Excellence de la vision de Dieu. Comment à
présent le goût de la présence de Dieu varie dans les saints selon les
différents désirs de leur âme.
1. « Apprenez-moi où est
celui qu'aime mon âme, où vous paissez votre troupeau, où vous vous
reposez durant le midi » (Ct. I, 6). Le Verbe, qui est l'Époux, apparaît
souvent aux âmes zélées, et ne leur apparaît pas sous une seule forme.
Pourquoi cela ? C'est sans doute parce qu'on ne peut le voir encore tel
qu'il est (I Jn. III, 2). Aussi, la vision que nous aurons de lui dans
le ciel demeurera toujours, parce que la forme qu'on verra alors
subsistera toujours. Car il est le Souverain Être, et il ne reçoit aucun
changement de ce qui est, de ce qui a été et de ce qui sera. Ôtez le
passé et l'avenir, où trouverez-vous place pour le changement et la
moindre trace de vicissitude ? Tout ce qui laisse ce qu'il a été pour
tendre à ce qu'il doit être, passe par l'être, mais il n'est point. Car,
comment peut être ce qui ne demeure jamais en un même état ? Ainsi
celui-là seul est vraiment qui ne sort point de ce qu'il a été pour
entrer dans ce qu'il n'est pas, mais dont l'être dure et demeure. Par
cela qu'il n'a point été, il est de toute éternité, et par cela qu'il ne
sera point, il est pour toute l'éternité. Et c'est par là qu'il
s'approprie le véritable être, c'est-à-dire l'être incréé, illimité et
invariable. Lors donc que celui qui est ainsi, ou plutôt qui n'est pas
ainsi et ainsi, est vu tel qu'il est, cette vision, comme j'ai dit,
demeure toujours, parce qu'elle n'est mêlée ni altérée d'aucun
changement. Et c'est alors qu'un seul et même denier, celui de
l'Évangile, est donné à tous ceux qui le verront ainsi, parce qu'il ne
se présentera à tous que sous une même forme. Car, comme ce qui leur
apparaîtra est invariable en soi, ils le regarderont invariablement, et
ceux qui le verront ne voudront ni ne pourront rien voir de plus
agréable et de plus charmant. Quand donc l'avidité avec laquelle nous le
verrons pourra-t-elle être rassasiée, quand la douceur d'un objet si
aimable cessera-t-elle de nous charmer, quand la vérité frustrera-t-elle
nos espérances, quand, enfin, l'éternité finira-t-elle ? Mais, si le
pouvoir et la volonté de le voir s'étendent jusques dans l'éternité,
notre félicité ne sera-t-elle pas consommée ? Que manquera-t-il, en
effet, à ceux qui le verront toujours, ou que restera-t-il à désirer à
ceux qui le voudront toujours voir ?
2. Mais cette vision
bienheureuse n'est pas pour la vie présente, elle est réservée pour
l'autre, à ceux-là qui peuvent dire : « Nous savons que lorsqu'il
apparaîtra dans sa gloire, nous serons semblables à lui, parce que nous
le verrons tel qu'il est » (I Jn. III, 2). Maintenant, il apparaît à qui
il veut, mais c'est en la manière qu'il veut, non pas tel qu'il est. Il
n'est sage, ni saint, ni prophète, qui puisse ou qui ait pu
le
voir en ce corps mortel, tel qu'il est ; mais celui qui en sera digne,
le pourra voir, quand son corps sera devenu immortel. On le voit, non
pas tel qu'il est en effet. Car, quoique vous voyiez le soleil tous les
jours, vous ne l'avez jamais vu pourtant tel qu'il est, mais seulement
tel qu'il éclaire l'air, une montagne, une pierre. Et vous ne pourriez
pas même le voir de la sorte, si la lumière de votre corps, qui est
votre oeil, ne ressemblait en quelque façon à cette lumière céleste, par
la sérénité et la clarté qui lui est naturelle. Car nul autre membre du
corps n'est capable de cette lumière, à cause de sa grande disproportion
avec elle. Et l'œil même, lorsqu'il est trouble, ne peut recevoir la
lumière, parce qu'il a perdu sa ressemblance avec elle. Ainsi celui qui
a l'œil trouble ne voit pas le soleil qui est clair, à cause de la
disconvenance qu'il a avec lui, mais il le voit, lorsque son oeil est
clair, à cause de quelque ressemblance entre ces deux corps. Et si
l'oeil était aussi pur que lui, il le verrait tel qu'il est sans
s'éblouir, à cause de l'entier rapport qu'il aurait avec lui. De même
celui qui est éclairé par le soleil de justice, qui éclaire tout homme
venant en ce monde, peut le voir ici-bas tel qu'il éclaire, parce qu'il
lui est semblable en quelque chose ; mais il ne peut le voir tel qu'il
est en effet, parce qu'il ne lui est pas tout à fait semblable. Voilà
pourquoi le Prophète dit : « Approchez-vous de lui, et vous serez
éclairés, et vos yeux ne seront point éblouis » (Ps. III, 5). Cela est
vrai, pourvu que nous soyons éclairés autant qu'il en est besoin, afin
que « contemplant la gloire de Dieu à face dévoilée; nous soyons
transformés en son image et nous passions de clarté en clarté, comme
conduits par l'esprit du Seigneur » (II Co. III, 28).
3. Il faut donc s'approcher
de lui avec respect, non se précipiter avec effronterie, de peur que,
voulant sonder sans retenue cette haute majesté, on ne demeure accablé
sous le poids de sa gloire (Pr. XXV, 27). Et il ne faut pas s'approcher
de lui par un changement de lieux, mais par les diverses clartés, et
clartés non corporelles, mais spirituelles, comme étant conduits par
l'esprit du Seigneur. Je dis par l'esprit du Seigneur, non par le nôtre,
quoique cela se passe dans le nôtre. Ainsi celui qui est plus lumineux
est plus proche de Dieu ; et celui-là est arrivé jusqu'à lui, qui a
atteint le souverain degré de clarté. Mais le voir tel qu'il est, quand
nous serons en sa présence, ce n'est pas autre chose qu'être tels qu'il
est, et n'être éblouis par aucune dissemblance, mais ce ne sera que dans
le ciel, comme je l'ai dit, que nous jouirons d'un si grand bonheur.
Cependant cette grande variété de formes, et ce nombre presque infini
d'espèces différentes, qui se trouvent dans les créatures, qu'est-ce
autre chose en quelque sorte que des rayons de la Divinité, qui montrent
que celui de qui elles tiennent l'être est vraiment, mais qui ne font
pas voir absolument ce qu'il est ? C'est pourquoi vous voyez quelque
chose de lui, mais vous ne le voyez pas lui-même. Et lorsque vous voyez
quelque chose de celui que vous ne voyez pas, vous êtes assuré de son
existence, et cela doit vous porter à le chercher; celui qui la cherche
en recevra des récompenses et des grâces, mais celui qui néglige de le
chercher ne saurait trouver une excuse dans son ignorance. Mais cette
façon de le voir est commune. Car il est aisé, selon l'Apôtre, à tous
ceux qui ont l'usage de la raison, « de contempler les perfections
invisibles de Dieu dans les beautés visibles des créatures » (Rm. I,
20).
4. C'était sans doute d'une
antre manière que Dieu daignait autrefois accorder aux patriarches, de
jouir souvent et familièrement de sa présence, pour satisfaire l'ardeur
de leur zèle et de leur amour, quoique alors il ne se montrât pas à eux
tel qu'il est, mais tel qu'il lui plaisait de paraître. Et il ne se
montrait pas à tous d'une manière, mais, comme dit l'Apôtre, « en
différentes façons et sous diverses formes » (Hb. I, 1), bien qu'il soit
un en soi, ainsi qu'il le dit lui-même à Israël en ces termes: « Le
Seigneur votre Dieu est un seul Dieu » (Dt. VI, 3). Ces apparitions
n'étaient pas communes, à la vérité, néanmoins elles se faisaient au
dehors par des images sensibles, ou par des voix qui résonnaient aux
oreilles. Mais il y a une autre manière de voir Dieu, qui diffère
d'autant plus de celles-là, qu'elle est plus intérieure, et c'est
lorsque Dieu par lui-même daigne visiter l'âme qui le cherche, mais qui
le cherche avec toute l'ardeur de ses désirs et de son amour. Or voici
le signe de sa venue dans l'âme, comme nous l'apprenons de celui qui
l'avait expérimenté : « Le feu marchera devant lui, et dévorera ses
ennemis tout à l'entour » (Ps. XCVI, 3). Car il faut que toute âme en
laquelle il doit venir prévienne son avènement par des désirs si
ardents, qu'ils consument toute l'impureté de ses vices, et préparent
ainsi un lieu pour le Seigneur. L'âme sait que le Seigneur est proche
lorsqu'elle se sent embrasée de ce feu, et qu'elle dit avec le
Prophète : « Il a envoyé d'en haut son feu dans la moelle de mes os, et
il m'a enseigné ce que je dois faire » (La. I, 13). Et encore : « Mon
coeur s'est échauffé en moi, et ce feu s'enflamme de plus en plus dans
ma méditation » (Ps. XXXVIII, 4).
