SERMONS
SUR LE CANTIQUE DES CANTIQUES

SERMON XXXI

Excellence de la vision de Dieu. Comment à présent le goût de la présence de Dieu varie dans les saints selon les différents désirs de leur âme.

1. « Apprenez-moi où est celui qu'aime mon âme, où vous paissez votre troupeau, où vous vous reposez durant le midi » (Ct. I, 6). Le Verbe, qui est l'Époux, apparaît souvent aux âmes zélées, et ne leur apparaît pas sous une seule forme. Pourquoi cela ? C'est sans doute parce qu'on ne peut le voir encore tel qu'il est (I Jn. III, 2). Aussi, la vision que nous aurons de lui dans le ciel demeurera toujours, parce que la forme qu'on verra alors subsistera toujours. Car il est le Souverain Être, et il ne reçoit aucun changement de ce qui est, de ce qui a été et de ce qui sera. Ôtez le passé et l'avenir, où trouverez-vous place pour le changement et la moindre trace de vicissitude ? Tout ce qui laisse ce qu'il a été pour tendre à ce qu'il doit être, passe par l'être, mais il n'est point. Car, comment peut être ce qui ne demeure jamais en un même état ? Ainsi celui-là seul est vraiment qui ne sort point de ce qu'il a été pour entrer dans ce qu'il n'est pas, mais dont l'être dure et demeure. Par cela qu'il n'a point été, il est de toute éternité, et par cela qu'il ne sera point, il est pour toute l'éternité. Et c'est par là qu'il s'approprie le véritable être, c'est-à-dire l'être incréé, illimité et invariable. Lors donc que celui qui est ainsi, ou plutôt qui n'est pas ainsi et ainsi, est vu tel qu'il est, cette vision, comme j'ai dit, demeure toujours, parce qu'elle n'est mêlée ni altérée d'aucun changement. Et c'est alors qu'un seul et même denier, celui de l'Évangile, est donné à tous ceux qui le verront ainsi, parce qu'il ne se présentera à tous que sous une même forme. Car, comme ce qui leur apparaîtra est invariable en soi, ils le regarderont invariablement, et ceux qui le verront ne voudront ni ne pourront rien voir de plus agréable et de plus charmant. Quand donc l'avidité avec laquelle nous le verrons pourra-t-elle être rassasiée, quand la douceur d'un objet si aimable cessera-t-elle de nous charmer, quand la vérité frustrera-t-elle nos espérances, quand, enfin, l'éternité finira-t-elle ? Mais, si le pouvoir et la volonté de le voir s'étendent jusques dans l'éternité, notre félicité ne sera-t-elle pas consommée ? Que manquera-t-il, en effet, à ceux qui le verront toujours, ou que restera-t-il à désirer à ceux qui le voudront toujours voir ?

2. Mais cette vision bienheureuse n'est pas pour la vie présente, elle est réservée pour l'autre, à ceux-là qui peuvent dire : « Nous savons que lorsqu'il apparaîtra dans sa gloire, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est » (I Jn. III, 2). Maintenant, il apparaît à qui il veut, mais c'est en la manière qu'il veut, non pas tel qu'il est. Il n'est sage, ni saint, ni prophète, qui puisse ou qui ait pu [1] le voir en ce corps mortel, tel qu'il est ; mais celui qui en sera digne, le pourra voir, quand son corps sera devenu immortel. On le voit, non pas tel qu'il est en effet. Car, quoique vous voyiez le soleil tous les jours, vous ne l'avez jamais vu pourtant tel qu'il est, mais seulement tel qu'il éclaire l'air, une montagne, une pierre. Et vous ne pourriez pas même le voir de la sorte, si la lumière de votre corps, qui est votre oeil, ne ressemblait en quelque façon à cette lumière céleste, par la sérénité et la clarté qui lui est naturelle. Car nul autre membre du corps n'est capable de cette lumière, à cause de sa grande disproportion avec elle. Et l'œil même, lorsqu'il est trouble, ne peut recevoir la lumière, parce qu'il a perdu sa ressemblance avec elle. Ainsi celui qui a l'œil trouble ne voit pas le soleil qui est clair, à cause de la disconvenance qu'il a avec lui, mais il le voit, lorsque son oeil est clair, à cause de quelque ressemblance entre ces deux corps. Et si l'oeil était aussi pur que lui, il le verrait tel qu'il est sans s'éblouir, à cause de l'entier rapport qu'il aurait avec lui. De même celui qui est éclairé par le soleil de justice, qui éclaire tout homme venant en ce monde, peut le voir ici-bas tel qu'il éclaire, parce qu'il lui est semblable en quelque chose ; mais il ne peut le voir tel qu'il est en effet, parce qu'il ne lui est pas tout à fait semblable. Voilà pourquoi le Prophète dit : « Approchez-vous de lui, et vous serez éclairés, et vos yeux ne seront point éblouis » (Ps. III, 5). Cela est vrai, pourvu que nous soyons éclairés autant qu'il en est besoin, afin que « contemplant la gloire de Dieu à face dévoilée; nous soyons transformés en son image et nous passions de clarté en clarté, comme conduits par l'esprit du Seigneur » (II Co. III, 28).

3. Il faut donc s'approcher de lui avec respect, non se précipiter avec effronterie, de peur que, voulant sonder sans retenue cette haute majesté, on ne demeure accablé sous le poids de sa gloire (Pr. XXV, 27). Et il ne faut pas s'approcher de lui par un changement de lieux, mais par les diverses clartés, et clartés non corporelles, mais spirituelles, comme étant conduits par l'esprit du Seigneur. Je dis par l'esprit du Seigneur, non par le nôtre, quoique cela se passe dans le nôtre. Ainsi celui qui est plus lumineux est plus proche de Dieu ; et celui-là est arrivé jusqu'à lui, qui a atteint le souverain degré de clarté. Mais le voir tel qu'il est, quand nous serons en sa présence, ce n'est pas autre chose qu'être tels qu'il est, et n'être éblouis par aucune dissemblance, mais ce ne sera que dans le ciel, comme je l'ai dit, que nous jouirons d'un si grand bonheur. Cependant cette grande variété de formes, et ce nombre presque infini d'espèces différentes, qui se trouvent dans les créatures, qu'est-ce autre chose en quelque sorte que des rayons de la Divinité, qui montrent que celui de qui elles tiennent l'être est vraiment, mais qui ne font pas voir absolument ce qu'il est ? C'est pourquoi vous voyez quelque chose de lui, mais vous ne le voyez pas lui-même. Et lorsque vous voyez quelque chose de celui que vous ne voyez pas, vous êtes assuré de son existence, et cela doit vous porter à le chercher; celui qui la cherche en recevra des récompenses et des grâces, mais celui qui néglige de le chercher ne saurait trouver une excuse dans son ignorance. Mais cette façon de le voir est commune. Car il est aisé, selon l'Apôtre, à tous ceux qui ont l'usage de la raison, « de contempler les perfections invisibles de Dieu dans les beautés visibles des créatures » (Rm. I, 20).

4. C'était sans doute d'une antre manière que Dieu daignait autrefois accorder aux patriarches, de jouir souvent et familièrement de sa présence, pour satisfaire l'ardeur de leur zèle et de leur amour, quoique alors il ne se montrât pas à eux tel qu'il est, mais tel qu'il lui plaisait de paraître. Et il ne se montrait pas à tous d'une manière, mais, comme dit l'Apôtre, « en différentes façons et sous diverses formes » (Hb. I, 1), bien qu'il soit un en soi, ainsi qu'il le dit lui-même à Israël en ces termes: « Le Seigneur votre Dieu est un seul Dieu » (Dt. VI, 3). Ces apparitions n'étaient pas communes, à la vérité, néanmoins elles se faisaient au dehors par des images sensibles, ou par des voix qui résonnaient aux oreilles. Mais il y a une autre manière de voir Dieu, qui diffère d'autant plus de celles-là, qu'elle est plus intérieure, et c'est lorsque Dieu par lui-même daigne visiter l'âme qui le cherche, mais qui le cherche avec toute l'ardeur de ses désirs et de son amour. Or voici le signe de sa venue dans l'âme, comme nous l'apprenons de celui qui l'avait expérimenté : « Le feu marchera devant lui, et dévorera ses ennemis tout à l'entour » (Ps. XCVI, 3). Car il faut que toute âme en laquelle il doit venir prévienne son avènement par des désirs si ardents, qu'ils consument toute l'impureté de ses vices, et préparent ainsi un lieu pour le Seigneur. L'âme sait que le Seigneur est proche lorsqu'elle se sent embrasée de ce feu, et qu'elle dit avec le Prophète : « Il a envoyé d'en haut son feu dans la moelle de mes os, et il m'a enseigné ce que je dois faire » (La. I, 13). Et encore : « Mon coeur s'est échauffé en moi, et ce feu s'enflamme de plus en plus dans ma méditation » (Ps. XXXVIII, 4).

5. Après qu'une âme a poussé ainsi de fréquents soupirs, ou plutôt a prié et s'est affligée sans relâche dans la violence de ses désirs, s'il arrive quelquefois que celui qu'elle a tant désiré et tant cherché ayant compassion de ses peines, se présente à elle, je crois qu'elle peut dire avec Jérémie, instruite par sa propre expérience : « Vous êtes bon, Seigneur, à ceux qui espèrent en vous, et à toute âme qui vous cherche ! » (La. III, 25) Son bon ange, un des compagnons de l'Époux, qui lui a été envoyé pour être le ministre et le témoin de cette entrevue secrète, n'est-il pas ravi de joie, et ne tressaille-t-il pas d'allégresse par la part qu'il prend à une si grande faveur ? Sans doute alors, se tournant vers le Seigneur, il lui dit : Je vous rends grâces, ô Dieu d'une majesté infinie, de ce que vous avez exaucé les désirs de cette âme, et ne l'avez pas privée de ce qu'elle vous demandait dans ses voeux et ses prières. C'est cet ange qui, la suivant soigneusement partout, ne cesse de l'exciter et de la presser de ses fréquentes inspirations, en lui disant : « Réjouissez-vous dans le Seigneur, et il vous accordera ce que vous lui demanderez » (Ps. XXXVI, 4) : ou bien : « Attendez le Seigneur et gardez ses préceptes » (Heb). Et encore : « S'il diffère à venir, attendez-le, car il viendra bientôt, et il ne tardera point » (Hab. II, 3) ; ou bien, s'adressant au Seigneur il lui dit : « Comme une biche soupire avec ardeur après les eaux des torrents, cette âme soupire après vous mon Dieu » (Ps. XLI, 1). Elle a aspiré après vous durant toute la nuit, et votre esprit qui habite dans le fond de son coeur l'a éveillée dès le matin pour vous chercher. Elle a tenu tout le jour ses mains levées vers vous, accordez-lui ce qu'elle vous demande, car elle crie et soupire après vous. Tournez-vous un peu vers elle; laissez-vous fléchir à ses prières; regardez du haut du ciel, voyez et visitez cette pauvre âme désolée. Fidèle paranymphe, il est témoin de cet amour mutuel, sans en être jaloux, et, bien loin de travailler pour ses intérêts, il ne recherche que ceux de son maître. Il va et vient de l'Époux à l'Épouse, offrant les voeux de l'un et rapportant les grâces de l'autre.

Il excite celle-là et apaise celui-ci. Quelquefois même, quoique rarement, il les fait voir l'un à l'autre, soit en la ravissant, soit en lui amenant son bien-aimé. Car il est comme domestique, et connu dans le palais du roi; il ne craint aucun refus, et il voit tous les jours la face du Père.

6. Mais vous, gardez-vous bien de croire que nous pensions qu'il y ait rien de corporel ou d'imaginaire dans ce mélange du Verbe et de l'âme. Nous ne disons que ce que l'Apôtre a dit : « a celui qui adhère à Dieu ne fait qu'un même esprit avec lui » (I Co. VI, 17). Nous exprimons comme nous pouvons, le ravissement en Dieu d'une âme pure, ou la bienheureuse descente que Dieu fait dans cette âme, en comparant ce qui est spirituel à des choses spirituelles. Cette union se fait donc en esprit, parce que Dieu est esprit, et il est esprit d'amour pour la beauté de cette âme, qu'il voit peut-être marcher selon l'Esprit, et qui n'accomplit point les désirs de la chair; surtout s'il reconnaît qu'elle brûle d'amour pour lui. Une âme en cet état, et si fort aimée de son Dieu, est loin de se contenter que son Époux se manifeste à elle, de la manière commune à plusieurs, par les choses créées, ou de celle qui a été particulière à quelques personnes, par les visions et par les songes ; elle veut que, par un privilège spécial, il descende en elle du haut du ciel, qu'il la pénètre intimement et jusqu'au plus profond de son cœur, elle veut que celui qu'elle désire ne se montre pas à elle soum une figure extérieure, mais qu'il se fasse comme une infusion. de lui en elle; qu'il ne lui apparaisse pas, mais qu'il la pénètre ; car on ne peut douter qu'il soit plus agréable au dedans qu'au dehors. Car le Verbe ne résonne pas aux oreilles, mais perce le cœur ; il n'est pas loquace, mais efficace ; il ne fait pas de bruit, mais il est doux à l'âme. C'est un visage qui n'a point de forme, mais qui forme, qui ne frappe pas les yeux du corps, mais qui remplit le coeur de joie, que l'amour, non la beauté extérieure rend agréable.

7. Je ne puis pas dire néanmoins qu'alors même il se montre tel qu'il est, quoique de cette sorte, il ne se fasse pas voir autre qu'il est. Car bien qu'une âme soit très dévote, ce n'est pas à dire pourtant qu'il se montre aussitôt ainsi à elle, ni même qu'il se montre à toutes d'une même façon. Car, selon que les désirs d'une âme varient, le goût de la présence divine varie aussi, et cette douceur céleste flatte diversement le palais de l'esprit, selon les différentes choses qu'il souhaite. Aussi vous avez pu remarquer dans ce chant d'amour combien de fois il a changé de visage, en combien de formes agréables il a daigné se transformer devant sa bien-aimée, et comment, ainsi qu'un époux modeste, tantôt il désire jouir en secret des embrassements d'une âme sainte, et prend plaisir à lui donner de chastes baisers, tantôt il se change en médecin, avec ses huiles et ses parfums, à cause sans doute des âmes tendres et faibles qui ont encore besoin de ces fomentations et de ces remèdes, d'où vient qu'elles sont désignées par le nom de jeunes filles, qui semble marquer quelque délicatesse. Si quelqu'un en murmure on lui dira que « ce ne sont point ceux qui se portent bien qui ont besoin de médecin, mais ceux qui sont malades » (Mt. IX, 12). Tantôt il se présente comme un voyageur, se joint à l'Épouse et aux jeunes filles qui marchent ensemble, et délasse cette troupe bienheureuse de la fatigue du chemin par la douceur de ses entretiens et de ses discours, en sorte que lorsqu'il s'en va toutes s'écrient : « Ne sentions-nous pas notre cœur s'enflammer en nous, lorsqu'il nous parlait de Jésus dans le chemin ? » (Lc. XXIV, 32) Que sa compagnie est charmante, puisque par la douceur de ses discours et de ses mœurs, comme par la senteur des parfums délicieux, il excite tout le monde à courir après lui ! C'est ce qui leur fait dire : « Nous courons dans l'odeur de vos parfums » (Ct. I, 3). Quelquefois aussi il se présente comme un riche père de famille qui a des provisions en abondance dans sa maison, ou plutôt comme un roi magnifique et puissant qui semble relever la timidité de l'Épouse qui est pauvre, exciter ses désirs en lui découvrant tous les trésors de sa gloire, la richesse de ses pressoirs et de ses celliers, l'abondance de ses jardins et de ses terres, et en la faisant même entrer dans l'intérieur de sa chambre. Car son Époux à toute sorte de confiance en elle, et il estime qu'il ne doit rien cacher à celle qu'il a rachetée de la pauvreté, dont il a éprouvé la fidélité, et qu'il couvre de ses baisers, tant elle lui semble aimable. Voilà comment il ne cesse point de se montrer intérieurement, d'une manière ou d'une autre, à ceux qui le cherchent, et d'accomplir ces paroles : « Je suis avec vous jusqu'à la consommation des siècles » (Mt. XXVIII, 20.)

8. En tout cela il est plein de douceur, de charme et de miséricorde. Car dans les baisers, il témoigne son amour et sa tendresse, et dans l'huile, dans ses parfums et dans ses autres médicaments, il fait voir qu'il est clément et qu'il a des entrailles de charité et de compassion. Enfin dans le chemin il est gai, affable, plein de grâce et de bonté ; dans l'étalage de ses richesses et de ses possessions, il fait voir qu'il est libéral, et qu'il donne des récompenses proportionnées à sa royale magnificence, C'est ainsi que partout dans ce Cantique vous trouverez le Verbe figuré sous ces sortes de ressemblances. C'est, je crois, ce que le Prophète a voulu marquer quand il a dit : « Notre-Seigneur Christ est un esprit présent devant nous, nous vivons dans son ombre parmi les nations » (La. IV, 20), parce que nous ne le voyons maintenant que comme dans un miroir et en énigme, non pas encore face a face ; mais cela ne doit durer que tant que nous vivrons parmi les nations. Car il n'en ira pas ainsi parmi les anges, lorsque, possédant une félicité en tout pareille à la leur, nous le verrons aussi bien qu'eux tel qu'il est, c'est-à-dire en la forme de Dieu, non sous des ombres. En effet, comme nous le disons, les anciens n'avaient que l'ombre et la figure, mais que nous, grâce à Jésus-Christ qui s'est rendu présent par la chair, nous possédons la vérité même; ainsi on ne peut nier que nous-mêmes, à l'égard du siècle à venir, nous ne vivions dans l'ombre de la vérité; à moins qu'on ne veuille contredire ; l'Apôtre qui dit : « En partie nous connaissons, et en partie nous devinons » (I Cor. XIII, 9) ; Et encore : « Je ne crois pas l'avoir compris » (Phil. III, 13). Car comment n'y aurait-il point de différence entre ceux qui marchent par la foi, et ceux qui voient clairement ce qui est l'objet de notre foi ? Ainsi le juste vit de la foi, et le bienheureux se réjouit de voir ce qui fait l'objet de cette foi. C'est pourquoi l'homme de bien vit ici bas dans l'ombre de Jésus-Christ, et l'ange se glorifie de contempler la splendeur de sa face immortelle et glorieuse.

9. Mais on ne peut nier que l'ombre de la foi soit bonne, puisqu'elle tempère la lumière qui éblouirait nos yeux faibles et débiles, et les prépare à supporter l'éclat de cette lumière. Car il est écrit, « que la foi purifie le cœur » (Ac. XV, 9). Ainsi la foi n'éteint point la lumière, elle la conserve. Tout ce que l'ange voit, quelque grand que ce puisse être, l'ombre de la foi me le garde, et le met comme en dépôt dans son sein fidèle, pour me le découvrir quand il en sera temps. Ne vous est-il pas avantageux de posséder, quoique sans le voir, ce que vous ne pourriez comprendre quand il serait découvert. La Mère même du Seigneur vivait dans l'ombre de la foi, puisqu'on lui dit : « Vous êtes bien heureuse d'avoir cru » (Lc. I, 54). Elle vécût aussi dans l'ombre projetée sur elle par le Corps de Jésus-Christ, suivant ces paroles de l'ange : « La vertu du Très-Haut vous environnera de son ombre » (Ibid). Or ce n'est pas une ombre méprisable, que celle qui vient de la vertu du Très-Haut. Il y avait vraiment une grande vertu dans la chair de Jésus-Christ, puisqu'elle a environné la Vierge de son ombre, et, ce qui eût été absolument impossible à une femme mortelle, par l'interposition de ce corps vivifiant, lui a permis de soutenir la présence et la lumière inaccessible de son adorable Majesté. Oui, c'était une vraie vertu, puisque par elle toutes les forces ennemies ont été domptées ; c'est une vertu et une ombre qui chasse les démons, et qui sert de protection aux hommes, ou du moins c'est une vertu qui donne la vie, et une ombre qui procure une agréable fraîcheur.

10. Nous vivons donc dans l'ombre de Jésus-Christ, nous qui marchions par la foi, et qui nous nourrissons de sa chair, pour vivre de la vie divine. Car la chair de Jésus-Christ est vraiment une nourriture (Jn. VI, 54). Et peut-être est-ce pour cela même qu'en cet endroit il est dépeint sous la figure d'un pasteur, et que l'Épouse semble lui adresser ces paroles comme à un pasteur : « Enseignez-moi où vous paissez, et où vous reposez durant le midi. Que ce pasteur-là est bon, puisqu'il donne sa vie pour ses brebis » (Jn. X, 12) ; sa vie pour les racheter, sa chair pour les nourrir. Chose étonnante : il est le pasteur, les pâturages et la rédemption. Mais ce discours prend de bien grandes proportions, la matière en est si vaste et enferme de si grandes choses, qu'on ne peut les expliquer en peu de mots. Aussi me vois-je contraint de l'interrompre plutôt que de le finir. Mais il faut, puisque ce sujet n'est pas achevé, que la mémoire veille, afin que je puisse reprendre et continuer où j'en suis demeuré, selon les forces que m'en donnera Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui est l'époux de l'Église, Dieu élevé au dessus de tout et béni dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

SERMON XXXII

Le Verbe se communique sous la forme d'un Époux aux âmes embrasées d'amour pour lui, et sous la figure d'un médecin à celles qui sont encore faibles et imparfaites. Les pensées de haine diffèrent les unes des autres d'où vient cette différence.

