpétuelle et
féconde, son odeur ne se perd ni par les réprimandes, ni par les
louanges. On lui avait dit : " vos joues sont belles comme celles d'une
tourterelle, et votre cou est comme des perles (Ct. I, 9). " On lui
avait promis des ornements d'or: et elle ne laisse pas de répondre avec
humilité; plus on l'élève, plus elle s'humilie en toutes choses. Elle ne
se glorifie point de ses mérites, et, au milieu des louanges qu'on lui
prodigue, elle n'oublie point sa bassesse, mais elle la confesse
humblement sous le nom de nard. Il semble qu'elle s'approprie le langage
de Marie et dise : Je ne connais en moi rien qui soit digne d'un si
grand honneur, si ce n'est que " Dieu a regardé la bassesse de sa
servante (Lc. I, 48). " Car que signifient ces mots : "mon nard a
répandu son odeur ", sinon ma bassesse a été agréable à Dieu? Ce n'est,
dit-elle, ni ma sagesse, ni ma noblesse, ni ma beauté qui sont nulles;
mais c'est ma seule bassesse, la seule chose qui soit en moi, qui ait
répandu son odeur, c'est-à-dire son odeur accoutumée. L'humilité a
coutume de plaire à Dieu, et le Seigneur, qui est très-élevé, a pour
habitude de regarder les choses humbles et basses. Aussi quand le roi
était assis sur son lit, c'est-à-dire, dans le lieu élevé où il fait sa
demeure, l'odeur de l'humilité ne laisse pas d'y monter, " Il habite, "
dit le Prophète, " au plus haut des cieux, et il a les yeux sur les
choses basses et humbles dans le ciel et sur la terre. (Ps. CXII, 5). "
10. Lors donc " que le roi
était assis sur son lit, le nard de l'Épouse a répandu son odeur (Cant.
1). " Le lit du roi, c'est le sein du Père, car le Fils est toujours
dans le Père. Et ne doutez point que ce roi là ne soit clément,
puisqu'il se repose sans cesse dans un lieu qui est la source de la
bonté du Père. C'est avec raison que les cris des humbles montent
jusqu'à lui, puisqu'il a sa demeure dans le trésor de sa miséricorde,
que la douceur lui est si familière, la bonté substantielle, ou plutôt
consubstantielle, et qu'il tire tellement de son Père tout ce qu'il est,
que les humbles, qui regardent en tremblant sa royale majesté, ne
remarquent rien en lui qu'il ne tienne de son Père. " Aussi, dit le
Seigneur, je me lèverai tout à l'heure, à cause de la misère des
pauvres, et des gémissements des malheureux (Ps. XI, 6). " Aussi
l'Épouse qui sait cela, parce qu'elle est de la maison de l'Époux, et sa
bien-aimée, croit que le manque de mérite ne l'exclura pas des grâces de
cet Époux, et met sa confiance en sa seule humilité. Elle le nomme roi,
parce qu'étant épouvantée de lai réprimande qu'il lui a faite, elle
n'ose plus le nommer son époux. Elle proclame qu'il habite en un lieu
très élevé, néanmoins son humilité ne perd point confiance.
11. On peut fort bien
appliquer ce discours à l'Église primitive, si vous vous souvenez du
temps où le Seigneur, étant remonté où il était auparavant, et assis à
la droite de son ï'ère, sur ce lit si ancien, si noble, si glorieux, ses
disciples s'étaient assemblés en un même lieu, et persévéraient
unanimement dans leur oraison avec les femmes, Marie mère de Jésus, et
ses frères. Ne vous semble-t-il pas que c'était vraiment alors que le
nard de l'Épouse, qui était si petite et si faible, répandait son
parfum? Et " lorsqu'il se fit tout d'un coup un grand bruit du ciel,
comme d'un vent impétueux, qui remplit toute la maison où ils
demeuraient (Ac. II, 2), " ne pouvait-elle pas dire alors avec raison
dans un état si pauvre et si précaire : " Lorsque le roi était assis sur
son lit, mon nard a répandu son odeur? " Tous ceux qui demeuraient en ce
lieu connurent clairement combien l'odeur de l'humilité, qui était
montée au ciel, avait été agréable et bien reçue, puisqu'elle fut
aussitôt récompensée de dons si abondants et si magnifiques. Au reste,
elle n'a pas été ingrate pour ce bienfait. Car écoutez comment, dans sa
ferveur, elle se prépare à souffrir toutes sortes de maux pour l'amour
de son nom. " Mon bien-aimé" dit-elle ensuite, " m'est un petit bouquet
de myrrhe ; il demeurera entre mes mamelles (Cant. I, 12). " Ma
faiblesse que vous connaissez ne me permet pas de poursuivre.
J'ajouterai seulement que par la myrrhe, elle fait entendre, qu'elle est
prête à souffrir des amertumes et des tribulations pour l'amour de son
bien-aimé. Nous achèverons une autre fois le reste de ce verset, si
toutefois vous attirez sur nous par vos prières l'assistance du
Saint-Esprit, afin qu'il nous donne l'intelligence des paroles de
l'Épouse, paroles qu'il a lui-même formées, en les lui inspirant telles
qu'elles servirent aux louanges de celui dont il est l'Esprit, je veux
dire de l'Époux de d'Église, Jésus-Christ Notre Seigneur, qui, étant
Dieu pardessus toutes choses est béni à jamais. Ainsi soit-il.
Comment la méditation de la passion et des
souffrances de Jésus Christ fait passer l'Épouse, je veux dire, l'âme
fidèle, par la prospérité et l’adversité, sans en être affectée.
1. " Mon bien aimé est pour
moi un petit bouquet de myrrhe; il demeurera entre mes mamelles."
Auparavant, elle l'appelait roi, maintenant elle le nomme son bien-aimé.
Auparavant, il était sur son lit royal, à présent il est entre les
mamelles de l'Épouse. Il faut que l'humilité ait une vertu bien grande,
puisque la majesté même de Dieu a tant de condescendance pour elle. Un
nom de respect s'est bientôt changé en nom d'amitié, et celui qui
s'était éloigné s'est bientôt rapproché. "Mon bien-aimé m'est un petit
bouquet de myrrhe. " La myrrhe, qui est amère, signifie ce qu'il y a de
dur et de rigoureux dans les tribulations. L'Épouse, se voyant près de
les souffrir pour l'amour de son Époux, dit ces paroles avec un
sentiment d'allégresse, elle espère souffrir généreusement tous les maux
qui la menacent. Les disciples, dit l'Écriture " sortaient du tribunal
avec joie, parce qu'ils avaient été trouvés dignes d'endurer des
outrages pour le nom de Jésus. (Ac. V, 41). " Aussi, n'appelle-t-elle
pas son bien aimé un bouquet, mais un petit bouquet, parce que son amour
lui fait trouver légères toutes les peines et toutes les douleurs
qu'elle doit endurer. C'est véritablement un petit bouquet, car c'est un
petit enfant qui nous est né (Ps. IX, 6). Oui, un très petit bouquet,
puisque les souffrances de cette vie ne sont pas dignes d'être mises en
parallèle avec la gloire qui nous est préparée : " Car ce que nous
endurons maintenant, " dit l'Apôtre, " est léger, et ne dure qu'un
moment; mais la gloire qui nous attend dans le ciel sera immense dans sa
grandeur, et éternelle dans sa durée. (Rom. VIII, 18). " Ce qui, à cette
heure, n'est qu'un petit bouquet de myrrhe se changera donc un jour en
un comble de gloire et de bonheur, N'est-ce pas un petit bouquet, si son
joug est doux et son fardeau léger? Ce n'est pas qu'il soit léger en
soi, car la rigueur des tourments, et l'amertume de la mort n'est point
légère; mais c'est qu'il est léger pour celui qui aime. Aussi ne
dit-elle pas seulement; " Mon bien-aimé est un petit bouquet de myrrhe ;
" Mais il l'est " pour moi" qui aime. Voilà pourquoi elle le nomme son
bien aimé, elle veut témoigner que la violence de l'amour surmonte
toutes sortes d'amertumes, et que l'amour est fort comme la mort. Et
pour que voue sachiez qu'elle ne se glorifie: pas en elle-même, mais
dans le Seigneur, et qu'elle ne présume pas de sa propre vertu, mais
qu'elle n'attend cette force que du secours de son Époux, elle dit qu'il
demeurera entre ses mamelles, en sorte qu'elle pourra lui dire avec
toute confiance: "Quand je marcherais dans les ombres de la mort, je
n'appréhenderais aucun mal, puisque vous êtes avec moi. (Ps. XXII, 4). "
2. Je me souviens que dans
l'un des discours précédents (Sermon X, 1), j'ai dit que les deux
mamelles de l'Épouse marquaient la congratulation et la compassion,
suivant la doctrine de saint Paul, qui veut qu'on se réjouisse avec ceux
qui sont dans la joie, et qu'on pleure avec ceux qui pleurent (Rm.
XII,15). Mais. parce que, vivant au milieu de l'adversité et de la
prospérité, elle sait qu il y a danger des deux côtés, elle veut que son
bien-aimé soit au milieu de ses mamelles, pour la fortifier sans cesse
contre l'un et l'autre de ces deux périls et empêcher qu'elle ne s'élève
dans les joies et ne s'abatte dans les maux de cette aie. Si vous êtes
sage, vous imiterez la prudence de l'Épouse, et vous ne souffrirez point
qu'on ôte de votre coeur, même un seul moment, cet aimable bouquet de
myrrhe, vous repasserez toujours dans votre mémoire les douleurs amères
qu'il a souffertes pour vous, et, les méditant continuellement, vous
pourrez vous écrier aussi : " Mon bien-aimé m'est un petit bouquet de
myrrhe, il demeurera entre mes mamelles. "
3. Moi aussi, mes frères,
dès le commencement de ma conversion, pour me tenir lieu de tous les
mérites que je savais me manquer, j'ai eu soin de me faire ce petit
bouquet, et de le placer entre mes mamelles, après l'avoir composé de
toutes les douleurs et amertumes de mon Seigneur, d'abord des nécessités
qu'il a souffertes, lorsqu'il était tout petit; ensuite des travaux de
la prédication, des fatigues de ses divers voyages, des veilles de ses
prières, de ses tentations, de ses jeûnes, de ses larmes de compassion,
des embûches qu'on lui a dressées, des dangers que ses faux frères lui
ont fait courir, des outrages, des crachats, des soufflets, des risées,
des moqueries, des clous, et autres choses semblables qu'il a souffertes
pour le salut du genre humain, selon ce que l'Évangile nous apprend en
quantité d'endroits. Et parmi tant d'autres petits rameaux de cette
myrrhe odoriférante, j'ai cru que je ne devais pas oublier celle qu'on
lui donna à boire sur la croix, ni celle dont on l'embauma dans le
sépulcre, parce que dans la première il a bu l'amertume de mes péchés,
et dans l'autre il a consacré l'incorruptibilité future de mon corps.
Tant que je vivrai, je publierai hautement ces grâces abondantes. Jamais
je n'oublierai des faveurs aussi signalées; puisque c'est à elles que je
suis redevable de la vie.
4. C'étaient ces
miséricordes que David demandait avec larmes lorsqu'il disait: "
Répandez vos miséricordes sur moi, et je vivrai (Ps. CXVIII, 77). "
C'étaient elles aussi qu'un autre saint se rappelait en gémissant, quand
il disait : " Les miséricordes du Seigneur sont grandes. " Que de rois
et de prophètes ont. désiré voir ce que je vois, et ne l'ont pas vu? Ils
ont travaillé, et moi je jouis des fruits de leurs travaux. J'ai cueilli
la myrrhe qu'ils ont plantée. C'est pour moi que ce bouquet salutaire a
été conservé, personne ne me le ravira; il demeurera entre mes mamelles.
J'ai cru que la sagesse consistait à méditer ces choses. J'ai mis en
cela la perfection de la justice, la plénitude de la science, les
richesses du salut, l'abondance des mérites. Elles ont été quelquefois
pour moi un breuvage d'une salutaire amertume, et quelquefois une
onction de joie douce et agréable. C'est ce qui me relève dans
l'adversité, et me retient dans la prospérité ; ce qui me fait marcher
en sûreté dans une voie royale entre les biens et les maux de cette vie,
et écarte les périls qui me menacent à droite et à gauche. C'est ce qui
me concilie les bonnes grâces du juge du monde, en me montrant doux et
humble celui qui est redoutable aux puissances; non seulement en me
faisant voir favorable, mais encore en me donnant un modèle à imiter
dans celui qui est inaccessible aux principautés, et terrible aux rois
de la terre. C'est pourquoi ce que j'ai toujours à la bouche, comme vous
le savez, toujours dans le coeur, comme Dieu le sait, partout dans mes
écrits, comme on le voit assez, et ma philosophie la plus sublime en ce
monde, c'est Jésus, et Jésus crucifié. Je ne m'enquiers point, comme
l'Épouse, où repose à midi celui que j'embrasse avec joie, parce qu'il
demeure entre mes mamelles. Je ne demande point où celui que je
contemple comme sauveur sur la croix fait paître son troupeau. Ce que
cherche l’Épouse est plus relevé, mais ce que je veux est plus doux et
plus facile. L'un est du pain, l'autre du lait. Or, le lait nourrit les
petits enfants, et remplit les mamelles des mères, voilà pourquoi il
demeurera entre mes mamelles.
5., Mes très chers enfants,
cueillez-vous aussi un bouquet si aimable, mettez-le au plus profond de
votre coeur, servez-vous-en pour en munir l'entrée, et qu'il demeure
entre vos mamelles. Ayez-le toujours, non derrière vous, mais devant les
yeux; car si vous le portez sans le sentir, son poids vous accablera et
son odeur ne vous relèvera point. Souvenez-vous que Siméon l'a reçu
entre ses bras (Lc. II, 28), que Marie l'a porté dans ses entrailles,
l'a réchauffé dans son sein, et que l'Épouse le place entre ses
mamelles, et, pour ne rien oublier, qu'il est devenu parole entre les
mains du Prophète Zacharie, et de quelques autres. Je me figure que
Joseph, l'époux de Marie, l'a souvent pris sur ses genoux pour le
caresser. Toutes ces personnes l'ont eu devant elles, non derrière.
Qu'elles vous servent donc d'exemple, faites de même. Car si vous avez
devant les yeux celui que vous portez, il est certain, qu'en voyant les
maux qu'a soufferts le Seigneur, vous porterez les vôtres avec plus de
facilité, avec le secours de l'époux de l'Église, qui est Dieu par
dessus toutes choses et béni à jamais. Ainsi soit-il.
La correction doit se régler sur le
caractère de ceux qu'on reprend : elle doit être douce quand elle
s'adresse à des personnes humbles et faciles, et sévère quand on a
affaire à des rimes dures et obstinées.
1. "Mon bien-aimé est pour
moi une grappe de raisin de Chypre dans les vignes d'Engaddi (Cant. 1,
13). " Si l'Époux est aimable dans la myrrhe, il l'est bien davantage
dans la douceur du raisin. Mon Seigneur Jésus est donc pour moi de la
myrrhe dans sa mort, et une grappe de raisin dans sa résurrection ; et
c'est de cette sorte qu'il s'est donné lui-même à moi comme un breuvage
salutaire mêlé de larmes et de joie. Il est mort pour nos péchés, et il
est ressuscité pour notre justification, afin qu'étant morts au péché
nous vivions pour la justice (Rom. IV, 25). " Donc, si vous avez pleuré
vos péchés, vous avez bu le breuvage amer, mais si, entrés dans une vie
plus sainte, vous commencez à respirer dans l'espérance d'une vie
immortelle, l'amertume de la myrrhe s'est changée, pour vous, en la
douceur du vin qui réjouit le coeur de l'homme. Peut-être, quand le
Sauveur ne voulu point boire le vin mêlé de myrrhe qu'on lui présenta
sur la croix, était-ce pour faire comprendre qu'il n'avait soif que du
premier ? Lors donc qu'après les amertumes de la myrrhe, vous venez à
goûter ce vin délicieux, vous pouvez dire aussi avec raison : " Mon bien
aimé est pour moi une grappe de raisin de Chypre dans les vignes
d'Engaddi. " Engaddi signifie deux choses, mais toutes deux ont le même
sens. Il veut dire en effet, la fontaine du bouc, et le baptême des
nations; or l'une et l'autre marquent clairement les larmes du pécheur.