5. Après qu'une âme a
poussé ainsi de fréquents soupirs, ou plutôt a prié et s'est affligée
sans relâche dans la violence de ses désirs, s'il arrive quelquefois que
celui qu'elle a tant désiré et tant cherché ayant compassion de ses
peines, se présente à elle, je crois qu'elle peut dire avec Jérémie,
instruite par sa propre expérience : « Vous êtes bon, Seigneur, à ceux
qui espèrent en vous, et à toute âme qui vous cherche ! » (La. III, 25)
Son bon ange, un des compagnons de l'Époux, qui lui a été envoyé pour
être le ministre et le témoin de cette entrevue secrète, n'est-il pas
ravi de joie, et ne tressaille-t-il pas d'allégresse par la part qu'il
prend à une si grande faveur ? Sans doute alors, se tournant vers le
Seigneur, il lui dit : Je vous rends grâces, ô Dieu d'une majesté
infinie, de ce que vous avez exaucé les désirs de cette âme, et ne
l'avez pas privée de ce qu'elle vous demandait dans ses voeux et ses
prières. C'est cet ange qui, la suivant soigneusement partout, ne cesse
de l'exciter et de la presser de ses fréquentes inspirations, en lui
disant : « Réjouissez-vous dans le Seigneur, et il vous accordera ce que
vous lui demanderez » (Ps. XXXVI, 4) : ou bien : « Attendez le Seigneur
et gardez ses préceptes » (Heb). Et encore : « S'il diffère à venir,
attendez-le, car il viendra bientôt, et il ne tardera point » (Hab. II,
3) ; ou bien, s'adressant au Seigneur il lui dit : « Comme une biche
soupire avec ardeur après les eaux des torrents, cette âme soupire après
vous mon Dieu » (Ps. XLI, 1). Elle a aspiré après vous durant toute la
nuit, et votre esprit qui habite dans le fond de son coeur l'a éveillée
dès le matin pour vous chercher. Elle a tenu tout le jour ses mains
levées vers vous, accordez-lui ce qu'elle vous demande, car elle crie et
soupire après vous. Tournez-vous un peu vers elle; laissez-vous fléchir
à ses prières; regardez du haut du ciel, voyez et visitez cette pauvre
âme désolée. Fidèle paranymphe, il est témoin de cet amour mutuel, sans
en être jaloux, et, bien loin de travailler pour ses intérêts, il ne
recherche que ceux de son maître. Il va et vient de l'Époux à l'Épouse,
offrant les voeux de l'un et rapportant les grâces de l'autre.
Il excite celle-là et
apaise celui-ci. Quelquefois même, quoique rarement, il les fait voir
l'un à l'autre, soit en la ravissant, soit en lui amenant son bien-aimé.
Car il est comme domestique, et connu dans le palais du roi; il ne
craint aucun refus, et il voit tous les jours la face du Père.
6. Mais vous, gardez-vous
bien de croire que nous pensions qu'il y ait rien de corporel ou
d'imaginaire dans ce mélange du Verbe et de l'âme. Nous ne disons que ce
que l'Apôtre a dit : « a celui qui adhère à Dieu ne fait qu'un même
esprit avec lui » (I Co. VI, 17). Nous exprimons comme nous pouvons, le
ravissement en Dieu d'une âme pure, ou la bienheureuse descente que Dieu
fait dans cette âme, en comparant ce qui est spirituel à des choses
spirituelles. Cette union se fait donc en esprit, parce que Dieu est
esprit, et il est esprit d'amour pour la beauté de cette âme, qu'il voit
peut-être marcher selon l'Esprit, et qui n'accomplit point les désirs de
la chair; surtout s'il reconnaît qu'elle brûle d'amour pour lui. Une âme
en cet état, et si fort aimée de son Dieu, est loin de se contenter que
son Époux se manifeste à elle, de la manière commune à plusieurs, par
les choses créées, ou de celle qui a été particulière à quelques
personnes, par les visions et par les songes ; elle veut que, par un
privilège spécial, il descende en elle du haut du ciel, qu'il la pénètre
intimement et jusqu'au plus profond de son cœur, elle veut que celui
qu'elle désire ne se montre pas à elle soum une figure extérieure, mais
qu'il se fasse comme une infusion. de lui en elle; qu'il ne lui
apparaisse pas, mais qu'il la pénètre ; car on ne peut douter qu'il soit
plus agréable au dedans qu'au dehors. Car le Verbe ne résonne pas aux
oreilles, mais perce le cœur ; il n'est pas loquace, mais efficace ; il
ne fait pas de bruit, mais il est doux à l'âme. C'est un visage qui n'a
point de forme, mais qui forme, qui ne frappe pas les yeux du corps,
mais qui remplit le coeur de joie, que l'amour, non la beauté extérieure
rend agréable.
7. Je ne puis pas dire
néanmoins qu'alors même il se montre tel qu'il est, quoique de cette
sorte, il ne se fasse pas voir autre qu'il est. Car bien qu'une âme soit
très dévote, ce n'est pas à dire pourtant qu'il se montre aussitôt ainsi
à elle, ni même qu'il se montre à toutes d'une même façon. Car, selon
que les désirs d'une âme varient, le goût de la présence divine varie
aussi, et cette douceur céleste flatte diversement le palais de
l'esprit, selon les différentes choses qu'il souhaite. Aussi vous avez
pu remarquer dans ce chant d'amour combien de fois il a changé de
visage, en combien de formes agréables il a daigné se transformer devant
sa bien-aimée, et comment, ainsi qu'un époux modeste, tantôt il désire
jouir en secret des embrassements d'une âme sainte, et prend plaisir à
lui donner de chastes baisers, tantôt il se change en médecin, avec ses
huiles et ses parfums, à cause sans doute des âmes tendres et faibles
qui ont encore besoin de ces fomentations et de ces remèdes, d'où vient
qu'elles sont désignées par le nom de jeunes filles, qui semble marquer
quelque délicatesse. Si quelqu'un en murmure on lui dira que « ce ne
sont point ceux qui se portent bien qui ont besoin de médecin, mais ceux
qui sont malades » (Mt. IX, 12). Tantôt il se présente comme un
voyageur, se joint à l'Épouse et aux jeunes filles qui marchent
ensemble, et délasse cette troupe bienheureuse de la fatigue du chemin
par la douceur de ses entretiens et de ses discours, en sorte que
lorsqu'il s'en va toutes s'écrient : « Ne sentions-nous pas notre cœur
s'enflammer en nous, lorsqu'il nous parlait de Jésus dans le chemin ? »
(Lc. XXIV, 32) Que sa compagnie est charmante, puisque par la douceur de
ses discours et de ses mœurs, comme par la senteur des parfums
délicieux, il excite tout le monde à courir après lui ! C'est ce qui
leur fait dire : « Nous courons dans l'odeur de vos parfums » (Ct. I,
3). Quelquefois aussi il se présente comme un riche père de famille qui
a des provisions en abondance dans sa maison, ou plutôt comme un roi
magnifique et puissant qui semble relever la timidité de l'Épouse qui
est pauvre, exciter ses désirs en lui découvrant tous les trésors de sa
gloire, la richesse de ses pressoirs et de ses celliers, l'abondance de
ses jardins et de ses terres, et en la faisant même entrer dans
l'intérieur de sa chambre. Car son Époux à toute sorte de confiance en
elle, et il estime qu'il ne doit rien cacher à celle qu'il a rachetée de
la pauvreté, dont il a éprouvé la fidélité, et qu'il couvre de ses
baisers, tant elle lui semble aimable. Voilà comment il ne cesse point
de se montrer intérieurement, d'une manière ou d'une autre, à ceux qui
le cherchent, et d'accomplir ces paroles : « Je suis avec vous jusqu'à
la consommation des siècles » (Mt. XXVIII, 20.)
8. En tout cela il est
plein de douceur, de charme et de miséricorde. Car dans les baisers, il
témoigne son amour et sa tendresse, et dans l'huile, dans ses parfums et
dans ses autres médicaments, il fait voir qu'il est clément et qu'il a
des entrailles de charité et de compassion. Enfin dans le chemin il est
gai, affable, plein de grâce et de bonté ; dans l'étalage de ses
richesses et de ses possessions, il fait voir qu'il est libéral, et
qu'il donne des récompenses proportionnées à sa royale magnificence,
C'est ainsi que partout dans ce Cantique vous trouverez le Verbe figuré
sous ces sortes de ressemblances. C'est, je crois, ce que le Prophète a
voulu marquer quand il a dit : « Notre-Seigneur Christ est un esprit
présent devant nous, nous vivons dans son ombre parmi les nations » (La.