1. « Apprenez-moi où vous paissez votre troupeau, et où vous reposez durant le midi » (Ct. I, 6). C'est là que nous en sommes restés ; c'est de là que notas devons partir pour en venir à ce qui nous reste à dire. Mais avant de commencer à parler de cette vision et de cet entretien, je crois qu'il ne sera pas mauvais de reprendre, en peu de mots, les autres visions précédentes, et de montrer comment elles peuvent nous être. appropriées spirituellement, selon les vœux et les mérites de chacun, afin que, les ayant comprises, si toutefois Dieu nous en fait la grâce, nous entendions plus aisément ce que nous avons à dire ensuite. Mais cela est très difficile, car les paroles dont on se sert pour exprimer ces visions ou ces ressemblances, font entendre des choses corporelles, et sont corporelles elles-mêmes ; et néanmoins ce qu'on nous veut faire comprendre par elles est spirituel, et c'est l'esprit qui en doit chercher les causes et les raisons. Or, qui est capable de souder et de comprendre tant de différents mouvements et progrès de l'âme, par lesquels cette grâce de la présence si variée de l'Époux nous est dispensée ? Néanmoins, si nous rentrons en nous-mêmes, et que le Saint-Esprit daigne nous montrer par sa lumière ce qu'il ne dédaigne pas de faire continuellement en nous par son opération, j'espère que nous ne serons pas entièrement privés de l'intelligence de ces choses. Car j'aime à croire que nous n'avons pas reçu l'esprit de ce monde, mais l'esprit de Dieu, pour savoir quels sont les dons que Dieu nous a faits (II Co. II, 12).

2. Si donc quelqu'un de nous trouve avec le Prophète, que ce lui est un grand bien d'être étroitement uni à Dieu, et, pour parler plus clairement, s'il y a quelqu'un parmi nous de tellement rempli de zèle, qu'il désire sortir de ce corps mortel, et être avec Jésus-Christ, mais qui le désire fortement, qui en ait une soif ardente, et médite sans cesse sur ce sujet, celui-là sans doute ne recevra point le Verbe autrement que sous la forme d'Époux, lorsqu'il sera visité par lui, c'est-à-dire dans le temps où il se sentira étreindre au dedans comme avec les bras de la sagesse, et qu'il recevra l'infusion de la douceur d'un saint amour. Car les désirs de son cœur se trouveront exaucés, quoiqu'il soit encore dans ce corps, comme dans un lieu de bannissement, qu'il ne possède l'Époux qu'en partie, et pour un temps, et même pour un temps fort court. Car après avoir été cherché avec beaucoup de veilles et de prières, de travaux et de larmes, il se présente enfin à l'âme, tout d'un coup, lorsqu'on croit le posséder, il s'échappe ; mais il se présente de nouveau à celui qui pleure, et qui le poursuit de tous côtés, il se laisse prendre par lui, mais non point retenir, car il s'échappe encore tout d'un coup de ses mains. Si l'âme dévote persiste à prier et à gémir, il retourne à elle, ne la prive pas du fruit de ses oraisons, mais il disparaît aussitôt, et ne revient plus jusqu'à ce qu'elle le cherche encore par tous les désirs de son cœur. Ainsi dans ce corps on peut ressentir souvent la joie de la présence de l'Époux, mais on n'en peut pas jouir pleinement, parce que si sa vue réjouit l'âme, les alternatives de présence et d'absence l'attristent aussi. Et l'Épouse sera toujours dans cette peine jusqu'à ce que s'étant une fois dépouillée du fardeau si pesant de cette masse grossière et terrestre, elle s'envole, pour ainsi dire, et soit portée, si je puis parler ainsi, sur les ailes de ses désirs, pour jouir librement dans la contemplation comme un oiseau qui plane clans l'air, et suive en esprit son bien-aimé partout où il ira, sans que rien l'empêche et la retienne.

3. Toutefois il ne se présente pas, même en passant, à toutes sortes d'âmes, mais à celle-là seulement qu'une grande dévotion, un désir véhément, et un amour plein de douceur et de tendresse témoignent qu'elle est son Épouse, et digne que le Verbe, dans toute sa beauté, la visite sous la forme d'Époux. Car celui qui n'est pas encore dans cet état, mais qui, touché de componction au souvenir de ses péchés, prie Dieu dans l'amertume de son âme, de vouloir bien ne pas le condamner (Jb. X, 2), ou qui peut-être souffre encore de violentes tentations, étant comme attiré et entraîné par sa propre concupiscence, celui-là ne cherche pas un Époux, mais nu médecin, et il ne recevra pas des baisers ou des embrassements, mais seulement des remèdes pour guérir ses plaies, de l'huile et des onguents. N'est-ce pas là la disposition où nous nous trouvons souvent dans nos prières ; nous qui sommes encore tous les jours ou tentés par les passions qui sont en nous, on touchés de regret au souvenir de nos excès passés. De quelle amertume m'avez-vous souvent délivré, Seigneur Jésus, en daignant venir dans mon âme ? Combien de fois, après avoir versé des ruisseaux de larmes, après avoir poussé mille gémissements et mille sanglots, vous ai-je senti répandre dans mon âme blessée l'onction de votre miséricorde, et la remplir d'une huile de joie ? Combien de fois me suis-je mis à prier en désespérer presque de mon salut ; et, au sortir de nia prière, me suis-je trouvé plein de joie et de l'espérance du pardon ? Ceux qui sont glana une semblable disposition savent que le Seigneur Jésus est vraiment un médecin qui guérit ceux qui ont le coeur blessé, et qui traite leurs plaies et leurs blessures (Ps. CXLVI, 8). Que ceux qui ne l'ont pas éprouvé s'en rapportent à celui qui dit: « L'esprit du Seigneur me rempli de son onction ; il m'a envoyé pour annoncer d'heureuses nouvelles à ceux qui sont doux et pacifiques, et pour guérir ceux qui ont le coeur contrit et brisé » (Is. LXI, 2). S'ils en doutent encore, qu'ils s'approchent au moins et en fassent l'essai, et qu'ils apprennent par eux-mêmes le sens de ces paroles : « J'aime mieux la miséricorde que le sacrifice » (Mt. IX, 13). Mais poursuivons.

4. Il y en a qui étant las des exercices spirituels, et tombant dans la tiédeur, dans une espèce d'abattement et de défaillance, marchent avec tristesse dans les voies du Seigneur, ne font ce qui leur est commandé qu'avec un coeur sec et ennuyé, murmurent souvent et se plaignent que les jours et les nuits sont longues, avec le saint homme Job qui disait : « Lorsque je suis couché, je dis quand me lèverai-je? et quand je suis levé, j'attends le soir avec impatience » (Jb VII, 4). Lorsqu'une âme est en cet état, si le Seigneur, touché de compassion, s'approche d'elle dans le chemin où elle marche, et que celui qui est du ciel commente à lui parler des choses du ciel, ou à lui chanter quelque air charmant des cantiques de Sion, à l'entretenir même de la cité de paix, de l'éternité de cette paix, et du bonheur qu'il y a à la posséder, cet entretien agréable semblera lifte douce litière à cette âme endormie et paresseuse, et chassera tout l'ennui de son esprit, et toute la lassitude de son corps. Ne vous semble-t-il pas que celui qui disait : « Mon âme s'endort d'ennui et de chagrin, fortifiez-moi, s'il vous plait, par vos paroles » (Ps. CXVIII, 28), en était là, éprouvait et demandait quelque chose de semblable ? Et lorsqu'elle aura obtenu cette grâce, ne s'écriera-t-elle pas : Seigneur, combien j'aime votre Loi ! je la médite durant tout le jour. Car nos méditations sur le Verbe qui est l'Époux, sur sa gloire, sa beauté, sa puissance et sa majesté adorable, sont autant de paroles qu'il dit à notre âme. Et ce n'est pas seulement alors qu'il nous parle ; mais quand nous repassons avec ardeur dans notre esprit ses oracles et ses jugements, et que nous méditons nuit et jour sur la loi, sachons que certainement l'Époux est présent et qu'il nous parle pour que la douceur de ses discours nous empêche de nous lasser de nos travaux.

5. Pour vous, quand vous sentez que ces choses se passent dans votre esprit, ne croyez pas que ces pensées sont de vous, reconnaissez qu'elles sont de celui qui dit par le Prophète : « C'est moi qui fais entendre à l'âme, des paroles de justice » (Is. LXIII, 1). Car les pensées de notre esprit ont une grande ressemblance avec les paroles de la vérité qui parie en nous ; et nul ne discerne aisément ce que son coeur produit au dedans, d'avec ce qu'il entend, s'il n'a sagement remarqué ce que le Seigneur dit dans l'Évangile : « Que les mauvaises pensées naissent du cœur » (Mt. XV, 9). Et ailleurs : « Pourquoi pensez-vous du mal dans vos cœurs ? » (Jn. VIII, 44) Ou bien encore : « Celui qui ment parle de lui-même ». Et cette remarque de l'Apôtre : « Nous ne sommes pas capables de penser rien de bon de nous-mêmes, comme de nous-mêmes, mais cette capacité nous vient de Dieu » (II Co. III, 15). Lors donc que nous pensons à de mauvaises choses, cette pensée est de nous; et lorsque nous pensons à quelque chose de bon, cette pensée vient de Dieu. La première part de notre coeur, et celle-ci notre cœur l'entend. « J'écouterai, dit le Prophète, ce que le Seigneur Dieu dira dans mon coeur. Car il ne parlera que de ce qui concerne la paix de son peuple » (Ps. XLVIII, 9). Ainsi c'est Dieu qui produit en nous des pensées de paix, de piété et de justice ; quant à nous, nous n'avons point ces pensées-là de nous-mêmes, mais nous les recevons en nous. Mais pour ce qui est des homicides, des adultères, des larcins, des blasphèmes et des autres choses semblables, ce sont des paroles sorties de notre cœur (Mt. XV, 19), nous ne les avons point entendues en nous, mais nous les faisons entendre dans notre coeur. « Car l'insensé dit en soi-même, il n'y a point de Dieu » (Ps. XIII, 1). Et : « C'est pour cela que l'impie a irrité Dieu, parce qu'il a dit en son coeur, il ne recherchera point mes mauvaises actions » (Ps IX, 13). Mais il y a encore une autre parole, qui se sent dans le coeur, et qui n'est pas un mot du coeur, car elle n'en sort pas comme nos pensées, et ce n'est point celle dont nous avons parlé, qui se fait entendre au cœur et qui est la parole du Verbe, car celle dont nous parlons est mauvaise. Elle est produite par des puissances ennemies, et ce sont les inspirations des mauvais anges, comme celle, par exemple, de trahir le Seigneur Jésus, que selon l'Évangile, le Diable inspira au cœur de Judas Iscariote, de trahir le Seigneur Jésus.

6. Mais qui peut tellement veiller sur soi-même et observer avec tant de soins sous les mouvements intérieurs qui se passent en soi, ou qui viennent de soi que, à chaque désir illicite, il discerne clairement ce qui vient de la maladie de son esprit, ou des morsures du serpent ? Je ne crois pas que cela soit possible à aucun homme, si ce n'est à celui, qui, étant éclairé par le Saint-Esprit, a reçu par une grâce spéciale ce don que l'Apôtre dans le dénombrement qu'il en fait, appelle le discernement des esprits (I Co. XII, 10). En effet, quelque soin qu'un homme apporte à garder son coeur, et à observer avec une grande vigilance tout ce qui s'y passe, quand même il s'y serait exercé depuis longtemps, et qu'il en aurait toute l'expérience imaginable, il ne pourra pas néanmoins faire en soi un discernement juste et certain entre le mal qui naît de son propre fonds, et celui qui lui a été communiqué d'ailleurs. Car, comme dit le Prophète, qui peut connaître d'où procèdent les péchés ? (Ps. XVIII, 13) Après tout, il n'importe pas beaucoup que nous sachions d'où vient le mal qui est en nous, ce qui importe c'est que nous sachions qu'il y est; et, de quelque part qu'il vienne, ce que nous avons de mieux à faire, c'est de veiller et de prier afin de n'y point consentir. Le prophète prie Dieu de le délivrer de l'un et de l'autre mal, quand il dit : « Purifiez-moi, Seigneur, de mes fautes secrètes, et préservez votre serviteur de celles d'autrui » (Ps. Ibid. 12). Je ne saurais, quant à moi, vous donner une connaissance que je n'ai par reçue moi-même. Or, j'avoue que je n'ai pas de règle pour discerner certainement les productions du coeur, des semences de l'ennemi. Car l'un et l'autre mal est un mal ; l'un et l'autre naît d'un mauvais principe, l'un et l'autre est dans le coeur ; seulement l'un et l'autre ne vient pas du coeur. Je sais que cela est en moi, bien que je ne sache pas ce que je dois attribuer soit à mon coeur, soit à l'ennemi. Mais à cela, comme j'ai dit, il n'y a nul danger.

7. Mais il y a un autre point où il serait non seulement dangereux, mais damnable de se tromper, aussi avons-nous reçu une règle assurée pour ne nous point attribuer ce qui est de Dieu en nous, et ne pas croire que la visite du Verbe est notre pensée. Autant donc, le bien est différent du mal, autant ces deux choses sont différentes entre elles, parce que ni le mal ne peut venir du Verbe, ni le bien, du coeur, s'il ne l'a conçu auparavant par le Verbe : un bon arbre ne pouvant porter de mauvais fruit, ni un mauvais arbre, de bon fruit (Mt. VII, 18). Mais je crois avoir assez parlé de ce qu'il y a de Dieu ou de nous, en notre coeur, et je pense que ce que nous en avons dit n'est pas inutile, et qu'il peut servir à faire voir aux ennemis de la grâce [2], que sans la grâce, le cœur de l'homme n'est pas capable d'avoir une bonne pensée, que cette capacité lui vient de Dieu, et que c'est l'effet de la voix de Dieu, non la production de son coeur. Vous donc, lorsque vous entendrez sa voix, vous n'ignorerez plus maintenant d'où elle vient, ni où elle va, vous saurez qu'elle vient de Dieu, et qu'elle va au coeur. Prenez garde seulement, que la par, le qui sort de la bouche de Dieu ne retourne pas à lui sans effet, mais qu'elle ait un bon succès, et qu'elle fasse toutes les choses, pour lesquelles il l'a envoyée, afin que vous puissiez dire avec l'Apôtre : « La grâce de Dieu n'a pas été inutile en moi » (I Co. XV, 10). Heureuse l'âme à qui le Verbe, tenant toujours compagnie, se montre partout affable, et qui, sans cesse charmée de la douceur de son entretien, s'affranchit à tout moment de la tyrannie de la chair et des vices, et rachète le temps parce que les jours sont mauvais. Elle ne se lassera point, parce que, comme dit l'Écriture : « Quoiqu'il arrive au juste, il ne s'en attristera point » (Pr. XII, 21).

8. Mais je crois que l’Époux parait sous la figure d'un grand père de famille, ou d'un roi plein de majesté, à ceux qui ont le coeur noble, et une grande liberté d'esprit, et qui, ayant acquis par la pureté de leur conscience, une grandeur de courage extraordinaire, out coutume de faire des entreprises hardies, et ne sont point satisfaits, si, par une louable curiosité, ils n'ont pénétré les choses les plus secrètes, compris les plus sublimes, et atteint jusqu'à la vertu la plus parfaite. Car la grandeur de leur foi fait qu'ils sont trouvés dignes d'être remplis de la plénitude de tous biens, et il n'y a rien de si rare dans tous les trésors de la sagesse, dont le Seigneur Dieu des sciences croie devoir exclure ces âmes héroïques, embrasées d'amour pour la vérité, et exemptes de toute vanité. Tel était Moïse qui osait dire à Dieu : « Si j'ai trouvé grâce devant vos veux, montrez-vous vous-même à moi » (Ex. XXXIII, 19). Tel était Philippe qui demandait à Jésus-Christ de lui faire voir son Père à lui et. à ceux qui étaient avec lui. Tel encore saint Thomas qui refusait de croire, s'il ne touchait pas de ses propres mains les plaies et le côté percé de son Maître (Jn, XX, 25). C'était un manque de foi, mais cela venait, d'une grandeur d'âme [3] tout à fait merveilleuse. Tel était aussi David, quand il disait à Dieu : « Tous les désirs de mon coeur tendent vers vous ; mes yeux vous ont cherché, je chercherai, Seigneur, votre face adorable » (Ps. XXVI, 8). Ces hommes osent aspirer à de grandes choses, parce qu'ils sont grands, et ils obtiennent ce qu'ils osent demander, selon la promesse qui leur en a été faite en ces termes : « Tous les lieux que vous foulerez de vos pieds seront à vous » (Dt. I, 36). Car une grande foi mérite de grandes récompenses, et on possède les biens du Seigneur à proportion qu'on les couvre du pied de l'espérance.

9. Ainsi Dieu parle à Moïse bouche à bouche, et celui-ci mérite de voir le Seigneur clairement, non en énigmes ou en figures (Nb. XII, 8), au lieu qu'il ne se montre, dit-il, qu'en vision aux autres prophètes, et ne leur parle qu'en songe. Saint Philippe pareillement, selon la demande qu'il en avait faite, vit le Père dans le Fils, quand il lui fut répondu : « Philippe, qui me voit, voit mon Père, parce que je suis dans mon Père, et mon Père est en moi » (Jn. XIV, 7). Il se donna aussi à toucher à saint Thomas suivant le désir de son coeur, et il ne le priva pas du fruit de sa prière (Jn. XX, 27). Que dirai-je de David ? Ne marque-t-il pas aussi qu'il n'a pas été frustré entièrement de ses désirs, lorsqu'il dit, qu'il ne permettra point à ses yeux, de dormir, ni à ses paupières de se fermer, qu'il n'ait trouvé un lieu pour le Seigneur ? Un grand Époux se présente donc à ces grandes âmes, et il les traite magnifiquement en leur envoyant sa lumière et sa vérité, en les conduisant, en les amenant sur sa sainte montagne et dans ses tabernacles, en sorte que celui qui reçoit une telle faveur a sujet de dire : « Celui qui est tout puissant a fait de grandes choses en moi » (Lc. I, 49). Ses yeux verront le roi dans toute sa beauté, marchant devant lui vers les plus beaux endroits du désert, vers les fleurs du rosier, les lis des vallées, des jardins délicieux, des fontaines jaillissantes, des celliers remplis d'une abondance de tous biens, des odeurs de parfums très doux, et enfin vers les lieux les plus intimes de sa chambre.

10. Voilà les trésors de la sagesse et de la science qui sont cachés d'ans l'Époux. Voilà les pâturages de vie préparés pour repaître les âmes saintes. Heureux celui qui en contente pleinement ses désirs ! Qu'il sache seulement qu'il ne doit pas vouloir posséder seul ce qui peut suffire à plusieurs. Car si, après toutes ces choses, l'Époux se montre sous les traits d'un pasteur, c'est peut-être afin d'avertir celui qui a obtenu de si grands dons de se souvenir d'en repaître le troupeau des personnes simples, qui ne peuvent se porter à ces merveilles par elles-mêmes, comme les brebis n'osent aller au pâturage sans leur pasteur. C'est la sage remarque de l'Épouse, et voilà pourquoi elle demande qu'on lui apprenne où l'Époux paît et repose à midi; elle se sent disposée comme on peut le comprendre par ses paroles, à se nourrir et à paître les brebis avec lui et sans lui. Car elle ne croit pas qu'il sait sûr d'éloigner le troupeau du souverain pasteur, à cause des loups, surtout de ceux qui viennent à nous sous une peau de brebis. Et c'est pour cela qu'elle désire les faire paître avec lui dans les mêmes pâturages, et se reposer sous les mêmes ombrages. Et elle en donne la raison : « De peur, dit-elle, que je ne me mette à errer après le troupeau de vos compagnons. » Elle parle de ceux qui veulent paraître amis de l'Époux et ne le sont pas; comme ils ne s'occupent qu'à faire paître leurs propres troupeaux, non les siens, ils vont de côté et d'autre en disant : « C'est ici qu'est Jésus-Christ. C'est là qu'il est » (Mt. I, 21), afin d'en séduire plusieurs, et les faire sortir du troupeau de Jésus-Christ et de les ajouter au leur. Voilà pour ce qui regarde le sens de la lettre. Quant au sens spirituel qui y est caché, je suis d'avis de remettre à un autre discours ce que, par l'intercession de vos prières, daignera m'inspirer l'époux de l'Église Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui étant Dieu est au dessus de toutes choses, et béni éternellement. Ainsi soit-il.

NOTES de Horstius et de Mabillon. pour le sermon XXXII, sur le Cantique, n. 8.

290. La foi est faible, mais descendant de grandeur d’âme. Comment concilier la faiblesse de la foi et la grandeur d'âme ? Mais dans cette pensée de saint Thomas, saint Bernard distingue deux choses : l'une, qu'il refusa de croire, ce en quoi il manqua de foi ; l'autre qu'il mit une condition à sa foi, c'est-à-dire qu'il verrait les cicatrices de ses blessures. Or voilà ce qui est grand et a rapport à la grandeur d'âme dont le propre est d'aspirer aux grandes choses. Cette manière d'entendre la pensée de saint Bernard se trouve appuyée sur le CLXI sermon du temps de saint Augustin, où on lit : « Quelque homme de peu de foi, quelque faible de génie que soit un chrétien, il ne pourra jamais mettre ses doutes sur la mène ligne que le doute inquisiteur de saint Thomas. En effet, jamais ce dernier, après voir entendu Jésus même lui parler, l'avoir reconnu et lui avoir parlé, n'aurait osé lui demander de constater, de ses propres mains, que c'était bien lui, de s'assurer que c'était bien un homme qu'il avait sous les yeux, et de reconnaître sa résurrection plutôt aux traces des ignominies de sa passion qu'à l'éclat de ses miracles, etc. » Voir encore sur ce sujet l'opinion de Guillaume de Saint-Thierry, dans son livre de la Contemplation de Dieu. CI, n. 5, dans le tome v de cette édition. (Note de Mabillon.)