On l'interprète encore l'œi1 de la tentation qui verse aussi des larmes,
et voit d'avance les tentations qui ne manquent jamais à l'homme, tant
qu'il est sur la terre; mais les gentils, qui marchaient dans les
ténèbres, n'ont pas pu découvrir par eux-mêmes, ni par conséquent éviter
les pièges des tentations, jusqu'à ce que, par la grâce de celui qui
illumine les aveuglés, ils eussent recouvré les yeux de la foi, fussent
entrés dans l'Église, qui a un oeil pour apercevoir les tentations, se
fussent fait instruire par des hommes spirituels, qui, étant éclairés
par l'esprit de sagesse, et savants par leur propre expérience, peuvent
dire en vérité : " Nous n'ignorons pas les artifices et les desseins du
diable (Cor. II, 11). "
2. On dit que Engaddi
produit aussi une petite espèce de baumier, que les habitants du pays
cultivent comme des vignes; c'est peut-être pour cela qu'il les appelle
des vignes. Autrement que signifierait du raisin de Chypre dans les
vignes d'Engaddi ? Qui s'est jamais avisé de transporter des grappes de
raisin d'une vigne dans une autre ? On ne porte pas ordinairement du vin
où il y en a, mais où il n'y en a point. Il appelle donc, vignes
d'Engaddi, les peuples de l'Église, elle a un baume liquide, je veux
dire un esprit de douceur qui lui fait choyer la délicatesse de ceux qui
sont encore petits en Jésus-Christ, et consoler les douleurs des
pénitents. Si un frère tombe en quelque faute, un des ministres de
l'Église qui a déjà reçu cet esprit, le reprendra aussitôt avec ce même
esprit de douceur, parce qu'en faisant retour sur lui-même, il craint
d'être tenté (Gal. VI, 1.). C'est ce qui figure l'huile matérielle dont
l'Église a coutume d'oindre le corps de tous ceux qui sont baptisés.
3. Mais comme les plaies de
celui qui est tombé entre les mains des voleurs, et que le charitable
samaritain a porté sur son cheval dans l'hôtellerie de l'Église, ne se
guérissent pas avec de l'huile seulement, mais avec du vin et de l'huile
tout ensemble; il faut que le médecin spirituel mêle le vin d'un zèle
ardent, avec l'huile de la douceur, attendu qu'il ne doit pas seulement
consoler las faibles, mais aussi reprendre les esprits inquiets. Car
s'il voit que le blessé, c'est-à-dire, le pécheur, ne s'amende point par
les douces et charitables réprimandes, par lesquelles il commence sa
guérison, et qu'au contraire il abuse de sa bonté, devient plus
négligent à cause de sa patience, et persiste avec plus de confiance
encore dans son péché ; l'huile de remontrances salutaires étant
inutile, il doit se servir des remèdes plus piquants, employer le vin de
la componction, c'est-à-dire recourir à son égard aux réprimandes
sévères et aux reproches amers, et s'il en est besoin, et que son
endurcissement soit si grand, il pourra venger ce mépris, en le frappant
même des censures ecclésiastiques. Mais où prendra-t-il ce vin? Car on
ne trouve point de vin dans les vignes d' Engaddi on y trouve seulement
de l'huile. Qu'il le cherche dans l'île de Chypre, qu'on dit être
fertile en vin, mais en vin excellent, qu'il cueille cette grosse
grappe, qu'autrefois les espions d'Israël rapportaient sur un levier, en
quoi ils figuraient les prophètes qui ont marché devant, les apôtres qui
ont suivi, et Jésus-Christ qui est venu entre les prophètes et les
apôtres ; et qu'en prenant cette grappe, il dise . " Mon bien-aimé m'est
une grappe de raisin de Chypre. "
4. Nous avons parlé de la
grappe de raisin; voyons maintenant comment. on en tire le vin du zèle;
car, si l’homme pécheur ne se met point en colère contre celui qui
pèche, mais, au contraire, use de compassion comme d'une liqueur douce
balsamique qu'il verse sur lui, nous savons d'où cela procède, et vous
l'avez déjà ouï, mais peut-être n'y avez-vous pas pris garde. Car nous
avons dit que cette douceur vient de ce qu'on se considère soi-même, et
que, suivant le conseil très sage de saint Paul, pour apprendre à avoir
de la condescendance pour ceux qui se laissent aller eau péché, on se
considère soi-même dais la crainte d'être aussi tenté un jour (Ga. VI,
1), et n'est-ce pas de là que l'amour du prochain dont il est dit dans
la loi : " Vous aimerez votre prochain comme vous-même (Luc. X, 27), "
tire son origine. L'amour du prochain a sans doute ses premiers
fondements dans les plus secrètes affections humaines ; et de l'amour
que la nature a inspiré à l'homme pour lui-même, comme d'une humeur
féconde, l'amour du prochain tire une espèce de vie et de vigueur, par
laquelle, avec la grâce que Dieu répand sur lui d'en haut, il produit
des fruits de charité; en sorte que ce que l'âme désire naturellement
pour soi, elle ne croit pas devoir le refuser à un autre, qui semble
avoir quelque droit d'y prétendre, parce qu'il participe à sa nature;
elle lui en fait part avec joie et volontiers, lorsqu'elle le peut et
qu'il en a besoin. Ainsi, cette onction de douceur et de bonté,
naturelle à l'homme, à moins que le péché ne la détruise, le porte plus
à compatir aux fautes des pécheurs qu'à les traiter avec rigueur et
sévérité.
5. Mais, selon le mot du
Sage, " comme les mouches qui doivent mourir gâtent l'huile des parfums
(Eccles. X, 1), " et qu'une fois gâtée, la nature n'a plus de quoi
réparer la perte qu'elle a faite, il arrive que, par un changement
déplorable, elle éprouve ce que l'Écriture adit avec tant de vérité, que
" les inclinations et les pensées de l'homme sont portées au mal dès sa
jeunesse (Gn. VIII. 21. " Ce n'est pas une bonne jeunesse que celle dans
laquelle le plus jeune des enfants demande qu'on lui donne sa part du
bien de son père, et veut partager un bien qu'il est plus doux de
posséder en commun, et avoir seul un bien qui n'est pas diminué pour
être possédé eu commun, et ne perd rien pour être partagé. Enfin, dit
l'Écriture: "Il dissipa tous ses biens en vivant dans la débauche avec
des femmes perdues (Luc. XV, 12)." Qui sont ces femmes perdues? Ne
sont-ce point celles qui font perdre toute sa douceur à celte huile de
parfums, c'est-à-dire les convoitises de la chair, au sujet desquelles
l'Écriture nous donne des avis très salutaires, quand elle nous dit : "
Ne vous laissez point aller après vos convoitises; " car le Sage
remarque fort bien qu'elles " doivent mourir, attendu que le monde passe
avec ses convoitises (Jn. II, 17). " lorsque nous voulons les
satisfaire, nous nous privons de la douceur d'un bien commun et général,
par celle que nous voulons prendre en particulier. Ce sont là sans doute
ces mouches sales et piquantes, (lui souillent en nous la beauté de la
nature, déchirent l'esprit par les soucis et les inquiétudes, et
détruisent le plaisir et les charmes de la vie commune. C'est pour cela
que l'homme est appelé le plus jeune des enfants du père de famille,
parce que, tandis que sa nature corrompue par les passions déréglées
d'une folle jeunesse, a perdu toute la grâce de la maturité et de la
sagesse virile, son esprit s'endurcit et se dessèche, méprise tout le
monde au prix de soi, et perd toute affection.
6. C'est donc dès le
commencement de cette méchante et misérable jeunesse que les
inclinations et les pensées de l'homme sont portées au mal, et que
naturellement il est plus prompt à s'irriter contre le prochain qu'à
compatir à ses faiblesses. De là vient que l'homme, ayant dépouillé
presque tout sentiment d'humanité, veut que les autres l'assistent dans
ses besoins, mais ne veut pas rendre lui-même aux autres l'assistance
qu'ils réclament. Un homme est un pécheur juge des,hommes et des
pécheurs comme lui, il les méprise, il s'en raille, sans considérer
qu'il peut être tenté aussi à son tour, or, comme j'ai dit, la nature ne
se relèvera pas de ce mal par elle-même, et ne recouvrera jamais l'huile
de cette douceur originelle, depuis qu'elle l'a une fois perdue. Mais ce
que la nature ne saurait faire, la grâce le peut. Et celui sur qui
l'Esprit Saint daignera répandre de nouveau les effets de sa bonté,
comme une onction salutaire, reprendra aussitôt ses premiers sentiments
d'humanité, et recevra même de la grâce, quelque chose de plus excellent
que de ce qu'il tenait de la nature. Elle le rendra saint par la foi et
parla douceur, et lui donnera non de l'huile, mais du baume recueilli
dans les vignes d'Engaddi.
7. Car il n'y a point de
doute qu'il ne coule des dons plus précieux de la fontaine du bouc dont
l'onction change les boucs en agneaux, fait passer les pécheurs de la
gauche à la droite, après les avoir abondamment rempli de l'huile de la
miséricorde, afin que la grâce surabonde où les péchés abondaient
auparavant. (Rom. XV, 20.) Ne vous semble-t-il pas que celui-là soit, en
quelque sorte redevenu homme qui, dépouillant la dureté de l'esprit du
monde, et recouvrant, avec le secours de la grâce, l'onction et la
douceur naturelle à l'homme, que les convoitises charnelles, comme des
mouches infectes, avaient entièrement détruite tiré de son fond l'homme,
c'est-à-dire de soi-même, la matière et la règle de sa compassion pour
les hommes, et regarde comme quelque chose de brutal et de monstrueux,
non seulement de faire à autrui ce que lui-même ne voudrait pas
souffrir, mais même de ne pas faire aux autres ce qu'il désirerait qu'on
lui fit à lui-même ?
8. Voilà d'où vient
l'huile. Mais d'où vient le vin ? Évidemment de la grappe de raisin de
Chypre. Car si vous aimez le Seigneur Jésus de tout votre coeur, de
toute votre âme, de toutes vos forces, pourrez-vous voir sans émotion
les injures et les outrages qu'on lui fait ? non sans doute, mais,
emporté aussi par un esprit de jugement, et de zèle, comme un homme
puissant et robuste à qui le vin donne de nouvelles forces, plein du
zèle de Phinées, vous direz avec David : " Je sèche de regret et de zèle
de ce que mes ennemis ont oublié vos paroles (Ps. LXXVII, 15)," et avec
le Seigneur: "Le zèle de votre maison me consume et me dévore (Ps.
LXXVIII, 10). " Ce zèle ardent, c'est le vin exprimé de la grappe de
raisin de Chypre, et l'amour de Jésus-Christ est un breuvage qui enivre.
Car notre Dieu est un feu consumant (Dent. IV, 24), et un Prophète
disait, que le feu était descendu d'en haut dans la moelle de ses os
(Tren. I, 13), parce qu'il était tout enflammé de l'amour divin. Lorsque
l'amour du prochain vous a donné l'huile , de douceur, quand l'amour de
Dieu vous a procuré le vin du zèle et de l'émulation, approchez-vous
avec confiance pour guérir les plaies de celui qui est tombé entre les
mains des voleurs, et soyez un parfait imitateur du charitable
Samaritain. Dites aussi avec la même confiance que l'Épouse : " Mon
bien-aimé est pour moi une grappe de raisins de Chypre dans les vignes
d'Engaddi. " C'est-à-dire, l'amour de mon bien-aimé m'embrase de zèle de
justice, dans les sentiments d'affection que j'ai pour mon prochain.
Mais en voilà assez. Car ma mauvaise santé me force à m'arrêter, comme
cela m'arrive assez souvent, en sorte que pour la plupart du temps,
comme vous savez, je suis obligé de laisser mes discours inachevés, et
de renvoyer à un autre jour ce qui me reste à dire sur les versets que
j'avais le dessein d'expliquer. Mais quoi? Je m'attends à être châtié,
car je sais que je suis encore traité plus favorablement que je ne le
mérite, frappez-moi, mon Dieu, frappez-moi comme un serviteur qui
travaille mal. Peut-être les coups que je recevrai de votre main, me
tiendront-ils lieu de mérites, peut-être Jésus-Christ, l'époux de
l'Église, ne trouvant point en moi des biens qu'il récompense, verra
dans mes plaies et dans mes douleurs un sujet d'exercer sa miséricorde
et d'avoir pitié de moi, Lui qui est Dieu par dessus toutes choses, et
béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.
Les deux beautés de l'âme ; comment l'âme
parle au Verbe, et le Verbe à l'âme, leur langue.
1. " Que vous êtes belle,
mon amie, que vous êtes belle! Vos yeux sont des yeux de colombe (Ct. I,
14). C'est bien, c'est très bien, l'amour de l'Époux a donné de la
présomption à l'Épouse, et ce même amour a produit l'indignation de
l'Époux. L'événement le prouve. Car la présomption a été suivie de
réprimande, la réprimandé d'amendement, et l'amendement de récompense. A
peine le bien-aimé est-il présent, le maître disparaît, le roi
s'évanouit, la dignité s'efface, le respect est mis de côté. Car devant
l'amour parfait toute déférence disparaît. Et de même que Moïse parlait
autrefois à Dieu comme un ami à son ami, et Dieu lui répondait, ainsi
maintenant s'établit-il entre le Verbe et l'âme un entretien aussi
familier que celui de deux voisins ensemble. Et il n'y a pas lieu de
s'en étonner; car leur amour n'ayant qu'une même source, il est
réciproque, leurs caresses sont mutuelles. Des paroles plus douces que
le miel volent donc également des deux côtés, et ils se jettent
mutuellement des regards pleins d'une douceur infinie en signe de
l'amour saint qui les embrase. Il l'appelle son amie, il dit qu'elle est
belle, et le répète encore une fois, et il reçoit d'elle les mêmes
témoignages d'amour. Et cette répétition n'est pas inutile, puisque
c'est une confirmation de son amour; peut-être même veut-il nous marquer
par là qu'il y a là dessous quelque mystère à pénétrer.
2. Cherchons donc quelle
est la double beauté de l'âme. Car il me semble que c'est- cela qu'il
veut donner à entendre. La beauté de l'âme c'est l'humilité. Je ne le
plis pas de moi-même, le Prophète l'a dit avant moi. " Vous m'arroserez
d'hysope et je deviendrai pur (Ps. L, 9). " Marquant l'humilité par
cette herbe, qui est petite, et qui purifie le coeur. Le Prophète, après
être tombé dans un crime énorme, espère qu'il sera lavé avec l'hysope,
et qu'il recouvrera ainsi la première blancheur de l'innocence.
Cependant si l'humilité de celui qui a commis url grand péché est
aimable, elle ne mérite pas néanmoins d'être, admirée,. Mais si celui
qui a conservé l'innocence y joint encore l'humilité, ne vous
semble-t-il pas posséder une double beauté de l'âme? La sainte Vierge
n'a jamais perdu la sainteté, et n'a jamais manqué d'humilité. Et si le
Roi fut épris d'amour pour sa beauté, c'est parce qu'elle alliait
l'humilité à l'innocence. Car, comme elle dit elle-même: "c'est
l'humilité de sa servante qu'il a regardée (Lc. I, 48). " Heureux sont
ceux qui conservent leurs vêtements purs, c'est-à-dire leur simplicité
et leur innocence, si toutefois ils ont soin de se revêtir encore de la
beauté de l'humilité ! Certes l'âme qui est telle s'entendra dire ces
paroles : " Que vous êtes belle, mon amie, que vous êtes belle ! " Plût
à Dieu, Sauveur Jésus, que vous disiez seulement une fois à mon âme :
vous êtes belle. Plût à Dieu que vous me conservassiez au moins
l'humilité. Car j'ai mal gardé ma première robe. Je suis votre
serviteur, je n'ose me dire votre ami, moi qui ne suis pas digne de vous
entendre rendre un double témoignage à ma beauté. Il me suffit d'en
entendre un. Mais que faire si cela même est encore douteux ? Je sais ce
que je ferai si je ne suis qu'un vil serviteur, je rendrai mes devoirs à
l'ami de l'Époux ; si je ne suis qu'un homme misérable et difforme,
j'admirerai sa beauté accomplie, et me réjouirai à la voix de l'Époux
qui admire lui-même une si rare perfection. Qui sait si au moins par là
je ne trouverai point grâce devant les yeux de cette bien-aimée, et si,
à la faveur de son crédit, je ne serai point mis au nombre des amis ?
Car l'ami de l'Époux demeure en silence, et est ravi de joie eu
entendant sa voix. Voilà sa voix qui frappe les oreilles de l'Épouse.