IV, 20), parce que nous ne le voyons maintenant que comme dans un miroir
et en énigme, non pas encore face a face ; mais cela ne doit durer que
tant que nous vivrons parmi les nations. Car il n'en ira pas ainsi parmi
les anges, lorsque, possédant une félicité en tout pareille à la leur,
nous le verrons aussi bien qu'eux tel qu'il est, c'est-à-dire en la
forme de Dieu, non sous des ombres. En effet, comme nous le disons, les
anciens n'avaient que l'ombre et la figure, mais que nous, grâce à
Jésus-Christ qui s'est rendu présent par la chair, nous possédons la
vérité même; ainsi on ne peut nier que nous-mêmes, à l'égard du siècle à
venir, nous ne vivions dans l'ombre de la vérité; à moins qu'on ne
veuille contredire ; l'Apôtre qui dit : « En partie nous connaissons, et
en partie nous devinons » (I Cor. XIII, 9) ; Et encore : « Je ne crois
pas l'avoir compris » (Phil. III, 13). Car comment n'y aurait-il point
de différence entre ceux qui marchent par la foi, et ceux qui voient
clairement ce qui est l'objet de notre foi ? Ainsi le juste vit de la
foi, et le bienheureux se réjouit de voir ce qui fait l'objet de cette
foi. C'est pourquoi l'homme de bien vit ici bas dans l'ombre de
Jésus-Christ, et l'ange se glorifie de contempler la splendeur de sa
face immortelle et glorieuse.
9. Mais on ne peut nier que
l'ombre de la foi soit bonne, puisqu'elle tempère la lumière qui
éblouirait nos yeux faibles et débiles, et les prépare à supporter
l'éclat de cette lumière. Car il est écrit, « que la foi purifie le
cœur » (Ac. XV, 9). Ainsi la foi n'éteint point la lumière, elle la
conserve. Tout ce que l'ange voit, quelque grand que ce puisse être,
l'ombre de la foi me le garde, et le met comme en dépôt dans son sein
fidèle, pour me le découvrir quand il en sera temps. Ne vous est-il pas
avantageux de posséder, quoique sans le voir, ce que vous ne pourriez
comprendre quand il serait découvert. La Mère même du Seigneur vivait
dans l'ombre de la foi, puisqu'on lui dit : « Vous êtes bien heureuse
d'avoir cru » (Lc. I, 54). Elle vécût aussi dans l'ombre projetée sur
elle par le Corps de Jésus-Christ, suivant ces paroles de l'ange : « La
vertu du Très-Haut vous environnera de son ombre » (Ibid). Or ce n'est
pas une ombre méprisable, que celle qui vient de la vertu du Très-Haut.
Il y avait vraiment une grande vertu dans la chair de Jésus-Christ,
puisqu'elle a environné la Vierge de son ombre, et, ce qui eût été
absolument impossible à une femme mortelle, par l'interposition de ce
corps vivifiant, lui a permis de soutenir la présence et la lumière
inaccessible de son adorable Majesté. Oui, c'était une vraie vertu,
puisque par elle toutes les forces ennemies ont été domptées ; c'est une
vertu et une ombre qui chasse les démons, et qui sert de protection aux
hommes, ou du moins c'est une vertu qui donne la vie, et une ombre qui
procure une agréable fraîcheur.
10. Nous vivons donc dans
l'ombre de Jésus-Christ, nous qui marchions par la foi, et qui nous
nourrissons de sa chair, pour vivre de la vie divine. Car la chair de
Jésus-Christ est vraiment une nourriture (Jn. VI, 54). Et peut-être
est-ce pour cela même qu'en cet endroit il est dépeint sous la figure
d'un pasteur, et que l'Épouse semble lui adresser ces paroles comme à un
pasteur : « Enseignez-moi où vous paissez, et où vous reposez durant le
midi. Que ce pasteur-là est bon, puisqu'il donne sa vie pour ses
brebis » (Jn. X, 12) ; sa vie pour les racheter, sa chair pour les
nourrir. Chose étonnante : il est le pasteur, les pâturages et la
rédemption. Mais ce discours prend de bien grandes proportions, la
matière en est si vaste et enferme de si grandes choses, qu'on ne peut
les expliquer en peu de mots. Aussi me vois-je contraint de
l'interrompre plutôt que de le finir. Mais il faut, puisque ce sujet
n'est pas achevé, que la mémoire veille, afin que je puisse reprendre et
continuer où j'en suis demeuré, selon les forces que m'en donnera
Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui est l'époux de l'Église, Dieu élevé au
dessus de tout et béni dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
Le Verbe se communique sous la forme d'un
Époux aux âmes embrasées d'amour pour lui, et sous la figure d'un
médecin à celles qui sont encore faibles et imparfaites. Les pensées de
haine diffèrent les unes des autres d'où vient cette différence.
1. « Apprenez-moi où vous
paissez votre troupeau, et où vous reposez durant le midi » (Ct. I, 6).
C'est là que nous en sommes restés ; c'est de là que notas devons partir
pour en venir à ce qui nous reste à dire. Mais avant de commencer à
parler de cette vision et de cet entretien, je crois qu'il ne sera pas
mauvais de reprendre, en peu de mots, les autres visions précédentes, et
de montrer comment elles peuvent nous être. appropriées spirituellement,
selon les vœux et les mérites de chacun, afin que, les ayant comprises,
si toutefois Dieu nous en fait la grâce, nous entendions plus aisément
ce que nous avons à dire ensuite. Mais cela est très difficile, car les
paroles dont on se sert pour exprimer ces visions ou ces ressemblances,
font entendre des choses corporelles, et sont corporelles elles-mêmes ;
et néanmoins ce qu'on nous veut faire comprendre par elles est
spirituel, et c'est l'esprit qui en doit chercher les causes et les
raisons. Or, qui est capable de souder et de comprendre tant de
différents mouvements et progrès de l'âme, par lesquels cette grâce de
la présence si variée de l'Époux nous est dispensée ? Néanmoins, si nous
rentrons en nous-mêmes, et que le Saint-Esprit daigne nous montrer par
sa lumière ce qu'il ne dédaigne pas de faire continuellement en nous par
son opération, j'espère que nous ne serons pas entièrement privés de
l'intelligence de ces choses. Car j'aime à croire que nous n'avons pas
reçu l'esprit de ce monde, mais l'esprit de Dieu, pour savoir quels sont
les dons que Dieu nous a faits (II Co. II, 12).
2. Si donc quelqu'un de
nous trouve avec le Prophète, que ce lui est un grand bien d'être
étroitement uni à Dieu, et, pour parler plus clairement, s'il y a
quelqu'un parmi nous de tellement rempli de zèle, qu'il désire sortir de
ce corps mortel, et être avec Jésus-Christ, mais qui le désire
fortement, qui en ait une soif ardente, et médite sans cesse sur ce
sujet, celui-là sans doute ne recevra point le Verbe autrement que sous
la forme d'Époux, lorsqu'il sera visité par lui, c'est-à-dire dans le
temps où il se sentira étreindre au dedans comme avec les bras de la
sagesse, et qu'il recevra l'infusion de la douceur d'un saint amour. Car
les désirs de son cœur se trouveront exaucés, quoiqu'il soit encore dans
ce corps, comme dans un lieu de bannissement, qu'il ne possède l'Époux
qu'en partie, et pour un temps, et même pour un temps fort court. Car
après avoir été cherché avec beaucoup de veilles et de prières, de
travaux et de larmes, il se présente enfin à l'âme, tout d'un coup,
lorsqu'on croit le posséder, il s'échappe ; mais il se présente de
nouveau à celui qui pleure, et qui le poursuit de tous côtés, il se
laisse prendre par lui, mais non point retenir, car il s'échappe encore
tout d'un coup de ses mains. Si l'âme dévote persiste à prier et à
gémir, il retourne à elle, ne la prive pas du fruit de ses oraisons,
mais il disparaît aussitôt, et ne revient plus jusqu'à ce qu'elle le
cherche encore par tous les désirs de son cœur. Ainsi dans ce corps on
peut ressentir souvent la joie de la présence de l'Époux, mais on n'en
peut pas jouir pleinement, parce que si sa vue réjouit l'âme, les
alternatives de présence et d'absence l'attristent aussi. Et l'Épouse
sera toujours dans cette peine jusqu'à ce que s'étant une fois
dépouillée du fardeau si pesant de cette masse grossière et terrestre,
elle s'envole, pour ainsi dire, et soit portée, si je puis parler ainsi,
sur les ailes de ses désirs, pour jouir librement dans la contemplation
comme un oiseau qui plane clans l'air, et suive en esprit son bien-aimé
partout où il ira, sans que rien l'empêche et la retienne.