SERMON XXXIII

Ce qu'une âme dévote ne doit cesser de rechercher. Que faut-il entendre par le mot midi. Il y a quatre tentations qu'on doit toujours éviter.

1. Apprenez-moi où est celui qu'aime mon âme, où vous paissez votre troupeau, où vous vous reposez à midi. " Un autre saint se sert aussi de la même expression : " Apprenez-moi, dit-il, pourquoi vous me jugez ainsi (Jb X, 3). " En quoi il ne blâme pas la sentence du juge, mais il en cherche la cause, il demande d'être instruit par les afflictions, non pas d'en être délivré. Un prophète en use de même dans ses oraisons, quand il dit : " Apprenez-moi vos voies, Seigneur, et enseignez-moi vos sentiers (Ps. XXIV, 4). " Et il déclare ailleurs ce qu'il entend par ces voies et ces sentiers : " Il m'a conduit, dit-il, par les sentiers de la justice (Ps. XXII, 3). " Toute âme qu'une sainte curiosité pour ce qui regarde Dieu anime, ne cesse de s'enquérir de ces trois choses : " De la justice, du jugement et du lieu " où réside la gloire de l'Époux; qui sont pour elle la " voie " où elle doit marcher, la " précaution " avec laquelle elle doit marcher, et la " demeure " vers laquelle elle doit marcher. Or, voici ce que le Prophète dit de cette demeure : "Je n'ai demandé qu'une chose au Seigneur, et je la lui demanderai encore, c'est de me faire la grâce de demeurer dans sa maison tous les jours de ma vie (Ps. XXVI, 4). " Et ailleurs " Seigneur, j'aime passionnément la beauté de votre maison et le lieu où habite votre gloire (Ps. XXV, 8). " Quant aux deux autres, voici comment il s'exprime : " La justice et le jugement sont les bases de votre trône (Ps. LXXXVIII, 15). " C'est avec raison que l'âme dévote cherche ces trois choses comme étant le trône de Dieu et la base de son trône. On aime à voir comment, par une prérogative particulière de l'Épouse, ces trois choses concourent également à la consommation de ses vertus; en effet, elle est " belle " par la forme de la justice, " prudente " par la connaissance des jugements, et " chaste " par le désir qu'elle a de la présence ou de la gloire de son Époux. Car il sied bien à l'Épouse du Seigneur d'être telle; je veux dire belle, prudente et chaste. Or, sa dernière demande trouve place ici; elle prie, en effet, celui qu'aime son âme, de lui apprendre où il paît son troupeau, et où il se repose à midi.

2. Et d'abord, remarquez avec quelle élégance elle distingue l'amour de l'esprit d'avec l'amour charnel, lorsque, voulant désigner son bien-aimé, plutôt par son affection que par son nom, elle ne dit pas simplement celui que j'aime, mais " celui qu'aime mon âme, " pour marquer par-là que son amour est spirituel. Ensuite, considérez avec attention ce qu'elle trouve de si agréable dans le lieu de ses pâturages. Remarquez encore qu'elle parle de l'heure de midi, et s'enquiert surtout du lieu où celui qui paît son troupeau se repose en même temps, ce qui prouve une grade sécurité. Car je crois qu'elle ajoute ce mot : " où il repose, " parce que, en ce lieu-là, il n'est point nécessaire d’être debout, et de veiller à garder le troupeau, puisque, tandis que le pasteur est couché et se repose à l'ombre, son troupeau ne laisse pas de parcourir librement la prairie. Heureuse région, où les brebis entrent et sortent quand il leur plaît, sans que personne les épouvante ! Qui me fera la grâce de vous voir et moi avec vous, vous repaître dans les montagnes avec ces quatre-vingt-dix-neuf brebis que le pasteur y laissa, lisons-nous dans l'Évangile, lorsqu'il daigna courir après celle qui s'était égarée (Mt. XVIII, 12). Celui-là sans doute se repose en pleine sécurité lorsqu'il est près de ses brebis; qui n'hésite point à s'éloigner parce qu'il sait qu'il les laisse en lieu sûr. C'est à bon droit que l'Épouse soupire et aspire après ce lieu qui est tout ensemble un lieu de pâturage et de paix, un lieu de repos et de sécurité, un lieu de joie, d'admiration et d'étonnement. Hélas! que je suis malheureux d'en être si éloignée et de ne le saluer que de loin! Le seul souvenir que j'en ai me fait verser des larmes, et me met dans le coeur le sentiment, et dans la bouche les paroles de ceux qui disaient : " Nous nous sommes assis sur les rivages des fleuves de Babylone, et nous avons pleuré amèrement en nous souvenant de vous, ô Sion (Ps. CXXXVI, 1). " Il me prend envie de m'écrier aussi avec l'Épouse et le Prophète : " Sion, louez votre Dieu de ce qu'il a renforcé les gonds de vos portes et béni vos enfants en vous; il a établi la paix dans toute votre contrée, et il vous nourrit avec abondance de la fleur du plus pur froment (Ps. CXLVII, 1). " Qui ne souhaiterait ardemment de paître en ce lieu pour y goûter la paix, y manger la fleur de froment et y trouver la satiété. Là ni crainte, ni dégoût, ni disette. Or, cette demeure assurée, c'est le " paradis, " cette nourriture délicieuse, c'est le " Verbe, " et cette grande abondance, c'est " l'éternité. "

3. J'ai aussi le Verbe ici-bas, mais c'est. dans sa chair. On me présente aussi la vérité pour me servir de nourriture, mais c'est dans un sacrement. L'ange est comme engraissé de la fleur du froment, il se rassasie du grain même; quant à moi, il faut que je me contente, durant cette vie, de l'écorce du sacrement, du son de la chair, de la paille de la lettre et du voile de la foi. Et ces choses sont telles qu'elles donnent la mort quand y on goûte, sans les assaisonner des 'prémices de l'esprit. Oui, je ne puis trouver que la mort dans le vase, si l'amertume des herbes qui y sont n'est adoucie par la farine du Prophète. Car, sans l'esprit, on ne reçoit le sacrement que pour sa condamnation, la chair ne sert de rien, la lettre tue, et la foi est morte. C'est l'esprit qui vivifie et qui fait que je vis dans ces choses. Riais, de quelque abondance et de quelque onction d'esprit qu'elles soient pleines, l'on ne peut trouver dans l'écorce du sacrement la même douceur que dans la plus pure fleur de froment, dans la foi que dans la vision, dans le souvenir que dans la présence, dans le temps que dans l'éternité, dans le visage que dans le miroir qui le représente, dans l'image de Dieu que dans la forme d'un esclave. Aussi, dans toutes ces choses, ma foi est riche, mais mon intelligence est pauvre. Or, il y a bien de la différence entre le goût que l'on a par l'intelligence et celui que l'on n'a que par la foi, puisque ce dernier fait notre mérite, au lieu que l'autre fera notre récompense. Vous voyez donc qu'il n'y a pas moins de différence entre les pâturages qu'il n'y en a entre les endroits où on habite; et que les biens qui sont possédés par les habitants du ciel, sont aussi élevés au dessus des biens de ce monde, que le ciel est élevé au dessus de la terre.

4. Hâtons-nous donc, mes enfants, hâtons-nous d'arriver dans un lieu plus sûr, dans des pâturages plus délicieux, dans un champ plus fertile. Hâtons-nous d'aller là où nous habiterons sans crainte, où notre abondance ne saurait s'épuiser, où notre jouissance ne connaîtra point le dégoût. Car, Seigneur des armées, vous qui jugez toutes choses avec tranquillité, vous nourrissez aussi toutes choses en paix et en sécurité. Vous êtes en même temps le Seigneur des armées et le pasteur des brebis. Vous paissez donc votre troupeau, et vous vous reposez en même temps, mais ce n'est pas ici. Car vous étiez debout lorsque vous regardiez du ciel une de vos brebis, je veux dire le grand Etienne, environné, de loups sur la terre. C'est pourquoi : " Apprenez-moi où vous paissez votre troupeau, et où vous vous reposez à midi, " c'est-à-dire tout le jour. Car ce midi est tolet un jour, qui ne tonnait point de soir. C'est pour cela que ce jour qu'on passe dans votre maison est plus désirable que mille autres s'il ne tonnait pas de couchant (Ps. LXXXIII, 11). Peut-être a-t-il eu un matin, quand ce saint jour a commencé à luire sur nous par les entrailles de la miséricorde de notre Dieu, dans laquelle le soleil levant nous est venu visiter du ciel (Lc. I, 78). Oui, c'est vraiment alors, ô mon Dieu, que nous avons reçu les effets de votre miséricorde au milieu de votre temple, lorsqu'au sein des ombres de la mort, une grande lumière a paru sur nous, et que nous avons vu la gloire du Seigneur éclairer le matin (Ps. XLVII, 10). Combien de rois et de prophètes ont désiré la voir et ne l'ont pas vue? Pourquoi? Parce qu'il était nuit, et que le matin tant attendu, et auquel la miséricorde était promise, n'était pas encore arrivé? C'est pourquoi quelqu'un disait dans ses prières : " Faites-moi entendre, Seigneur, dès le matin, la voix de votre miséricorde, parce que j'ai espéré en vous (Ps. CXLII, 5). "

5. Ce jour a été précédé d'une aurore qui a commencé à luire quand le soleil de justice fut annoncé à la terre par l'archange Gabriel, qu'une vierge le conçut dans son sein par l'opération du Saint-Esprit, et l'enfanta en demeurant toujours vierge, jusqu'au jour où il parut dans le monde, et conversa avec les hommes. Jusqu'alors ou ne vit qu'une toute petite lumière qui était vraiment semblable à la lumière de l'aurore, en sorte que presque toute la terre ignorait que le jour fût parmi les hommes. Après tout, s'ils ne l'eussent pas ignoré, ils n'eussent jamais crucifié le Seigneur de gloire (I Cor. I, 8). Voilà pourquoi aussi ce n'était qu'au petit nombre des disciples qu'il était dit : " Il y a encore un peu de lumière parmi vous (Jn. XII, 35)," car on n'avait encore que l'aurore, le commencement ou plutôt le signe du jour, tant que le soleil cachait ses rayons, au lieu de les répandre sur la terre. C'était aussi la pensée de saint Paul, lorsqu'il disait: " La nuit a précédé, mais le jour s'est approché (Rm. XIII, 2), " marquant par là qu'il y avait encore si peu de lumière, qu'on pouvait dire que le jour s'était approché plutôt que venu. Mais quand s'exprimait-il ainsi? C'était alors que le soleil, venu des enfers, était déjà monté jusqu'au plus haut du ciel. Combien donc était-il encore plus vrai de le dire, lorsque la ressemblance du péché, comme une nuée épaisse, couvrait l'aurore, et qu'elle était comme étouffée par tant de souffrances, et même par une mort amère et sur une croix honteuse? Combien plus sa lumière était-elle faible alors, et paraissait-elle plutôt venir de la présence de l'aurore que de celle du soleil ?

6. Toute la vie de Jésus-Christ sur la terre était donc une aurore, une aurore même assez pâle, jusqu'à ce que, se couchant et se levant de nouveau, il a chassé l'aurore par la lumière plus vive de sa présence qui était comme un soleil : le matin arrivant alors, la nuit s'est trouvée comme engloutie dans sa victoire. Aussi lisons-nous dans l'Évangile ," Le jour du Sabbat, de grand matin, elles vinrent au tombeau, le soleil étant déjà levé (Mt. XXVIII, 1). " N'était-ce pas le matin, puisque le soleil était levé? Or, il tira une nouvelle beauté de la résurrection, et urne lumière plus pure et plus brillante que de coutume ; car nous ne le connaissons plus maintenant ( I Cor. V, 16), selon la chair, quoique nous l'ayons connu ainsi d'abord. Aussi le Prophète chante-t-il : " Il s'est revêtu de beauté, il s'est revêtu de force, il s'est ceint et a pris les armes .(Paul. XCII, 1), " parce qu'il a dépouillé les infirmités de la chair comme un nuage, et s'est revêtu d'une robe de gloire. C'est alors que ce soleil s'est élevé, et que, répandant insensiblement ses rayons sur la terre, il a commencé peu à peu à paraître plus lumineux et à faire sentir plus vivement sa chaleur. Mais qu'il s'échauffe et se fortifie tant qu'il voudra, qu'il au fente le nombre et la force de ses rayons dans tout le cours de notre vie mortelle, car il demeure avec nous jusqu'à la consommation des siècles (Mt. XXVIII, 20); il ne montera point pourtant à son midi, et cous ne le verrons point ici-bas dans cette plénitude de lumière, où nous le verrons un jour, au moins ceux à qui il daignera faire cette grâce. O véritable midi! plénitude d'ardeur et de lumière! état permanent d'un soleil durable, qui détruit toutes les ombres, sèche tous les marais, bannit toutes les mauvaises odeurs! O solstice éternel et jour sans déclin, ô lumière du midi, fraîcheur du printemps, beauté de l'été, abondance de l'automne, et, pour ne rien omettre, repos , et loisir de l'hiver, ou plutôt, si vous l'aimez mieux ainsi, il n'y arque l'hiver qui s'en ira et se retirera alors. Apprenez-moi, dit l'Épouse, où est ce lien si plein de clarté, de paix et d'abondance, afin que, comme Jacob, étant encore dans ce corps mortel, vit le Seigneur face à face sans qu'il en mourût (Gn. XXXII, 30) , ou comme Moïse le vit, non en figure et en énigme ou en songe, ainsi que les autres prophètes, mais d'une manière excellente et inconnue à tout autre qu'à lui et à Dieu (Nb. XII, 8); ou, comme Isaïe, après que les yeux de son esprit furent ouverts, le vit sur un trône très haut et très élevé (Is. VI, 1), ou même comme saint Paul qui, ravi dans le paradis, entendit des paroles ineffables, et vit de ses yeux Jésus-Christ son Seigneur (II Cor. XII, 4), je mérite aussi de vous contempler par un ravissement d'esprit, dans l'éclat de votre lumière et de votre beauté, de vous vair paissant votre troupeau avec plus d'abondance, et vous reposant avec plus de sécurité.

7. Car ici vous paissez votre troupeau, mais vous ne le rassasiez pas. Et-il n'est pas permis de se reposer, mais il faut être debout, et veiller à clause des frayeurs de la nuit. Hélas ! cette lumière-ci n'est point pure, cette nourriture n'est point pleine, cette demeure n'est point sûre. " Apprenez-moi donc où vous paissez votre troupeau, et où vous vous reposez à midi. " Vous m'appelez bienheureuse de ce que je suis affamée et altérée de la justice. (Mt. V, 6). Et qu'est-ce que cela, au prix de la félicité de ceux qui sont comblés des biens de votre maison, (Ps. LXIV, 6) qui sont toujours à un banquet magnifique, (Ps. LXVII, 4) et se réjouissent sans cesse en la présence de Dieu? Si je souffre quelque chose pour la justice, vous dites encore que je suis 1 bienheureuse. Or il est certain que s'il y a quelque douceur à paître où l'on craint de souffrir, il n'y a point de sûreté : mais y paître et y souffrir en même temps, n'est-ce pas un plaisir fâcheux ? Je possède ici toutes choses hormis la perfection; :plusieurs choses m'arrivent au-delà de mes espérances, mais je n'y vois rien de sûr. Quand me comblerez-vous donc de joie par la présence de votre visage (Ps. XV, 10)? Je chercherai, Seigneur, votre visage adorable (Ps. XXVII. 8). Voue visage est un soleil en son midi. Apprenez-moi où vous paissez votre troupeau, où vous vous reposez à midi. Je sais assez où vous paissez sans reposer. Apprenez-moi où vous paissez et reposez tout ensemble. Je n'ignore pas où le reste du temps vous avez coutume de paître, mais je voudrais savoir où vous paissez à midi. Car pendant le temps. de ma vie mortelle, et dans le lieu de mon pèlerinage, j'ai coutume de me repaître et de repaître les autres de vous, sous votre conduite, dans la loi, dans les prophètes, et dans les Psaumes. Je me repose aussi clans les pâturages de l'Évangile et des apures. Souvent même j'ai cherché comme j'ai pu de la nourriture pour moi, :et pour ceux qui m'appartiennent dans les actions, les paroles, et les écrits des saints : mais plus souvent encore, car cela m'est plus aisé, j'ai mangé le pain de la douleur, et bu le vin de la componction, et mes larmes m'ont servi de nourriture et de breuvage durant le jour et durant la nuit, pendant qu'on me dit à tout moment, où est votre Dieu (Ps. XXXXI, 3) ? Il est vrai quelque fois, je me nourris de ce qui est sur votre table, car vous avez dressé une table devant moi, pour confondre ceux qui m'affligent. J'en prends, dis-je, parfois quelque chose, par un bienfait singulier de votre miséricorde, et cela me fait un peu respirer lorsque mon âme est triste et me remplit de troubles. Je connais ce pâturages et j'y vais souvent en vous suivant comme mon pasteur. Mais apprenez-moi aussi, je vous prie, ceux que je ne connais pas.

8. Il y a encore à la vérité d'autres pasteurs qui se disent vos compagnons, et ne le sont pas, qui ont des troupeaux qui leur sont propres, et des prairies pleines de pâturages mortels, où ils paissent, mais sans vous et sans vos ordres. Je ne suis point entré dans leurs terres, et ne me suis point approché d'eux. Ce sont ceux qui disent a Le Christ est ici : Le Christ est là (Mc. XIII, 21) : " Ils promettent les fertiles pâturages de la sagesse et de la science, on les croit, on vient en foule à eux, mais ils rendent ceux qui les suivent enfants du Diable encore beaucoup plus qu'ils ne le sont eux-mêmes. Et pourquoi cela, sinon parce qu'il n'y a point là de midi, ni de lumière pure, qui puissent faire connaître clairement la vérité, et qu'an reçoit souvent la fausseté pour elle, à cause de la vraisemblance qui ne se discerne pas aisément du vrai dans l'obscurité, mais surtout aussi parce que les eaux dérobées sont plus douces, et qu'on trouve meilleur le pain qu'on mange en cachette (Pr. IX. 17)? Et c'est pour cela que je vous prie de m'enseigner où vous paissez et où vous vous reposez à midi, c'est-à-dire à découvert, de peur que séduite je ne me mette à errer après les troupeaux de vos compagnons, comme eux-mêmes sont errants et vagabonds, n'ayant aucune certitude de la vérité qui les rend stables, apprenant toujours et n'arrivant jamais à la connaissance de la vérité. Voilà ce que dit l'Épouse à cause des vains dogmes des philosophes et des hérétiques.

9. Pour moi, je crois que nous devons soupirer après ce midi, non-seulement pour ce motif, mais encore et surtout à cause des artifices des puissances invisibles, des esprits séducteurs qui se tiennent en embuscade avec des flèches toutes prêtes dans leurs carquois, pour percer, d'un lieu obscur, ceux qui ont le coeur droit, afin qu'en plein jour nous puissions découvrir les stratagèmes du diable et discerner aisément d'avec notre bon ange cet ange de Satan qui se transforme en ange de lumière. Car nous ne saurions nous garantir des incursions du démon du midi (Ps. C. 6), qu'en demeurant aussi dans la lumière du midi, et je crois que ce démon-là est appelé ainsi, parce qu'il y a de mauvais esprits qui, étant une nuit, et une nuit perpétuelle à cause de leur volonté ténébreuse et obstinée dans le mal, ne laissent pas pour surprendre les hommes de paraître comme un jour, que dis-je comme un jour, comme un midi ; de même que leur prince ne se contente pas d'être égal à Dieu, mais lui résiste encore et s'élève au-dessus de tout ce qui est appelé Dieu, et adoré comme tel (2 The. III, 4). C'est pourquoi si le coeur de celui qu'un démon de cette sorte entreprend de tenter, n'est éclairé par le vrai midi qui luit du haut du ciel, pour convaincre et découvrir le faux midi, il ne pourra point s'en donner de garde; le démon le tentera et le supplantera certainement par l'apparence du -bien, tandis qu'il ne se défie de rien, et qu'il ne se tient pas sur ses gardes. Et ce midi est d'autant plus clair, c'est-à-dire, la tentation est d'autant plus forte, que le mal qu'elle présente parait un plus grand bien.