Écoutons la et réjouissons-nous. Les voilà ensemble, ils se parlent l'un
à l'autre, écoutons-les. Que nul soin du siècle, nul attrait charnel ne
nous distraient d'un entretien si agréable.
3. " Que vous êtes belle, "
dit-il, " mon amie, que vous êtes belle! " Ces paroles expriment
l'admiration, le reste la louange. C'est avec raison qu'on l'admire,
puisqu'elle n'est pas devenue humble après avoir perdu la sainteté, mais
l'est demeurée en la conservent. C'est avec justice que deux fois elle
est appelée belle, puisqu'elle a 1'une et l'autre beauté. Il est
extrêmement rare sur la terre de ne point perdre son innocence, ou que
l'innocence, si on la conserve, n'exclue, point l'humilité. Aussi
est-elle bien heureuse d'avoir conservé l'une et l'autre. Ce qui le
prouve, c'est que tout en ne se sentant coupable de rien, elle ne
rejette pas la réprimande de l'Époux. Pour nous, lors que nous avons
commis les plus grandes fautes, c'est à peine si nous souffrons qu'on
nous reprenne; mais au contraire, bien que n'ayant rien fait de mal,
elle entend avec un esprit soumis les paroles amères qui lui sont
adressées. Car quel mal fait-elle en désirant voir l'éclat de son Époux
? N'est-ce lias an contraire un désir louable ? Et cependant quand elle
en est blâmée, elle se repent et dit: "Mon bien-aimé, m'est un petit
bouquet de myrrhe, il demeurera entre mes mamelles (Ct. I, 12)."
C'est-à-dire, cela me suffit; je ne veux plus savoir autre chose que
Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié. Cette humilité est bien grande.
Toute innocente qu'elle est, elle entre dans des sentiments de
pénitence, et, bien qu'elle n'ait aucun sujet de se repentir, elle s'en
forme un, pour donner lieu à sa repentance. Pourquoi donc, direz-vous,
a-t-elle été reprise, si elle n'a point fait de mal ? Écoutez en cela la
sage conduite de l'Époux, l'humilité de l'Épouse est mise à l'épreuve
aujourd'hui comme l'avait été l'obéissance d'Abraham. Et de même que ce
patriarche, après avoir donné une preuve de son obéissance en
accomplissant le commandement de Dieu, mérita d'entendre ces paroles:
"Je connais à cette heure que vous craignez Dieu;" de même, il est dit à
l'Épouse en d'autres paroles: Je connais maintenant que vous êtes
humble. Car c'est ce que signifient ces mots: "Combien vous êtes belle
!" Et il recommence cet éloge afin de marquer qu'elle a ajouté la beauté
de l'humilité à celle de l'innocence: " Que vous êtes belle, mon amie,
que vous êtes belle! " Je connais maintenant que vous êtes belle, non
seulement par l'amour que vous avez pour moi, mais encore par votre
humilité. Je ne dis plus maintenant que vous êtes belle parmi les
femmes, ni que vous êtes belle par les joues ou par le cou, comme je
disais auparavant, mais je dis simplement que vous êtes belle sans
comparaison, sans restriction, non en partie.
4. Puis il ajoute : "vos
yeux sont des yeux de colombe," pour relever encore davantage son
humilité. Car il voit que, reprise de vouloir porter trop haut ses
recherches, elle ne fait point difficulté de descendre aussitôt aux
choses les plus simples en disant : " Mon bien-aimé est pour moi un
petit bouquet de myrrhe. " Il y a sans doute bien de la différence entre
un visage plein de gloire et un bouquet de myrrhe ; aussi est-ce une
grande marque d'humilité de s'arrêter à l'un en se voyant rappeler de
l'autre. " Vos yeux donc sont des yeux de colombe. " Vous ne vous tenez
plus, dit-il, dans les pensées sublimes et élevées au dessus de vous,
mais, à l'exemple d'un oiseau très simple, vous êtes contente des choses
les plus simples, vous faites votre nid dans les trous de la pierre,
vous demeurez dans mes plaies, et contemplez avec joie, d'un oeil de
colombe, les choses qui concernent seulement mon incarnai ion et ma
passion.
5. On du moins le Saint
Esprit s'étant montré sous la forme de cet oiseau, il loue plutôt en
elle un regard spirituel qu'un regard simple. Et si cette explication
vous plait, il faut rapporter ce verset à ce que disent, un peu
auparavant, les compagnons de l'Époux, quand ils lui promettent de lui
faire des pendants d'oreille d'or; leur dessein notait pas, comme je
l'ai montré alors, d'orner les oreilles de son corps; mais de former
celles de son coeur, et il se peut qu'ayant son coeur plus purifié par
la foi qui vient de l'ouïe, elle soit devenue capable de voir ce qu'elle
ne pouvait pas voir auparavant. Et, comme après avoir reçu ces pendants
d'oreilles, elle paraît avoir la vue plus pénétrante pour l'intelligence
des choses spirituelles, elle en est plus agréable à l'Époux qui,
-autant qu'il est en lui, aime toujours mieux être contemplé d'une
manière spirituelle, et il la félicite de cette nouvelle perfection, en
disant: " Vos yeux sont des yeux de colombe. " Regardez-moi maintenant,
dit-il, en esprit (Thren. IV, 20), parce que le Seigneur Jésus-Christ
qui est devant vous est un esprit. Et vous pouvez le faire, car vos yeux
sont des yeux de colombe. Auparavant vous ne le pouviez pas, c'est ce
qui vous attirait des réprimandes. Mais maintenant faites-le, si vous
voulez, puisque vous avez des yeux de colombe, c'est-à-dire des yeux
spirituels, vous ne le pouvez pas faire encore, autant que vous l'avez
demandé; mais néanmoins vous serez satisfaite, vous devez passer
de„clarté en clarté. Voyez donc maintenant comme vous le pourrez, et
lorsque vous pourrez davantage, vous verrez davantage.
6. Je ne pense pas, mes
frères, non,je ne pense pas, je le répète, que cette vision soit
médiocre, et commune à tous, quoiqu'elle soit inférieure à celle dont
nous devons jouir un jour. Après tout, reconnaissez-le par ce qui suit :
" Que vous êtes beau, mon bien-aimé, que vous êtes beau (Ct. I, 15). "
Vous voyez combien elle est élevée, et à quelle hauteur est arrivée une
âme qui s'attribue le droit d'appeler le Seigneur de l'univers son
bien-aimé. Remarquez, en effet, qu'elle ne dit pas " Bien-aimé "
simplement, mais " Mon bien-aimé, " pour marquer qu'il lui appartient
comme en propre. Certes, cette vision est bien grande, puisqu'elle donne
tant de confiance et d'autorité à cette âme, qu'elle ne regarde point le
Seigneur de toutes choses comme son Seigneur, mais comme son bien-aimé.
Je ne crois pas que, pour cette fois, il se soit présenté à elle aucune
image de la chair, ou de la croix, ou des infirmités corporelles de son
Époux. Car, selon le Prophète, dans toutes ces choses " Il n'avait ni
grâce ni beauté (Ps. LIII, 2). " Au lieu qu'en le voyant elle proclame
qu'il est beau;et agréable, et fait voir par là, qu'il lui est apparu
d'une manière plus excellente. Car l'Époux parle à l'Épouse bouche à
bouche, comme il faisait autrefois avec Moïse (Ex. XXXIII); et elle voit
Dieu clairement, non par énigmes et en figures. Aussi, elle le proclame
tel qu'elle le voit véritablement en esprit par une vision infiniment
sublime et agréable. Ses yeux ont vu le roi dans sa beauté, toutefois
ils ne l'ont pas vu comme roi, mais comme bien-aimé. Qu'un prophète
l'ait vu sur un trône extrêmement élevé (Is. VI, 1), qu'un autre
témoigne qu'il lui est apparu face à face (Gn.XXXII, 30), néanmoins il
me semble que l'Épouse les surpasse, en ce que nous lisons qu'ils ont vu
le Seigneur, et que celle-ci voit son bien-aimé. Car voici les paroles
du Prophète . " J'ai vu le Seigneur assis sur un trône extrêmement haut
et élevé (Is. VI, 1), " et "j'ai vu le Seigneur face à face, et je n'en
suis pas mort (Gn. XXXII, 30). " Mais, " si je suis le Seigneur, "
dit-il, " où est la crainte qu'on me doit (Ma. I, 6)? " Si donc leur
révélation a été accompagnée de crainte; parce que la crainte se
rencontre toujours, où est le Seigneur; certainement, si on m'en
laissait le choix, je préférerais la vision de l'Épouse, avec d'autant
plus d'ardeur et de joie, que je vois qu'elle produit un sentiment bien
plus noble, qui est celui de l'amour. Car la crainte est pénible, mais
la charité met de côté toute crainte (Jn. IV, 18). Il y a de la
différence entre paraître terrible en ses jugements sur les enfants des
hommes (Ps. XLV, 5), et paraître plus beau que tous. les enfants des
hommes (Ps. XLV, 3). " Que vous êtes beau, mon bien-aimé, que vous êtes
beau! " Ces paroles expriment de l'amour, non de la crainte.
7. Mais peut-être vous
vient-il un doute dans l'esprit, et vous demandez-vous avec incertitude
pourquoi on rapporte les paroles du "Verbe" à l'âme et ensuite celles de
l'âme au Verbe, en sorte qu'elle a à peine entendu la voix de celui qui
lui parle et qui publie sa beauté, qu'elle prodigue aussitôt à son tour,
les mêmes louanges à celui dont elle s'est entendu louer ? Comment cela
se peut-il faire ? Car ce n'est pas la parole qui parle, mais c'est par
la parole qu'on parle. De même Pâme ne peut parler si la bouche de son
corps ne lui forme des .paroles. Vous avez raison de faire cette demande
: mais considérez que c'est l'esprit qui parle et qu'il faut entendre
ces choses spirituellement. Aussi, toutes les fois qu'on vous dit, ou
que vous lisez, que le Verbe et l'âme parlent ensemble, et se regardent
l'un l'autre, ne vous imaginez pas qu'ils échangent entre eux des mots
corporels, ni qu'ils se voient l'un l'autre par le moyen d'images
corporelles. Écoutez plutôt ce que volts devez penser en cette
circonstance. Le Verbe est un esprit, l'âme en est un pareillement; ils
ont leur langue pour se parler l'un à l'autre, et se faire connaître
qu'ils sont présents. La langue du Verbe c'est la faveur de sa
bienveillance, et celle de l'âme, c'est la ferveur dé sa dévotion, l'âme
qui n'a point de dévotion, n'a point de langue, elle ne saurait parler,
et ne peut s'entretenir avec le Verbe. Lorsque le Verbe, voulant parler
à l'âme, agite sa langue, l'âme ne peut pas ne point le sentir. Car la
parole de Dieu est vive et efficace, et plus perçante qu'une épée à deus
tranchants, qui va jusqu'à la division de Pâme et de l'esprit (Hb. IV,
42). De même lorsque Pâme remue la sienne, il est impossible que le
Verbe ne le sache pas, non seulement parce qu'il est présent partout,
mais encore et surtout parce que la langue de la dévotion ne se remue
jamais pour parler, si, par sa grâce, il ne l'excite lui-même à le
faire.
8. Par conséquent, pour le
Verbe, dire à l'âme qu'elle est belle, et l'appeler son amie, c'est
répandre en elle la grâce qui le fasse aimer d'elle, et lui fait penser
qu'elle est elle-même aimée de lui. De même, lorsque Pâme à son tour
appelle le Verbe " son bien-aimé " et confesse qu'il est beau, c'est
qu'elle lui attribue sans fiction et sans déguisement, la grâce qu'elle
a de l'aimer et d'être aimée de lui, c'est qu'elle admire sa bonté et
s'étonne des faveurs qu'elle en reçoit. Car sa beauté c'est son amour,
et il est d'autant plus grand qu'il est prévenant. C'est pourquoi elle
s'écrie du plus profond de son coeur, du plus intime et du plus vif de
ses affections, qu'elle doit l'aimer avec d'autant plus d'ardeur, qu'il
l'a aimée le premier. Aussi la parole du Verbe est l'infusion de la
grâce, et la réponse de l'âme, c'est son étonnement accompagné d'actions
de grâces. Elle aime d'autant plus, qu'elle reconnaît que son Époux
l'emporte davantage sur elle, et son admiration est d'autant plus grande
qu'elle sent qu'il la prévient par son amour. Ce qui fait qu'elle ne se
contente pas de dire, qu'il est beau; elle le répète pour marquer, par
cette répétition, l'éminence de sa beauté.
9. Ou du moins elle exprime
l'admirable beauté des deux substances en Jésus-Christ; dans l'une la
beauté de la nature, dans l'autre celle de la grâce. Que vous êtes beau
à vos anges, Seigneur Jésus, dans la forme de Dieu, le jour de votre
éternité, engendré avant l'étoile du matin dans les splendeurs de vos
saints, étant vous-même la splendeur et la figure de la substance du
père, et la lumière de la vie éternelle toujours brillante, et toujours
durable! Que vous me semblez beau, mon Seigneur, lorsque je vous
contemple dans cet état glorieux ! Car lorsque vous vous êtes anéanti,
lorsque vous avez dépouillé de ses rayons naturels cette lumière qui ne
souffre point de défaillance, votre bonté a éclaté plus vivement, votre
charité a brillé d'un plus vif éclat, et votre grâce en a semblé plus
radieuse. Étoile de Jacob, que vous me paraissez brillante (Nb.
XXIV,17), " rejeton de la racine de Jessé, que vous me semblez verdoyant
(Is. XI, 1) ; " lumière du soleil levant qui m'éclairez dans les
ténèbres, que vous m'êtes douce et agréable! quel sujet d'admiration et
d'étonnement n'est-il point même aux vertus célestes, dans sa conception
du Saint-Esprit, dans sa naissance d'une vierge, dans l'innocence de sa
vie, dans la profondeur de sa doctrine, dans la gloire de ses miracles,
dans les révélations de ses mystères ? Enfin, ô Soleil de justice, comme
vous êtes étincelant, lorsqu'après vous être couché vous vous levez du
centre de la terre! Roi de gloire, que vous êtes beau, lorsque, revêtu
d'une robe superbe et magnifique, vous vous retirez dans le plus haut
des cieux ! Comment, à la vue de tant de merveilles, toutes les
puissances de mon âme ne s'écrieraient-elles pas: "Seigneur, qui est
semblable à vous ?"
10. Croyez donc que
l'Épouse voyait toutes ces choses et d'autres semblables dans son
bien-aimé, lorsqu'elle disait: " Que vous êtes beau, mon bien-aimé, que
vous êtes beau! " Ce n'est pas seulement ces merveilles, mais sans doute
encore quelqu'autre miracle de la beauté de sa nature supérieure, qui
est au dessus de notre portée et de notre expérience, qu'elle avait
remarqué. Cette répétition désigne donc la perfection des deux
substances. Écoutez ensuite comment elle saute de joie à la vue et aux
discours de son bien-aimé; comment, éprise d'un saint ravissement, elle
chante devant lui un chant nuptial tout rempli de choses tendres et
amoureuses : " Notre petit lit, dit-elle, est tout fleuri, les solives
de nos maisons sont de bois de cèdre, nos lambris sont de cyprès (Ct. ,
16). " Mais réservons ce chant de l'Épouse pour une antre fois, afin que
le repos nous donnant une nouvelle allégresse, nous soyons plus disposés
à nous réjouir avec elle, à louer et à glorifier son époux Jésus-Christ
Notre Seigneur, qui étant Dieu est au dessus de toutes choses, et béni à
jamais. Ainsi soit-il.
État et composition de toute l’Église. Comment on parvient à la
contemplation par la vie active qui se passe sous l'obéissance.