3. Toutefois il ne se
présente pas, même en passant, à toutes sortes d'âmes, mais à celle-là
seulement qu'une grande dévotion, un désir véhément, et un amour plein
de douceur et de tendresse témoignent qu'elle est son Épouse, et digne
que le Verbe, dans toute sa beauté, la visite sous la forme d'Époux. Car
celui qui n'est pas encore dans cet état, mais qui, touché de
componction au souvenir de ses péchés, prie Dieu dans l'amertume de son
âme, de vouloir bien ne pas le condamner (Jb. X, 2), ou qui peut-être
souffre encore de violentes tentations, étant comme attiré et entraîné
par sa propre concupiscence, celui-là ne cherche pas un Époux, mais nu
médecin, et il ne recevra pas des baisers ou des embrassements, mais
seulement des remèdes pour guérir ses plaies, de l'huile et des
onguents. N'est-ce pas là la disposition où nous nous trouvons souvent
dans nos prières ; nous qui sommes encore tous les jours ou tentés par
les passions qui sont en nous, on touchés de regret au souvenir de nos
excès passés. De quelle amertume m'avez-vous souvent délivré, Seigneur
Jésus, en daignant venir dans mon âme ? Combien de fois, après avoir
versé des ruisseaux de larmes, après avoir poussé mille gémissements et
mille sanglots, vous ai-je senti répandre dans mon âme blessée l'onction
de votre miséricorde, et la remplir d'une huile de joie ? Combien de
fois me suis-je mis à prier en désespérer presque de mon salut ; et, au
sortir de nia prière, me suis-je trouvé plein de joie et de l'espérance
du pardon ? Ceux qui sont glana une semblable disposition savent que le
Seigneur Jésus est vraiment un médecin qui guérit ceux qui ont le coeur
blessé, et qui traite leurs plaies et leurs blessures (Ps. CXLVI, 8).
Que ceux qui ne l'ont pas éprouvé s'en rapportent à celui qui dit:
« L'esprit du Seigneur me rempli de son onction ; il m'a envoyé pour
annoncer d'heureuses nouvelles à ceux qui sont doux et pacifiques, et
pour guérir ceux qui ont le coeur contrit et brisé » (Is. LXI, 2). S'ils
en doutent encore, qu'ils s'approchent au moins et en fassent l'essai,
et qu'ils apprennent par eux-mêmes le sens de ces paroles : « J'aime
mieux la miséricorde que le sacrifice » (Mt. IX, 13). Mais poursuivons.
4. Il y en a qui étant las
des exercices spirituels, et tombant dans la tiédeur, dans une espèce
d'abattement et de défaillance, marchent avec tristesse dans les voies
du Seigneur, ne font ce qui leur est commandé qu'avec un coeur sec et
ennuyé, murmurent souvent et se plaignent que les jours et les nuits
sont longues, avec le saint homme Job qui disait : « Lorsque je suis
couché, je dis quand me lèverai-je? et quand je suis levé, j'attends le
soir avec impatience » (Jb VII, 4). Lorsqu'une âme est en cet état, si
le Seigneur, touché de compassion, s'approche d'elle dans le chemin où
elle marche, et que celui qui est du ciel commente à lui parler des
choses du ciel, ou à lui chanter quelque air charmant des cantiques de
Sion, à l'entretenir même de la cité de paix, de l'éternité de cette
paix, et du bonheur qu'il y a à la posséder, cet entretien agréable
semblera lifte douce litière à cette âme endormie et paresseuse, et
chassera tout l'ennui de son esprit, et toute la lassitude de son corps.
Ne vous semble-t-il pas que celui qui disait : « Mon âme s'endort
d'ennui et de chagrin, fortifiez-moi, s'il vous plait, par vos paroles »
(Ps. CXVIII, 28), en était là, éprouvait et demandait quelque chose de
semblable ? Et lorsqu'elle aura obtenu cette grâce, ne s'écriera-t-elle
pas : Seigneur, combien j'aime votre Loi ! je la médite durant tout le
jour. Car nos méditations sur le Verbe qui est l'Époux, sur sa gloire,
sa beauté, sa puissance et sa majesté adorable, sont autant de paroles
qu'il dit à notre âme. Et ce n'est pas seulement alors qu'il nous
parle ; mais quand nous repassons avec ardeur dans notre esprit ses
oracles et ses jugements, et que nous méditons nuit et jour sur la loi,
sachons que certainement l'Époux est présent et qu'il nous parle pour
que la douceur de ses discours nous empêche de nous lasser de nos
travaux.
5. Pour vous, quand vous
sentez que ces choses se passent dans votre esprit, ne croyez pas que
ces pensées sont de vous, reconnaissez qu'elles sont de celui qui dit
par le Prophète : « C'est moi qui fais entendre à l'âme, des paroles de
justice » (Is. LXIII, 1). Car les pensées de notre esprit ont une grande
ressemblance avec les paroles de la vérité qui parie en nous ; et nul ne
discerne aisément ce que son coeur produit au dedans, d'avec ce qu'il
entend, s'il n'a sagement remarqué ce que le Seigneur dit dans
l'Évangile : « Que les mauvaises pensées naissent du cœur » (Mt. XV, 9).
Et ailleurs : « Pourquoi pensez-vous du mal dans vos cœurs ? » (Jn. VIII,
44) Ou bien encore : « Celui qui ment parle de lui-même ». Et cette
remarque de l'Apôtre : « Nous ne sommes pas capables de penser rien de
bon de nous-mêmes, comme de nous-mêmes, mais cette capacité nous vient
de Dieu » (II Co. III, 15). Lors donc que nous pensons à de mauvaises
choses, cette pensée est de nous; et lorsque nous pensons à quelque
chose de bon, cette pensée vient de Dieu. La première part de notre
coeur, et celle-ci notre cœur l'entend. « J'écouterai, dit le Prophète,
ce que le Seigneur Dieu dira dans mon coeur. Car il ne parlera que de ce
qui concerne la paix de son peuple » (Ps. XLVIII, 9). Ainsi c'est Dieu
qui produit en nous des pensées de paix, de piété et de justice ; quant
à nous, nous n'avons point ces pensées-là de nous-mêmes, mais nous les
recevons en nous. Mais pour ce qui est des homicides, des adultères, des
larcins, des blasphèmes et des autres choses semblables, ce sont des
paroles sorties de notre cœur (Mt. XV, 19), nous ne les avons point
entendues en nous, mais nous les faisons entendre dans notre coeur.
« Car l'insensé dit en soi-même, il n'y a point de Dieu » (Ps. XIII, 1).
Et : « C'est pour cela que l'impie a irrité Dieu, parce qu'il a dit en
son coeur, il ne recherchera point mes mauvaises actions » (Ps IX, 13).
Mais il y a encore une autre parole, qui se sent dans le coeur, et qui
n'est pas un mot du coeur, car elle n'en sort pas comme nos pensées, et
ce n'est point celle dont nous avons parlé, qui se fait entendre au cœur
et qui est la parole du Verbe, car celle dont nous parlons est mauvaise.
Elle est produite par des puissances ennemies, et ce sont les
inspirations des mauvais anges, comme celle, par exemple, de trahir le
Seigneur Jésus, que selon l'Évangile, le Diable inspira au cœur de Judas
Iscariote, de trahir le Seigneur Jésus.
6. Mais qui peut tellement
veiller sur soi-même et observer avec tant de soins sous les mouvements
intérieurs qui se passent en soi, ou qui viennent de soi que, à chaque
désir illicite, il discerne clairement ce qui vient de la maladie de son
esprit, ou des morsures du serpent ? Je ne crois pas que cela soit
possible à aucun homme, si ce n'est à celui, qui, étant éclairé par le
Saint-Esprit, a reçu par une grâce spéciale ce don que l'Apôtre dans le
dénombrement qu'il en fait, appelle le discernement des esprits (I Co.
XII, 10). En effet, quelque soin qu'un homme apporte à garder son coeur,
et à observer avec une grande vigilance tout ce qui s'y passe, quand
même il s'y serait exercé depuis longtemps, et qu'il en aurait toute
l'expérience imaginable, il ne pourra pas néanmoins faire en soi un
discernement juste et certain entre le mal qui naît de son propre fonds,
et celui qui lui a été communiqué d'ailleurs. Car, comme dit le
Prophète, qui peut connaître d'où procèdent les péchés ? (Ps. XVIII, 13)
Après tout, il n'importe pas beaucoup que nous sachions d'où vient le
mal qui est en nous, ce qui importe c'est que nous sachions qu'il y est;
et, de quelque part qu'il vienne, ce que nous avons de mieux à faire,
c'est de veiller et de prier afin de n'y point consentir. Le prophète
prie Dieu de le délivrer de l'un et de l'autre mal, quand il dit :
« Purifiez-moi, Seigneur, de mes fautes secrètes, et préservez votre
serviteur de celles d'autrui » (Ps. Ibid. 12). Je ne saurais, quant à
moi, vous donner une connaissance que je n'ai par reçue moi-même. Or,
j'avoue que je n'ai pas de règle pour discerner certainement les
productions du coeur, des semences de l'ennemi. Car l'un et l'autre mal
est un mal ; l'un et l'autre naît d'un mauvais principe, l'un et l'autre
est dans le coeur ; seulement l'un et l'autre ne vient pas du coeur. Je
sais que cela est en moi, bien que je ne sache pas ce que je dois
attribuer soit à mon coeur, soit à l'ennemi. Mais à cela, comme j'ai
dit, il n'y a nul danger.