10. Que de fois, par exemple, n'a-t-il pas inspiré à certains religieux la pensée de devancer les veilles de la nuit, pour se jouer d'eux ensuite en les faisant dormir au choeur, pendant que leurs frères chantaient l'office; que de fois leur a-t-il fait prolonger leurs jeûnes, pour les rendre inutiles au service de Dieu, en les rendant faibles? Combien de fois, rempli d'envie contre ceux qui faisaient des progrès dans le monastère, leur a-t-il persuadé, sous prétexte d'une plus grande perfection, de s'en aller dans le désert, et les infortunés ont bientôt reconnu la vérité de cette parole qu'ils avaient lue avec si peu de fruit : " Malheur à celui qui est, seul, car s'il tombe il n'y a personne qui le relève (Ecc. IV, 10) ". Que de fois en a-t-il excité au travail des mains plus qu'il ne fallait, et les a-t-il rendus, par leur faiblesse, incapables des autres exercices réguliers? A combien a-t-il persuadé d'embrasser avec trop d'ardeur les travaux corporels qui servent peu, selon l'Apôtre (I Tim. IV, 8), et les a-t-il rendus froids pour la piété? Vous en avez connu vous-même quelques-uns (je le dis à leur confusion) qui d'abord ne pouvaient être retenus, tant ils se portaient avec ardeur aux choses pénibles, et qui sont tombés ensuite dans une telle lâcheté, que, selon cette parole de l'Apôtre, après avoir commencé par l'Esprit, ils ont achevé par la chair (Ga. III, 1), et ont fait une honteuse alliance avec leur corps, après lui avoir déclaré une guerre cruelle. Vous les voyez aujourd'hui, par un triste changement, chercher à contretemps le superflu, après avoir refusé auparavant avec opiniâtreté le nécessaire. Après tout, je ne sais si ceux qui persistent ainsi dans leur obstination, font des abstinences indiscrètes, et, par une singularité blâmable, troublent ceux à qui ils doivent conformer leur conduite, puisqu'ils vivaient sous le même toit, je ne sais, dis-je, s'ils croient conserver la piété : pour moi, il me semble qu'ils s'en éloignent considérablement. Aussi, que ceux qui, se trouvant sages à leurs propres yeux, sont déterminés à n'acquiescer à aucun conseil, à aucun commandement, voient ce qu'ils répondront, non pas à moi, mais à celui qui a dit : " Résister à ses supérieurs, c'est presque un crime égal à la magie; et c'est une espèce d'idolâtrie de ne vouloir pas acquiescer à leurs ordres (I Reg. XV, 23). " Il avait dit auparavant : "L'obéissance vaut mieux que le sacrifice, et il vaut mieux obéir à ses supérieurs qu'offrir à Dieu la graisse des béliers (Ibid.)," c'est-à-dire une abstinence désobéissante. C'est pourquoi le Seigneur a dit par le Prophète: " Est-ce que je mangerai la chair des taureaux, ou boirai-je le sang des boucs (Ps. XXXXIX, 3)?" pour marquer que les jeûnes des superbes ou des impurs ne lui sont point agréables.

11. Mais je crains aussi, en condamnant les exagérations, de paraître lâcher la bride aux gourmands, et que ce que j'ai dit pour servir de remède aux uns, ne soit un poison pour les autres; aussi, que les uns et les autres apprennent qu'il y a quatre sortes de tentations que le Prophète nous signale en ces termes : " La vérité vous couvrira d'un bouclier impénétrable. Vous n'appréhenderez point les frayeurs de la nuit, ni la flèche qui vole durant le jour, ni le trafic qui se fait dans les ténèbres, ni les attaques du démon du midi (Ps. XC, 5). " Que chacun ne laisse pas d'écouter. car j'espère que tous peuvent tirer quelque avantage de mes paroles. Nous tous, qui que nous soyons, qui nous sommes convertis au Seigneur, nous sentons et nous avons senti en nous ce que l'Écriture-Sainte a dit: " Mon fils, lorsque vous entrez au service de Dieu, demeurez ferme contre la crainte., et préparez votre âme contre la tentation (Ecc. III, 1). " Ainsi, c'est la crainte qui, la première, agite les commencements de notre conversion, comme tout le monde l'a expérimenté, et cette crainte est causée par l'image affreuse que nous concevons de la vie étroite, que nous sommes près d'embrasser, et par la rigueur de la discipline régulière à laquelle nous ne sommes point encore accoutumés. Or, cette crainte est appelée une " crainte de nuit, " soit parce que la nuit dans l'Écriture signifie ordinairement les adversités, ou parce que nous ne voyons pas encore quelle sera la récompense des maux que nous nous préparons à endurer. Car si le jour, à la lumière duquel nous puissions voir en même temps les travaux et les récompenses, le désir de la récompense lui, pour nous, serait claire, nous empêcherait d'appréhender le travail, attendu que les souffrances de cette vie ne méritent pas d'être comparées à la gloire dont nous jouirons dans l'autre (Rm. VIII, 18). Mais, maintenant que ces choses sont cachées à nos yeux, et que ce n'est qu'une nuit pour nous, nous sommes tentés par les frayeurs de la nuit, et nous craignons de souffrir des maux présents pour des biens à venir que nous ne voyons point. Ceux donc qui entrent en religion doivent veiller et prier pour surmonter cette première tentation, de peur qu'étant d'abord abattus par la faiblesse de l'esprit, et troublés par les orages, ils ne quittent le bien qu'ils ont embrassé; à Dieu ne plaise qu'il en soit ainsi.

12. Mais, après avoir surmonté cette tentation, ne laissons pas de nous armer aussi contre les louanges que les hommes nous prodiguent à cause de la vie louable où nous sommes entrés. Autrement nous serons exposés aux blessures " de la flèche qui vole durant le jour, " c'est-à-dire de la vaine gloire. Car la renommée vole, et c'est durant le jour; elle naît, en effet, des oeuvres de lumière. Quand nous l'aurons soufflée comme une vaine fumée, il y a encore à craindre qu'on ne nous offre quelque chose de plus solide, je veux dire les richesses et les honneurs du siècle; peut-être celui qui se soucie peu des louanges recherchera-t-il les hommes. Et voyez si ça n'est pas l'ordre des tentations qui a été gardé envers Notre-Seigneur, à qui le démon n'a montré tous les royaumes du monde, qu'après lui avoir suggéré la pensée de se précipiter en bas du pinacle du temple uniquement par un sentiment de vanité (Mt. IV, 8). A l'exemple du Sauveur, rejetez donc aussi ces choses; autrement il est, impossible que vous ne soyez pas surpris par le "trafic qu'il fait dans les ténèbres, " c'est-à-dire par l'hypocrisie. Car ce vice est une branche de l'ambition, et sa demeure est dans les ténèbres, car elle cache ce qu'elle est, et se fait paraître ce qu'elle n'est pas. Or, elle trafique en tout temps, en retenant la forme de sa piété pour se cacher, et en vendant la vertu même de la piété pour acheter des honneurs.

13. La dernière tentation est le " démon du midi, " c'est-à-dire celui qui d'ordinaire tend des piéges aux parfaits, à ces hommes vaillants et généreux qui ont tout surmonté, les voluptés, la vaine gloire, les honneurs. Car, que reste-t-il à celui qui tente les hommes, en quoi, ils puissent combattre à force ouverte ceux qui sont tels? Il vient donc caché, parce qu'il n'ose pas se découvrir, et il s'efforce de supplanter par un faux bien, celui qu'il sait assez, par sa propre expérience, n'avoir que de l'horreur pour tout ce qui est visiblement mal. Mais, plus ceux qui peuvent dire avec l'Apôtre : " Nous n'ignorons pas ses artifices (II Cor. II, 11)," avancent dans la vertu, plus ils doivent avoir soin de se tenir en garde contre ce piège. Voilà pourquoi Marie se trouble de la salutation de l'ange (Luc. I, 29) ; elle craignait, si je ne me trompe, que ce fût quelque supercherie de l'ennemi. Et Josué ne reçut point l'ange comme ami, avant de connaître qu'il était ami (Jo V, 13). Il lui demande, en effet, s'il est un des siens ou un ennemi, comme un homme qui connaît les finesses du démon du midi, De même, lorsque les apôtres, qui ramaient avec peine, parce qu'ils avaient le vent contraire, et que leur barque était agitée par les flots, en voyant Jésus-Christ marcher sur les eaux, pensent que c'était un fantôme et poussent un cri de frayeur, ne témoignent-ils pas clairement qu'ils soupçonnaient que c'était le démon du midi? Vous vous souvenez bien que l'Écriture dit : " que c'est la quatrième veille de la nuit qu'il vint à eux en marchant sur la mer (Ibid. XLVIII). " Craignons donc cette quatrième et dernière tentation, et plus nous serons élevés, plus nous devons veiller soigneusement pour nous garantir des attaques du démon du midi. Mais lé vrai Midi se fit connaître à ses disciples, quand il leur dit: " C'est moi, ne craignez point (Mt. XXIII, 50); " et la crainte qu'ils avaient que ce fût le faux midi se dissipa. Dieu veuille aussi que toutes les fois que la fausseté se déguise et tâche de se glisser dans nos esprits, le vrai Midi envoie d'en haut sa lumière et sa vérité pour la mettre en plein jour, et sépare la lumière d'avec les ténèbres, afin que nous ne tombions point sous la censure du Prophète " en prenant la lumière pour les ténèbres, et les ténèbres pour la lumière (Is. V, 20). "

14. Si la longueur de ce discours ne vous fatigue point, je vais essayer encore d'approprier ces quatre tentations en leur ordre, au corps de Jésus-Christ, qui est l'Église. Je serai le plus bref possible. Considérez l'Église primitive: n'a-t-elle pas été d'abord extraordinairement surprise "par la crainte de la nuit? " Car on était vraiment dans la nuit, alors que tous ceux qui tuaient les saints croyaient rendre un grand service à Dieu. Mais après avoir surmonté cette tentation, et quand la tempête se fut apaisée, elle est devenue illustre et glorieuse, et, selon la promesse qui lui en avait été faite, elle devint comme un objet de gloire et de triomphe dans tous les siècles. En sorte que l'ennemi, fâché de se voir frustré dans ses espérances, laissant là " la crainte de la nuit, " recourt adroitement à "la flèche qui vole durant le jour, " et en perce quelques-uns des enfants de l'Église. Et des hommes vains et ambitieux se sont élevés, pour acquérir de la réputation; et, sortant de l’Église, ils ont longtemps affligé leur mère par le nombre de leurs dogmes pervers. Mais cette peste a été aussi étouffée par la sagesse des saints, comme la première l'avait été par la patience des martyrs.

15. Aujourd'hui, grâce à Dieu, l'Église est délivrée de ces deux grands maux, mais elle est défigurée par le " trafic qui se fait dans les ténèbres. " Malheur à ce siècle corrompu par le levain des Pharisiens, c'est-à-dire par l'hypocrisie, si toutefois on la peut nommer ainsi, puisqu'elle ne se peut plus cacher tant elle est répandue, et ne cherche même plus à se cacher tant elle est impudente. Une corruption contagieuse circule aujourd'hui dans tout le corps de l'Église et y répand une maladie d'autant plus désespérée qu'elle est plus universelle, et d'autant plus dangereuse qu'elle est plus intérieure. Si un hérétique s'élevait contre elle et lui faisait une guerre ouverte, on le mettrait dehors et il sécherait. Si un ennemi publie l'attaquait par une violence publique, elle se cacherait peut-être, et éviterait sa fureur. Mais maintenant que chassera-t-elle, ou de qui se cachera-t-elle ? Ils sont tous ses amis et tous ses ennemis. Ils sont tous ses intimes, et tous ses adversaires. Ils sont tons ses domestiques, et il n'y en a pas un qui vive en paix avec elle. Ils sont tous ses proches, et ils cherchent tous leurs intérêts. Ils sont ministres de Jésus-Christ, et ils servent l'Antéchrist. Ceux qui ne rendent aucun honneur à Dieu, sont chargés des biens de sa maison. C'est de là que vient cet éclat digne de courtisanes, ces habits de comédiens, cet appareil royal que vous voyez tous les jours. De là l'or qui brille aux mors de leurs chevaux, à leurs selles et à leurs éperons, à leurs éperons, dis-je, plus magnifiques que les autels. De là ces tables chargées de services splendides et de mets délicieux; de là ces excès de bouche, ces débauches, ces guitares, ces lyres et ces flûtes, de là ces celliers qui regorgent d'une abondance de toutes choses, ces pots remplis de parfums précieux, et ces coffres pleins de trésors immenses. C'est pour tout cela qu'on veut être, et qu'on est, en effet, prévôt d'église, doyen, archidiacre, évêque et archevêque. Car ces dignités ne se donnent pas au mérite, mais au trafic infâme qui s'en fait dans les ténèbres.

16. Il a été fait autrefois de l'Église, une prophétie dont nous voyons maintenant l'accomplissement; il a été dit que ce serait dans la paix que son amertume devrait être plus amère (Is. XXXVIII, 7). Elle a été amère dans les supplices des martyrs. Elle a été plus amère dans ses combats contre les hérétiques. Mais elle est maintenant très amère dans les moeurs de ses membres. Elle ne peut ni les éloigner d'elle, ni s'éloigner d'eux, tant ils se sont établis puissamment et multipliés jusqu'à l'infini. Sa plaie est intérieure ; elle est incurable. C'est ce qui fait que son amertume est très amère au milieu de la paix. Mais au milieu de quelle paix? Elle a la paix, et elle n'a point la paix. Sa paix n'est pas troublée par les païens. Elle est en paix du côté des hérétiques, mais elle n'a point la paix de la part de ses enfants, et c'est aujourd'hui, à proprement parler, qu'elle fait cette plainte : J'ai " nourri des enfants, je les ai élevés, et, après cela, ils m'ont méprisée. " Ils m'ont méprisée et déshonorée par les désordres de leur vie, par des gains honteux, par des commerces infâmes, et enfin par toutes sortes d'oeuvres de ténèbres. Il ne reste plus qu'une chose, c'est que le démon du midi sorte et séduise le peu qui n'aient pas encore perdu leur simplicité. Car il a englouti des fleuves de sages et des torrents de puissants, comme parle l'Écriture, et il espère engloutir encore les eaux du Jourdain (Jb. XII, 18), c'est-à-dire les personnes simples et humbles qui sont dans l'Église. Car c'est lui qui est l'Antéchrist, il ne contrefera pas seulement le jour, mais encore le midi, il foulera aux pieds les choses les plus saintes, et s'élèvera au dessus de tout ce qui est appelé Dieu, et honoré comme tel. Mais le Seigneur Jésus-Christ le tuera du souffle de sa bouche, et le détruira par l'éclat de son avènement, car il est le véritable et éternel midi, l'époux et le défenseur de l'Église, et un Dieu élevé au dessus de tout, et béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.

SERMON XXXIV

De l'humilité et de la patience.

1. "Si vous ne vous connaissez pas vous-même, ô la plus belle de toutes les femmes, sortez, et allez après les troupeaux de vos compagnons, et paissez vos boucs auprès des tentes des pasteurs (Ct. I,7). " Autrefois Moïse, présumant beaucoup de la grâce et de la familiarité de Dieu, aspirait à une grande vision, et disait à Dieu ; " Si j'ai trouvé grâce devant vos yeux, montrez-vous vous-même à moi (Ex. XXXIII, 43). " Mais, au lien de cette vision qu'il demandait, il en eut une moindre, par laquelle toutefois il pouvait un jour arriver à celle qu'il désirait. De même les enfants de Zébédée, dans la simplicité de leur âme, conçurent aussi un souhait bien hardi, mais ils furent ramenés au degré par où ils devaient monter pour arriver à ce qu'ils demandaient; de même ici l'Épouse, comme elle semble demander une grande chose, se voit humiliée, par une réponse sévère, mais utile néanmoins et pleine d'affection. Car il faut que celui qui aspire à de grandes choses ait d'humbles sentiments de soi; puisque, en s'élevant au dessus de soi, il peut tomber même de l'état où il était auparavant. s'il n'est solidement affermi dans la vraie humilité. Et, parce que les plus grandes grâces ne s'obtiennent que par le mérite de l'humilité, il faut que celui qui doit les recevoir soit humilié, par de sévères réprimandes, afin qu'il se rende digne, par son humilité, des faveurs qu'il désire. Lors donc que vous voyez qu'on vous humilie, prenez cela pour une bonne marque et pour une preuve certaine que la grâce de Dieu est proche. Car, comme l'âme s'élève par l'orgueil avant de tomber, il faut qu'elle s'abaisse par l'humilité avant d'être élevée. Aussi, lisez-vous également ces deux vérités, que Dieu résiste aux superbes, et qu'il donne sa grâce aux humbles (Jacob. IV, 6). Et ne voyons-nous pas encore que lorsqu'il veut récompenser libéralement son serviteur Job, après cette insigne victoire remportée sur le démon, et cette patience si longue et si éprouvée, il a soin de l'humilier auparavant par plusieurs demandes assez rudes, afin de le préparer à recevoir l'abondance des bénédictions qu'il a dessein de répandre sur lui !

2. Mais c'est peu que nous souffrions volontiers que Dieu nous humilie par lui-même si nous n'avons le même sentiment, lorsqu'il nous humilie par les hommes. Écoutez sur ce sujet un grand exemple de David. Un jour, un homme, et cet homme était un de ses serviteurs, l'outragea de paroles; mais lui ne sentit point les injures dont on le couvrait, car il pressentait la grâce de Dieu (Il Reg. XV1,10). " De quoi vous souciez-vous, enfants de Servia? " O homme vraiment selon le coeur de Dieu, qui cru: devoir plutôt se fâcher contre celui qui voulait le venger, que contre celui qui lui adressait de sanglantes injures! Aussi sa conscience ne lui reprochait-elle rien lorsqu'il disait : " Si j'ai rendu le mal qu'on m'a fait, c'est avec justice que je succomberai sous l'effort de mes ennemis (Ps. VII, 4). " Il défendit donc qu'on empêchât celui qui l'outrageait avec insolence, de le charger d'injures, parce qu'il les regardait comme un gain pour lui. Il ajoute même : " C'est le Seigneur qui l'a envoyé pour maudire David. " Certes il était bien selon le coeur de Dieu, puisqu'il connaissait si bien ce qu'il y avait dans son coeur. Une langue méchante le déchirait cruellement, et lui avait l'œil sur les secrets jugements de Dieu. La voix de celui qui le maudissait frappait ses oreilles, et son âme s'humiliait pour recevoir des bénédictions. Est-ce que Dieu était dans la bouche de ce blasphémateur? A Dieu ne plaise. Mais il se servait de lui pour humilier David. Et le Prophète ne l'ignorait pas, car Dieu lui avait découvert les secrets les plus cachés de sa sagesse; aussi a-t-il dit : " Ce m'est un grand bien que vous m'ayez humilié, afin que je sois justifié (Ps. LLXVIII, 71). "

3. Voyez-vous comme l'humilité nous justifie? Je dis l'humilité, non pas l'humiliation. Que de gens sont humiliés, et ne sont pas humbles ! Les uns ont de l'aigreur de se voir humiliés, les autres le souffrent avec patience, et les autres avec joie. Les premiers sont coupables ; les autres sont innocents; et les derniers sont justes ; l'innocence est bien une partie de la justice ; mais l'humilité seule en fait la perfection. Celui qui peut dire : " Je me trouve bien de ce que vous m'avez humilié est vraiment humble ; " celui qui soutire de se voir humilié, ne peut pas dire cela, et encore moins celui qui en murmure. Nous ne promettons la récompense de l'humiliation ni à l'un ni à l'autre, quoiqu'ils soient bien différents entre eux, et que l'un possède son âme par la patience, au lieu que l'autre la perd par son murmure. Et quoiqu'il n'y en ait qu'un qui soit digne de colère, ni 'un ni l'autre néanmoins ne méritent la grâce, parce que Dieu ne la donne pas à ceux qui sont humiliés, mais à ceux qui sont humbles. Or celui-là est humble qui tourne l'humiliation en humilité, et c'est lui qui dit à Dieu : " Je me trouve bien de ce que vous m'avez humilié (Jc. IV. 6). " Ce qu'on souffre avec patience, évidemment n'est pas un bien, mais une chose fâcheuse. Or nous savons que Dieu aime celui qui donne gaiement (2 Cor. IV. 9). C'est pour cela que lorsque nous jeûnons, on nous ordonne de nous parfumer la tête et de nous laver visage (Mt. VI. 17), afin que nos bonnes oeuvres soient assaisonnées d'une certaine joie spirituelle, et que nos holocaustes soient gras et parfaits. Car la seule humilité qui est parfaite mérite la grâce de Dieu. Tandis que celle qui est. contrainte ou forcée, comme est l'humilité de celui qui se contient avec patience, si elle obtient la vie, à cause de la patienté, elle ne saurait avoir la grâce [4] à cause de la tristesse qui l'accompagne. Car cette parole de l'Écriture : " que l'humble se glorifie de son élévation ; " ne convient point à celui qui est en cet état, parce qu'il n'est pas humilié de bon coeur et avec joie.

4. Mais voulez-vous voir un humble qui se glorifie comme il faut, et qui est vraiment digne de gloire? " Je me glorifierai volontiers, dit l'Apôtre, dans mes infirmités, afin,que la vertu de Jésus-Christ habite en moi (2 Cor. XII. 9). " 11 ne dit pas qu'il souffre patiemment ses infirmités, mais qu'il s'en glorifie volontiers, témoignant ainsi qu'il lui est avantageux d'être humilié, et qu'il ne lui suffit pas de posséder son âme en patience, et de souffrir patiemment d'être humilié, s'il ne reçoit encore la grâce, de se réjouir de l'être. Écoutez une règle générale sur ce sujet : " Quiconque s'humilie sera élevé (Luc. XIV, 11). " Par où Jésus-Christ marque certainement qu'il ne faut pas entendre que toute sorte d'humilité doit être élevée, mais qu'il n'y a que celle qui part d'une volonté libre, non celle qui est accompagnée de tristesse ou qui vient de nécessité. De même, dans le sens contraire, ce ne sont pas tous ceux qui sont élevés qui doivent être humiliés, mais ceux-là seulement qui s'élèvent eux-mêmes par un mouvement de vanité volontaire. Ce n'est donc pas celui qui est humilié, mais celui qui s'humilie volontairement, qui sera élevé à cause du mérite de sa volonté. Car quoique la matière de l'humilié lui soit fournie par un autre, par exemple, par les opprobres, les pertes, les supplices, cela ne fait pas qu'on puisse dire que c'est un autre qui l'humilie, plutôt qu'il ne s'humilie lui-même, s'il se résout à souffrir toutes ces choses sans rien dire et aveu joie pour l'amour de Dieu.