1. " Notre petit lit est
tout fleuri, les solives de nos maisons sont de bois de cèdre, nos
lambris sont de cyprès (Ct. I, 16.) " Elle chante l'épithalame, et
décrit dans un beau discours, le lit et la chambre nuptiale. Elle invite
l'Époux à se reposer; car ce qui lui est préférable c'est de, se reposer
avec Jésus-Christ. Il n'y a que les âmes à gagner qui puissent la faire
sortir. Croyant donc avoir trouvé l'occasion favorable, elle annonce à
(Époux que la chambre est ornée, elle montre le lit comme du doigt, elle
convie son bien-aimé, comme j'ai dit, à prendre quelque repos, et,
semblable aux disciples d'Emmaüs, ne pouvant plus souffrir le feu de
l'amour qui l'embrase, elle tâche d'attirer son Époux dans l'hôtellerie
de son coeur, le presse de passer la nuit avec elle, et lui dit avec
Pierre: " Seigneur, il fait bon ici (Mt. XVII, 4). "
2. Cherchons maintenant
quel est le sens spirituel de ces choses. Or, je crois que dans l'Église
le " lit " où l'on se repose ce sont les cloîtres et les monastères,
dans lesquels on mène une vie exempte des soins et des inquiétudes du
siècle. Ce lit est fleuri, parce que la conversation et la vie des
frères brille des exemples et des instituts des pères, comme un champ
émaillé de fleurs odoriférantes. Les " maisons " signifient les simples
chrétiens, que ceux d'entre eux qui sont élevés en dignité, tels que les
princes de l'Église et ceux du siècle, retiennent fortement par les lois
qu'ils leur imposent, comme les solives retiennent et affermissent les
murailles d'une maison, et empêchent que, vivant chacun à sa mode et à
son gré, ils ne se désunissent comme des murs qui se séparent, et
qu'ainsi tout l'édifice ne s'écroule. Pour les " lambris " qui sont
appuyés fortement sur les solives, et qui ornent les maisons, je crois
qu'ils signifient les moeurs douces et réglées du clergé, et les offices
de l'Église remplis selon les rites. Car comment l'ordre des clercs
pourra-t-il subsister, et les charges de l'Église seront-elles remplies
comme il faut, si les princes, qui sont comme les solives de ces
lambris, ne les soutiennent par leurs bienfaits, et ne les protègent par
leur puissance ?
3. Or, s'il est dit que les
solives sont de cèdre et les lambris de cyprès, c'est parce que la
nature de ces bois a quelque rapport aux deux ordres dont nous avons
parlé plus haut. Le cèdre étant un bus qui ne se pourrit jamais, un
arbre odoriférant et très élevé, marque assez quelles personnes on doit
choisir pour tenir lieu de poutres et de solives. 1 faut doge que ceux
qui sont établis sur les autres soient forts et,généreux, qu'ils soient
doux et patients, qu'ils aient l'esprit sublime et élevé, et que,
répandant partout la bonne odeur de leur foi et de leur vertu, ils
puissent dire avec l'Apôtre : " Nous sommes la bonne odeur de
Jésus-Christ, pour Dieu en toute sorte de lieux (II Cor. II, 15)." De
même, le cyprès, étant aussi un bois qui sent bon et qui ne se pourrit
point, montre que tout ecclésiastique, quel qu'il soit, doit être
incorruptible dans sa foi et dans ses moeurs, pour servir d'ornement à
la maison de Dieu, et en être comme le lambris. Car il est écrit: "La
sainteté est l'ornement éternel de votre maison (Ps. XCII, 5). " Paroles
qui expriment bien la beauté de la vertu et la persévérance d'une grâce
qui ne s'altère jamais. Il faut donc que celui qui est choisi pour orner
et embellir cette maison, soit orné lui-même de vertus; et, non content
du témoignage de sa conscience, il doit être tel que les autres aient de
lui une opinion avantageuse. Il y a d'autres qualités encore dans ces
bois qui ont beaucoup de rapport avec les choses que nous traitons
spirituellement; mais je les passe sous silence pour abréger.
fi. Remarquez comme l'état
de l'Église est admirablement compris en très peu de mots; car un seul
verset nous rappelle l'autorité des supérieurs, la beauté du clergé, la
discipline du peuple et le repos des religieux. L'Église, leur sainte
mère, se réjouit de les voir bien réglés, et les présente alors à son
bien-aimé pour qu'il les voie aussi; elle rapporte tout -à sa bonté,
parce qu'il est l'auteur de tous biens, et ne s'attribue rien à
elle-même. Car sh elle dit : " Notre lit et nos maisons," ce n'est pas
pour s'attribuer ces choses, mais pour marquer son amour; l'excès de son
affection lui donne cette confiance, et l'empêche de regarder comme
étranger à son égard ce qui appartient à celui qu'elle aime avec
passion. Elle croit qu'elle ne saurait être exclue de la maison de son
époux ni empêchée de partager son repos, parce qu'en toutes choses elle
a coutume de chercher plutôt ses intérêts à lui que les siens propres.
Et c'est pour cela qu'elle se permet d'appeler leurs, le lit et les
maisons que son époux possède. Elle dit, en effet : " Notre lit, les
solives de nos maisons et nos lambris, " et ne fait point difficulté de
s'associer dans la possession de ces biens à celui à qui elle est sûre
d'être unie par l'amour. Il n'en est pas de même de celle qui n'a pas
encore renoncé à sa propre volonté, mais qui reste couchée chez elle et
qui a son chez soi, ou plutôt qui, au lieu de demeurer chez elle, vit
dans le désordre et l'impudicité, avec des femmes débauchées, je veux
parler des convoitises de la chair, avec lesquelles elle dissipe ses
biens et sa portion de l'héritage paternel qu'elle a réclamée (Luc. XV,
12).
5. Mais vous qui entendez
ou lisez ces paroles du Saint-Esprit, croyez-vous pouvoir vous en
appliquer quelque chose, et ne reconnaissez-vous en vous-même rien de
cette félicité de l'Épouse que chante cet esprit divin dans ce cantique
d'amour, et peut-on dire aussi de vous que vous entendez sa voix, mais
que vous ne savez ni d'où elle vient ni où elle va? Peut-être
désirez-vous aussi le repos de la contemplation; ce désir est louable,
pourvu que vous n'oubliiez point les fleurs dont le lit à de l'Épouse
est couvert. Ayez donc soin de répandre aussi sur le vôtre p les fleurs
des bonnes oeuvres, et de faire précéder ce saint repos de l'exercice
des vertus qui sont comme la fleur qui précède le fruit. Autrement ce
serait être délicat à l'excès de vouloir vous reposer avant de vous être
exercé, et de négliger la fécondité de Lia, pour ne jouir que des
embrassements de Rachel. C'est un renversement de l'ordre que d'exiger
la récompense avant de l'avoir mérites, et de manger avant de
travailler, puisque l'Apôtre dit que " celui qui ne travaille point ne
doit point manger (Thes. III,10). " L'observation de vos commandements
m'a donné l'intelligence (Ps. CXVIII, 104), dit le Prophète, pour vous
apprendre que le goût de la contemplation n'est dû qu'à la pratique des
commandements de Dieu. Ne vous imaginez donc pas que l'amour de votre
propre repos 1doive préjudicier aux oeuvres de la sainte obéissance, et
aux ordres de vos supérieurs. Autrement l'Époux ne dormira pas avec vous
dans un même lit, surtout dans un lit que vous aurez couvert des ciguës
et des orties de la désobéissance, au lieu de l'embellir des fleurs de
l'obéissance. C'est pourquoi il n'exaucera pas vos prières, et, lorsque
vous l'appellerez, il ne viendra point. Car, comment voudrait-il se
donner à un désobéissant, lui qui a tant aimé l'obéissance, qu'il a
préféré mourir que de ne pas obéir? Et comment approuverait-il le repos
inutile de votre contemplation, lui qui a dit par le Prophète : " J'ai
travaillé avec patience (Jr. VI, 11), " en parlant du temps où, exilé du
ciel et de la souveraine paix, il a opéré le salut au milieu de la
terre. J'ai bien peur que vous n'entendiez plutôt cette voix terrible,
cette voix de tonnerre qu'il a fait retentir contre la perfidie des
Juifs: " Je ne puis plus souffrir vos fêtes, vos jours de repos et vos
autres solennités (Is. I,13), " et encore : " mon âme hait vos fêtes et
vos assemblées, et elles me sont devenues insupportables, " et le
Prophète se lamentera sur vous et dira : " Ses ennemis l'ont regardé
avec mépris, et se sont moqués de ses jours de fêtes et de repos (Thren.
I, 7). " Pourquoi, en effet, son ennemi ne se moquerait-il pas de ce que
le bien-aimé rejette avec horreur?
6. Je suis extrêmement
surpris de l'impudence de quelques-uns d'entre nous qui, après nous
avoir troublés tous par leur singularité, irrités par leur impatience,
méprisés [2] par leur
opiniâtreté et leur rébellion, infectés par leur désobéissance, ne
laissent pas d'avoir la hardiesse de convier par d'instantes prières le
Seigneur de toute pureté à venir dans le lit de leur concupiscence lotit
souillé par des impuretés, Mais " lorsque vous lèverez vos mains en
haut, " dit-il, " je détournerai mes yeux, et lorsque vous multiplierez
davantage le nombre de vos oraisons, je ne vous écouterai point ( Is. I,
15). " Eh quoi ! votre lit, loin d'être semé de fleurs, est lotit
couvert d'ordures, et vous êtes assez effronté four y vouloir attirer le
roi de gloire? Est-ce pour qu'il s'y repose, ou pour qu'il vous adresse
des reproches ? Le centenier de l'Évangile le prie de ne point entrer
chez lui à cause de son indignité (Mt. VIII, 3), lui néanmoins dont fa
foi répand une odeur merveilleuse dans Israël ; et vous, vous l'excitez
à entrer dans votre âme, tout souillé que vous êtes par la boue de vos
vices! Le prince des apôtres crie : " Retirez-vous de moi, Seigneur,
parce que je suis un pécheur (Luc. V, 8); " et vous dites : Entrez dans
moi, Seigneur, parce que je suis saint. " Priez tous unanimement, " dit
l'apôtre saint Pierre, " et aimez la charité fraternelle (Pier. II, 17),
" et le vase d'élection : " Levez au ciel des mains pures, sans colère
et sans contention ( I Tim. II, 2). " Voyez-vous comptent le prince des
apôtres, et le Docteur des nations s'accordent et parlent avec un même
esprit touchant la paie et la tranquillité que doit avoir celui qui
prie? Continuez donc à lever, des jours entiers, les mains vers le
Seigneur, vous qui, tout le jour, tourmentez vos frères, détruisez
l'union des coeurs, et vous séparez de l'unité.
7. Que voulez-vous que je
fasse, me direz-vous? Je veux, avant tout, que vous purifiiez votre
conscience de toute colère, de toute contention, de tout murmure, de
toute jalousie, et que vous vous hâtiez de bannir de votre coeur tout ce
qui est contraire à la paix qui doit régner entre les frères ou à
l'obéissance due aux supérieurs. Ensuite, que vous l'orniez des fleurs
de toute sorte de bonnes œuvres, et d'exercices louables, puisque vous
l'embaumiez du parfum des vertus, c'est-à-dire, de la vérité, de la
chasteté, de la justice, de la sainteté, et généralement de tout ce qui
sert à rendre aimable, de tout ce qui est de bonne édification, de tout
ce qui est vertueux, de tout ce qui est louable dans le règlement des
moeurs ; voilà à quoi vous devez penser, à quoi vous devez vous occuper.
Après cela vous pourrez appeler l'Époux avec confiance, parce que
lorsque vous le conduirez dans votre âme, vous pourrez dire avec vérité
aussi bien que l'Épouse : " Notre lit est tout fleuri ; " car votre
conscience répandra de toutes parts les parfums de la piété, de la paix,
de la douceur, de la justice, de l'obéissance, de la gaieté, et de
l'humilité. Mais demeurons-en là pour ce qui regarde le lit.
8. Quant à la maison,
chacun peut se considérer comme la maison spirituelle de Dieu, pourvu
qu'il ne marche plus selon la chair, mais selon l'esprit. " Le temple de
Dieu est saint, " dit l'Apôtre " et c'est vous qui êtes ce temple (I
Cor. III, 17). " Ayez donc bien soin, mes frères, de cet édifice
spirituel, qui n'est autre chose que vous-mêmes, de peur que lorsqu'il
commencera à s'élever, il ne joue et ne s'écroule, ce qui arrivera s'il
n'est appuyé sur de bon bois, et s'il n'est bien cimenté. Ayez donc soin
de ne bâtir qu'avec un bois qui soit incorruptible et qui ne joue pas,
c’est-à-dire sur la crainte de Dieu, cette crainte chaste qui dure
éternellement; sur la patience, dont il est écrit . " La patience des
pauvres ne périra jamais (Ps. IX, 19); " sur la longanimité qui,
demeurant ferme sous le poids de quelque lourde construction que ce
puisse être, dure jusqu'aux siècles infinis de la vie bienheureuse,
selon ce mot du Sauveur dans l'Évangile, " celui qui persévérera jusqu'à
la fin sera sauvé (Mt. X, 22) ; " mais principalement sur la, charité
qui ne faiblit jamais, attendu que " l'amour est fort comme la mort, et
que le zèle de la jalousie est aussi inflexible que l'enfer (Ct. VIII,
6). " Ayez soin ensuite de les recouvrir, et de les relier par d'autres
bois également beaux et précieux, si toutefois vous pouvez vous la
procurer aisément; car ils ne servent que pour faire le lambris, et pour
orner la maison ; ce sont les discours de la sagesse ou de la science,
la prophétie, le don de faire des miracles, et d'interpréter les
Écritures, et autres semblables qui servent plus à l'ornement qu'au
salut de l'âme. Je n'ai point de précepte à vous donner sur cela, ce
n'est qu'un conseil ; car il est certain qu'on ne se procure ces bois-là
qu'à grand'peine, qu'on ne les trouve que difficilement, et qu'on ne les
met en oeuvre qu'avec beaucoup de danger; notre terre, surtout en ce
temps-ci, n'en produit que fort peu. C'est pourquoi, je vous conseille
et vous recommande de ne pas vous appliquer trop à les rechercher.
Servez-vous plutôt des autres bois pour faire vos lambris; et quoiqu'ils
paraissent moins beaux, on sait qu'ils ne sont pas moins solides, sans
compter que l'acquisition en est plus facile.
9. Plût à Dieu seulement
que j'eusse beaucoup de ces bois qui abondent dans le jardin de l'Époux,
je veux dire dans l'Église, et qui sont la paix, la bonté, la douceur et
la joie dans le Saint-Esprit, qui font donner avec gaieté et simplicité,
se réjouir avec ceux qui se réjouissent, et pleurer avec ceux qui
pleurent. N'estimerez-vous pas qu'une maison ainsi lambrissée a d'assez
beaux lambris? Seigneur, j'aime la beauté de votre maison. Donnez-moi
toujours, s'il vous plaît, de ce buis dont je puisse orner la chambre de
ma conscience et de celle des autres. Je m'en contenterai, parce que je
crois que vous vous en contenterez aussi, et il y en aura sans doute
qui, suivant mon conseil, s'en contenteront pareillement. Je laisse les
autres aux saints apôtres, et aux hommes apostoliques. Mais vous, mes
chers enfants, quoique vous n'ayez pas ces buis précieux, si néanmoins
vous possédez les autres, ne laissez pas de vous approcher avec
confiance de la pierre suprême, de la pierre angulaire, de la pierre
choisie et précieuse, et, étant vous-mêmes des pierres vivantes et
animées, entrez dans cet édifice bâti sur le fondement des apôtres et
des prophètes. Soyez comme des maisons spirituelles, et comme un
sacerdoce sacré, pour offrir des hosties spirituelles et agréables à
Dieu par Notre Seigneur Jésus-Christ, l'époux de l'Église, qui étant
Dieu est au dessus de toutes choses, et béni à jamais. Ainsi soit-il.
Les trois fleurs de la virginité, du
martyre et des bonnes oeuvres : de la dévotion pour l'office divin.
1. "Je suis la fleur du
champ, et le lis des vallées. (Ct. II, 1). " Je crois qui cela se
rapporte à ce que l'Épouse a dit, que le lit est tout couvert de fleurs.