7. Mais il y a un autre
point où il serait non seulement dangereux, mais damnable de se tromper,
aussi avons-nous reçu une règle assurée pour ne nous point attribuer ce
qui est de Dieu en nous, et ne pas croire que la visite du Verbe est
notre pensée. Autant donc, le bien est différent du mal, autant ces deux
choses sont différentes entre elles, parce que ni le mal ne peut venir
du Verbe, ni le bien, du coeur, s'il ne l'a conçu auparavant par le
Verbe : un bon arbre ne pouvant porter de mauvais fruit, ni un mauvais
arbre, de bon fruit (Mt. VII, 18). Mais je crois avoir assez parlé de ce
qu'il y a de Dieu ou de nous, en notre coeur, et je pense que ce que
nous en avons dit n'est pas inutile, et qu'il peut servir à faire voir
aux ennemis de la grâce
, que
sans la grâce, le cœur de l'homme n'est pas capable d'avoir une bonne
pensée, que cette capacité lui vient de Dieu, et que c'est l'effet de la
voix de Dieu, non la production de son coeur. Vous donc, lorsque vous
entendrez sa voix, vous n'ignorerez plus maintenant d'où elle vient, ni
où elle va, vous saurez qu'elle vient de Dieu, et qu'elle va au coeur.
Prenez garde seulement, que la par, le qui sort de la bouche de Dieu ne
retourne pas à lui sans effet, mais qu'elle ait un bon succès, et
qu'elle fasse toutes les choses, pour lesquelles il l'a envoyée, afin
que vous puissiez dire avec l'Apôtre : « La grâce de Dieu n'a pas été
inutile en moi » (I Co. XV, 10). Heureuse l'âme à qui le Verbe, tenant
toujours compagnie, se montre partout affable, et qui, sans cesse
charmée de la douceur de son entretien, s'affranchit à tout moment de la
tyrannie de la chair et des vices, et rachète le temps parce que les
jours sont mauvais. Elle ne se lassera point, parce que, comme dit
l'Écriture : « Quoiqu'il arrive au juste, il ne s'en attristera point »
(Pr. XII, 21).
8. Mais je crois que
l’Époux parait sous la figure d'un grand père de famille, ou d'un roi
plein de majesté, à ceux qui ont le coeur noble, et une grande liberté
d'esprit, et qui, ayant acquis par la pureté de leur conscience, une
grandeur de courage extraordinaire, out coutume de faire des entreprises
hardies, et ne sont point satisfaits, si, par une louable curiosité, ils
n'ont pénétré les choses les plus secrètes, compris les plus sublimes,
et atteint jusqu'à la vertu la plus parfaite. Car la grandeur de leur
foi fait qu'ils sont trouvés dignes d'être remplis de la plénitude de
tous biens, et il n'y a rien de si rare dans tous les trésors de la
sagesse, dont le Seigneur Dieu des sciences croie devoir exclure ces
âmes héroïques, embrasées d'amour pour la vérité, et exemptes de toute
vanité. Tel était Moïse qui osait dire à Dieu : « Si j'ai trouvé grâce
devant vos veux, montrez-vous vous-même à moi » (Ex. XXXIII, 19). Tel
était Philippe qui demandait à Jésus-Christ de lui faire voir son Père à
lui et. à ceux qui étaient avec lui. Tel encore saint Thomas qui
refusait de croire, s'il ne touchait pas de ses propres mains les plaies
et le côté percé de son Maître (Jn, XX, 25). C'était un manque de foi,
mais cela venait, d'une grandeur d'âme
tout
à fait merveilleuse. Tel était aussi David, quand il disait à Dieu :
« Tous les désirs de mon coeur tendent vers vous ; mes yeux vous ont
cherché, je chercherai, Seigneur, votre face adorable » (Ps. XXVI, 8).
Ces hommes osent aspirer à de grandes choses, parce qu'ils sont grands,
et ils obtiennent ce qu'ils osent demander, selon la promesse qui leur
en a été faite en ces termes : « Tous les lieux que vous foulerez de vos
pieds seront à vous » (Dt. I, 36). Car une grande foi mérite de grandes
récompenses, et on possède les biens du Seigneur à proportion qu'on les
couvre du pied de l'espérance.
9. Ainsi Dieu parle à Moïse
bouche à bouche, et celui-ci mérite de voir le Seigneur clairement, non
en énigmes ou en figures (Nb. XII, 8), au lieu qu'il ne se montre,
dit-il, qu'en vision aux autres prophètes, et ne leur parle qu'en songe.
Saint Philippe pareillement, selon la demande qu'il en avait faite, vit
le Père dans le Fils, quand il lui fut répondu : « Philippe, qui me
voit, voit mon Père, parce que je suis dans mon Père, et mon Père est en
moi » (Jn. XIV, 7). Il se donna aussi à toucher à saint Thomas suivant
le désir de son coeur, et il ne le priva pas du fruit de sa prière (Jn.
XX, 27). Que dirai-je de David ? Ne marque-t-il pas aussi qu'il n'a pas
été frustré entièrement de ses désirs, lorsqu'il dit, qu'il ne permettra
point à ses yeux, de dormir, ni à ses paupières de se fermer, qu'il
n'ait trouvé un lieu pour le Seigneur ? Un grand Époux se présente donc
à ces grandes âmes, et il les traite magnifiquement en leur envoyant sa
lumière et sa vérité, en les conduisant, en les amenant sur sa sainte
montagne et dans ses tabernacles, en sorte que celui qui reçoit une
telle faveur a sujet de dire : « Celui qui est tout puissant a fait de
grandes choses en moi » (Lc. I, 49). Ses yeux verront le roi dans toute
sa beauté, marchant devant lui vers les plus beaux endroits du désert,
vers les fleurs du rosier, les lis des vallées, des jardins délicieux,
des fontaines jaillissantes, des celliers remplis d'une abondance de
tous biens, des odeurs de parfums très doux, et enfin vers les lieux les
plus intimes de sa chambre.
10. Voilà les trésors de la
sagesse et de la science qui sont cachés d'ans l'Époux. Voilà les
pâturages de vie préparés pour repaître les âmes saintes. Heureux celui
qui en contente pleinement ses désirs ! Qu'il sache seulement qu'il ne
doit pas vouloir posséder seul ce qui peut suffire à plusieurs. Car si,
après toutes ces choses, l'Époux se montre sous les traits d'un pasteur,
c'est peut-être afin d'avertir celui qui a obtenu de si grands dons de
se souvenir d'en repaître le troupeau des personnes simples, qui ne
peuvent se porter à ces merveilles par elles-mêmes, comme les brebis
n'osent aller au pâturage sans leur pasteur. C'est la sage remarque de
l'Épouse, et voilà pourquoi elle demande qu'on lui apprenne où l'Époux
paît et repose à midi; elle se sent disposée comme on peut le comprendre
par ses paroles, à se nourrir et à paître les brebis avec lui et sans
lui. Car elle ne croit pas qu'il sait sûr d'éloigner le troupeau du
souverain pasteur, à cause des loups, surtout de ceux qui viennent à
nous sous une peau de brebis. Et c'est pour cela qu'elle désire les
faire paître avec lui dans les mêmes pâturages, et se reposer sous les
mêmes ombrages. Et elle en donne la raison : « De peur, dit-elle, que je
ne me mette à errer après le troupeau de vos compagnons. » Elle parle de
ceux qui veulent paraître amis de l'Époux et ne le sont pas; comme ils
ne s'occupent qu'à faire paître leurs propres troupeaux, non les siens,
ils vont de côté et d'autre en disant : « C'est ici qu'est Jésus-Christ.
C'est là qu'il est » (Mt. I, 21), afin d'en séduire plusieurs, et les
faire sortir du troupeau de Jésus-Christ et de les ajouter au leur.
Voilà pour ce qui regarde le sens de la lettre. Quant au sens spirituel
qui y est caché, je suis d'avis de remettre à un autre discours ce que,
par l'intercession de vos prières, daignera m'inspirer l'époux de
l'Église Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui étant Dieu est au dessus de
toutes choses, et béni éternellement. Ainsi soit-il.
NOTES de Horstius et de
Mabillon. pour le sermon XXXII, sur le Cantique, n. 8.