5. Mais je m'emporte trop loin. Je sais bien que vous souffrez avec patience rues longueurs en vous parlant de l'humilité et de la patience. Revenons à notre point de départ, car nous n'avons dit tout cela qu'à l'occasion de la réponse dont l'Époux a cru devoir humilier l'Épouse, qui présume de s'élever à de grandes choses. Et ce n'est pas pour lui en faire un reproche, mais pour lui donner sujet de montrer davantage son humilité, et pour la rendre plus digne de choses plus excellentes, et plus capable de recevoir celles même qu'elle demandait. Mais puisque nous ne sommes qu'au commencement de ce verset, nous en remettrons l'explication à une autre fois, si vous le voulez bien, de peur que les paroles de l'Époux ne soient traitées ou entendues avec ennui. Ce dont veuille préserver ses serviteurs , Jésus-Christ Notre-Seigneur qui est Dieu par dessus tout, et béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.

SERMON XXXV

Deux réprimandes que l'Époux fait à l'Épouse. Il y a deux ignorances particulièrement à craindre et à fuir.

1. " Si vous ne vous connaissez pas, sortez (Ct. I,17). " Cette réprimande est dure et âpre, puisqu'il lui dit de sortir. Car c'est de cette façon que les maîtres ont coutume d'en user envers les serviteurs, lorsqu'ils sont irrités contre eux, et que les maîtresses parlent à leurs servantes, lorsqu'elles en ont été gravement offensées. Sortez d'ici, disent-ils, allez, que je ne vous voie plus, retirez-vous de ma maison. L'Époux se sert, en parlant à l'Épouse, d'une parole aussi rude et aussi amère, si toutefois elle ne se connaît pas elle-même. Car il ne lui pouvait rien dire de plus fort, ni de plus capable de l'effrayer, que de la menacer de la faire sortir. Ce que vous remarquerez aisément, si vous prenez garde d'où il lui commande de sortir, et où il veut qu'elle aille. Car d'où et où pensez-vous que ce soit, sinon de l'esprit à la chair, des biens de l'âme au désir du siècle, d'un repos intérieur, au bruit du monde, et au tracas des soins extérieurs ? Toutes choses où il n'y a que travail, douleur et affliction d'esprit, car l'âme qui a une fois appris du Seigneur, et reçu de lui, la grâce de rentrer en elle-même, de soupirer après la présence de Dieu dans le fond de son coeur, et de chercher toujours sa face adorable, (car Dieu est esprit, et il faut que ceux qui le cherchent marchent et vivent selon l'esprit, non selon la chair ;) cette âme, dis-je, ne croira-t-elle point qu'il est moins horrible et moins insupportable d'éprouver, pour un temps, le feu de l'enfer, que de s'abandonner de nouveau après avoir goûté une fois la douceur de ces exercices, aux attraits, ou plutôt aux tourments de la chair, et à la curiosité insatiable des sens, de l'oeil, par exemple, qui, comme dit l'Écclésiaste, " ne se lasse jamais devoir non plus que l'oreille d'ouïr (Eccles. 1, 25). " Écoutez un homme qui avait expérimenté ce que nous disons : " Vous êtes bon, Seigneur, à ceux qui espèrent en vous, à l'âme qui vous cherche (Thren. III, 25) ! " Si quelqu'un eût voulu ôter à cette âme sainte la jouissance de ce bien, je crois qu'elle l'eût pris comme si on l'avait arrachée du paradis et de l'entrée de la gloire. Écoutez-en encore un autre, qui est semblable à celui-ci. " Tous les désirs de mon coeur tendent vers vous, mes yeux vous cherchent sans cesse; je chercherai, Seigneur, la beauté de votre visage (Ps. XXVI, 8). " Aussi, disait-il encore : " Ce m'est un grand bien d'être attaché : Dieu (Psal. LXXII, 28). " Et en parlant à son âme : " Goûtez le repos, mon âme, puisque le Seigneur vous a comblée de ses biens (Ps. LLXIV, 7)." Je dis donc que celui qui a une fois reçu cette faveur, n'appréhende rien tant que d'être abandonné de la grâce, et de se trouver obligé de retourner vers les consolations, ou plutôt les désolations de la chair, et de supporter encore les tumultes des sens.

2. C'est pourquoi cette menace est terrible et redoutable : "Sortez et paissez vos boucs". Car c'est comme s'il disait : sachez que vous êtes indigne de la contemplation douce et familière des choses célestes, intellectuelles et divines, dont vous jouissez. C'est pourquoi, sortez de mon sanctuaire, qui est votre coeur, où vous avez coutume de puiser avec plaisir, les sens secrets et sacrés de la vérité et de la sagesse et, comme une personne toute séculière, appliquez-vous à repaître et à réjouir les sens de votre chair. Car, par ce mot boucs, on entend le péché, et, au jugement dernier, ils doivent être placés à la gauche, ils figurent les sens du corps qui sont volages et insoumis, et, comme autant de fenêtres par lesquelles le péché et la mort sont entrés dans l'âme. A quoi se rapporte fort bien ce qui suit : " Auprès des tentes des pasteurs (Ct. I, 8)." Car les boucs ne paissent pas comme les agneaux au dessus, mais auprès des tentes des pasteurs. En effet, si les pasteurs qui sont vraiment tels ont des tentes faites de terre et placées sur la . terre, je veux parler de. leurs corps, tant qu'ils combattent encore, ils n'ont pas coutume néanmoins de repaître de terre les troupeaux du Seigneur, mais de pâturages célestes, parce qu'ils ne leur prêchent pas leur propre volonté, mais celle du Seigneur. Quant aux boucs, qui sont les sens du corps, ils ne cherchent point les choses célestes; mais, auprès des tentes des pasteurs dans tous les biens sensibles de ce monde, qui est la région des corps, ils prennent de quoi irriter plutôt que rassasier leurs désirs.

3. Quel honteux changement de goût après avoir nourri son âme de méditations sacrées pendant son pèlerinage et son exil, comme des biens célestes, après avoir le bon plaisir de Dieu et les secrets de sa volonté, pénétré les cieux par sa ferveur, et s'être promené en esprit dans les demeures des saints, après avoir salué les pères, les apôtres, et les chœurs des prophètes, admiré les triomphes des martyrs, et contemplé avec étonnement les ordres des anges, de quitter toutes ces choses, de s'assujettir comme un vil esclave à la servitude du corps, d'obéir à la chair, de satisfaire ses passions brutales et déshonnêtes, et de mendier par toute la terre, de quoi apaiser, en quelque sorte, sa curiosité insatiable, par la figure du monde qui passe en un moment. Que mes yeux versent un torrent de larmes sur cette âme qui, après avoir été nourrie des mets les plus excellents (Jb XIV, 21), se jette maintenant sur des choses immondes. Car, selon l'expression du saint homme Job, il nourrit une femme stérile, et il n'a point soin d'une pauvre veuve (Cant. I. 7). Et remarquez que l'Époux ne dit point simplement " sortez; mais sortez, et allez après les troupeaux de vos compagnons, et paissez vos boucs. " En quoi il me semble qu'il nous avertit d'une chose bien considérable. Et qu'est-ce que c'est? Hélas! c'est qu'il ne permet pas seulement à cette belle créature qu'il avait jadis placée dans son troupeau, et qui maintenant s'est précipitée dans un état plus déplorable, de demeurer ,au moins dans ses troupeaux, mais il lui commande d'aller derrière erra. Comment cela se fait-il, diffus-vous? De la façon que vous lisez dans le Prophète : " L'homme étant dans l'honneur n'a pas compris , il est devenu semblable aux bêtes brutes (Ps. XLVIII, 1). " Voilà comment une si belle créature a été mise la suite des troupeaux de bêtes. Je crois que si les bêtes de somme pouvaient parler, elles diraient : " Voici Adam qui est devenu comme l'une de nous, tandis qu'il était dans l'honneur (Gn. III, 22), " dit le Prophète. Si vous demande; en quel honneur; il habitait dans le paradis, et il vivait dans un lieu de délices. Il ne souffrait aucune peine ni aucune privation. Il était environné de fruits odoriférants, couché sur les fleurs, couronné d'honneur et de gloire, et établi sur tous les ouvrages sortis des mains du créateur. Il excellait surtout à cause de l'éclat qu'il tirait de sa ressemblance avec Dieu, et il avait commerce et société avec la troupe des anges, et avec toute la milice de l'armée céleste.

4. Mais il a changé la gloire de sa ressemblance avec Dieu, " en la ressemblance d'un veau qui mange de l'herbe. " De là vient que le pain des anges est devenu comme le foin qu'on porte à l'étable, et a été placé devant nous comme devant des bêtes de somme. " En effet, le Verbe s'est fait chair (Joan. I, 14). " Or, selon le Prophète, " toute chair n'est que du foin (Is. XXXX, 6). " Mais ce foin ne s'est point séché, et la fleur n'en est point tombée, parce que l'esprit du Seigneur s'est reposé dessus. Aussi, si autrefois la fin de toute chair arriva par le déluge ce fut parce que l'esprit de vie s'était retiré. Car Dieu dit : " Mon esprit ne demeurera plus jamais en l'homme, parce qu'il n'est que chair (Gn. VI, 3). " Par le nom de chair c'est le vice qui est marqué en cet endroit, non pas la nature. Car ce n'est pas la nature, mais le péché qui chasse l'esprit. C'est donc à cause du péché que toute chair est du foin, et que toute sa gloire est comme la fleur du foin. " Le foin, dit-il, s'est séché, et sa fleur est tombée (Isa. XXXX, 6). " Mais il n'est pas question là de la fleur qui pousse du rejeton et de la racine de Jessé, puisque l'esprit du Seigneur s'est reposé sur elle; ni du foin que le Verbe a été fait, puisque le proverbe ajoute ensuite . " Mais le Verbe du Seigneur demeure éternellement (Ibid. 7). " Car si le Verbe est du foin, et que le Verbe demeure éternellement, il faut aussi que le foin demeure éternellement. Autrement, comment donnerait-il la vie éternelle s'il ne demeurait éternellement? En effet : " Si quelqu'un mange de ce pain, il vivra à jamais. " Et il déclare de quel pain il entend parler, lorsqu'il ajoute : " Et le pain que je donnerai pour la vie du monde, c'est ma chair. " Comment donc ce qui fait vivre éternellement pourrait-il n'être pas éternel?

5. Mais souvenez-vous, s'il vous plaît, avec moi de ce que le Fils dit au Père dans le psaume : " Vous ne permettrez pas que votre saint éprouve la corruption (Ps. XV, 10). " Il n'y a point de doute qu'il n'entende parler de sou corps, qui était couché sans âme dans le sépulcre. Car c'est ce saint que l'ange annonça à la Vierge, lorsqu'il lui dit " Et le saint qui naîtra de vous sera appelé fils de Dieu (Lc. I, 35). " Comment, en effet, ce foin qui était saint pourrait-il éprouver la corruption, puisqu'il venait des chastes entrailles de Marie, comme de prairies toujours verdoyantes, et qu'il attire sans cesse sur lui les regards des anges qui le contemplent avec un plaisir immortel? Ce foin perdra sa verdeur, si Marie perd jamais sa virginité. La nourriture de l'homme s'est donc changée en celle des bêtes, quand l'homme lui-même s'est changé en bête. Hélas! changement triste et lamentable, l'homme qui était l'habitant du paradis, le maître de la terre, le citoyen du ciel, le domestique du Seigneur des armées, le frère des esprits bienheureux, et le cohéritier des Vertus célestes, par un soudain changement, s'est trouvé couché dans une étable à cause de sa ressemblance avec les bêtes, et se vit lié à un râtelier à cause de sa fureur indomptable, selon ce qui est écrit : " Serrez-lui la bouche avec un mors et une bride, car autrement vous n'en viendrez pas à bout (Ps. XXXI, 9). " Reconnais pourtant, ô boeuf, ton possesseur, et toi âne reconnais l'étable de ton maître, afin que les prophètes de Dieu soient trouvés justes dans la prédiction de ces merveilles, devenu bête, reconnais celui que tu n'as pas connu lorsque tu étais homme. Adore dans l'étable celui que tu fuyais dans le paradis. Honore l'étable de celui dont tu as méprisé le commandement. Mange ce foin que tu as rejeté avec dégoût, lorsqu'il était pain, et pain des anges.

6. Vous me demanderez peut-être quelle a été la cause d'un si grand abaissement. Il n'y en a certainement point d'autre que celle que j'ai déjà alléguée, c'est que l'homme étant dans l'honneur n'a pas compris. Que n'a-t-il pas compris? Le Prophète ne le dit point, mais nous le dirons: se trouvant établi dans l'honneur, il n'a pas compris qu'il n'était que limon et que boue, et a pris plaisir dans son élévation. Aussitôt il a éprouvé en lui-même ce que l'un des enfants de la captivité a remarqué avec sagesse et écrit avec beaucoup de vérité longtemps après, en disant : " Celui qui n'étant rien croit être quelque chose, se trompe lui-même (Ga. VI, 3). " Malheur à cet infortuné qu'il ne se soit point trouvé quelqu'un pour lui dire alors : Pourquoi, terre et cendre, t'enorgueillis-tu? Voilà comment une. créature si belle s'est confondue dans un troupeau ; voilà. comment sa ressemblance avec Dieu s'est échangée en une ressemblance avec la bête; voilà comment, au lieu de la compagnie des anges, elle est tombée dans la société des bêtes de somme. Voyez-vous combien nous devons fuir une ignorance qui a été la source de tous les maux du genre humain ! Car le Prophète dit qu'il est devenu semblable aux bêtes brutes, parce qu'il n'a point compris. Il faut donc éviter l'ignorance à tout prix, de peur que, si nous ne comprenons point encore, après avoir été châtiés si sévèrement, nous ne tombions dans des maux encore plus grands et plus nombreux que les premiers, et qu'on ne dise de nous : " Nous avons traité Babylone, et elle n'est point guérie (Jr. LI, 9). " Et cela avec raison, puisque le châtiment ne nous aurait point donne d'intelligence.

7. Peut-être même est-ce pour cela que l'Époux, afin de détourner sa bien-aimée de l'ignorance par le tonnerre le ses réprimandes, ne dit pas : Sortez avec- lés troupeaux ou pour aller rejoindre tes troupeaux, mais : " Sortez après les troupeaux de vos compagnons, " Pourquoi s'exprime-t-il ainsi? Sans doute pour montrer que la seconde ignorance est plus redoutable et plus honteuse que la première, puisque, si l'un avait rendu l'homme semblable aux bêtes, l'autre le leur rend inférieur. Car les hommes ignorés de Dieu, c'est-à-dire réprouvés à cause de leur ignorance, paraîtront à ce jugement épouvantable, pour êtres livrés aux flammes éternelles, peine que ne souffriront point les bêtes. Dr, il n'y a point de doute que la condition de ceux qui seront en cet état ne soit de beaucoup pire que celle des êtres qui ne seront plus du tout. " Il lui aurait été plus avantageux, dit le Sauveur, de n'être jamais né homme; " non pas de n'être point né du tout, mais de n'être point né homme, mais, par exemple, d'être né bête, on quelque autre créature qui, n'ayant point reçu de jugement, ne devait point comparaître au jugement de Dieu, ni, par conséquent, être condamné aux supplices éternels. Que l’âme raisonnable, qui rougit que la première ignorance l'ait rendue compagne des bêtes dans la jouissance des biens de la terre, sache donc qu'elle ne les aura plus même pour compagnes dans les tourments de l'enfer, et qu'alors elle sera même chassée avec honte de leur troupeau, ne sera plus avec elles, mais après elles, puisque celles-ci ne sentiront plus aucun mal, au lieu qu'elle sera exposée à toute sorte de souffrances, et n'en sera jamais délivrée, parce qu'eue a ajouté, une seconde ignorance à la première. C'est ainsi que l'homme sort, et marche solitaire à la suite des troupeaux de ses compagnons, puisqu'il n'y a que lui de précipité au fond de l'enfer. Ne vous semble-t-il pas que celui qui est jeté pieds et mains liés dans les ténèbres extérieures se trouve relégué au dernier rang? Assurément le dernier état de cet homme sera bien pire que le premier, puisque, au lieu d'être égal aux bêtes, il est maintenant au dessous d'elles.

8. Bien plus, si vous voulez y prendre garde, je pense que vous trouverez que même, en cette vie, l'homme est au dessous des bêtes. En effet, l'homme qui est doué de raison, et. qui ne vit pas selon la raison, ne vous semble-t-il pas en quelque sorte plus bête que les bêtes mêmes? Si la bête ne se gouverne pas par la raison, elle a pour excuse que la nature ne l'en a point pourvue, mais l'homme ne peut s'excuser ainsi, puisque la raison est chez lui une prérogative de sa nature. C'est donc avec justice que l'homme doit être estimé, puisqu'il n'y a que lui parmi les animaux qui, dégénérant de sa condition, viole les droits de la nature, et qui, doué de raison, imite ceux qui en sont tout à fait privés. Il est donc évident qu'il marche après les troupeaux de bêtes, en cette vie, par la dépravation de sa nature, et, après cette vie, par les peines extrêmes qui l'attendent.

9. Voilà comment sera maudit l'homme qui sera trouvé dans l'ignorance de Dieu : est-ce de Dieu ou de soi-même que je devrais dire? De l'un et l'autre, et l'une des deux suffit pour le perdre. Voulez-vous vous convaincre que cela est ainsi? Or, pour ce qui est de l'ignorance de Dieu, je crois que vous n'en doutez point; si néanmoins vous croyez que certainement il n'y a point d'autre vie éternelle que de reconnaître le Père pour le Dieu véritable, et Jésus-Christ qu'il a envoyé au monde (Joan. XVII, 3) Écoutez donc l'Époux, qui condamne clairement et ouvertement dans l'Épouse l’ignorance de soi-même. Car que dit-il? Mais, "si vous ne vous connaissez pas vous-même", et le reste. Il est donc évident que celui qui est dans l'ignorance sera méconnu, que cette ignorance soit à l'égard de Dieu ou à l'égard de lui-même. Nous pouvons parler utilement de ces deux ignorances, si néanmoins Dieu nous en fait la grâce. Je ne le ferai pourtant pas maintenant, de peur qu'étant fatigués, et n'ayant pas selon la coutume fait précéder ce discours de vos prières, je n'explique avec moins de soin, ou vous n'écoutiez avec moins d'attention une chose si nécessaire, et qu'il ne faut entendre qu'avec un grand désir. Car si la nourriture du corps, quand on la prend sans appétit, et lorsqu'on est rassasié, non seulement ne profite point, mais nuit beaucoup ; à plus forte raison, le pain de l'âme, s'il est pris avec dégoût, n'est-il pas une nourriture, mais un tourment pour la conscience. Ce que veuille détourner de nous l'Époux de l'Église, Jésus-Christ, notre Seigneur, Dieu par dessus toutes choses et béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.

SERMON XXXVI

La connaissance des belles lettres est bonne pour notre instruction, mais la connaissance de notre propre infirmité est meilleure pour notre salut.

1. Je viens donc accomplir ma promesse, contenter vos désirs, et satisfaire à ce que je dois à Dieu; comme vous le voyez, une triple obligation me presse de vous adresser la parole, et je le fais par respect pour la vérité, pour là charité fraternelle, et pour la crainte du Seigneur. Si je me tais, ma bouche même me condamne; mais, d'un autre côté, si je parle, je crains le même jugement, j'appréhende que ma bouche ne me condamne encore, parce que je ne fais pas ce que je dis. Aidez-moi de vos prières, je vous en conjure, afin que je puisse toujours dire ce qu'il faut, et accomplir, par mes oeuvres, ce que je prêche aux autres. Vous savez, je pense, que nous avons à parler aujourd'hui de l'ignorance, ou plutôt des ignorances ; car si vous vous en souvenez, nous en avons cité deux, l'une de nous-mêmes, et l'autre de Dieu. Et nous avons dit qu'il faut les éviter toutes les deux, parce que toutes les deux sont damnables. Il reste maintenant à expliquer cela plus clairement et plus au long. Mais je crois qu'il faut examiner premièrement, si toute ignorance est damnable. Et il me semble que non, car toute ignorance ne nous rend pas coupables, puisqu'il y a plusieurs choses qu'il est permis de ne pas savoir, sans faire tort à notre salut. Par exemple, pensez-vous que ignorer le métier de charpentier, de charron et de maçon, et tous les autres métiers qu'on exerce pour la commodité de la vie présente, soit un obstacle pour lé salut ? Combien même y a-t-il de personnes qui se sont sauvées par leurs bonnes oeuvres, et la régularité de leur vie, sans être instruites des arts même qu'on appelle libéraux, quoiqu'ils soient plus honnêtes et plus utiles que les autres? Combien l'Apôtre en compte-t-il dans son épître aux Hébreux, qui ont été chéris de Dieu, non à cause de la connaissance des belles-lettres, mais à cause de " la pureté de leur conscience, et de la sincérité de leur foi (Heb. XI, 4) ? "Toutes ces personnes là ont été agréables à Dieu, non par le mérite de leur science, mais de leur vie. Saint Pierre, saint André, les enfants de Zébedée, et tous les autres disciples n'ont pas été tirés de l'école des rhéteurs ou des philosophes, et cela n'a pas empêché que le Seigneur ne se servit d'eux pour opérer le salut par toute la terre. Ce n'est pas parce qu'ils étaient plus sages que tous les autres hommes, ainsi qu'un saint l'avoue de lui-même (Ecc. I, 16), mais à cause de leur foi et de leur douceur, qu'il les a sauvés, il les a faits saint et les a établis maîtres des autres. Ils ont fait connaître au monde les voies de la vie, non par la sublimité de leurs discours, ou par l'éloquence de la sagesse humaine (I Cor. II, 1), mais par des prédications qui paraissaient folles aux sages du siècle, Dieu ayant voulu se servir de ce moyen pour sauver ceux qui croiraient en lui, parce que le monde avec toute sa sagesse ne l'a point connu.