Car, de peur qu'elle ne s'attribue les fleurs dont le lit et la chambre
sont parés, l'Époux répond qu'il est lui-même la fleur du champ, que les
fleurs ne viennent pas de la chambre, mais du champ qui leur donne
l'éclat et l'odeur qui les distinguent, pour que personne ne puisse
adresser des reproches à son Épouse, et lui dire ". Qu'avez-vous que
vous n'ayez reçu, et si vous l'avez reçu pourquoi vous en glorifiez-vous
comme si vous le teniez de vous-même (I Cor. IV, 7)4 ", Il daigne
lui-même par sa bonté, comme un amant jaloux et un maître plein de
bonté, apprendre à sa bien-aimée, à qui elle doit attribuer la beauté et
l'odeur agréable des fleurs répandues sur son lit. " Je suis la fleur du
champ, " lui dit-il, c'est à moi que vous êtes redevable de ce dont vous
vous glorifiez. Ce qui rappelle bien à propos que nous ne devons point
nous glorifier, et que si quelqu'un se glorifie, il doit le faire dans
le Seigneur. Voilà pour ce qui concerne la lettre. Tâchons maintenant,
avec l’assistance de ce même Époux, de pénétrer la sens, spirituel
quelle renferme
2. Or remarquez d'abord
trois sortes d'états où se trouvent les fleurs : elles sont dans le "
champ, " dans le " jardin ou dans la chambre, " et vous comprendrez plus
aisément ensuite pourquoi il s'est appelé de préférence plutôt " la
fleur du champ. " Les fleurs naissent dans les champs et dans les
jardins, mais non dans la chambre. Elles y brillent et y sentent bon,
néanmoins elles n'y sont pas droites sur leur tige, comme dans le jardin
ou dans le champ, mais elles y sont couchées par terre, parce qu'elles
n'y sont pas venues; mais y ont été apportées. Aussi est-il nécessaire
de les renouveler souvent, et d'en apporter toujours de fraîches, parce
qu'elles ne conservent pas longtemps leur odeur, ni. leur beauté. Si,
comme nous l'avons dit dans un autre discours, le lit semé de fleurs est
l'âme remplie de bonnes oeuvres, vous voyez sans doute, pour garder la
même comparaison, qu'il ne suffit pas de faire le bien une ou deux fois,
mais qu'il faut ajouter sans cesse de nouvelles actions de vertu aux
premières, afin qu'après avoir semé avec abondance, vous recueilliez
avec abondance aussi. Autrement les fleurs des bonnes oeuvres
languissent se flétrissent, et elles perdent bientôt toute leur beauté
et leur vigueur, si les premières ne sont continuellement remplacées,
par d'antres nouvelles. Voilà pour ce qui est de la "chambre."
3. Mais il n'en va pas de
même dans les jardins ni dans les champs, ils fournissent, en effet,
sans cesse aux fleurs qu'ils produisent, de quoi se maintenir longtemps
dans la beauté qui leur est naturelle. Il y a pourtant cette différence
entre eux, que le jardin, pour porter des fleurs, a besoin de la main et
de l'art de l'homme qui le cultive; au lieu que le champ en produit de
lui-même et sans le secours. et la culture des hommes. Vous voyez déjà,
je pense, quel est ce champ, qui n'est ni labouré avec la charrue ou
avec le hoyau, ni fumé, ni ensemencé et qui, néanmoins, est orné de
cette belle fleur sur laquelle il est certain que l'esprit du Seigneur
s'est reposé. " L'odeur qui sonde mon fils, " dit le patriarche Isaac, "
est comme l'odeur d'un champ plein de fleurs, sur lequel Dieu a répandu
sa bénédiction (Gn. XXVII, 27). " Cette fleur du champ n'avait pas
encore revêtu sa beauté, et déjà elle répandait une odeur excellente,
puisque ce saint patriarche accablé de vieillesse, presque privé de la
vue ; mais dont l'odorat était très subtil, la pressentit en esprit, en
sorte qu'il ne put retenir ce cri de joie. Il ne fallait donc pas que
l'Époux se dit une fleur de la chambre, puisqu'il est une fleur toujours
vigoureuse, ni du jardin, de peur qu'il ne semblât engendré par
l'opération de l'homme. Mais il dit avec beaucoup de grâce et de
justesse "Je suis la fleur du champ, " puisqu'il est venu sans le
concours de l'homme, et que, depuis qu'il est une fois venu, il n'a
point souffert de corruption, suivant cette parole du Prophète: " Vous
ne permettrez pas que votre saint voie la corruption (Ps. XV, 10). "
4. Mais écoutez encore,
s'il vous plaît, une autre raison de ceci, que je ne crois pas
méprisable. En effet, pourquoi le Sage dit-il que le Saint-Esprit se
montre sous diverses formes, sinon parce qu'il a coutume de cacher
plusieurs sens spirituels sous l'écorce de la même lettre? Aussi, selon
la division que nous venons de faire de l'état différent ries fleurs, la
" virginité est " une fleur, le martyre en est une autre, " l'action
vertueuse " en est une aussi. La virginité est dans le jardin, le
martyre dans le " champ, " et l'action de vertu dans la " chambre. " Or
c'est avec raison que la virginité est dans le jardin, car elle est amie
de la pudeur, elle fuit le public, se plaît à être cachée, et aime la
règle et la discipline ; d'ailleurs les fleurs dans un jardin sont
enfermées, au lieu qu'elles sont exposées dans le champ, et répandues
dans la chambre. On lit, en effet, que le " jardin est fermé et la
fontaine scellée (Ct. IV, 12). " Ce qui marque le rempart de la pudeur,
et la garde d'une sainteté inviolable en une vierge, si toutefois elle
est sainte de corps et d'esprit. Le martyre est encore bien placé dans
le champ, puisque les martyrs sont souvent exposés à la risée de tout le
monde, et servent de spectacle aux anges et aux hommes? N'est-ce pas eux
que le Prophète fait parler en ces termes lamentables: " Nous sommes
devenus l'opprobre de. nos voisins, la risée et la moquerie de ceux qui
sont à l'entour de nous (Ps LXXVIII, 4). " L'action vertueuse est encore
bien placée dans la chambre, puisqu'elle procure la paix et la sûreté à
la conscience. Car, après avoir fait une bonne oeuvre, on entre avec
plus d'assurance dans le doux sommeil de la contemplation ; et on
entreprend de considérer et de sonder les choses sublimes avec d'autant
plus de confiance, qu'on se rend témoignage à soi-même, qu'on n'a point
manqué aux oeuvres de charité par amour de son propre repos.
5. Le Seigneur Jésus est
toutes ces choses en un certain sens. Il est la fleur du jardin, il a
été enfanté vierge, d'un rejeton vierge. Il est la fleur du champ, il a
été martyr, il est la couronne des martyrs et la forme du martyre. Il a
été conduit hors de la ville, il a souffert hors du camp, il a été élevé
sur la croix pour être vu des hommes, raillé et méprisé de tout le
monde. Il est aussi la fleur de la chambre, parce qu'il est le miroir et
le modèle de toute bonne oeuvre, ainsi qu’il l'a lui-même assuré aux
Juifs en disant : " Je vous ai fait voir plusieurs bonnes oeuvres au nom
de mon père (Jn. X, 32). " Et ailleurs, l'Écriture parlant de lui,
s'exprime ainsi " Celui qui a passé en faisant du bien à tous et en les
guérissant (Ac. X, 38) ; " mais si le Seigneur est ces trois choses,
quelle raison avait-il d'aimer mieux être appelé " la fleur du champ ? "
C'est sans doute afin d'animer l'Épouse à souffrir avec patience les
maux dont il voyait qu'elle était menacée, car elle voulait vivre
saintement en Jésus-Christ. Il aime donc mieux déclarer qu'il est ce en
quoi principalement il désire avoir des imitateurs. C'est ce qui m'a
fait dire ailleurs que l'Épouse cherche et désire toujours le repos, et
lui, au contraire, l'excite au travail, en lui annonçant qui elle ne
peut entrer dans le royaume des cieux qu'en passant par un grand nombre
de tribulations. Aussi, lorsqu'il venait d'épouser la nouvelle église
qu'il avait établie sur la terre, et qu'il se disposait à retourner à
son père, il lui disait : "Le temps est venu que quiconque vous fera
mourir, pensera rendre service à Dieu (Jn, XVI, 2); et, " s'ils m'ont
persécuté, ils vous persécuteront bien aussi (Jn. XV. 10), " et
plusieurs autres choses semblables, que vous pouvez remarquer vous-même
dans l’Évangile.
6. " Je suis la fleur du
champ, et le lys des vallées. " Quand l'Épouse montre le lit, l'Époux
l'appelle au champ et l'excite au travail. Et il ne croit pas qu'il y
ait de meilleur moyen pour l'engager au combat que de se proposer
lui-même à elle, en exemple ou en récompense. " Je suis la fleur du
champ. " Ces paroles lui donnent à entendre l'une ou l'autre de ces deux
choses, ou qu'il est sou modèle dans le combat, ou qu'il est sa gloire
dans sou triomphe. Vous êtes tout à la fois pour moi, Seigneur Jésus, un
miroir de patience et la récompense de ma patience. L'une et l'autre
animent et allument le courage. C'est vous qui dressez et formez mes
mains pour. le combat par l'exemple de votre valeur, et c'est vous
encore qui me couronnez après la victoire par la présence de votre
majesté, soit parce que je vous regarde quand vous combattez, soit parce
que j'attends non seulement que vous me couronniez, mais que vous soyez
vous-même ma couronne dans l'un et en l'autre cas, vous m'encouragez
merveilleusement. Ce sont deux liens très forts pour me tirer à vous.
Tirez-moi après vous, je vous suivrai volontiers. Si vous êtes si bon,
Seigneur, à ceux qui vous suivent, que devez vous être à ceux qui vous
possèdent? " Je suis la fleur du champ, " que celui qui m'aime vienne
dans le champ, et qu'il ne refuse point d'engager le combat avec moi et
pour moi, afin de pouvoir dire : " J'ai combattu vaillamment (II, Tim.
IV, 7). "
7. Mais, comme ce ne sont
ni les superbes ni les glorieux, mais plutôt les humbles, ceux qui ne
présument point d'eux-mêmes, qui sont propres au martyre, il ajoute
qu'il est aussi " le lys des vallées, " c'est-à-dire la couronne des
humbles, voulant marquer par cette fleur qui s'élève au-dessus des
autres, la gloire spéciale de leur future élévation. Car il viendra un
temps où toute vallée sera comblée, toute montagne et toute colline sera
abaissée, alors on verra paraître la splendeur de la vie éternelle, ce
lys immortel, non des collines, mais des vallées. " Le juste, " dit un
prophète, "fleurira comme le lys (Os. IV, 6). " Qui peut être juste sans
être humble? Aussi, lorsque le Seigneur se baissait sous les mains de
Jean-Baptiste, son serviteur, et que celui-ci, dans sa vénération pour
sa majesté, faisait difficulté de le baptiser: " Laissez, dit-il, car il
est à propos que nous accomplissions ainsi toute justice (Mt. III, 15),
" il faisait consister la consommation de la justice dans la perfection
de l'humilité. Le juste est donc humble. Le juste est une vallée. Et si
nous sommes trouvés humbles, nous germerons aussi comme le lys et nous
fleurirons éternellement devant le Seigneur. Ne montrera-t-il pas qu'il
est vraiment le lys des vallées. lorsqu'il " réformera le corps de notre
humilité pour le rendre semblable à son corps glorieux (Ph. III, 21)? "
il ne dit pas notre corps, mais le corps de notre humilité, pour marquer
qu'il n'y aura que,lés humbles qui seront éclairés des splendeurs
immortelles de ce divin lys. Mais en voilà assez pour ce qui regarde
l'intelligence des paroles de l'Époux, qui déclare qu'il est " la fleur
du champ et le lys des vallées. "
8. Il faudrait expliquer
aussi tout de suite ce qu'il dit de sa chère Épouse, mais l'heure ne le
permet pas. Car, par notre règle (Reg. S. Bened. CXLIII), nous ne devons
rien préférer à l'œuvre de Dieu, qui est le nom que notre père saint
Benoît a voulu qu'on donnât aux louanges solennelles qui s'offrent tous
les jours à Dieu dans notre oratoire, afin de nous faire voir plus
clairement par là, combien il désirait que nous fussions appliqués à
cette oeuvre. C'est pourquoi je vous engage, mes très chers enfants, à
assister toujours à l'office divin avec " pureté " et avec " ferveur. "
Avec " ferveur, " c'est-à-dire en vous présentant devant le Seigneur,
avec un sentiment de respect, d'allégresse et non de mollesse,
d'insouciance ni de somnolence, je vous engage, dis-je, à y assister
sans paresse et sans y bailler, à n'épargner point votre voix, à ne
point manger la moitié des mots, et à ne les point passer tout entiers;
à ne point chanter d'une façon lâche et efféminée, du nez ou entre les
dents, mais à prononcer les paroles du Saint-Esprit avec une voix mâle
et une ardeur qui corresponde à la dignité des choses que vous dites.
Avec " pureté, " c'est-à-dire à ne point penser à autre chose qu'à ce
que vous chantez. Et il ne faut pas seulement éviter les pensées vaines
et oiseuses, il faut encore éviter celles que les frères a qui ont
quelque emploi, sont obligés d'ailleurs d'avoir souvent pour l'utilité
générale de la maison. Je ne vous conseillerais pas même d'admettre
celles qui vous pourraient venir tes lectures que vous avez faites
auparavant en particulier, ou de ce que je vous dis ici de vive voix
dans cet auditoire du Saint-Esprit, et qui sera encore tout frais dans
votre mémoire, lorsque vous irez au choeur
[3]. Car, quoique ces pensées soient
salutaires, elles ne le sont pas durant la psalmodie, parce qu'à cette
heure-là le Saint-Esprit n'a point pour agréable tout ce que vous lui
offrez autre chose que ce que vous devez. Je le prie qu'il nous inspire
toujours de faire ce qui lui sera le plus agréable, par la grâce et la
miséricorde de l'Époux, et de l'Église Jésus-Christ Notre Seigneur, qui
étant Dieu, est au-dessus de toute chose et béni dans tous les siècles.
Ainsi soit-il.
Louanges que l’Époux et l'Épouse
s'adressent réciproquement. L'ombre de Jésus-Christ, c'est sa chair et
la foi en lui.
1. "Mon bien-aimé est entre
les filles, ce qu'est le lys entre les épines (Ct. Il, 1)." Ce ne sont
pas de bonnes filles que celles qui piquent. Considérez les mauvaises
plantes que produit notre terre depuis qu'elle a été maudite. " Lorsque
vous la cultiverez, dit Dieu, elle ne produira que des épines et des
ronces (Gn. III, 18). " Tant que l'âme est dans le corps, elle est parmi
les épines, et elle ne peut éviter les inquiétudes de la tentation, ni
les épines de la tribulation. Si elle est un lys, selon la parole de
l'Époux, qu'elle voie le soin et l'exactitude avec lesquels elle doit
veiller sur elle-même, environnée comme elle l'est d'épines qui avancent
leurs piquants de toutes parts. Car une fleur tendre ne saurait souffrir
la moindre piqûre d'une épine qu'elle ne soit aussitôt percée.
Reconnaissez-vous maintenant avec combien de raison et de nécessité le
prophète nous oblige à servir le Seigneur avec crainte (Ps. II, 15) ? Et
l'Apôtre nous exhorte à faire notre salut avec crainte et tremblement
(Philip. II, 12). Ils avaient appris cette vérité par leur propre
expérience, comme amis de l'époux, et croyaient certainement que cette
parole de l'Époux concernait leurs âmes. "Ma bien-aimée est parmi les
filles comme un lys parmi les épines." Car l'un d'eux a dit: "Je me suis
converti dans ma misère, tandis que j'étais comme tout percé d'épines
(Ps. XXXI, 4)." Il lui était avantageux d'être ainsi percé, puisque cela
le porte à se convertir. Les épines sont bonnes si elles produisent la
componction. Il y en a plusieurs qui se corrigent de leurs fautes,
lorsqu'ils tombent dans quelques disgrâces, et ceux-là peuvent dire
aussi: "Je me suis converti dans ma misère, tandis que j'étais tout
percé d'épines." Les épines c'est le péché, ce sont les peines, les faux
frères, c'est un mauvais voisin.
2. "Ma bien-aimée est parmi
les filles comme un lys parmi les épines. " O beau lys, ô fleur tendre
et délicate ! des infidèles et des méchants sont avec vous, voyez avec
quelle circonspection vous devez marcher parmi ces épines. Le monde est
plein d'épines. Il y en a sur la terre et dans l'air, il y en a dans
votre corps. Vivre parmi ces épines, et n'en être point blessé, c'est
l'effet de la toute puissance de Dieu non de vos propres forces. Mais "
prenez courage, " dit-il, " car j'ai vaincu le monde (Jn. XVI, 33), "
aussi, quoiqu'on vous présente de toutes parts des tribulations, comme
des aiguillons et des épines, que votre coeur ne se trouble point, qu'il
ne craigne point, et qu'il sache que l'affliction produit la patience,
la patience l'épreuve, l'épreuve l'espérance, et que l'espérance ne
confond point (Rm. V, 3). Considérez les lys d'un champ, comme ils sont
beaux et vigoureux au milieu des épines. S'il prend tant de soin de
l'herbe qui est aujourd'hui sur pied, et qu'on jettera demain au four,
que sera-ce de sa très chère et très aimable épouse ? Car le Seigneur
garde et protége tous ceux qui l'aiment. " Ma bien-aimée est parmi les
filles comme un lys parmi les épines. " Ce n'est pas une petite marque
de vertu d'être bon parmi les méchants, et de conserver sa pureté et sa
douceur au milieu de personnes déréglées, et encore plus de vivre dans
la paix et dans une bonne intelligence, avec ceux qui sont ennemis de la
paix; et celui-là peut à bon droit s'attribuer la perfection du lys, qui
ne laisse point de communiquer son éclat et sa beauté aux épines mêmes
qui le piquent. Ne vous semble-t-il pas qu'on soit un lys, quand on
accomplit en quelque sorte la perfection de l'Évangile (Lc. VI, 18)?