290. La foi est faible,
mais descendant de grandeur d’âme. Comment concilier la faiblesse de
la foi et la grandeur d'âme ? Mais dans cette pensée de saint Thomas,
saint Bernard distingue deux choses : l'une, qu'il refusa de croire, ce
en quoi il manqua de foi ; l'autre qu'il mit une condition à sa foi,
c'est-à-dire qu'il verrait les cicatrices de ses blessures. Or voilà ce
qui est grand et a rapport à la grandeur d'âme dont le propre est
d'aspirer aux grandes choses. Cette manière d'entendre la pensée de
saint Bernard se trouve appuyée sur le CLXI sermon du temps de saint
Augustin, où on lit : « Quelque homme de peu de foi, quelque faible de
génie que soit un chrétien, il ne pourra jamais mettre ses doutes sur la
mène ligne que le doute inquisiteur de saint Thomas. En effet, jamais ce
dernier, après voir entendu Jésus même lui parler, l'avoir reconnu et
lui avoir parlé, n'aurait osé lui demander de constater, de ses propres
mains, que c'était bien lui, de s'assurer que c'était bien un homme
qu'il avait sous les yeux, et de reconnaître sa résurrection plutôt aux
traces des ignominies de sa passion qu'à l'éclat de ses miracles, etc. »
Voir encore sur ce sujet l'opinion de Guillaume de Saint-Thierry, dans
son livre de la Contemplation de Dieu. CI, n. 5, dans le tome v de cette
édition. (Note de Mabillon.)
Ce qu'une âme dévote ne doit cesser de
rechercher. Que faut-il entendre par le mot midi. Il y a quatre
tentations qu'on doit toujours éviter.
1. Apprenez-moi où est
celui qu'aime mon âme, où vous paissez votre troupeau, où vous vous
reposez à midi. " Un autre saint se sert aussi de la même expression : "
Apprenez-moi, dit-il, pourquoi vous me jugez ainsi (Jb X, 3). " En quoi
il ne blâme pas la sentence du juge, mais il en cherche la cause, il
demande d'être instruit par les afflictions, non pas d'en être délivré.
Un prophète en use de même dans ses oraisons, quand il dit : "
Apprenez-moi vos voies, Seigneur, et enseignez-moi vos sentiers (Ps.
XXIV, 4). " Et il déclare ailleurs ce qu'il entend par ces voies et ces
sentiers : " Il m'a conduit, dit-il, par les sentiers de la justice (Ps.
XXII, 3). " Toute âme qu'une sainte curiosité pour ce qui regarde Dieu
anime, ne cesse de s'enquérir de ces trois choses : " De la justice, du
jugement et du lieu " où réside la gloire de l'Époux; qui sont pour elle
la " voie " où elle doit marcher, la " précaution " avec laquelle elle
doit marcher, et la " demeure " vers laquelle elle doit marcher. Or,
voici ce que le Prophète dit de cette demeure : "Je n'ai demandé qu'une
chose au Seigneur, et je la lui demanderai encore, c'est de me faire la
grâce de demeurer dans sa maison tous les jours de ma vie (Ps. XXVI, 4).
" Et ailleurs " Seigneur, j'aime passionnément la beauté de votre maison
et le lieu où habite votre gloire (Ps. XXV, 8). " Quant aux deux autres,
voici comment il s'exprime : " La justice et le jugement sont les bases
de votre trône (Ps. LXXXVIII, 15). " C'est avec raison que l'âme dévote
cherche ces trois choses comme étant le trône de Dieu et la base de son
trône. On aime à voir comment, par une prérogative particulière de
l'Épouse, ces trois choses concourent également à la consommation de ses
vertus; en effet, elle est " belle " par la forme de la justice, "
prudente " par la connaissance des jugements, et " chaste " par le désir
qu'elle a de la présence ou de la gloire de son Époux. Car il sied bien
à l'Épouse du Seigneur d'être telle; je veux dire belle, prudente et
chaste. Or, sa dernière demande trouve place ici; elle prie, en effet,
celui qu'aime son âme, de lui apprendre où il paît son troupeau, et où
il se repose à midi.
2. Et d'abord, remarquez
avec quelle élégance elle distingue l'amour de l'esprit d'avec l'amour
charnel, lorsque, voulant désigner son bien-aimé, plutôt par son
affection que par son nom, elle ne dit pas simplement celui que j'aime,
mais " celui qu'aime mon âme, " pour marquer par-là que son amour est
spirituel. Ensuite, considérez avec attention ce qu'elle trouve de si
agréable dans le lieu de ses pâturages. Remarquez encore qu'elle parle
de l'heure de midi, et s'enquiert surtout du lieu où celui qui paît son
troupeau se repose en même temps, ce qui prouve une grade sécurité. Car
je crois qu'elle ajoute ce mot : " où il repose, " parce que, en ce
lieu-là, il n'est point nécessaire d’être debout, et de veiller à garder
le troupeau, puisque, tandis que le pasteur est couché et se repose à
l'ombre, son troupeau ne laisse pas de parcourir librement la prairie.
Heureuse région, où les brebis entrent et sortent quand il leur plaît,
sans que personne les épouvante ! Qui me fera la grâce de vous voir et
moi avec vous, vous repaître dans les montagnes avec ces
quatre-vingt-dix-neuf brebis que le pasteur y laissa, lisons-nous dans
l'Évangile, lorsqu'il daigna courir après celle qui s'était égarée (Mt.
XVIII, 12). Celui-là sans doute se repose en pleine sécurité lorsqu'il
est près de ses brebis; qui n'hésite point à s'éloigner parce qu'il sait
qu'il les laisse en lieu sûr. C'est à bon droit que l'Épouse soupire et
aspire après ce lieu qui est tout ensemble un lieu de pâturage et de
paix, un lieu de repos et de sécurité, un lieu de joie, d'admiration et
d'étonnement. Hélas! que je suis malheureux d'en être si éloignée et de
ne le saluer que de loin! Le seul souvenir que j'en ai me fait verser
des larmes, et me met dans le coeur le sentiment, et dans la bouche les
paroles de ceux qui disaient : " Nous nous sommes assis sur les rivages
des fleuves de Babylone, et nous avons pleuré amèrement en nous
souvenant de vous, ô Sion (Ps. CXXXVI, 1). " Il me prend envie de
m'écrier aussi avec l'Épouse et le Prophète : " Sion, louez votre Dieu
de ce qu'il a renforcé les gonds de vos portes et béni vos enfants en
vous; il a établi la paix dans toute votre contrée, et il vous nourrit
avec abondance de la fleur du plus pur froment (Ps. CXLVII, 1). " Qui ne
souhaiterait ardemment de paître en ce lieu pour y goûter la paix, y
manger la fleur de froment et y trouver la satiété. Là ni crainte, ni
dégoût, ni disette. Or, cette demeure assurée, c'est le " paradis, "
cette nourriture délicieuse, c'est le " Verbe, " et cette grande
abondance, c'est " l'éternité. "
3. J'ai aussi le Verbe
ici-bas, mais c'est. dans sa chair. On me présente aussi la vérité pour
me servir de nourriture, mais c'est dans un sacrement. L'ange est comme
engraissé de la fleur du froment, il se rassasie du grain même; quant à
moi, il faut que je me contente, durant cette vie, de l'écorce du
sacrement, du son de la chair, de la paille de la lettre et du voile de
la foi. Et ces choses sont telles qu'elles donnent la mort quand y on
goûte, sans les assaisonner des 'prémices de l'esprit. Oui, je ne puis
trouver que la mort dans le vase, si l'amertume des herbes qui y sont
n'est adoucie par la farine du Prophète. Car, sans l'esprit, on ne
reçoit le sacrement que pour sa condamnation, la chair ne sert de rien,
la lettre tue, et la foi est morte. C'est l'esprit qui vivifie et qui
fait que je vis dans ces choses. Riais, de quelque abondance et de
quelque onction d'esprit qu'elles soient pleines, l'on ne peut trouver
dans l'écorce du sacrement la même douceur que dans la plus pure fleur
de froment, dans la foi que dans la vision, dans le souvenir que dans la
présence, dans le temps que dans l'éternité, dans le visage que dans le
miroir qui le représente, dans l'image de Dieu que dans la forme d'un
esclave. Aussi, dans toutes ces choses, ma foi est riche, mais mon
intelligence est pauvre. Or, il y a bien de la différence entre le goût
que l'on a par l'intelligence et celui que l'on n'a que par la foi,
puisque ce dernier fait notre mérite, au lieu que l'autre fera notre
récompense. Vous voyez donc qu'il n'y a pas moins de différence entre
les pâturages qu'il n'y en a entre les endroits où on habite; et que les
biens qui sont possédés par les habitants du ciel, sont aussi élevés au
dessus des biens de ce monde, que le ciel est élevé au dessus de la
terre.