2. On dira peut-être que je parle mal de la science, et qu'il semble que je blême les savants, et veuille détourner de l'étude des lettres humaines. Dieu m'en garde, je sais trop bien combien les personnes lettrées ont servi et servent tous les jours l'Église, soit en combattant ses ennemis, soit en instruisant les simples. Après tout, n'ai-je pas lu ces paroles dans un Prophète ; " parce que vous avez rejeté la science, je vous rejetterai aussi de devant moi, et vous ne me servirez point à l'autel dans les fonctions sacerdotales (Os. IV, 6)? " Et encore : "ceux qui sont savants brilleront comme des flambeaux du firmament; et ceux qui enseignent la justice à plusieurs seront comme des étoiles dont la lumière ne s'éteindra jamais (Dn. XII, 3). " Mais je sais bien aussi que j'ai lu : " La science enfle (I Cor. VIII, 9)." Et encore : " Celui qui acquiert de nouvelles connaissances se procure de nouvelles peines (Ecc. I, 18). " Vous voyez qu'il y a de la différence entre les sciences, puisqu'il y en a qui enflent, et d'autres qui attristent ? Je voudrais bien savoir laquelle est plus utile pour le salut, de celle qui enfle, ou de celle qui cause de la douleur. Mais je ne doute point que vous ne préfériez la dernière, parce que la douleur demande la santé dont l'enflure n'est qu'un semblant. Or, celui qui demande est plus près du salut, attendu que celui qui demande reçoit (Luc. XI, 10). D'ailleurs, celui qui guérit ceux qui ont le coeur brisé, a en exécration ceux qui sont enflés d'orgueil, selon ces paroles de la sagesse : " Dieu résiste aux superbes, mais il donne sa grâce aux humbles. " Et celles de l'Apôtre qui dit : " J'avertis tous ceux qui sont parmi vous, en vertu de la grâce qui m'a été donnée, de n'être pas plus sage qu'il ne faut, mais de l'être sobrement (Rom. XII, 3). " Il ne défend pas d'être sage, mais d'être plus sage qu'il ne faut. Or, qu'est-ce qu'être sage avec sobriété? C'est observer avec vigilance ce qu'il faut savoir plus que toute autre chose et avant toute autre chose. Car le temps est court; or, toute science est bonne en soi, lorsqu'elle est fondée sur la vérité. Mais vous qui, à cause de la brièveté du temps, avez hâte d'opérer votre salut avec crainte et tremblement, ayez soin de savoir avant tout, et mieux que tout, ce qui peut contribuer davantage à ce dessein. Les médecins du corps ne disent-ils pas qu'une partie de la médecine consiste à choisir dans les viandes et à discerner celles qu'on doit manger avant, de celles qu'on doit manger après, quelle nourriture on doit prendre, et comment on la doit prendre ? Car, bien qu'il soit certain que les choses que Dieu a créées pour être mangées sont bonnes, vous ne laissez pas de vous les rendre mauvaises, si vous n'observez quelque manière et quelque ordre pour les prendre. Appliquez aux sciences ce que je viens de dire de la nourriture du corps.

3. Mais il vaut mieux vous renvoyer au Maître. Car cette parole n'est pas de noirs, mais de lui, ou plutôt elle est à nous, puisqu'elle est la parole de la Vérité : " Celui, dit-il, qui pense savoir quelque chose ne sait pas encore comme il doit savoir (I Cor. VIII, 2). " Vous voyez qu'il ne loue pas celui qui sait beaucoup, s'il ne sait aussi la manière de savoir, et que c'est en cela qu'il place tout le fruit et l'utilité de la science? Qu'entend-il donc par la manière de savoir? Que peut-il entendre, sinon de savoir dans quel ordre, avec quelle ardeur, et à quelle fin on doit connaître toutes choses ? Dans quel ordre, c'est-à-dire qu'il faut apprendre en premier lieu ce qui est plus propre pour le salut. Avec quel goût, attendu qu'il faut apprendre avec plus d'ardeur, ce qui peut nous exciter plus vive ment à l'amour de Dieu. A quelle fin? pour ne point apprendre dans le but de satisfaire la vaine gloire, ou la curiosité, ou pour quelque autre chose semblable, mais seulement pour notre propre édification, ou pour celle du prochain. Car il y en a qui veulent savoir, sans se proposer d'autre but que de savoir [5] c'est là une curiosité honteuse. Il y en a qui veulent savoir, afin qu'on sache qu'as sont savants, et c'est une vanité honteuse, et ceux-là n'éviteront pas la censure d'un poète satirique qui les raille agréablement lorsqu'il dit . " Vous croyez ne rien savoir, si un autre ne sait que vous savez quelque chose (Pers. Sat. I). " Il y en a qui veulent savoir pour vendre leur science, c'est-à-dire pour amasser du bien, ou obtenir des honneurs, et c'est un trafic honteux. Mais il y en a aussi qui veulent savoir pour édifier les autres, c'est la charité ; et il y en a qui veulent savoir pour s'édifier eux-mêmes, et c'est prudence.

a Jean de Salisbury s'exprime à peu près de même dans le livre VII de son Polycratique, chapitre XV. " Les uns sont portés vers la science par la curiosité, les autres par le désir de passer pour savants ou par des pensées de lucre. Il y en a bien peu qui cultivent la science dans un sentiment de charité ou d'humilité, pour s'instruire eux-mêmes ou pour instruire les autres. " On peut relire plus haut, Tome III, les pensées de saint Bernard, sur ce sujet.

4. De ces différents savants, ces deux derniers sont les seuls qui n'abusent point de la science, attendu qu'ils ne veulent savoir que pour bien faire. Or, comme dit le Prophète, les connaissances sont bonnes à ceux qui les mettent en pratique. Mais c'est pour les autres que cette parole est dite : " Celui qui sait le bien et ne le fait pas, on lui imputera sa science a péché (Jc. IV, 17). " Comme s'il disait par cette comparaison : De même qu'il est nuisible à la santé de prendre de la nourriture, et de ne la pas digérer, attendu que les viandes mal cuites et mal digérées par l'estomac engendrent de mauvaises humeurs, et corrompent le corps au lieu de le nourrir : ainsi lorsqu'on bourre de science l'estomac de l'âme, qui est la mémoire, si celte science n'est digérée par la chaleur de la charité, si elle ne se répand ensuite dans les membres de l'âme, si je puis parler ainsi, en passant dans les moeurs et dans les actions, si elle ne devient bonne par le bien qu’ elle connaît, et qui sert à former une bonne vie, ne se change-t-elle pas en péché; comme la nourriture en de mauvaises humeurs? Le péché n'est-il pas,en effet, une mauvaise humeur, et les moeurs dépravées ne sont-elles pas aussi de mauvaises humeurs? Celui qui tonnait le bien et ne le fait pas ne souffre-t-il pas dans la conscience des enflures et des tiraillements? Il entend au dedans de lui-même une réponse de mort et de damnation, toutes les fois qu'il pense à cette parole du Seigneur , " Le serviteur qui sait la volonté de son maître et ne la fait pas, sera beaucoup battu (Lc. XII, 47). " Peut-être est-ce au nom de cette âme que le Prophète se plaignait, quand il disait : " J'ai mal au ventre, j'ai mal au ventre. (Jr. IV, 19). " Si ce n'est due cette répétition semble marquer un double sens, et nous oblige à en chercher encore un autre que celui que nous avons donné. Car je crois que le Prophète a pu dire cela en parlant de lui-même, parce qu'étant plein de science, brûlant de charité, et désirant extrêmement épancher sa science, il ne trouvait personne qui se souciât de l'écouter; sa science lui devenait ainsi comme à charge, parce qu'il ne la pouvait communiquer. Voilà comment ce pieux docteur de l'Église plaint le malheur de ceux qui méprisent d'apprendre comment il faut vivre, et de ceux qui, le sachant, ne laissent pas de mal vivre. Mais restons en là pour ce qui est de la répétition que le Prophète a faite de la même phrase.

5. Reconnaissez-vous maintenant avec combien de vérité saint Paul a dit que la science enfle (I Cor. VIII, 1) ? Je veux donc que l'âme commente par elle-même, l'utilité et l'ordre le demandent ainsi. L'ordre, parce que c'est pour nous principalement que nous sommes ce que nous sommes; et l'utilité, parce que cette connaissance n'enfle point, mais humilie, et nous prépare à nous édifier. Car l'édifice spirituel ne saurait subsister que sur le fondement stable de l'humilité. Or, l'âme ne peut rien trouver de plus efficace et de plus propre pour humilier, que de se connaître en toute vérité ; qu'elle soit exempte de feinte et de déguisement, qu'elle se place eu présence d'elle-même, et qu'elle ne détourne point les yeux de soi. Lorsqu'elle se regardera ainsi à la claire lumière de la vérité, ne se trouvera-t-elle pas bien différente de ce qu'elle croyait être, et soupirant de se voir vraiment si misérable, ne s'écriera-t-elle pas au Seigneur avec le Prophète : " Vous m'avez humilié dans votre vérité (Ps. LLXVIII, 75) ? " Car comment ne s'humiliera-t-elle point dans cette vraie connaissance d'elle-même, quand elle se verra chargée de péchés, appesantie par la masse de ce corps mortel, embarrassée des soins de la terre, infectée de la corruption des désirs charnels, aveugle, courbée, infirme, engagée dans une infinité d'erreurs, exposée à mille périls, saisie de mille frayeurs, environnée de mille difficultés, sujette à mille soupçons, et à mille nécessités fâcheuses, portée au vice, faible pour la vertu ? Comment, après cela, pourra-t-elle lever les yeux et marcher la tête haute? Ne se convertira-t-elle pas à la vue de tant de misères, en se sentant percée comme par autant d'épines poignantes ? Elle aura recours aux larmes, aux plaintes et aux gémissements, elle se tournera vers le Seigneur, elle s'écriera avec humilité : " Guérissez mon âme, parce que j'ai péché contre nous vous (Ps. XI, 4) : " Et le Seigneur la consolera une fois qu'elle se sera tournée vers lui, parce qu'il est le Père des miséricordes, et le Dieu de toute consolation.

6. Quant à moi, tant que je me regarde, je ne vois que sujets d'amertume. Mais lorsque je lève les yeux vers les secours de la divine bonté, la douce vue de Dieu tempère aussitôt l'amertume de la vue de moi-même, et je dis: " Mon âme s'est troublée, lorsque je me suis considéré; c'est pourquoi je me souviendrai de vous, Seigneur (Ps. XLI, 7). "Et ce n'est pas une vision de Dieu peu considérable que d'éprouver sa bonté et sa félicité à se laisser fléchir, car il est, en effet, extraordinairement bon et miséricordieux, infiniment meilleur que nous ne sommes méchants, car la bonté lui est naturelle, et il n'y a que lui pour faire toujours grâce et pardonner. Il nous est donc fort avantageux que Dieu se fasse connaître à nous par dune telle expérience, et dans cet ordre, c'est-à-dire, après que l'homme a reconnu sa misère, et crié vers lui; car alors il l'exaucera, et lui dira : "Je vous délivrerai, et vous m'honorerez (Ps. XLIX, 15). " Et ainsi la connaissance de vous-même sera comme un pas vers celle de Dieu, et vous le verrez dans son image qui est renouvelée en vous, en attendant que vous contempliez avec confiance la grâce du Seigneur qui se présentera à vous sans aucun voile, et que vous soyez transformé en son image, et passiez de clartés en clartés sous la conduite de son Saint-Esprit.

7. Mais voyez comme ces deux connaissances nous sont nécessaires pour le salut. Vous ne pouvez être sauvé si l'une où l'autre vous manquait. En effet, si vous ne vous connaissez vous-mêmes, vous n'aurez point la crainte de Dieu en vous, vous n'aurez point non plus l'humilité. Or, voyez si vous pouvez espérer quelque chose de votre salut sans la crainte de Dieu, et sans l'humilité. Vous faites bien de me témoigner par ce petit murmure, que vous n'êtes pas dans cette pensée, ou plutôt que vous êtes bien éloignés de cette erreur, cela me dispense de m'arrêter sur un point qui est clair de soi. Mais écoutez le reste. Ou plutôt ne faudrait-il point en demeurer là, à cause de ceux que le sommeil tourmente. Je pensais achever en un seul discours ce que je vous avais promis sur le sujet de la double ignorance, et je l'aurais fait, s'il ne me semblait que j'ai été déjà trop long pour ceux que ce discours fatigue. Car j'en vois qui bâillent, et d'autres qui donnent. Il ne faut pas s'en étonner, les veilles [6] de la nuit précédente qui ont été très longues leur servent d'excuse. Mais que dirai-je de ceux qui ont dormi alors, et qui ne laissent pas de dormir maintenant? Je ne veux pas leur en faire honte davantage, il suffit de les en avoir avertis en passant, je crois qu'à l'avenir ils écouteront mieux, et craindront d'être encore remarqués. C'est dans cette espérance que nous leur pardonnons pour cette fois, et que, en leur considération, nous divisons ce qu'il serait à propos d'expliquer tout d'une suite, et finissons avant d'être à la fin. Que cette indulgence-là les porte à rendre gloire avec nous à l'Époux de l'Église, Jésus-Christ notre Seigneur, qui est Dieu, et au dessus de toutes choses, et béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.

SERMON XXXVII

Il y a deux connaissances et deux ignorances : Maux ou détriments qu'elles nous causent

1. Je crois qu'il n'est pas besoin aujourd'hui de vous exhorter à ne point dormir, car la petite correction que nous vous fîmes hier est sans doute encore présente à vos esprits ; et j'espère que ne l'ayant faite que par un mouvement de charité, vous en profiterez. Vous vous souvenez donc bien que vous m'avez accordé que personne n'est sauvé sans la connaissance de soi-même ; parce que de cette connaissance naissent l'humilité, qui est la mère du salut, et la crainte de Dieu, qui est aussi le commencement du salut, de même que de la sagesse. Je dis que nui n'est sauvé sans cette connaissance, à moins qu'il ne soit pas encore en âge de se connaître ou qu'il ne le puisse pas. Ce que je dis pour les petits enfants ou pour les fous, dont il n'est pas question maintenant. Mais si vous ignorez Dieu, pourra-t-on espérer quelque chose de, votre salut avec cette ignorance ? Non, sans doute. Caron ne saurait aimer celui qu'on ne tonnait point, ou posséder celui qu'on n'a point aimé. Connaissez-vous donc vous-mêmes, afin de l'aimer. L'un est le commencement de la sagesse, et l'antre en est la perfection ; car la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse, (Ps. C. 9) et l'amour est la plénitude de la lui. (Rm. XIII. 10) On duit donc se garder de l'une et de l'autre ignorance, par la raison qu'il est impossible de se sauver sans la crainte et sans l'amour de Dieu. Le reste est indifférent, et on n'est pas sauvé pour le connaître, ni damné pour ne le connaître pas.

2. Je ne dis pas pourtant qu'il faille mépriser ou négliger la science des belles-lettres, puisqu'elle orne l'âme, l'instruit, et la rend capable d'instruire les autres. Mais il faut que ces deux choses, en quoi nous avons dit que consiste le salut, précèdent cette connaissance. N'est-ce pas ce que le Prophète avait en vue, lorsqu'il disait: "Semez dans la justice, et recueillez l'espérance de la vie : après cela, recherchez la lumière de la science (Os. X, 12) ? " Il nomme la science la dernière, comme une peinture qui ne peut subsister sur le vide, et il place en première ligne les deux choses qui sont comme la toile et le fond solide de cette peinture. Je m'appliquerai en toute sécurité à la science, lorsque j'aurai reçu l'assurance de la vie par le moyen de l'espérance. Vous avez donc semé pour la justice si vous avez appris par la véritable connaissance de vous-même à craindre Dieu, si vous vous êtes humilié, si vous avez répandu des larmes, si vous avez fait de nombreuses aumônes, et autres œuvres de piété, si vous avez maté votre corps par les jeûnes et par les veilles, meurtri votre poitrine de coups, lassé les cieux par vos cris. Voilà ce que c'est que semer pour la justice. Les semences sont les bonnes oeuvres, les exercices pieux, les larmes. " Ils marchaient, dit le Prophète, et pleuraient en jetant leurs semences (Ps. CXXV. 7). " Mais quoi, pleureront-ils toujours ? A Dieu ne plaise. Mais "ils reviendront avec joie tous chargés de leurs gerbes. " Certes, ils auront bien sujet d'être dans la joie, quand ils remporteront les fruits de la gloire comme des gerbes de froment. Mais, direz-vous, cela n'arrivera qu'au temps de la résurrection et au dernier jour : il y a bien loin jusque-là. Ne vous abattez point, ne vous découragez point. Les prémices de l'Esprit-Saint nous fournissent dès maintenant de quoi moissonner avec joie. " Semez, dit-il, dans la justice, et cueillez l'espérance de la vie. " Il ne nous renvoie plus au dernier jour, où nous posséderons réellement ce qui n'est encore que l'objet de notre espérance, mais il parle du temps présent. Notre joie, sans doute, et nos ravissements seront extraordinaires lorsque nous jouirons de la véritable vie.

3. Mais l'espérance d'une si grande joie sera-t-elle sans joie ? " Réjouissez-vous, dit l'Apôtre, en espérance (Rm. XII, 12). " Et David ne dit, pas qu'il se réjouirait, mais qu'il se réjouissait de ce qu'il espérait entrer dans la maison du Seigneur. (Ps. CXXI, 1) Il ne possédait pas encore la vie, mais il avait recueilli l'espérance de la vie, et il éprouvait en lui-même la vérité de ce que dit l'Écriture, que non-seulement la récompense, mais même l'attente des justes est pleine de joie (Pr. X, 28). Cette joie est produite dans l'âme de celui qui a semé pour la justice, par là conviction qu'il a que ses péchés sont pardonnés, si néanmoins l'efficacité de la grâce qu'il a reçue pour mieux vivre à l'avenir lui donne la certitude de ce pardon. Quiconque de vous sent que cela passe en lui, entend les paroles de l'Esprit-Saint, dont la voix et l'opération ne se démentent jamais. Il entend ce qu'on dit au dehors, attendu que ce qu'on dit au dehors, il le sent au dedans de soi. Car celui qui parle en nous opère en nous, parce que c'est le même esprit qui distribue ses dons à chacun selon qu'il lui plait (Cor. XII, 11), donne aux uns la grâce de dire, et aux autres de faire ce qui est bon.

4. Quiconque parmi vous, après les commencements amers de sa conversion, a le bonheur de se voir un peu soulagé par l'espérance des biens qu'il attend, et de s'élever comme avec les ailes de la grâce dans l'air serein d'une consolation toute céleste, a moissonné dès maintenant le fruit de ses larmes; il a vu Dieu et il l'a entendu dire: " Donnez-lui des fruits de ses oeuvres (Pr. XXXI. 31). " Car comment celui qui a goûté et vu combien le Seigneur est doux n'aurait-il pas vu Dieu? Que celui-là, Seigneur Jésus, vous a trouvé plein de douceurs et de charmes, qui n'a pas seulement reçu de vous le pardon de ses péchés, mais encore le don . de sainteté, et, pour comble de biens, la promesse de la vie éternelle! Heureux celui qui a déjà moissonné, qui jouit dès à présent des fruits d'une vie sainte, et jouira à la fin de la vie éternelle. C'est avec raison que celui qui, en se voyant lui-même, a versé des larmes, et a été ravi de joie, lorsqu'il a vu le Seigneur, puisque la vue de sa souveraine bonté est cause qu'il a déjà enlevé tant de gerbes, je veux parler de la rémission de ses péchés; de sa sanctification et de l'espérance de la vie. Oh! que cette parole du Prophète est vraie : " Ceux qui sèment dans les larmes recueillent dans la joie, (Ps. CXXV, 6)! " Il comprend par ces deux mots l'une et l'autre connaissance ; celle de nous-mêmes, qui sème dans les larmes, et celle de Dieu, qui recueille dans la joie.

5. Si donc nous commençons par cette double connaissance, la science que nous pouvons ajouter ensuite n'enfle point, parce qu'elle ne peut apporter aucun avantage, ni aucun honneur terrestre, qui ne soit beaucoup au dessous de l'espérance que nous avons conçue, et de la joie que cette espérance nous donne, et qui est déjà profondément enracinée dans l'âme. Or l'espérance ne confond point, parce que l'amour de Dieu est répandu dans nos coeurs, par le Saint-Esprit qui nous a été donné. Et elle ne confond point, parce que cet amour nous remplit de confiance et de certitude. Car c'est par l'amour que le Saint-Esprit nous rend témoignage que nous sommes enfants de Dieu. Que peut-il donc nous revenir de notre science, si grande qu'elle soit, qui ne se trouve beaucoup moindre que la gloire d'être mis au nombre des enfants de Dieu ? Mais c'est trop peu dire. La terre même, et tout ce qu'elle contient, quand on en voudrait donner la possession à chacun de nous, ne mériterait pas d'être regardée en comparaison d'un si grand bien. Mais si nous ne connaissons pas Dieu, comment espérer en celui que nous ignorons ? Et si nous ne nous connaissons pas nous-mêmes, comment serons-nous humbles, puisque n'étant rien, nous croirons être quelque chose? Or, nous savons que ni les superbes, ni ceux qui n'espèrent point en Dieu, n'auront point de part ni de société dans le bonheur des saints.

6. Considérez donc maintenant avec moi, combien nous devons avoir sein de bannir de nous ces deux sortes d'ignorances, dont l'une produit le commencement, et l'autre la consommation de tout péché ; comme au contraire des deux connaissances opposées, l'une engendre le commencement, et l'autre la perfection de la sagesse, l'une la crainte de Dieu, et l'autre son amour. Mais nous avons fait voir que tel est le fruit de ces deux connaissances, faisons voir maintenant quel est celui de ces deux ignorances. Car comme la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse, ainsi l'orgueil est le commencement de tout péché.