Quand on prie pour ceux qui nous calomnient et nous persécutent, et
qu'on fait du bien à ceux qui nous haïssent ? Tâchez donc d'agir ainsi,
et votre âme deviendra la bien-aimée du Seigneur, il vous louera aussi
en disant: " Ma bien-aimée est parmi les filles, comme un lys parmi les
épines. "
3. Nous lisons ensuite :
"Mon bien-aimé est parmi les enfants, comme un pommier parmi les arbres
des forêts (Ct. II, 3). " L' Épouse rend à l'Époux. les louanges qu'il
lui a données, lui dont les louanges rendent ceux à qui il les donne
dignes d'être loués, au lieu que celles qu'on lui donne témoignent
seulement qu'on le connaît, et qu'on l'admire comme digne de toutes
louanges. Et comme l'Époux l'a louée sous la figure d'une fleur
remarquable, elle aussi relève l'éminence de la gloire de l'Époux sous
la figure d'un arbre excellent. Néanmoins il me semble que cet arbre là
n'est pas si beau que quelques autres, et ainsi qu il ne mérite pas
d'être employé pour en faire une comparaison avec l'Époux, parce qu'il
ne suffit pas pour le louer assez dignement : " Mon bien-aimé est parmi
les enfants, comme un pommier parmi les arbres des forêts. " Il me
semble que l'Épouse n'en fait pas beaucoup de cas, puisqu'elle le
compare seulement aux arbres des forêts, qui sont stériles et ne portent
point de fruits qui soient propres à la nourriture de l'homme. Pourquoi
donc, laissant des arbres plus excellents, s'est-elle servie de la
comparaison de celui-ci pour faire l'éloge de son Époux? Devait-il y
avoir quelque mesure dans les louanges de celui qui a reçu le
Saint-Esprit sans aucune mesure ? Il me semble, par la comparaison de
cet arbre, qu'il est quelqu'un au dessus de lui; lui qui n'a point
d'égal. Que dirons-nous à cela ? j'avoue que cette louange est petite,
parce que celui qui la reçoit n'est pas considéré comme grand. On ne le
regarde pas ici comme le souverain Seigneur digne d'être infiniment
loué, mais comme un petit enfant qui mérite d'être infiniment aimé. Car
celui qui nous est né est un petit enfant. (Is. IX, 6).
4. On ne relève donc pas
ici sa majesté, mais son humilité; c'est avec raison qu'on préfère ce
qui paraît faible et folie en Dieu, à toute la force et à toute la
sagesse des hommes. Car ce sont eux qui sont ces arbres champêtres et
stériles, parce que, selon le Prophète, " ils se sont tous égarés et
sont devenus inutiles, et il n'y en a pas un seul parmi eux qui vive
bien (Ps. XIII, 3). Mon bien-aimé est parmi les enfants, comme un
pommier parmi les arbres des forêts (Cant. II, 3). " Il n'y a qu'un seul
arbre parmi tous ceux des forêts qui porte du fruit, c'est le Seigneur
Jésus, en tant qu'homme. Mais s'il est au dessus des hommes, il est
néanmoins un peu au dessous des anges (Ps. VIII, 66). Car par une
merveille étonnante, en se faisant chair, il s'est soumis aux anges,
bien que, demeurant toujours Dieu, il ait toujours retenu les anges dans
sa dépendance. " Vous verrez, " dit-il, " les anges monter et descendre
sur le fils de l'homme (Jn. I, 51); " parce que dans un seul et même
homme, qui est Jésus-Christ, ils soutiennent la faiblesse, et adorent la
majesté. Mais comme l'Épouse trouve plus de douceur à le considérer dans
son abaissement, elle relève plus volontiers cette grâce, elle publie sa
miséricorde, elle est ravie de sa bonté. Elle admire un homme parmi les
hommes, et non un pieu parmi les auges ; comme un pommier excelle parmi
les arbres d'une forêt, et non parmi les arbres d'un verger, et elle ne
croit pas diminuer ses louanges en relevant sa bonté et son amour par la
considération de sa faiblesse. Car si elle en retranche quelque chose
d'un côté, elle le reprend de l’autre, et si elle fait moins paraître la
gloire de sa majesté, c'est afin que la grâce de sa bonté brille avec
plus d'éclat. De même que l'Apôtre dit que " ce qui semble folie et
faiblesse en Dieu est plus sage et plus fort que tous les hommes (Cor.
I, 15), " mais non pas que les anges; et que le Prophète le publie le
plus beau des enfants des hommes (Ps. XLVIII, 3), et non des anges,
ainsi l'Épouse, inspirée par le même esprit, a voulu sous la figure d'un
arbre fruitier comparé avec des arbres stériles, élever l'Homme Dieu au
dessus de toute la beauté des hommes, mais non pas au dessus de
l'excellence des anges.
5. "Mon bien-aimé est parmi
les enfants comme un pommier parmi. les arbres d'une forêt. " Elle a
raison de dire " parmi les enfants " parce qu'étant le fils unique de
son père, il lui a acquis sans jalousie beaucoup d'enfants qu'il ne
rougit point d'appeler ses frères, afin qu'il soit l'aîné de tous. Or,
c'est à bon droit que celui qui est fils par nature est préféré à tous
ceux qui ont été adoptés par la grâce. " Mon bien-aimé est parmi les
enfants comme un pommier parmi les arbres d'une forêt. "Comme un
pommier," dit-elle, parce que tel qu'un arbre fruitier, il donne de
l'ombre pour rafraîchir, et porte d'excellents fruits. N'est-ce pas, en
vérité, un arbre fruitier, puisqu'il a des fleurs qui sont des fruits
d'honneur et de gloire (Eccl. XXIV, 23) ? Enfin c'est un arbre de vie à
ceux qui le possèdent (Pv. III, 18). Tous les arbres de la forêt ne
sauraient lui être comparés, attendu que si beaux et si grands qu'ils
soient, et bien qu'ils semblent servir et aider beaucoup par leurs
oraisons, par leur ministère, par leurs enseignements, et par leurs
exemples, néanmoins il n'y a que Jésus-Christ, la sagesse de Dieu, qui
soit un arbre de vie. Lui seul est un pain vivant qui est descendu du
ciel, et qui donne la vie au monde (Jn. VI).
6. Voilà pourquoi elle dit
: " Je me suis assise à l'ombre de celui que je désirais, et son fruit
est infiniment doux à mon goût (Ct. II, 3). " C'est avec raison qu'elle
avait désiré l'ombre de celui dont elle devait recevoir son
rafraîchissement et sa nourriture. Car les autres arbres des forêts ont
une ombre qui met à l'abri de la chaleur, ils ne donnent point la
nourriture de la vie, ni les fruits éternels du salut. Il n'y a qu'un
seul auteur de la vie, qu'un seul médiateur entre Dieu et les hommes,
Jésus-Christ homme, que celui qui dit à l'Épouse : " Je suis votre salut
(I Tim. II, 5). Moïse, est-il dit, ne vous a point donné ce pain du
ciel, mais mon père vous donne le vrai pain du ciel (Joan. VI, 32). "
Elle désirait donc surtout l'ombre de Jésus-Christ, parce qu'il est le
seul qui, non seulement rafraîchisse de la chaleur des vices et des
passions, mais qui remplisse et comble l'âme de la joie des vertus.
"Je me suis assise à
l'ombre de celui que je désirais;" son ombre c'est sa chair; son ombre
c'est la foi, l'ombre qui a environné Marie a été la chair de son propre
fils, et l'ombre qui me couvre c'est la foi que j'ai en mon Seigneur;
quoique je puisse dire aussi que sa chair me couvre de son ombre,
puisque je la mange dans le Très-Saint sacrement. La sainte Vierge n'a
pas laissé non plus d'éprouver l'ombre de la foi, ce qui le prouve 'est
ce qu'on lui a dit : " Vous êtes bien heureuse d'avoir cru. Je me suis
assise sous l'ombre de celui que je désirais, " et ce que disait le
Prophète : " Notre Seigneur Jésus-Christ est un esprit présent devant
nous, nous vivons sous son ombre parmi les nations (Tren. III, 20). "
Nous vivons sous son ombre parmi les nations, et nous vivrons dans sa
lumière avec les anges. Nous sommes sous l'ombre tant que nous ne
marchons que par la foi, non par la claire vision. Voilà comment le
juste qui vit de la foi est sous l'ombre. Mais celui qui vit de
l'intelligence est bienheureux, parce qu'il n'est plus sous l'ombre,
mais dans la lumière. David était juste, et il vivait de la foi
lorsqu'il disait à Dieu : " donnez-moi l'intelligence qui m'est
nécessaire pour apprendre vos commandements, et je vivrai (Ps. CXVIII,
73). " Il savait que l'intelligence doit succéder à la foi, et que la
lumière de la vie et la vie de la lumière doivent être révélées à
l'intelligence. Il faut commencer par vivre sous l'ombre, et aussi
passer au corps de cette ombre, " parce que si vous ne croyez, dit le
Prophète, vous n'entendrez point (Is. VII, 9). "
7. Voyez-vous que la foi
est la vie, et l'ombre de la vie? tandis que la vie qui se passe dans
les délices, ne venant point de la foi, est une mort, et l'ombre de la
mort. " La veuve, dit saint Paul, qui vit dans les délices est morte,
quoiqu'elle semble vivante (I Tim. V, 6). Et la sagesse de la chair est
une mort (Rm. VIII, 6). " C'est aussi l'ombre de la mort, de cette mort
qui tourmente éternellement. Nous avons été aussi autrefois assis dans
des lieux remplis de ténèbres, et à l'ombre de la mort, lorsque vivant
charnellement, non selon la foi, nous étions déjà morts à la justice, et
devions bientôt être engloutis par une seconde mort. Car notre vie était
aussi proche de l'enfer que l'ombre est voisine du corps, la chose est
certaine. Et chacun de nous pouvait dire avec le Prophète . " Si le
Seigneur ne m'eût assisté, mon âme fût bientôt tombée dans l'enfer (Ps.
XCIII, 17). " Mais maintenant nous sommes passés de l'ombre de la mort à
l'ombre de la vie, ou plutôt nous avons été transférés de la mort à la
vie, en vivant à l'ombre de Jésus-Christ, si néanmoins nous sommes
vivants et non pas morts. Car je ne crois pas qu'on vive aussitôt pour
être sous son ombre, parce que tous ceux qui out de la foi lie vivent
pas dans la foi. La foi sans les pauvres est morte ( I Jn. III, 14), et
elle ne peut pas donner la vie qu'elle n'a pas. C'est pourquoi après que
le Prophète a dit, "Notre Seigneur Jésus-Christ est nu esprit présent
devant nous (Thren. IV, 20), " il ne se contente pas d'ajouter, que nous
sommes sous son ombre, mais il dit " nous vivons sous son ombre parmi
les nations. " Prenez donc garde, à l'exemple du Prophète, de vivre
aussi sous sou ombre, afin de régner un jour dans sa lumière. Car il n'a
pas seulement de l'ombre, il a de la lumière. Par la chair, il est
l'ombre de la foi; par l'esprit il est la lumière de l'intelligence. Car
il est chair et esprit tout ensemble. Il est chair pour ceux qui
demeurent dans la chair; et il est " esprit devant nous, " c'est-à-dire
pour l'avenir, si toutefois, oubliant ce qui est derrière, nous tendons
vers ce qui est en avant, en y arrivant, nous éprouverons la vérité de
cette parole qu'il a dite . "La chair ne sert de rien, c'est l'esprit
qui donne la vie (Joan. VI, 4). " Je n'ignore pas que l'Apôtre demeurant
encore dans la chair a dit . " Quand nous connaîtrions Jésus-Christ
selon la chair, nous ne le connaîtrions pas encore (2 Cor. V, 16). "
Cela était bon pour lui. Mais nous qui n'avons pas encore mérité d’être
ravis dans le paradis et au troisième ciel, nourrissons-nous cependant
de la chair de Jésus-Christ, révérons ses mystères, suivons son exemple,
conservons la foi, et nous vivrons indubitablement sous son ombre.
8. " Je me suis assise à
l'ombre de celui que je désirais. " Peut-être se glorifie-t-elle d'avoir
été plus heureuse que le Prophète quand elle dit, non pas comme lui,
qu'elle vit, mais qu'elle est assise à l'ombre. Car être assis c'est se
reposer. Or c'est plus que se reposer à l'ombre, que d'y vivre comme y
vivre est plus que d'y être simplement. Le Prophète s'attribuait donc ce
qui est commun à plusieurs (Thren. IV, 20): " Nous vivons sous son
ombre. " Mais l'Épouse qui a une prérogative particulière, se glorifie
d'y être même assise. Aussi ne dit-elle pas au pluriel, nous sommes
assises, comme le Prophète dit, nous vivons, mais je "suis assise, "
afin que vous reconnaissiez que c'est un privilège qui lui est
singulier. Or nous vivons avec travail, nous qui servons avec crainte,
comme nous sentant coupables de nos péchés, cette dévote et chaste
amante se repose avec plaisir. Car la crainte est accompagnée de peine,
et l'amour de douceur. D'où vient qu'elle dit : " Et son fruit est doux
à mon goût. " Indiquant par là le goût de la contemplation qu'elle avait
obtenu quand elle s'était trouvée doucement élevée par l'amour. Mais
cela se passe sous l'ombre, parce que cela arrive par un miroir et en
énigme. Il viendra un temps où la lumière croîtra, les ombres
baisseront, ou plutôt disparaîtront entièrement, et une vision claire et
éternelle prendra leur place; et non seulement elle sera agréable au
goût, elle rassasiera même sans dégoût; néanmoins, " je me suis assise
sous l'ombre de celui que je désirais, et son fruit est doux à mon goût.
" Reposons-nous où l'Épouse se repose en glorifiant le père de famille
ou Notre-Seigneur Jésus-Christ l'époux de l'Église, de ce qu'il a réjoui
le goût spirituel de nos âmes en nous invitant à un festin si
magnifique, lui qui étant Dieu est au dessus de toutes choses béni dans
tous les siècles. Ainsi soit-il.
Comment le discernement règle la charité
et fait que tous les membres de l'Église, c'est-à-dire les élus, se
tiennent par des liens réciproques.
1. "Le Roi m'a fait entrer
dans le cellier au vin, il a réglé en moi la charité (Ct. n, 4)." Selon
le sens littéral de ce verset, après que l'Épouse, au comble de ses
voeux, a eu un entretien aussi doux que familier avec son bien-aimé, le
voyant s'éloigner, elle retourne vers les jeunes filles, mais à la voir
toute pleine et tout enflammée de ses regards et de ses paroles, on la
croirait ivre. Les jeunes filles sont toutes surprises de cette
nouveauté et lui en demandent la cause: elle répond qu'elles ne doivent
pas s'étonner si, étant entrée dans le cellier, elle s'est enivrée.
Voilà pour ce qui est du sens littéral. Elle ne nie pas qu'elle ne soit
ivre, mais c'est d'amour, non de vin, si ce n'est que l'amour même est
un vin. " Le roi m'a fait entrer dans le cellier au vin. " Lorsque
l'Époux est présent, et que l'Épouse lui adresse la parole, elle
l'appelle son Époux, son bien-aimé, celui que son Âme aime. Mais
lorsqu'elle parle de lui aux jeunes filles, elle le nomme roi. Pourquoi
cela? Je crois que c'est parce qu'il convient mieux à l'Épouse qui aime
et qui est aimée, d'user avec familiarité de termes d'amour, et qu'il
est à propos de retenir les jeunes filles par une parole de respect et
de majesté, parce qu'elles ont besoin d'une discipline plus sévère.
2. "Le Roi m'a fait entrer
dans le cellier au vin." Je passe sous silence quel est ce cellier,parce
que je me souviens de l'avoir dit ailleurs. Néanmoins, on peut encore
entendre cela de l'Église, lorsque les disciples, étant remplis du
Saint-Esprit, le peuple croyait qu'ils étaient ivres. Ce qui fit que
saint Pierre, en sa qualité d'ami de l’Époux, prenant la parole pour
l'Épouse, s'écria: "Ceux-là ne sont pas ivres comme vous le pensez (Ac.