4. Hâtons-nous donc, mes
enfants, hâtons-nous d'arriver dans un lieu plus sûr, dans des pâturages
plus délicieux, dans un champ plus fertile. Hâtons-nous d'aller là où
nous habiterons sans crainte, où notre abondance ne saurait s'épuiser,
où notre jouissance ne connaîtra point le dégoût. Car, Seigneur des
armées, vous qui jugez toutes choses avec tranquillité, vous nourrissez
aussi toutes choses en paix et en sécurité. Vous êtes en même temps le
Seigneur des armées et le pasteur des brebis. Vous paissez donc votre
troupeau, et vous vous reposez en même temps, mais ce n'est pas ici. Car
vous étiez debout lorsque vous regardiez du ciel une de vos brebis, je
veux dire le grand Etienne, environné, de loups sur la terre. C'est
pourquoi : " Apprenez-moi où vous paissez votre troupeau, et où vous
vous reposez à midi, " c'est-à-dire tout le jour. Car ce midi est tolet
un jour, qui ne tonnait point de soir. C'est pour cela que ce jour qu'on
passe dans votre maison est plus désirable que mille autres s'il ne
tonnait pas de couchant (Ps. LXXXIII, 11). Peut-être a-t-il eu un matin,
quand ce saint jour a commencé à luire sur nous par les entrailles de la
miséricorde de notre Dieu, dans laquelle le soleil levant nous est venu
visiter du ciel (Lc. I, 78). Oui, c'est vraiment alors, ô mon Dieu, que
nous avons reçu les effets de votre miséricorde au milieu de votre
temple, lorsqu'au sein des ombres de la mort, une grande lumière a paru
sur nous, et que nous avons vu la gloire du Seigneur éclairer le matin
(Ps. XLVII, 10). Combien de rois et de prophètes ont désiré la voir et
ne l'ont pas vue? Pourquoi? Parce qu'il était nuit, et que le matin tant
attendu, et auquel la miséricorde était promise, n'était pas encore
arrivé? C'est pourquoi quelqu'un disait dans ses prières : " Faites-moi
entendre, Seigneur, dès le matin, la voix de votre miséricorde, parce
que j'ai espéré en vous (Ps. CXLII, 5). "
5. Ce jour a été précédé
d'une aurore qui a commencé à luire quand le soleil de justice fut
annoncé à la terre par l'archange Gabriel, qu'une vierge le conçut dans
son sein par l'opération du Saint-Esprit, et l'enfanta en demeurant
toujours vierge, jusqu'au jour où il parut dans le monde, et conversa
avec les hommes. Jusqu'alors ou ne vit qu'une toute petite lumière qui
était vraiment semblable à la lumière de l'aurore, en sorte que presque
toute la terre ignorait que le jour fût parmi les hommes. Après tout,
s'ils ne l'eussent pas ignoré, ils n'eussent jamais crucifié le Seigneur
de gloire (I Cor. I, 8). Voilà pourquoi aussi ce n'était qu'au petit
nombre des disciples qu'il était dit : " Il y a encore un peu de lumière
parmi vous (Jn. XII, 35)," car on n'avait encore que l'aurore, le
commencement ou plutôt le signe du jour, tant que le soleil cachait ses
rayons, au lieu de les répandre sur la terre. C'était aussi la pensée de
saint Paul, lorsqu'il disait: " La nuit a précédé, mais le jour s'est
approché (Rm. XIII, 2), " marquant par là qu'il y avait encore si peu de
lumière, qu'on pouvait dire que le jour s'était approché plutôt que
venu. Mais quand s'exprimait-il ainsi? C'était alors que le soleil, venu
des enfers, était déjà monté jusqu'au plus haut du ciel. Combien donc
était-il encore plus vrai de le dire, lorsque la ressemblance du péché,
comme une nuée épaisse, couvrait l'aurore, et qu'elle était comme
étouffée par tant de souffrances, et même par une mort amère et sur une
croix honteuse? Combien plus sa lumière était-elle faible alors, et
paraissait-elle plutôt venir de la présence de l'aurore que de celle du
soleil ?
6. Toute la vie de
Jésus-Christ sur la terre était donc une aurore, une aurore même assez
pâle, jusqu'à ce que, se couchant et se levant de nouveau, il a chassé
l'aurore par la lumière plus vive de sa présence qui était comme un
soleil : le matin arrivant alors, la nuit s'est trouvée comme engloutie
dans sa victoire. Aussi lisons-nous dans l'Évangile ," Le jour du
Sabbat, de grand matin, elles vinrent au tombeau, le soleil étant déjà
levé (Mt. XXVIII, 1). " N'était-ce pas le matin, puisque le soleil était
levé? Or, il tira une nouvelle beauté de la résurrection, et urne
lumière plus pure et plus brillante que de coutume ; car nous ne le
connaissons plus maintenant ( I Cor. V, 16), selon la chair, quoique
nous l'ayons connu ainsi d'abord. Aussi le Prophète chante-t-il : " Il
s'est revêtu de beauté, il s'est revêtu de force, il s'est ceint et a
pris les armes .(Paul. XCII, 1), " parce qu'il a dépouillé les
infirmités de la chair comme un nuage, et s'est revêtu d'une robe de
gloire. C'est alors que ce soleil s'est élevé, et que, répandant
insensiblement ses rayons sur la terre, il a commencé peu à peu à
paraître plus lumineux et à faire sentir plus vivement sa chaleur. Mais
qu'il s'échauffe et se fortifie tant qu'il voudra, qu'il au fente le
nombre et la force de ses rayons dans tout le cours de notre vie
mortelle, car il demeure avec nous jusqu'à la consommation des siècles
(Mt. XXVIII, 20); il ne montera point pourtant à son midi, et cous ne le
verrons point ici-bas dans cette plénitude de lumière, où nous le
verrons un jour, au moins ceux à qui il daignera faire cette grâce. O
véritable midi! plénitude d'ardeur et de lumière! état permanent d'un
soleil durable, qui détruit toutes les ombres, sèche tous les marais,
bannit toutes les mauvaises odeurs! O solstice éternel et jour sans
déclin, ô lumière du midi, fraîcheur du printemps, beauté de l'été,
abondance de l'automne, et, pour ne rien omettre, repos , et loisir de
l'hiver, ou plutôt, si vous l'aimez mieux ainsi, il n'y arque l'hiver
qui s'en ira et se retirera alors. Apprenez-moi, dit l'Épouse, où est ce
lien si plein de clarté, de paix et d'abondance, afin que, comme Jacob,
étant encore dans ce corps mortel, vit le Seigneur face à face sans
qu'il en mourût (Gn. XXXII, 30) , ou comme Moïse le vit, non en figure
et en énigme ou en songe, ainsi que les autres prophètes, mais d'une
manière excellente et inconnue à tout autre qu'à lui et à Dieu (Nb. XII,
8); ou, comme Isaïe, après que les yeux de son esprit furent ouverts, le
vit sur un trône très haut et très élevé (Is. VI, 1), ou même comme
saint Paul qui, ravi dans le paradis, entendit des paroles ineffables,
et vit de ses yeux Jésus-Christ son Seigneur (II Cor. XII, 4), je mérite
aussi de vous contempler par un ravissement d'esprit, dans l'éclat de
votre lumière et de votre beauté, de vous vair paissant votre troupeau
avec plus d'abondance, et vous reposant avec plus de sécurité.
7. Car ici vous paissez
votre troupeau, mais vous ne le rassasiez pas. Et-il n'est pas permis de
se reposer, mais il faut être debout, et veiller à clause des frayeurs
de la nuit. Hélas ! cette lumière-ci n'est point pure, cette nourriture
n'est point pleine, cette demeure n'est point sûre. " Apprenez-moi donc
où vous paissez votre troupeau, et où vous vous reposez à midi. " Vous
m'appelez bienheureuse de ce que je suis affamée et altérée de la
justice. (Mt. V, 6). Et qu'est-ce que cela, au prix de la félicité de
ceux qui sont comblés des biens de votre maison, (Ps. LXIV, 6) qui sont
toujours à un banquet magnifique, (Ps. LXVII, 4) et se réjouissent sans
cesse en la présence de Dieu? Si je souffre quelque chose pour la
justice, vous dites encore que je suis 1 bienheureuse. Or il est certain
que s'il y a quelque douceur à paître où l'on craint de souffrir, il n'y
a point de sûreté : mais y paître et y souffrir en même temps, n'est-ce
pas un plaisir fâcheux ? Je possède ici toutes choses hormis la
perfection; :plusieurs choses m'arrivent au-delà de mes espérances, mais
je n'y vois rien de sûr. Quand me comblerez-vous donc de joie par la
présence de votre visage (Ps. XV, 10)? Je chercherai, Seigneur, votre
visage adorable (Ps. XXVII. 8). Voue visage est un soleil en son midi.