Et comme l'amour de Dieu est la source de la sagesse (Ecc. X, 15), ainsi le désespoir est l'origine et là consommation de toute malice. De même si la connaissance de nous-mêmes produit en nous l'amour de nous sommes meilleurs que nous ne sommes en effet. Car ce en quoi consiste l'orgueil, se trouve le commencement de tout péché, c'est Dieu, et la connaissance de Dieu, l'amour de lui-même, au contraire, l'ignorance de nous-mêmes produit l'orgueil, et l'ignorance de bien, le désespoir. Or l'ignorance de nous-mêmes engendre l'orgueil en nous, lorsque notre esprit trompé, et trompeur en même temps, nous fait croire que nous sommes plus grands à nos yeux, que nous ne sommes devant Dieu, et dans la vérité : aussi l'Écriture, en parlant de celui qui a commis le premier ce grand crime, c'est-à-dire du diable, dit-elle : " qu'il n'est point demeuré dans la vérité, mais qu'il a été menteur, dès le commencement (Jn. VIII, 44); " En effet, il n'était pas dans la vérité ce qu'il était dans sa pensée. Mais il s'était éloigné de la vérité en se voyant moindre et plus imparfait qu'il n'était effectivement, sans doute que son ignorance lui aurait servi d'excuse, on ne l'aurait point estimé superbe, et bien loin d'irriter Dieu par son crime, il aurait attiré sa grâce sur lui par son humilité. Car si nous connaissions clairement l'état où chacun de nous est devant Dieu, nous ne devrions avoir de nous-mêmes une estime ni trop haute ni trop basse, mais acquiescer en toute chose à la vérité. Mais puisqu'il nous- a voulu cacher ce secret, et que personne ne sait s'il est digne d'amour ou de haine (Ecc. IX), il est plus juste sans doute et plus sûr, selon le conseil de la Vérité même, de choisir toujours la dernière place, d'où on nous tire ensuite pour nous faire monter plus haut avec honneur (Lc. XIV, 10), au lieu de prendre la première pour être obligé d'en descendre avec honte.

7. Il n'y a donc point de danger que vous vous humiliiez au delà même de ce que vous devriez, et que vous vous estimiez beaucoup moindre que vous n'êtes, c'est-à-dire que la vérité ne vous estime. Mais il y a un grand mal et un horrible danger à vous élever le moins du monde au dessus de ce que vous êtes selon la vérité, à vous préférer en vous-même à un seul que peut-être la vérité juge vous être égal, ou même supérieur. Car, pour vous faire comprendre ceci par un exemple familier, de même que lorsque vous passez par une porte basse, quelque profondément que vous vous baissiez, vous n'avez rien à craindra, au lieu que, si peu que vous vous éleviez plus haut que la porte; quand ce ne serait que d'un doigt, vous en recevez un grand mal, et vous vous mettez en danger de vous blesser rudement la tête; ainsi, pour ce qui regarde l'âme, il ne faut jamais craindre de trop vous humilier, mais il faut appréhender extrêmement, et même redouter avec frayeur de vous élever tant soit peu plus qu'il ne faut. C'est pourquoi ne vous comparez jamais à de plus grands ni de moindres que vous, ni à quelques-uns, ni même à un seul. Car, que savez-vous, ô homme, si celui que peut-être vous estimez le plus vil et le plus misérable des hommes, dont vous abhorrez la vie infâme et souillée de crimes, que vous croyez, à cause de cela, devoir mépriser en comparaison de vous, qui pensez peut-être vivre déjà dans la tempérance, dans la justice et dans la piété, et que vous tenez en comparaison de tous les autres scélérats, comme le plus scélérat des hommes, que savez-vous, dis-je, si par un coup de la main du très-haut, il ne doit point. être un jour au regard des hommes meilleur que vous, et que ceux que vous lui préférez, où s'il ne l'est point déjà au regard de Dieu? Aussi, est-ce pour ce sujet qu'il n'a pas voulu que nous choisissions une place au milieu, non pas même à l'avant dernier rang ou parmi les derniers, et qu'il a dit : " Asseyez-vous à la dernière place (Lc. XIV, 10)," c'est-à-dire placez-vous le dernier de tous, non seulement ne vous préférez à personne, mais ne présumez pas même de vous comparer à qui que ce soit. Vous voyez quel grand mal cause l'ignorance de nous-mêmes, puisqu'elle produit le péché du diable, et le commencement de tout péché, qui est l'orgueil. Nous verrons une autre fois ce que produit aussi l'ignorance de Dieu. Car, comme nous nous sommes réunis aujourd'hui un peu tard, le peu de temps qui nous reste ne nous permet pas d'entamer cette matière. Qu'il suffise à chacun de nous maintenant, d'être averti de ne pas se méconnaître soi-même, non seulement par ce discours, mais aussi par la grâce et la bouté de l'époux de l'Église, Jésus-Christ Notre Seigneur, qui est Dieu par dessus toutes choses et béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.

SERMON XXXVIII

En quel sens l'Épouse est appelée la plus belle des femmes.

1. Que produit donc l'ignorance de Dieu?. Car c'est par où il faut que je commence, puisque, si vous vous en souvenez bien, nous en sommes demeurés là hier. Que produit-elle donc? Nous avons déjà dit que c'est le désespoir; mais voyons comment elle le produit. Un homme revenant à soi, et concevant un déplaisir sensible de tout le mal qu'il a commis, pensera peut-être à se convertir, et à sortir du mauvais chemin où il est, et des dérèglements d'une vie sensuelle. Mais, s'il ignore combien Dieu est bon, combien il est doux et favorable, combien il est enclin à pardonner, sa pensée charnelle ne le reprendra-t-elle pas aussitôt, et ne lui dira-t-elle pas : Que faites-vous? Voulez-vous perdre cette vie avec l'autre ? Vos péchés sont trop grands et trop nombreux. Quand vous déchireriez tout votre corps, cela ne suffirait pas pour les expier. Votre complexion est délicate; vous avez toujours vécu jusqu'ici dans la mollesse; vous aurez bien de la, peine à surmonter une si longue habitude. Et cet infortuné, désespéré par ces pensées et autres semblables, retourne à ses premiers désordres, ne sachant pas avec combien de facilité. le Tout-Puissant, qui ne veut perdre personne, romprait tous ces obstacles. Puis il tombe dans l'impénitence, qui est le plus grand de tous les crimes, un blasphème irrémissible. Il se trouble, et il est accablé par une horrible tristesse, et par une mélancolie noire et profonde, dont il ne peut plus se retirer pour recevoir aucune consolation, suivant cette parole : " Lorsque l'impie est arrivé au comble des maux, il méprise tout (Pr. VIII, 3). " Ou du moins s'aveuglent sur son mal, et se flattant de quelque raison plausible, il se jette de nouveau pour jamais dans le siècle, pour y jouir de toute sorte de délices, et ne garder plus ni règle ni mesure dans l'assouvissement de ses désirs. Mais, lorsqu'il croira être en paix et en assurance, il se trouvera surpris par une ruine aussi soudaine que les douleurs d'une femme grosse, et il ne pourra échapper. Voilà comment l'ignorance de Dieu produit la consommation de toute malice, qui est le désespoir.

2. L'Apôtre dit que quelques-uns ignorent Dieu. Mais moi je dis que tous ceux qui ne veulent point se convertir à lui ignorent Dieu (I Cor. XV, 34). Car ils ne refusent sans doute de le faire, que parce qu'ils se le représentent sévère et rigoureux, quand il est bon, et inexorable quand il est plein de miséricorde; cruel et terrible quand il est aimable; et l'iniquité se ment à elle-même en se formant une idole au lieu de ce qu'il est en effet. Gens de peu de foi, que craignez-vous? Qu'il ne veuille pas remettre vos péchés? Ne les a-t-il pas attachés à la croix avec ses mains ? Vous êtes tendres et délicats, il est vrai, mais ne tonnait-il pas la faiblesse de notre nature? Vous avez de mauvaises habitudes, et vous êtes liés par l'habitude du péché, comme avec de fortes chaînes ; mais le Seigneur n'a-t-il pas brisé les liens des captifs (Ps. CXLV, 8) ? Vous appréhendez peut-être qu'étant irrité contre vous, de l'énormité et de la multitude de vos crimes, il ne tarde à vous tendre une main secourable. Mais sachez qu'ordinairement la grâce surabonde où le péché a abondé (Rm. V, 20). Est-ce que vous êtes en peine pour le vêtement, la nourriture et les choses nécessaires au corps, et cela vous empêche-t-il d'abandonner vos biens? Mais ne sait-il pas que vous avez besoin de toutes ces choses (Mt. VI, 32) ? Que voulez-vous donc davantage? Qu'est-ce qui, maintenant, fait obstacle à votre salut? C'est ce que je dis, vous ne connaissez pas Dieu, et vous ne voulez pas en croire notre parole. Je voudrais bien que vous crussiez au moins ceux qui ont l'expérience de ce qu'ils vous disent. Car, si vous ne croyez, vous n'aurez jamais la véritable intelligence. Mais la foi n'est pas donnée à tout le monde.

3. Dieu nous garde de penser que ce soit cette sorte d'ignorance que l'Épouse est avertie d'éviter, elle qui n'a pas seulement une grande connaissance de son Époux et de son Dieu, mais qui jouit encore de son amitié et de sa familiarité particulières, mérite qu'il l'honore souvent de ses chastes baisers et de la douceur de son entretien, et qui maintenant même lui demande si librement où il paît son troupeau et où il se repose à midi. En quoi elle ne désire pas de le connaître lui-même, mais de connaître le lieu où réside sa gloire, quoique, à vrai dire, le lieu où il réside et sa gloire ne soient pas une chose différente de lui-même. Mais il trouve à propos de la reprendre à cause de sa présomption, et de l'avertir de se connaître elle-même, ce qu'elle semble ne pas faire assez, puisqu'elle s'est jugée capable d'une si grande vision, soit parce que l'excès de son amour l'empêchait de considérer qu'elle était dans un corps mortel, ou parce qu'elle espérait, mais inutilement, pouvoir, dans ce corps même, approcher d'une lumière inaccessible. Elle est donc rappelée incontinent à elle-même; elle est convaincue d'ignorance; elle est punie de sa témérité. " Si vous ne vous connaissez pas, dit-il, sortez. " Cet Époux tonne contre sa bien-aimée, non comme Époux, mais comme Maître, non qu'il soit en colère, mais parce qu'il veut la purifier en l'effrayant, et la rendre capable, par ce moyen, de la vision après laquelle elle soupire. Car elle est réservée pour ceux qui ont le coeur pur.

4. Or, ce n'est pas sans raison qu'au lieu de l'appeler simplement belle, il dit: " Belle parmi les femmes, " c'est-à-dire belle d'une certaine façon; c'est pour l'humilier encore davantage, et afin qu'elle sache ce qui lui manque. Car je crois qu'en ce lieu le nom de femmes signifie les âmes charnelles et mondaines, qui n'ont rien de mâle et ne font rien paraître de généreux et de constant dans leurs actions, mais dont toute la vie et les mœurs sont lâches, molles et efféminées. Mais, bien que l'âme spirituelle soit déjà belle, puisqu'elle ne marche pas selon la chair, mais selon l'esprit, cependant comme elle est encore dans un corps mortel, elle n'a pas atteint la perfection de la beauté, et ainsi elle n'est pas belle absolument; elle est belle parmi les femmes, c'est-à-dire parmi les âmes terrestres, qui ne sont pas spirituelles comme elle; non point parmi les Anges, les Vertus, les Puissances et les Dominations. C'est de la même manière qu'un des patriarches fut appelé autrefois juste dans sa race (Gn. VI, 9), c'est-à-dire plus juste que tous ceux de son temps et de sa race ; que Thamar fut justifiée par Juda (Gn. XXXVIII. 6), c'est-à-dire plus juste que Juda, que l'Évangile a dit, que le Publicain descendit justifié du temple, mais justifié en comparaison du Pharisien (Lc. XVIII. 14), et que l'illustre Jean fut autrefois loué d'une manière singulière comme n'ayant personne au dessus de lui (Lc. VII. 28), mais seulement parmi les enfants des femmes, non pas entre les choeurs des esprits célestes. C'est ainsi que l'Épouse est appelée belle, elle ne l'est qu'en comparaison des femmes, non des bienheureux.

5. Qu'elle cesse donc tant qu'elle n'est encore que sur la terre, de rechercher avec trop de curiosité ce qui est dans le ciel, de peur que, voulant sonder la majesté de Dieu, elle ne soit accablée sous le poids de sa gloire. Qu'elle cesse dis-je, tant qu'elle est parmi les femmes, de s'enquérir des choses qui se passent parmi ces puissances sublimes, et quine sont connues que d'elles seules, parce qu'étant toutes célestes, il n'est permis de les voir qu'aux seuls esprits célestes. Cette vision dit-il, que vous demandez qu'on vous montre, ô mou épouse, est infiniment élevée au-dessus de vous, et vous n'êtes pas assez forte maintenant, pour soutenir l'éclat de la clarté où je fais ma demeure, et qui est égale à celle du soleil à son midi. Car vous avez dit : " Apprenez-moi où vous paissez votre troupeau, où vous reposez durant le midi. " Être portée dans les nues, pénétrer la plénitude de la clarté, percer l'abîme des splendeurs, et habiter une lumière inaccessible, ce sont des choses qui ne sont pas possibles, tant que vous êtes dans ce corps mortel. Cette félicité vous est réservée pour la fin des temps, lorsque je vous ferai paraître devant moi, revêtue de gloire, sans tache ni ride, exempte de quelqu'autre défaut que ce puisse être. Ne savez-vous pas que tant que vous demeurez dans ce corps, vous êtes exilée de la lumière? Comment, n'étant pas encore toute belle, croyez-vous être capable de regarder la source de toute beauté ? Comment enfin demandez-vous de me voir dans ma clarté, vous qui ne vous connaissez pas encore vous-même ? Car ce corps de corruption ne peut lever les yeux, ni lés fixer sur cette lumière éclatante, que les anges désirent sans cesse contempler. Il viendra un temps, et ce sera lorsque je viendrai juger le monde, que vous serez tout à fait belle, comme je suis tout à fait beau, et alors étant complètement semblable à moi, vous me verrez tel que je suis. Alors vous entendrez ces paroles : " Vous êtes toute belle, ma bien-aimée, et il n'y a point de tache en vous (Cant. IV, 7). " Mais maintenant que vous n'êtes encore semblable à moi qu'en partie, faites en retour sur vous-même; n'aspirez point à des choses qui vous surpassent, et ne veuillez point pénétrer ce qui est au dessus de votre portée (Eccl. III, 22). Autrement, si vous ne vous connaissez pas, ô la plus belle de toutes les femmes, car je vous appelle belle simplement, mais belle entre les femmes, c'est-à-dire en partie, mais lorsque ce qui est parfait sera arrivé, ce qui est encore imparfait s'évanouira. Si donc, vous ne vous connaissez pas. Mais nous avons dit ce qui suit, il n'est pas besoin de le répéter. Je vous avais promis de vous dire quelque chose d'utile sur la double ignorance : si vous trouvez que je ne l'ai pas fait, ne m'en veuillez pas, ce n'est pas manque de bonne volonté. J'en ai assez, Dieu merci, mais l'effet ne suit qu'autant que l'Époux de l'Église Jésus-Christ Notre-Seigneur, daigne m'en faire la grâce par sa bonté pour votre édification, lui qui est Dieu par dessus toutes choses et béni à jamais. Ainsi soit-il.

SERMON XXXIX

Des chariots de Pharaon, qui est le diable, et des princes de son armée qui sont la malice, l'intempérance et l'avarice.

1. " Je vous ai comparé, mon amie, à mon armée environnée des chariots de Pharaon (Ct. 1, 5). " Avant toutes choses, nous reconnaissons volontiers dans ces paroles, que l'Église a été figurée dans les patriarches de l'ancienne loi, et que le mystère de la rédemption y a été montré par avance. Dans la sortie d'Israël hors d'Égypte, et dans le double miracle de la mer Rouge, qui donna passage au peuple de Dieu, et en même temps le vengea de ses ennemis, la grâce du baptême est clairement exprimée, parce que le baptême sauve-les hommes, et submerge les crimes. " Tous, dit l'Apôtre, ont été sous la nuée, et ont été baptisés sous la conduite de Moïse dans la nuée et dans la mer Rouge (I Cor. 1, 2) ". Mais il faut qu'à notre ordinaire, nous marquions la suite des paroles du Cantique, et montrions la liaison qu'elles ont avec ce qui précède ; après cela nous tacherons d'en tirer quelque chose d'utile pour les moeurs. Ainsi, après avoir réprimé la présomption de l'Épouse d'un ton de voix dur et sévère, ne voulant pas la plonger dans la tristesse, il lui remet en mémoire quelques biens qu'elle avait déjà reçus, et lui en promet de nouveaux. Il l'appelle " belle " de nouveau, et la nomme son "amie : " si je vous ai parlé un peu rudement, mon amie, dit l'Époux, ne croyez pas que ce soit par aversion, ou par aigreur, les dons que je vous ai prodigués et dont je vous ai ornée sont des preuves évidentes de mon amour. Je n'ai pas dessein de vous les ôter, mais plutôt de vous en donner de plus grands. Ou bien ne vous fâchez point, mon amie, de ce que vous ne recevez pas présentement ce que vous demandez, puisque vous avez déjà reçu de moi de si grandes faveurs, et en recevrez encore de plus grandes, si vous accomplissez mes préceptes, et persévérez dans mon amour. Voilà pour la suite de la lettre.

2. Maintenant voyons les choses qu'il dit lui avoir données. Premièrement, il l'a rendue semblable à son armée environnée des chariots de Pharaon, en la délivrant du joug du péché, par la destruction de toutes les oeuvres de la chair, de même que le peuple juif fut délivré de la servitude de l'Égypte, quand les chariots de Pharaon furent renversés et submergés dans la mer Rouge (Ex. XIV, 28). Cette grâce sans doute est bien grande ; et je crois ne pas commettre une folie, en me glorifiant de l'avoir aussi reçue, puisque en cela je ne dirai rien qui ne soit véritable, je le confesse donc, et je le confesserai sans cesse, si le Seigneur ne m'eût assisté, il s'en eût peu fallu que mon âme ne tombât dans l'enfer (Ps. LXXXIII, 17). Je ne suis ni ingrat ni oublieux, je chanterai éternellement les miséricordes du Seigneur (Ps. XCIII, 1). Mais laissons là la ressemblance que j'ai avec l'Épouse. Après qu'elle a été ainsi délivrée par une bonté singulière de l'Époux, elle devient son amie et elle est revêtue d'une beauté incomparable comme Épouse du Seigneur; mais cette beauté n'est encore que sur les joues et sur le coeur. De plus, il lui promet des colliers pour la parer. et des pendants d'oreilles d'or, comme étant plus gracieux, et marquetés d'argent pour être plus beaux. Qui n'aimerait l'ordre même de ces dons? D'abord elle est délivrée, ensuite elle est aimée, puis elle est baignée et purifiée, et enfin on lui promet de riches et magnifiques parures.

3. Je ne doute point que quelques-uns de vous ne sentent déjà en eux-mêmes ce que je dis, et ne me préviennent par l'expérience qu'ils en ont. Mais je me souviens de ce mot du Prophète : " Vos paroles répandent la lumière, et donnent l'intelligence aux simples et aux petits (Ps. CXVIII, 130). " Et c'est pour eux, je crois, qu'il est à propos d'expliquer ceci avec un peu plus d'étendue. Car l'esprit de sagesse est doux, et il aime un maître doux et diligent, qui, tout en s'efforçant de contenter ceux qui sont prompts à comprendre, ne dédaigne pas de condescendre à la faiblesse de ceux qui ont l'esprit plus lent. D'ailleurs la sagesse même a dit : " ceux qui me rendent claire, auront la vie éternelle (Ecc. XXIV, 31). " Je serais bien fâché d'être privé de cette récompense. Après tout, dans les choses qui me paraissent faciles, il y en a souvent de cachées, et telles, qu'il n'est pas superflu de les expliquer avec soin aux plus capables et aux plus pénétrants.

4. Mais considérez la comparaison de Pharaon et de son armée avec la cavalerie du Seigneur. On ne compare pas ces deux armées entre elles, mais on les compare toutes deux à une autre chose, car quel rapport y a-t-il entre la lumière et le ténèbres, et quel rapprochement entre le fidèle et l'infidèle? L'Époux compare sans doute l'âme sainte et spirituelle, à l'armée du Seigneur; Pharaon au diable, et les armées de l'un à celles de l'autre. Vous ne serez pas étonnés qu'une âme soit comparée à une armée entière, lorsque vous considérerez les armées de vertus qui se trouvent dans cette âme sainte, quel ordre règne dans ses mouvements, quelle discipline dans ses moeurs, quelle force dans ses prières, quelle vigueur dans ses actions, quelle ferveur dans son zèle; et enfin quels combats elle livre à ses ennemis, et combien elle remporte de victoires sur eux. Aussi lisons-nous dans la suite de ce Cantique, qu'elle " est terrible comme une armée rangée en bataille (Ct. VI, 3). Et encore, "que verrez-vous dans la Sunamite, sinon des ordres de bataille (Cant. vit, 1) ? " O, si cette explication ne vous agrée pas, sachez qu'une âme pieuse n'est jamais sans une troupe d'anges qui la gardent, avec une jalousie toute divine, ayant soin de la conserver pour son Époux, et dé la rendre chaste et vierge à Jésus-Christ. Ne dites point en vous-mêmes; où ont-ils? qui les a vus? Le prophète Élisée les a vus, et a obtenu de plus, par la prière, que Giési les vit aussi (4 R. VI, 17). Si vous ne les voyez pas, c'est que vous n'êtes ni Prophète, ni serviteur d'un Prophète. Le patriarche Jacob les vit, et dit : " C'est là l'armée de Dieu (Gn. XXXII, 2). " Le Docteur des nations les vit aussi, puisqu'il disait . " Tous les esprits bienheureux ne sont-ils pas les ministres de Dieu, envoyés pour servir ceux qui sont destinés à l'héritage du salut (Hb. 14)?"