II, 15). " Considérez qu'il ne nie pas qu'ils soient ivres, mais qu'ils
le soient de la manière que ce peuple le croyait. Ils étaient ivres, en
effet, mais du Saint-Esprit, non pas de vin. Et, comme s'ils eussent
voulu prouver au peuple qu'ils avaient été vraiment introduits dans le
cellier au vin, saint Pierre dit, en parlant pour eux tous : " Mais
c'est là l'accomplissement de ce qui a été dit par le prophète Joël . Et
il arrivera dans les derniers jours, dit le Seigneur, que je répandrai
mon esprit sur toute chair, et vos fils et vos filles prophétiseront.
Nos jeunes gens auront des visions, nos vieillards auront des songes. "
Ne vous semble-t-il pas que la maison où les disciples étaient assemblés
soit un grand cellier, " lorsque tout à coup on entendit un grand bruit
du ciel, comme le souffle d'un vent impétueux, qui remplit la maison où
ils demeuraient (Ac. II, 2), " et accomplit la prophétie de Joël ?
Chacun d'eux, sortant enivré de l’affluence des biens de cette maison,
et abreuvés d'un torrent de délices immortelles, ne pouvait-il pas dire
avec raison : " Le Roi m'a fait entrer dans le cellier au vin ? "
3. Vous aussi, si vous
voulez entrer dans la maison d'oraison avec un esprit recueilli et
désoccupé des soucis du monde, et que, vous tenant en la présence de
Dieu auprès de quelque autel, vous touchiez la porte du ciel comme avec
la main de vos saints désirs, et que, présenté au choeur des saintes par
la ferveur de vos prières, car l'oraison du juste pénètre dans les cieux
, vous déploriez devant eux, avec une humilité profonde, vos misères et
vos afflictions spirituelles, vous découvriez vos nécessités par des
soupirs fréquents et des gémissements ineffables, et leur demandiez avec
instance le secours de leur intercession: Si, dis je, vous faites ces
choses, j'espère en celui qui a dit: "Demandez et vous recevrez (Mt.
VII, 7); " si vous persévérez à frapper à cette porte, vous ne vous en
irez point les mains vides. Et, lorsque revenant vers nous plein de
grâce et d'amour, tout ardent et tout embrasé, vous ne pourrez plus
dissimuler le don que vous aurez reçu, vous nous le communiquerez sans
envie, et vous serez non seulement agréable à tous, mais peut-être même
admirable à cause des grâces qu'on vous aura données; vous pourrez aussi
protester avec vérité que le Roi vous a fait entrer dans son cellier.
Prenez garde seulement de ne pas vous glorifier en vous-même, mais dans
le Seigneur. Je ne prétends pas pourtant que tous les dons, quoique
spirituels, sortent du cellier au vin, car il y a encore d'autres
celliers ou offices chez l'Époux, où sont enfermés di vers dons et
diverses grâces selon les richesses de sa gloire. Je me souviens vous en
avoir parlé plus amplement dans un autre endroit (Jr. XXIII). " Ces
biens-là, dit-il, ne sont pas cachés chez moi, et scellés dans mes
trésors (Dt. XXXII, 34)." Ainsi, la division des grâces se fait selon la
différence des celliers, et le Saint-Espri4 se communique à chacun selon
ses besoins. Et si l'un reçoit le don de sagesse, l'autre le don de
science, celui-ci le don de prophétie, celui-là le don des miracles, des
langues ou de l'interprétation des Écritures et autres semblables dons,
ils ne peuvent pas dire néanmoins qu'ils ont été introduits dans le
cellier au vin; parce que ces grâces-là viennent d'autres celliers ou
d'autres trésors.
4. Mais si quelqu'un dans
l'oraison obtient la grâce d'être comme ravi hors de lui-même dans le
secret de la divinité, d'où il revient bientôt après embrasé d'un ardent
amour de Dieu, enflammé du zèle de la justice et rempli d'une extrême
ferveur pour tous les exercices spirituels, en sorte qu'il puisse dire :
" Mon coeur s'est échauffé en moi-même, et le feu qui me dévore s'allume
encore davantage dans mes méditations (Ps. XXXVIII, 4), " évidemment il
aura raison de dire qu'il est entré dans le cellier au vin, lorsque,
dans l'excès de son amour, il se mettra à exhaler les effets de cette
salutaire et bienheureuse ivresse. Car, y ayant deux extases dans la
contemplation, l'une de l'esprit et l'autre du coeur, l'une qui se fait
par la lumière de l'entendement, et l'autre par la ferveur de la
volonté; l'une par la connaissance, et l'autre par l'amour; les pieux
désirs, les mouvements enflammés du coeur, l'infusion d'une dévotion
sainte, le zèle ardent de l'esprit, ne peuvent sortir d'ailleurs que du
cellier au vin, et celui qui se lève de l'oraison, rempli de l'abondance
de ses grâces, peut dire avec vérité que le Roi l'a fait entrer dans ce
cellier.
5. L'Épouse dit ensuite :
"Il a réglé en moi la charité. " Il était sans doute bien nécessaire
qu'il le fit, puisque le zèle est insupportable sans la science; là
surtout, où le zèle est grand, la discrétion est nécessaire, parce que
c'est elle qui règle et ordonne l'amour. Le zèle sans la science est
toujours moins efficace et moins utile, mais souvent il est très
dangereux. Plus donc, le zèle est fervent, l'esprit véhément, la charité
abondante, plus il est besoin d'une science qui veille sans cesse, pour
modérer le zèle, tempérer la chaleur de l'esprit, régler l'amour. C'est
pourquoi, de peur que les jeunes filles ne redoutent l'Épouse, comme
excessive et insupportable, à cause de l'impétuosité d'esprit, qu'elle
semble avoir rapportée du cellier au vin, elle ajoute qu'elle a aussi
reçu le discernement, c'est-à-dire l'ordre de l'amour. Car c'est le
discernement qui donne l'ordre à toutes les vertus, et l'ordre produit
la grâce et la beauté, et même la durée des choses. C'est ce qui fait
dire au Prophète : " Le jour persévère par votre ordre ( Ps. CXVIII,
91). " appelant jour la vertu. Le discernement n'est donc pas tant une
vertu particulière, que le conducteur et le modérateur de toutes les
vertus, qui ordonne les affections, et règle toute la conduite de la
vie. Sans elle la vertu dégénère en vice, et l'amour même naturel, se
change en des passions qui détruisent la nature. " Il a ordonné en moi
la charité. " Cela est arrivé dans l'Église ; Jésus-Christ a donné, aux
uns, le ministère d'apôtres, aux attires, celui de prophètes,
d'évangélistes, de pasteurs et de docteurs, pour la consommation des
saints. Or, il faut qu'une même charité les lie tous ensemble dans
l'unité du corps de Jésus-Christ. Ce qui ne se pourra jamais faire, si
cette charité n'est ordonnée. Car si chacun, se laissant emporter à la
chaleur et à l'impétuosité de son esprit, voulait faire indifféremment
tout ce qui lui vient à l'esprit, suivant plutôt son propre mouvement,
que le dictamen de la raison , il est clair que ce ne serait plus une
unité, mais une confusion et un désordre, puisque personne, ne se
contentant du ministère qui lui est confié, empiéterait sur celui des
autres, par une témérité indiscrète.
6. " Il a ordonné en moi la
charité. " Plût à Dieu que le Seigneur Jésus, voulût aussi, par la.
grâce, ordonner en moi le peu de charité qu'il y a mise, afin que
j'eusse tellement soin de tout ce qui le regarde, que je veillasse
néanmoins principalement, et avant toutes choses, à m'acquitter de ce
que je dois, mais eu sorte pourtant que je fusse encore plus touché de
beaucoup de choses qui ne me concernent pas au même degré. Car il ne
faut pas toujours aimer davantage les choses dont nous devons avoir plus
de soin, puisque souvent elles sont moins utiles que d'autres. Ainsi il
est arrivé bien des fois, que la chose que nous préférons à une autre
[4] qu'on nous commande,
doit passer après elle, au jugement de la raison, que l'ordre de la
charité veuille qu'on embrasse avant tout, ce que la charité juge devoir
être préféré à tout. Par exemple n'ai-je pas reçu le soin de veiller sur
vous tous. Tout ce que je préférerais à ce soin, et qui m'empêchera de
m'acquitter de ce devoir avec toute l'exactitude que je puis, selon mes
forces, quand même je le ferais par un motif de charité, ne serait-ce
point conforme néanmoins à la raison de l'ordre? Si je m'applique à cet
emploi de préférence à tout autre, comme je le dois, et que je ne me
réjouisse pas plus des avantages de Dieu, que je verrai peut-être un
autre procurer, il est clair que je garde en partie l'ordre de la
charité, mais que je ne le garde pas en tout. Mais si je m'occupe
principalement à ce dont je suis principalement chargé, et que
d'ailleurs je ne laisse pas d'être plus touché des choses qui sont plus
grandes que celles que je fais, il est hors de doute que je conserve
entièrement l'ordre de la charité, et qu'il n'y a rien qui m'empêche da
dire . " il a ordonné la charité en moi. "
7. Si vous dites qu'il est
difficile qu'on se réjouisse plus d'un grand bien que fait un autre, que
d'un petit bien que l'on fait soi-même, cela nous fera connaître encore
plus l'excellence de la grâce, qu'a reçue l'Épouse, et que toute âme ne
peut pas dire comme elle: "il a ordonné en moi la charité." Pourquoi ce
discours semble-t-il en abattre quelques-uns d'entrevous ? Car ces
profonds soupirs sont une marque de la tristesse de l'âme et. de
l'abattement de la conscience. C'est que, en faisant réflexion sur
nous-mêmes, nous sentons par notre propre expérience, combien c'est une
vertu rare de ne point porter envie à la vertu d'autrui, bien loin de
s'en réjouir, bien loin de sentir augmenter notre joie à proportion que
nous voyons qu'un autre augmente ses bonnes couvres, et nous surpasse en
mérites. Il y a encore un peu de lumière en nous, mes frères, si du
moins nous avons ces sentiments. Marchons, tandis que nous avons encore
de la lumière, de peur que les ténèbres ne nous surprennent (Jn.XII,
31.). Marcher, c'est faire des progrès. L'Apôtre marchait lorsqu'il
disait : " Je ne crois pas être arrivé à la perfection, et qu'il
ajoutait : mais j'ai une chose, c'est que, oubliant ce qui est derrière,
je m'avance vers ce qui est devant moi. " Que veut-il dire par ces mots
: " J'ai une chose ? " C'est-à-dire il me reste une chose qui est un
remède, une espérance et une consolation. Et qu'elle est cette chose ?
"Je m'avance vers ce qui est devant moi. " Certes c'est un grand sujet
de confiance, pour nous, que ce vase d'élection dise qu'il n'est pas
parfait, mais qu'il profite. Le danger c'est donc d'être surpris par les
ténèbres de la mort, non pas en marche, mais assis. Or, quel est celui
qui est assis, sinon celui qui ne se soucie pas d'avancer? Donnez-vous
garde de cet état, et quand vous serez prévenu de la mort, vous irez
dans un lieu de rafraîchissement. Vous direz à Dieu : " Vos yeux ont vu
mes faiblesses et mes imperfections, et cependant, dit le Prophète, tous
sont écrits dans votre livre (Ps. CXXXVIII, 16). " Qui, tous? Sans doute
ceux qui sont trouvés dans un désir véritable, de s'avancer dans la
vertu. Car il y a ensuite : " Les jours seront formés, et nul d'entre
eux, " il faut sous entendre, ne périra. Entendez par les jours, ceux
qui profitent, et qui, s'ils sont prévenus de la mort, recevront la
perfection de ce qui leur manque. Ils sont formés et nul d'entre eux ne
demeurera sans être entièrement perfectionné.
8. Et dites-nous comment
puis-je profiter quand je porte envie au progrès de mon frère ? Si vous
êtes fâché de lui porter envie vous sentez votre mal, mais vous n'y
consentez pas. C'est une passion qu'il faut guérir non point une action
à condamner. Seulement n'eu demeurez pas là, en formant de mauvais
desseins dans votre coeur, et en pensant aux moyens à fomenter votre
maladie, de satisfaire à cette perte de l'âme, de persécuter un innocent
en calomniant ses actions, en les rabaissant, en les corrompant, et ne
l'empêchez pas de faire de bonnes œuvres. Car cette jalousie, lorsqu'on
y résiste, ne nuit point à celui qui marche et qui s'avance vers un état
plus parfait, parce que ce n'est pas lui qui agit par ce mouvement, mais
le péché qui habite en lui (Rom. VI, 20). La damnation n'est donc point
préparée pour celui qui ne fait pas servir ses membres à l'iniquité, ni
sa langue à la médisance, ni quelqu’autre partie de son corps à nuire et
à faire du tort à son prochain en quelque manière que ce soit, et qui au
contraire rougit d'être dans cette disposition, et tâche par sa
confession, par ses larmes, par ses prières, de détruire un vice auquel
il est sujet depuis si longtemps, s'il n'en peut venir à bout il en est
plus doux envers tous, et plus humble en lui-même. Qui est l'homme sage
qui voudrait condamner une personne qui a appris du Seigneur à être doux
et humble de coeur (Matth. XI, 29) ? A Dieu ne plaise que celui-là soit
exclu du salut quand il imite le Sauveur et l'époux de l'Église, qui
étant Dieu est au dessus de toutes choses et béni à jamais. Ainsi
soit-il.
Deux sortes de charités, l'affective et
l'actuelle. De l'ordre de ces deux charités.
1. Vous vous attendez
peut-être, mes frères, à ce que je vais traiter ce qui suit dans le
cantique en pensant que le verset qui fut le sujet de mon dernier
discours est entièrement expliqué. Mais j'ai un autre dessein, c'est de
vous servir les restes du festin d'hier que j'avais accueilli pour moi,
de peur qu'ils ne se perdissent, mais ils seront perdus si je ne les
sers à personne ; car si je veux les garder pour moi seul, je périrai
moi-même. Je ne veux donc vous frustrer de ces mets spirituels dont je
sais que vous êtes extrêmement affamés, comme ce sont les restes du
banquet de la charité, ils sont d'autant plus doux qu'ils sont plus
délicats, et d'autant plus faciles à savourer qu'ils sont mis en
plusieurs menus morceaux, autrement ce serait trop aller contre la
charité que de vous priver même de ce qui touche à la charité. Voici
donc où j'en suis demeuré. " Il a ordonné en moi la charité. "
2. Il y a une charité qui
consiste dans l'action et une autre qui est dans l'affection. Et je
crois que c'est au sujet de la première qu'une loi a été donnée aux
hommes, et qu'il a été fait un commandement. Car qui peut avoir l'autre
dans la perfection que désire ce précepte ? On ordonne donc celle-là
comme un sujet de mérite, et l'on donne celle-ci comme une récompense.
Nous ne nions pas pourtant qu'avec la grâce de Dieu on ne puisse avoir
en cette vie le commencement et le progrès de la dernière, mais nous
soutenons que la perfection en est réservée à la félicité à venir.
Comment donc aurait-on commandé celle qui n'aurait pu s'accomplir ? ou
bien, si vous aimez mieux croire que le précepte a été aussi donné
touchant la charité affective, je ne vous le contesterai point, pourvu
que vous m'accordiez aussi qu'il ne peut être accompli en cette vie par
qui que ce soit. Car qui osera s'attribuer une chose, à laquelle saint
Paul lui-même avoue n'être point arrivé? (Php. III, 13)? Ce n'est pas
que le souverain Maître ignorât que l'accomplissement de ce prétexte
excédait le pouvoir des hommes, mais il a jugé utile de les avertir
par-là de leur faiblesse, afin qu'ils comptassent jusqu'à quel degré de
justice ils doivent tendre selon leurs forces. En commandant donc des
choses impossibles, il n'a pas rendu les hommes prévaricateurs, mais
humbles, c'était afin d'abattre tout orgueil, et que tout le monde fût
assujetti à Dieu, parce que nul ne sera justifié par les œuvres de la
loi (Rm. III, 20). Car en recevant le commandement que nous nous
sentions incapables d'accomplir, nous crierons vers le ciel et Dieu aura
compassion de nous: et nous saurons, ce jour-là, qu'il nous a sauvés,
non par les œuvres de justice que nous faisons de nous-mêmes, mais par
l'étendue de sa seule miséricorde (2 Tim. III, 5).