5. Aussi l'Épouse sous la protection des anges, et environnée de ces troupes célestes, est semblable à l'armée du Seigneur, à cette armée qui autrefois, au milieu des chariots de Pharaon, triompha de ses ennemis par un miracle étonnant de l'assistance divine (Ex. XIV, 18). Car si vous considérez attentivement toutes les choses que vous admirez dans un événement si prodigieux, vous en trouverez ici qui ne sont pas moins dignes d'admiration. Et même on peut dire que le triomphe ici est plus magnifique, puisque les merveilles qui se sont faites alors en des choses corporelles, s'accomplissent à présent d'une manière spirituelle. Ne vous semble-t-il pas, en effet, qu'il y a bien plus de gloire et de valeur, à terrasser le diable que Pharaon, et à dompter les puissances de l'air, qu'à renverser les chariots de ce prince ? Là on combattait contre la chair et le sang, et ici on combat contre les puissances invisibles, contre les princes du monde et des ténèbres, contre les esprits malins qui volent dans l'air (Ep. XI, 12). Poursuivez avec moi les autres membres de cette comparaison. Là le peuple est tiré de l'Egypte; ici l'homme est tiré du siècle. Là Pharaon, ici le diable est terrassé. Là ce sont les chariots de Pharaon qui sont renversés ; ici ce sont les désirs de la chair et du siècle, toujours en guerre avec l'âme, qui sont anéantis ! Ceux-là sont submergés dans les flots, ceux-ci le sont dans les larmes ; les uns dans le flot de la mer, les autres dans les larmes amères. Je crois que lorsqu'il arrive que les démons rencontrent une âme de telle sorte, ils crient comme les Egyptiens ; " Fuyons Israël, car le Seigneur combat pour lui (Ex. XIV, 15). " Voulez-vous encore que je vous marque quelques-uns des princes de la suite de ce Pharaon mystique par leurs noms propres, et que je vous décrive quelques-uns de ses chariots, sur lesquels vous vous pourrez régler pour trouver les autres de vous-mêmes? Un des grands princes du roi spirituel et invisible d'Egypte est la malice. "L'intempérance et l'avarice " en sont encore deux grands. Et ces princes ont chacun, sous leur roi, des empires renfermés dans les limites qui leur ont été prescrites. Car la malice étend sa domination dans la région des crimes et des forfaits. L'intempérance est à la tête de toutes les actions déshonnêtes. L'avarice étend son empire sur les rapines et sur les fraudes.

6. Écoute? aussi quels sont les chariots que ce Pharaon a préparés à ses princes pour poursuivre le peuple de Dieu. La Malice a un chariot à quatre roues, lesquelles sont la cruauté, l'impatience, l'audace et l'imprudence. Ce chariot est prompt à répandre le sang, qui n'est point arrêté par l'innocence, ni retardé par la patience, ni arrêté par la crainte, ni retenu par la pudeur. Il est attelé de deux chevaux d'une grande rapidité, et qui sont très propres à causer toute sorte de maux et de dégâts, ce sont la puissance de la terre, et la pompe du siècle. Car le chariot de la malice s'avance avec une prodigieuse vitesse, lorsque, d'une part, il a la puissance pour accomplir ses desseins pernicieux, et de l'autre la pompe qui lui applaudit et le félicite, lorsqu'il a commis les plus grands crimes, en sorte que cette parole de l'Écriture s'accomplit: "Le pécheur est loué dans ses désirs, et le méchant reçoit des bénédictions. " (Ps. IX. 3.) Et ailleurs C'est maintenant le temps de votre règne, et de la puissance des ténèbres." (Lc. XXII. 52.) Ces deux chevaux sont conduits par deux cochers, l'Enflure et la Jalousie. L'enflure mène la pompe, et la Jalousie la puissance. Car le coeur enflé par la vanité, est emporté avec violence dans l'amour des pompes du diable; tandis que celui que la crainte retient à la même place, que la gravité rend modeste , l'humilité solide, la pureté sain et entier, ne saurait jamais être emporté par le vent de la vaine gloire. De même, l'autre cheval de la puissance de la terre est conduit par la Jalousie qui le presse des deux éperons de l'envie, je veux dire par la crainte de tomber et l'appréhension de succomber. Tels sont, en effet, les aiguillons, qui piquent sans cesse les flancs des puissances de la terre. Voilà pour ce qui est du chariot de la malice.

7. Celui de l'intempérance roule aussi sur quatre vices, comme sur quatre roues, qui sont les appétits du ventre, la passion du sexe, la noblesse des habits et la langueur de la somnolence. Il est aussi attelé de deux chevaux, la prospérité et l'abondance; ceux qui les conduisent sont : l'engourdissement de la paresse, et la confiance téméraire; car l'abondance de toutes choses produit aisément la paresse, et, selon l'Écriture, la " prospérité des fous sera cause de leur perte (Pr. I. 32), " sans doute parce qu'elle leur donne une confiance téméraire. Mais lorsqu'ils parleront le plus de paix et d'assurance, ils se trouveront accablés par une ruine soudaine (I Th. V, 3). Ils n'ont besoin ni d'éperons, ni de fouet, ni d'antres choses semblables, mais, au lieu de cela, ils se servent d'un petit parasol pour faire de l'ombre, et d'un éventail pour faire du vent. Ce parasol, c'est la dissimulation, qui fait comme une espèce d'ombre dans l'âme, et la met à l'abri de l'ardeur dévorante des soucis. Car c'est le propre d'une âme molle et délicate, de ne vouloir pas prendre même les soins nécessaires, de peur d'en sentir la peine, et de se cacher comme sous le voile d'une dissimulation affectée. L'éventail, c'est la prodigalité qui produit le vent de la flatterie. Car les personnes débauchées sont prodigues et paient de leur bourse le vent qui sort de la bouche des flatteurs : mais en voilà assez sur ce sujet.

8. L'avarice est aussi traînée sur un chariot qui a quatre vices en guise de roues qui le portent, ce sont : la timidité, l'inhumanité, le mépris de Dieu, l'oubli de la mort. Les chevaux qui le traînent sont la mesquinerie et la rapacité. Il n'est qu'un cocher pour les conduire, c'est l'ardeur d'amasser. Car l'avarice se contente d'un seul serviteur, ne voulant pas faire la dépense d'en avoir plusieurs. Mais ce serviteur exécute ce qui lui est commandé avec une ardeur infatigable, ses deux fouets pour punir les chevaux sont la passion d'acquérir et la crainte de perdre.

9. Le roi d'Égypte a encore d'autres princes, qui ont aussi leurs chariots, pour servir leurs maîtres dans les combats. Tel est l'Orgueil, un des plus grands seigneurs de sa cour; telle est aussi l'Impiété, l'ennemie de la foi, qui tient un rang considérable dans la maison de Pharaon. Il y en a encore plusieurs autres d'un ordre inférieur, tant satrapes que chevaliers, dont le nombre est infini dans son armée, et je vous laisse à en chercher les noms et. les offices, ainsi que les armes et les appareils de guerre , pour vous exercer en ces choses. C'est ainsi que l'invincible Pharaon, plein de confiance en la force de ses princes et de ses chariots, court de fous côtés, et, comme un cruel tyran, exerce autant qu'il peut sa fureur et sa rage contre toute la famille du Seigneur, et poursuit même encore aujourd'hui Israël qui sort de l'Egypte. Mais ce peuple de Dieu, bien qu'il ne soit ni porté sur des chariots, ni couvert d'armes, ne laisse pas, fortifié par la main du Seigneur, de dire avec confiance : " Chantons un hymne de louanges au Seigneur, car il a fait ouïr avec magnificence l'éclat de sa gloire, il a renversé dans la mer le cheval et le cavalier (Ex. XV, 1). Et ceux qui nous attaquent mettent toute leur confiance dans leurs chariots et dans leurs chevaux ; mais, pour nous, nous la mettons dans le nom du Seigneur notre Dieu que nous invoquons (Ps. XXIX. 8). " Voilà pour ce qui regarde la comparaison de l'armée du Seigneur et des chariots de Pharaon.

10. Après cela, l'Épouse est appelée " Amie. " Car pour l'Époux, il était ami avant même qu'il l'eût rachetée ; autrement il n'eût jamais racheté une personne qu'il n'aurait pas aimée. Mais elle, elle est devenue son amie par le bienfait de la rédemption. Écoutez un apôtre qui en demeure d'accord : " Ce n'est pas que nous l'ayons aimé, mais c'est qu'il nous a aimés le premier (Jn. IV, 10). " Souvenez-vous de Moïse et de l'Éthiopienne, et reconnaissez que, dès lors était figuré le mariage spirituel du Verbe avec l'âme pécheresse, et discernez, si vous le pouvez, ce qui vous donne le plus de consolation et de plaisir en considérant un mystère si doux; est-ce la bonté incomparable du Verbe, la gloire inestimable de l'âme, ou la soudaine confiance du pécheur ? Mais Moïse ne put changer la peau de l'Éthiopienne, au lieu que Jésus-Christ a fait ce changement. Car nous lisons ensuite; "Vos joues sont belles comme celles d'une tourterelle." Mais réservons cela pour un autre discours, afin que, prenant toujours avec appétit les mets qui nous sont servis sur la table de l'Époux, nous exhalions les louanges, et célébrions la gloire de Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui est Dieu par dessus tout, et béni à jamais. Ainsi soit-il.

SERMON XL

L'intention est le visage de l’âme ; sa beauté et sa laideur, sa solitude et sa pureté.

1. " Vos joues sont belles comme celles d'une tourterelle (Ct. I, 9). "La pudeur de l'Épouse est tendre; et je crois que la réprimande de l'Époux lui a fait venir le rouge au visage, et l'a rendue encore plus belle, ce qui lui attire ces paroles . "Vos joues sont belles comme celles d'une tourterelle." Toutefois, n'allez pas prendre. cela d'une façon grossière et charnelle, comme s'il parlait du rouge que donne le sang qui monte au visage, et qui, se mêlant à la blancheur du teint, en rehausse encore l'éclat et la beauté. Car la substance de l'âme qui est incorporelle et invisible, n'a ni membres, ni couleurs. Tâchez donc de concevoir spirituellement une substance toute spirituelle, et pour juger de la justesse de la comparaison de l'Époux, figurez-vous l'intention comme étant. le visage de l'âme. Car c'est par elle qu'on juge de la droiture d'une action, comme c'est par le visage qu'on juge de la beauté du corps. Et voyez la pudeur dans la couleur qui monte au visage, attendu que c'est plus que tout autre, la vertu qui embellit l'âme et augmente la grâce en elle. "Vos joues sont donc belles comme celles d'une tourterelle." Il pouvait louer sa beauté d'une façon plus usitée, et dire, comme cela se fait ordinairement quand on parle de la beauté de quelqu'un : vous avez un beau visage, vous êtes jolie de figure. D'où vient cela ? Pourquoi parle-t-il de ses joues au pluriel ? Je crois qu'il ne l'a pas fait sans sujet. Car c'est l'esprit de sagesse qui parle, et il n'est pas permis de lui attribuer le moindre mot inutile ou dit autrement qu'il ne faut. Il y a donc une raison, quelle qu'elle soit, pour laquelle il a mieux aimé dire les joues que le visage, je vais vous dire ce qu'il m'en semble, à moins que vous n'ayez quelque chose de meilleur à proposer.

2. Dans l'intention, que nous avons appelée le visage de l'âme, il y a deux choses nécessaires, l'objet et la cause; c'est-à-dire, ce que vous vous proposez et ce pourquoi vous vous le proposez. Et c'est par ces deux choses qu'on juge de la beauté ou de la laideur d'une âme ; en sorte que celle en qui ces deux choses sont droites et pures, mérite qu'on lui dise; avec vérité : " Vos joues sont belles comme celles d'une tourterelle. " Mais on n'en pourra pas dire autant de celle qui manque de l'une des deux, attendu qu'elle est laide en partie. Mais cet éloge convient encore bien moins à celle en qui ces deux choses à la fois font défaut. Ce qui s'éclaircira d'avantage par des exemples. Si une personne s'applique à la recherche de la vérité, ne vous semble-t-il pas que l'objet et la cause de son entretien sont honnêtes, et qu'elle peut avec raison s'attribuer ces paroles : " Vos joues sont belles comme celles d'une tourterelle, " puisqu'il ne parait point de tache sur aucune de ses joues ? Mais si elle recherche la vérité, non par le seul désir de la connaître, mais par vaine gloire, ou pour quelque autre avantage temporel, quel qu'il soit, quand même il semblerait que l'une de ses joues est belle, je crois pourtant qu'on ne ferait point difficulté de dire qu'elle est laide, au moins en partie, puisque la honte de la cause défigure l'autre côté de son visage. Mais si vous voyez un homme qui ne s'adonne à rien d'honnête, un homme captivé par les charmes de la volupté sensuelle, adonné à la gourmandise et à la débauche, tel que sont ceux qui se font un Dieu de leur ventre, mettent leur gloire dans ce qui devrait être un sujet de confusion, et ne goûtent que les choses de la terre (Ph. III, 18); ne direz-vous pas que cet homme est tout à fait laid, puisque l'objet et le motif de son intention sont vicieux?

3. N'avoir donc pas Dieu pour but dans ses actions, mais le siècle, c'est le propre d'une âme séculière, et qui n'a point une seule joue de belle. Mais. regarder Dieu, et ne le pas faire néanmoins pour Dieu, c'est le propre d'une âme hypocrite. Et, bien qu'un des côtés de son visage paraisse beau, parce qu'elle regarde Dieu avec quelque intention, toute fois ce déguisement détruit tout ce qu'il y a de beau en elle, et répand de la laideur Fur tout son visage. Si elle dirige son intention vers Dieu uniquement ou principalement en vue des avantages de la vie, elle n'est pas souillée, il est vrai, par l'hypocrisie, mais on peut dire que sa bassesse de coeur la rend noire et moins agréable. Au contraire, regarder autre chose que Dieu, mais toute fois pour Dieu, ce n'est pas le repos de Marie, c'est l'embarras de Marthe. Dieu me garde de dire qu'une telle âme ait rien de laid, et pourtant je ne voudrais pas assurer qu'elle fût arrivée à la perfection de la beauté, parce qu'elle s'inquiète et se trouble encore de plusieurs choses; et il est impossible que le mouvement continuel qu'elle se donne pour les choses de la terre, ne fasse voler sur elle quelques grains de poussière qui se dissiperont aisément à l'heure de la mort, au souffle de la pureté de sa conscience, et de la rectitude de son intention. Ainsi ne chercher que Dieu pour lui seul, c'est avoir la face de l'intention parfaitement belle ; et c'est ce qui est propre et particulier à l'Épouse qui mérite, par une prérogative unique, d'entendre ces paroles: " Vos joues sont belles comme celles d'une tourterelle. "

4. Pourquoi dit-il comme celles "d'une tourterelle?" Cet oiseau est extrêmement chaste, et il ne vit pas en troupe, il se contente, dit-on, de la compagnie de celui qui s'est accouplé avec lui, en sorte que s'il vient à le perdre, il n'en cherche point d'autre, et vit solitaire. Vous donc qui écoutez ceci, et qui voulez profiter de ce qui est écrit pour vous, et que nous expliquons maintenant pour votre utilité, si vous êtes animés de ces mouvements du Saint-Esprit, et que vous brûliez du désir de rendre votre âme épouse de Jésus-Christ, faites en sorte, par votre travail, que les deux joues de votre intention soient belles, afin que, en imitant cet oiseau si chaste, vous demeuriez en repos et solitaire (Thren. III, 28), comme dit le Prophète, parce que vous vous êtes élevé au dessus de vous-même. C'est, en effet, une chose bien au dessus de vous de devenir l'épouse du Seigneur des anges, d'être étroitement unie à Dieu, et de ne faire qu'un même esprit avec lui. Demeurez solitaire comme la tourterelle. N'ayez point de commerce avec le reste des autres hommes. Oubliez même votre peuple et la maison de votre père, et le roi concevra de l'amour pour votre beauté (Ps. XLIV, 11). Ame sainte, demeurez seule, afin de vous conserver pour celui-là seul que vous vous êtes choisi entre tous les autres. Fuyez de paraître en public; fuyez jusqu'à ceux de votre maison; séparez-vous le vos amis et de vos intimes, et même de celui qui vous sert. Ne savez-vous pas que vous avez un époux, extrêmement modeste, et qui ne peut point vous honorer de sa présence, devant qui que ce soit? Mettez-vous donc en retraite, mais d'esprit, non de corps, mais d'intention, mais de dévotion, mais d'une manière tout intérieure. Car Jésus-Christ qui se présente à vous, est esprit, et il demande solitude de l'esprit, non pas celle du corps, quoique cette dernière ne soit pas quelquefois inutile, lorsqu'on la peut observer, surtout dans le temps. de l'oraison. Car vous savez quel est en ce point même le précepte de l'Époux, et la forme qu'il prescrit : "Pour vous, dit-il, lorsque vous prierez, entrez, dans votre chambre, et fermez-en la porte sur vous (Mt. VI, 6). " Et il a fait lui-même ce qu'il a dit. Car l'Écriture rapporte qu'il demeurait seul toute la nuit en prières, non seulement en s'arrachant à la foule qui le suivait (Lc. VI, 12), mais en ne conservant pas même la compagnie d'aucun de ses disciples ou de ses familiers. Et nous voyons que s'il emmena avec lui trois de ses apôtres, lorsqu'il se hâtait d'aller à la mort, il s'éloigna d'eux quand il voulut prier (Mt. XXVI, 37). Faites donc aussi la même chose, quand vous voudrez faire oraison.

5. Du reste, on ne vous ordonne que la solitude du coeur et de l'esprit. Vous êtes seul, si vous ne pensez point aux choses de la communauté, si vous n'êtes' point attaché aux choses présentes, si vous méprisez ce que plusieurs estiment, si vous rejetez ce que tous désirent, si vous évitez les contentions, si vous ne sentez point les pertes, et ne vous souvenez point des injures. Autrement vous n'êtes pas seul, quand même vous seriez seul [7] : vous voyez donc que vous pouvez être seul, lorsque vous êtes avec plusieurs, et être avec plusieurs, lorsque vous êtes seul. En quelque grande compagnie que vous vous trouviez, vous êtes seul, si vous prenez garde de ne pas écouter trop curieusement ce qu'on dit, ou de n'en pas juger témérairement. S'il vous arrive de voir quelque chose de mal, ne vous hâtez pas de juger votre prochain; au contraire excusez-le. Excusez l'intention, si vous ne pouvez excuser l'action. Croyez qu'il l'a fait par ignorance, ou par surprise, ou par malheur : si la chose est si claire qu'il n'y ait pas lieu de la pallier, tâchez néanmoins de le croire ainsi, et dites-vous à vous-mêmes : la tentation a été extrêmement forte. Qu'aurais-je fait, si elle m'avait pressé aussi vivement? Or, souvenez-vous qe c'est à l'Épouse que je dis tout ceci, et que je n'instruis pas l'ami de l'Époux, qui a une autre raison pour observer soigneusement ce qui se passe; car il doit prendre garde qu'on ne pèche, examiner si on n'a point failli, et corriger ceux qui sont tombés en quelque faute. Mais l'Épouse n'a pas ce devoir à remplir; elle dit pour elle seule, et pour celui qu'elle aime, qui est tout ensemble son époux, et son Seigneur, son Dieu béni pa dessus tout dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.


[1] On peut voir à ce sujet ce que saint Bernard rapporte de saint Benoît dans le neuvième de ses sermons divers, de même que ce qu'il dit plus loin de Moïse dans son trente-troisième sermon sur le Cantique des cantiques, n. 6, et dans son sermon trente-quatrième, n. 1.
[2] Allusion à Abélard, je pense, qui réduisait la grâce de Jésus-Christ à peu prés à la raison donnée à l'homme et aux bons exemples du Sauveur, ainsi que nous l'avens déjà fait remarquer dons le tome if, à propos du onzième opuscule de saint Bernard.
[3] Saint Thomas donnait une preuve de la faiblesse de sa foi en ne voulant pas croire sans condition, mais en même temps il en donnait une de sa grandeur d'âme , en mettant une pareille condition à sa foi ; car cette exigence prouve la confiance qu'il avait en Dieu.
[4] Saint Bernard entend parler ici de la grâce spéciale promise aux humbles en ces termes : " Dieu donne la grâce aux humbles, " grâce non seulement intérieure mais encore extérieure, qui consiste dans l'exaltation qui leur est réservée même en cette vie.
[5] Saint Bernard entend parler ici de la grâce spéciale promise aux humbles en ces termes : " Dieu donne la grâce aux humbles, " grâce non seulement intérieure mais encore extérieure, qui consiste dans l'exaltation qui leur est réservée même en cette vie.
[6] Saint Bernard veut parler des Matines, qu'il désigne sous le nom de Veilles, pour se conformer à la pensée de saint Benoît.
[7] Se reporter à la lettre que saint Bernard écrivait aux religieux de Mont-Dieu.

 

 

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