3. Voilà ce qu'il faudrait
dire si nous demeurions d'accord que la charité affective eût été
commandée, mais il semble que cela convienne plutôt à l'actuelle a
surtout le Seigneur, après avoir dit : " Aimez" vos ennemis, " ajoutant
aussitôt une chose qui regarde les œuvres : "Faites du bien à ceux qui
vous haïssent (Lc. VI, 27); " l'Écriture dit encore " Si votre ennemi a
faim, donnez-lui à manger, s'il a soif, donnez-lui à boire, " ce qui
marque l'action, non l'affection. Mais écoutez le Sauveur au sujet de
l'amour qu'on lui doit : " Si vous m'aimez, dit-il, gardez mes
[5] paroles (Jn. XIV,15). " Vous voyez que, même en
cet endroit, il nous renvoie aux oeuvres, en nous enjoignant
l'observation de ses commandements. Or, il aurait été inutile qu'il nous
avertît de l'action, si la charité se fût déjà trouvée dans l'affection.
C'est donc ainsi qu'on doit entendre le commandement qui nous est fait
d'aimer notre prochain comme nous-mêmes (Matt. XXII, 29), quoique cela
ne soit pas exprimé aussi clairement que je le dis. Car, ne trouvez-vous
pas qu'il suffit, pour accomplir le précepte de l'amour du prochain,
d'observer parfaitement ce que la loi naturelle elle-même a prescrit à
tout homme en ces ter mes : " Ce que vous ne voulez point, qu'on vous
fasse, ne le faites point à autrui (Matth. VII, 12), " et : " Tout ce
que vous désirez qu'on vous fasse, faites-le vous-mêmes aux autres? "
4. Je ne dis pas cela en ce
sens que nous devions être sans affection, et qu'ayant le coeur sec et
aride, nous remuions seulement les mains pour l'action. Car, entre tous
les grands maux que, selon l'Apôtre, les hommes font, j'ai lu que c'en
est un que d'être sans affection (Rm. I, 31). Mais il y a une affection
que la chair produit, il y en a une que la raison règle, et il y en a
une troisième que la sagesse assaisonne. La première est que l'Apôtre
dit n'être et ne pouvoir point être soumise à la loi de Dieu. La
seconde, au contraire, est celle qu'il nous montre consentant à la loi
de Dieu, parce qu'elle est bonne. Et il n'y a point de doute que ces
deux-là ne soient bien contraires, puisque l'une est rebelle et l'autre
soumise. Mais la troisième est extrêmement différente des deux
premières, elle goûte avec plaisir combien le Seigneur est doux, elle
bannit la première et récompense la seconde. La première est douce à la
vérité, mais honteuse; la seconde est sèche, mais forte; ruais la
troisième est onctueuse et agréable. C'est donc la seconde qui produit
les oeuvres, et elle a avec soi la charité, mais non cette charité
affective qui, assaisonnée du sel de la sagesse, est pleine d'une
onction céleste, et fait goûter à l'âme l'abondance des douceurs qui se
trouvent en Dieu; mais plutôt la charité actuelle, qui bien qu'elle ne
nous rassasie pas encore de cet amour si doux et si agréable, ne laisse
pas allumer en nous un violent amour pour cet amour même. " N'aimons
pas, dit saint Jean, en paroles ni de la langue, mais en oeuvres et en
vérité (I Jn. III, 18). "
5. Voyez-vous avec quelle
circonspection il marche entre l'amour vicieux et l'amour affectif,
distinguant également de l’un et de l'autre cette charité actuelle et
salutaire? Il ne reçoit point en cet amour le déguisement d'une langue
menteuse, et n'exige pas non plus le goût d'une sagesse affective : "
Aimons, dit-il, en oeuvres et en vérité; " parce que nous sommes portés
à agir, plutôt par l'impulsion d'une sorte de vérité, que par le
mouvement de cette charité pleine de douceur. " Il a ordonné en moi la
charité. " Laquelle des deux pensez-vous qu'il ait ordonnée? Toutes les
deux, mais par un ordre contraire. Car l'actuelle préfère les choses
inférieures, et l'affective, les supérieures. Il n'y a point de doute,
par exemple, qu'un esprit bien sage ne préfère toujours l'amour de Dieu
à celui de l'homme, et dans les hommes même, les plus parfaits aux moins
parfaits, le ciel à la terre, l'éternité au temps, l'âme à la chair. Au
contraire. dans une action bien réglée on garde souvent, ou presque
toujours, un ordre opposé à celui-là. Car nous sommes plus pressés
d'assister le prochain, et nous le faisons aussi plus souvent; et, parmi
nos frères, nous assistons avec plus d'assiduité ceux qui sont plus
infirmes; le droit de l'humanité et la nécessité même font que nous nous
appliquons davantage à la paix de la terre qu'à la gloire du ciel; le
soin des choses temporelles ne nous permet pas de songer aux éternelles;
les langueurs et les maladies de notre corps nous occupent en sorte que
nous ne pensons presque point à notre âme; et enfin, comme dit saint
Paul, nous faisons plus d'honneur à la plus faible partie de nous-mêmes
(I Cor. XII, 23), selon cette parole du Sauveur : " Les derniers seront
les premiers, et les premiers les derniers (Matth. XX, 16)." Qui doute
que l'homme en oraison s'entretienne avec Dieu? Cependant, combien de
fois la charité nous oblige-t-elle à quitter, malgré nous, ce saint
exercice, pour ceux qui ont besoin ou de notre assistance, ou de nos
conseils? Combien de fois un saint repos cède-t-il saintement au tumulte
des affaires? Combien de fois, sans faire mal, laisse-t-on la lecture
pour vaquer au travail des mains? Combien de fois, pour administrer des
choses terrestres, nous abstenons-nous très justement de célébrer
[6] la messe même? C'est
un renversement, je l'avoue; mais la nécessité n'a pas de loi. La
charité actuelle suit son ordre et commence par les derniers, selon le
commandement du père de famille (Matt. XX, 8). Au moins agit-elle avec
bonté et avec justice, puisqu'elle ne fait point acception des
personnes, et ne considère point le prix des choses, niais les besoins
des hommes.
6. Il n'en est pas de même
de l'affection, elle commence toujours par les premières choses. Car la
sagesse donne à toutes choses la valeur qu'elles ont : ainsi, par
exemple, c'est à elle qu'on doit que ce qui de sa nature est plus
précieux, l'affection en fasse plus de cas, et estime plus ou moins une
chose selon qu'elle a plus ou moins de perfection. L'ordre de la charité
actuelle, c'est la vérité qui le fait, quant à l'ordre de la vérité,
c'est la charité affective qui se l'approprie, car la véritable charité
consiste à donner davantage à ceux qui ont plus de besoin, et la vérité
charitable, au contraire, parait en gardant dans nos affections l'ordre
qu'elle garde dans la raison : si donc vous aimez le Seigneur votre Dieu
de tout votre coeur, de toute votre âme, de toutes vos forces (Mt. XXII,
37), et que, par l'ardeur de votre affection, vous élevant au dessus de
cet amour [7], de l'amour
même dont la charité actuelle se contente, et recevant dans toute sa
plénitude l'amour divin, auquel cet autre amour ne sert que de degré,
votre esprit est tout enflammé, certainement vous goûtez Dieu, et si
vous ne le goûtez pas encore d'une manière tout à fait digne de lui, et
tel qu'il est, parce que cela est impossible à toute créature, vous le
faites au moins autant que vous le pouvez faire ici-bas. Ensuite vous
vous goûterez aussi tel que vous êtes, lorsque vous connaîtrez que vous
n'avez point sujet devons aimer vous-même, si ce n'est en tant que vous
appartenez à Dieu et parce que vous avez mis en lui tout l'objet de
votre amour. Vous vous goûterez, dis-je, tel que vous êtes, lorsque, par
l'expérience de votre propre amour, et de l'affection que vous vous
porterez, vous ne trouverez rien en vous qui mérite d'être aimé de vous,
si ce n'est pour celui sans qui vous n'êtes vous-même qu'un néant.
7. Quant à votre prochain,
qu'il faut que vous aimiez véritablement comme vous-même; vous le
goûterez aussi tel qu'il est, s'il ne vous paraît point autre que vous
ne vous paraissiez à vous-même, car il est ce que vous êtes; il est
homme comme vous. Puisque vous ne vous aimez vous-même, que parce que
vous aimez Dieu, il s'en suit que vous aimerez comme vous-même tous ceux
qui aiment Dieu comme vous l'aimez. Quant à votre ennemi qui n'est qu'un
néant, s'il n'aime point Dieu, vous ne pouvez pas l'aimer comme
vous-même, qui aimez Dieu, mais vous l'aimerez pour qu'il l'aime. Or, ce
n'est pas la même chose, de l'aimer afin qu'il aime Dieu, et de l'aimer
parce qu'il l'aime déjà, afin donc que vous le goûtiez tel qu'il est,
vous ne considèrerez pas ce qu'il est, car il n'est rien, mais ce qu'il
sera peut-être un jour, et qui n'est presque rien, attendu que cela est
encore douteux. Car celui pour qui, infailliblement, il n'y a plus de
retour à Dieu, il faut le regarder, non comme presque rien, mais comme
rien du tout, attendu qu'il ne sera rien dans toute l'éternité. Exceptez
donc celui-là, que non seulement on ne doit point aimer, mais que l'on
doit même haïr, selon cette parole . " Est-ce que je ne hais pas,
Seigneur, ceux qui vous haïssent, et ne suis-je pas animé de zèle contre
vos ennemis (Ps. CXXXVIII, 31) ? " Pour tout le reste, quelque inimitié
qu'un homme ait contre vous, la charité, qui est jalouse à cet égard, ne
saurait souffrir que vous n'ayez pas toujours pour lui quelque peu
d'affection. Celui qui est sage comprendra ce que je dis.
8. Donnez-moi un homme qui,
avant tout, aime Dieu de toute son âme, qui aime ensuite soi et son
prochain autant . que tous deux ils aiment Dieu, et qui aime son ennemi,
parce que peut-être un jour cet ennemi l'aimera aussi lui-même ; qui
aime ses parents, selon la chair, plus tendrement à cause de la nature ;
ses parents selon l'esprit, c'est-à-dire, ceux qui l'ont instruit, plus
abondamment à cause de la grâce; et que son amour pour toutes les autres
choses soit ainsi réglé par l'amour de Dieu; qu'il méprise la terre,
soupire après le ciel, use des biens du monde comme n'en usant pas, et
sache faire le discernement par le goût spirituel et intérieur, des
choses dont il faut user, et de celles dont il faut jouir, afin que, de
celles qui passent,: il n'en prenne soin qu'en passant, et seulement
autant qu'il est besoin pour arriver à la fin qu'il se propose, et qu'il
embrasse d'un désir éternel celles qui sont éternelles. Donnez-moi,
dis-je, un homme de cette sorte, et je dirai hardiment qu'il est sage,
puisqu'il goûte les choses vraiment telles qu'elles sont, et il peut
avec vérité et avec confiance se glorifier et dire : " Dieu a ordonné en
moi la charité. " Mais où en est-il, et quand en sera-t-il ainsi? Je le
dis en pleurant, jusques à quand ne ferons-nous que flairer, au lieu de
goûter, regarderons-nous notre patrie sans y arriver, soupirerons-nous
après elle, et la saluerons-nous de loin? O vérité, patrie des exilés,
et fin de leur exil! Je vous vois, mais je ne puis entrer où vous êtes,
j'en, suis empêché par ma chair mortelle; et d'ailleurs je n'en sais pas
digne, étant tout souillé de péchés comme je le suis. O sagesse, qui
atteignez depuis une extrémité jusqu'à l'autre, avec une force
invincible, en créant et en contenant toutes choses, et qui disposez
tout avec une douceur admirable en réglant les affections, et en les
rendant bienheureuses ! Conduisez nos actions, selon que les nécessités
temporelles le demandent, et ordonnez les mouvements de notre amour,
selon que votre vérité éternelle le désire, afin que chacun de nous
puisse se glorifier en vous avec assurance, et dire : " Il a ordonné en
moi la charité. " Car vous êtes la vertu de Dieu, et la sagesse de Dieu,
Jésus-Christ notre Seigneur, l'époux de l'Église, Dieu au dessus de tout
et béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.
1) Car,
dit St Augustin à ce sujet, bien que nous ne disions alors que ce que
nous devons dire, pourtant nous n'en sommes pas moins peinés de voir que
vous vous perdez. quand même notre récompense demeure assurée, nous
voudrions que vous fussiez aussi sauvés. (sermon CCXXIX, n. 9).
2) Dans
plusieurs éditions on a ajouté ici ces mots. : " Souillés par leur
désobéissance; " mais c'est une redondance qui fait double emploi avec
ce qui précède, et qu'ont évitée avec raison la plupart des manuscrits.
Les premières éditions, omettant la phrase précédente, font dire
seulement à saint Bernard: " Méprisés pour leur opiniâtreté et leur
rébellion. " Qu'il nous soit permis de témoigner ici notre étonnement
que, dans une assemblée aussi sainte il se soit trouvé, sinon beaucoup,
du moins un certain nombre de religieux indisciplinés, ce qui ressort
plus clairement encore des sermons LXXXIV, n. 4, et du livre VII de la
Vie de saint Bernard. On peut revoir à ce sujet le III sermon pour le
jour de la Dédicace, numéro 3, le XXXIV des sermons divers numéro 6. Il
est évident que partout des méchants se trouvent mêlés aux bons.
3) Les
frères qui ont quelque emploi, c'est-à-dire quelque charge extérieure à
remplir. Saint Bernard les distingue des frères de choeur, ou
claustraux, dans la IXe des Semons divers n° 4, et dans le LVIIe sermon
sur le Cantique des cantiques, n. 11, comme on le verra plus loin.
4) Telle
est la leçon de toutes les éditions que nous avons entre les mains, et
des premières éditions en général. Les éditions postérieures, ajoutent à
ces mots: " Au jugement de Dieu, " et Horstius a lu d'une autre manière
que voici : " Par conséquent ce que la vérité préfère, passe avant, un
jugement de, etc.
5) La
pensée de saint Bernard est que le précepte de la charité tombe plutôt
sur l'acte que sur le sentiment; mais, par l'amour affectif, il entend
cet amour parfait qui ne convient qu'aux saints et aux parfaits. Quant à
la charité actuelle, qui ne se renferme pas dans le simple sentiment,
mais qui se montre par des actes, il ne l'entend pas en ce sens qu'elle
exclue la charité intérieure. " Je ne dis pas que nous devions être sans
la charité affective, " dit-il plus loin, n. 4, au contraire. Il faut
que la charité actuelle renferme la charité affective, " elle peut bien
ne pas encore réchauffer l'âme des douceurs de l'amour affectif,
cependant elle contribue beaucoup à l'enflammer par l'amour de l'amont
même. " Or, c'est là précisément l'amour interne " dont la charité
actuelle se contente, n. 6. " On peut relire à ce sujet l'avis placé en
tête du traité de l'Amour de Dieu, tome II. " Cependant on ne peut
douter, " dit saint Bernard dans son cinquième sermon pour l'Avent, n.
2, " qu'on ne doive les garder dans le coeur; " et même du fond du coeur
comme notre saint le dit fort bien à l'endroit indiqué, en sorte que ces
paroles soient pour l'âme " ce que les aliments sont pour le corps, et
passent dans les sentiments et dans les moeurs. "
6) Chez
les Cisterciens, on suspendait jadis la célébration des maints mystères
pendant le temps de la moisson. Aussi, Philippe Auguste, ayant appris
que chez les moines de Barbeaux, " à l'époque de la moisson, les
religieux se rendaient dans les granges et interrompaient la célébration
des saints mystères, à l'occasion d'intérêts temporels, " ordonna qu'on
célébrerait désormais tous les jours une messe pour le repos de l'âme de
son père, dans cette abbaye. On trouve les lettres patentes concernant
cette fondation dans le livre VI, des diplômes, pages 603. Quant à saint
Bernard, on voit par l'histoire de sa vie par Geoffroy livre V. chapitre
I, qu'il n'omit que bien rarement la célébration, des saints, mystères
jusqu'aux derniers moments de sa vie. "
7) Ces
mots a de l'amour n manquent en cet endroit dans plusieurs manuscrits.
Mais ce mot-là est évidemment placé ici en parfait accord avec, la
pensée de notre Saint, qui a dit, en parlant plus haut de la charité
actuelle, " elle ne parle pas d’allumer en nous un violent amour pour
cet amour même. "
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