Apprenez-moi où vous paissez votre troupeau, où vous vous reposez à
midi. Je sais assez où vous paissez sans reposer. Apprenez-moi où vous
paissez et reposez tout ensemble. Je n'ignore pas où le reste du temps
vous avez coutume de paître, mais je voudrais savoir où vous paissez à
midi. Car pendant le temps. de ma vie mortelle, et dans le lieu de mon
pèlerinage, j'ai coutume de me repaître et de repaître les autres de
vous, sous votre conduite, dans la loi, dans les prophètes, et dans les
Psaumes. Je me repose aussi clans les pâturages de l'Évangile et des
apures. Souvent même j'ai cherché comme j'ai pu de la nourriture pour
moi, :et pour ceux qui m'appartiennent dans les actions, les paroles, et
les écrits des saints : mais plus souvent encore, car cela m'est plus
aisé, j'ai mangé le pain de la douleur, et bu le vin de la componction,
et mes larmes m'ont servi de nourriture et de breuvage durant le jour et
durant la nuit, pendant qu'on me dit à tout moment, où est votre Dieu
(Ps. XXXXI, 3) ? Il est vrai quelque fois, je me nourris de ce qui est
sur votre table, car vous avez dressé une table devant moi, pour
confondre ceux qui m'affligent. J'en prends, dis-je, parfois quelque
chose, par un bienfait singulier de votre miséricorde, et cela me fait
un peu respirer lorsque mon âme est triste et me remplit de troubles. Je
connais ce pâturages et j'y vais souvent en vous suivant comme mon
pasteur. Mais apprenez-moi aussi, je vous prie, ceux que je ne connais
pas.
8. Il y a encore à la
vérité d'autres pasteurs qui se disent vos compagnons, et ne le sont
pas, qui ont des troupeaux qui leur sont propres, et des prairies
pleines de pâturages mortels, où ils paissent, mais sans vous et sans
vos ordres. Je ne suis point entré dans leurs terres, et ne me suis
point approché d'eux. Ce sont ceux qui disent a Le Christ est ici : Le
Christ est là (Mc. XIII, 21) : " Ils promettent les fertiles pâturages
de la sagesse et de la science, on les croit, on vient en foule à eux,
mais ils rendent ceux qui les suivent enfants du Diable encore beaucoup
plus qu'ils ne le sont eux-mêmes. Et pourquoi cela, sinon parce qu'il
n'y a point là de midi, ni de lumière pure, qui puissent faire connaître
clairement la vérité, et qu'an reçoit souvent la fausseté pour elle, à
cause de la vraisemblance qui ne se discerne pas aisément du vrai dans
l'obscurité, mais surtout aussi parce que les eaux dérobées sont plus
douces, et qu'on trouve meilleur le pain qu'on mange en cachette (Pr. IX.
17)? Et c'est pour cela que je vous prie de m'enseigner où vous paissez
et où vous vous reposez à midi, c'est-à-dire à découvert, de peur que
séduite je ne me mette à errer après les troupeaux de vos compagnons,
comme eux-mêmes sont errants et vagabonds, n'ayant aucune certitude de
la vérité qui les rend stables, apprenant toujours et n'arrivant jamais
à la connaissance de la vérité. Voilà ce que dit l'Épouse à cause des
vains dogmes des philosophes et des hérétiques.
9. Pour moi, je crois que
nous devons soupirer après ce midi, non-seulement pour ce motif, mais
encore et surtout à cause des artifices des puissances invisibles, des
esprits séducteurs qui se tiennent en embuscade avec des flèches toutes
prêtes dans leurs carquois, pour percer, d'un lieu obscur, ceux qui ont
le coeur droit, afin qu'en plein jour nous puissions découvrir les
stratagèmes du diable et discerner aisément d'avec notre bon ange cet
ange de Satan qui se transforme en ange de lumière. Car nous ne saurions
nous garantir des incursions du démon du midi (Ps. C. 6), qu'en
demeurant aussi dans la lumière du midi, et je crois que ce démon-là est
appelé ainsi, parce qu'il y a de mauvais esprits qui, étant une nuit, et
une nuit perpétuelle à cause de leur volonté ténébreuse et obstinée dans
le mal, ne laissent pas pour surprendre les hommes de paraître comme un
jour, que dis-je comme un jour, comme un midi ; de même que leur prince
ne se contente pas d'être égal à Dieu, mais lui résiste encore et
s'élève au-dessus de tout ce qui est appelé Dieu, et adoré comme tel (2
The. III, 4). C'est pourquoi si le coeur de celui qu'un démon de cette
sorte entreprend de tenter, n'est éclairé par le vrai midi qui luit du
haut du ciel, pour convaincre et découvrir le faux midi, il ne pourra
point s'en donner de garde; le démon le tentera et le supplantera
certainement par l'apparence du -bien, tandis qu'il ne se défie de rien,
et qu'il ne se tient pas sur ses gardes. Et ce midi est d'autant plus
clair, c'est-à-dire, la tentation est d'autant plus forte, que le mal
qu'elle présente parait un plus grand bien.
10. Que de fois, par
exemple, n'a-t-il pas inspiré à certains religieux la pensée de devancer
les veilles de la nuit, pour se jouer d'eux ensuite en les faisant
dormir au choeur, pendant que leurs frères chantaient l'office; que de
fois leur a-t-il fait prolonger leurs jeûnes, pour les rendre inutiles
au service de Dieu, en les rendant faibles? Combien de fois, rempli
d'envie contre ceux qui faisaient des progrès dans le monastère, leur
a-t-il persuadé, sous prétexte d'une plus grande perfection, de s'en
aller dans le désert, et les infortunés ont bientôt reconnu la vérité de
cette parole qu'ils avaient lue avec si peu de fruit : " Malheur à celui
qui est, seul, car s'il tombe il n'y a personne qui le relève (Ecc. IV,
10) ". Que de fois en a-t-il excité au travail des mains plus qu'il ne
fallait, et les a-t-il rendus, par leur faiblesse, incapables des autres
exercices réguliers? A combien a-t-il persuadé d'embrasser avec trop
d'ardeur les travaux corporels qui servent peu, selon l'Apôtre (I Tim.
IV, 8), et les a-t-il rendus froids pour la piété? Vous en avez connu
vous-même quelques-uns (je le dis à leur confusion) qui d'abord ne
pouvaient être retenus, tant ils se portaient avec ardeur aux choses
pénibles, et qui sont tombés ensuite dans une telle lâcheté, que, selon
cette parole de l'Apôtre, après avoir commencé par l'Esprit, ils ont
achevé par la chair (Ga. III, 1), et ont fait une honteuse alliance avec
leur corps, après lui avoir déclaré une guerre cruelle. Vous les voyez
aujourd'hui, par un triste changement, chercher à contretemps le
superflu, après avoir refusé auparavant avec opiniâtreté le nécessaire.
Après tout, je ne sais si ceux qui persistent ainsi dans leur
obstination, font des abstinences indiscrètes, et, par une singularité
blâmable, troublent ceux à qui ils doivent conformer leur conduite,
puisqu'ils vivaient sous le même toit, je ne sais, dis-je, s'ils croient
conserver la piété : pour moi, il me semble qu'ils s'en éloignent
considérablement. Aussi, que ceux qui, se trouvant sages à leurs propres
yeux, sont déterminés à n'acquiescer à aucun conseil, à aucun
commandement, voient ce qu'ils répondront, non pas à moi, mais à celui
qui a dit : " Résister à ses supérieurs, c'est presque un crime égal à
la magie; et c'est une espèce d'idolâtrie de ne vouloir pas acquiescer à
leurs ordres (I Reg. XV, 23). " Il avait dit auparavant : "L'obéissance
vaut mieux que le sacrifice, et il vaut mieux obéir à ses supérieurs
qu'offrir à Dieu la graisse des béliers (Ibid.)," c'est-à-dire une
abstinence désobéissante. C'est pourquoi le Seigneur a dit par le
Prophète: " Est-ce que je mangerai la chair des taureaux, ou boirai-je
le sang des boucs (Ps. XXXXIX, 3)?" pour marquer que les jeûnes des
superbes ou des impurs ne lui sont point agréables.
11. Mais je crains aussi,
en condamnant les exagérations, de paraître lâcher la bride aux
gourmands, et que ce que j'ai dit pour servir de remède aux uns, ne soit
un poison pour les autres; aussi, que les uns et les autres apprennent
qu'il y a quatre sortes de tentations que le Prophète nous signale en
ces termes : " La vérité vous couvrira d'un bouclier impénétrable. Vous
n'appréhenderez point les frayeurs de la nuit, ni la flèche qui vole
durant le jour, ni le trafic qui se fait dans les ténèbres, ni les
attaques du démon du midi (Ps. XC, 5). " Que chacun ne laisse pas
d'écouter. car j'espère que tous peuvent tirer quelque avantage de mes
paroles. Nous tous, qui que nous soyons, qui nous sommes convertis au
Seigneur, nous sentons et nous avons senti en nous ce que l'Écriture-Sainte
a dit: " Mon fils, lorsque vous entrez au service de Dieu, demeurez
ferme contre la crainte., et préparez votre âme contre la tentation (Ecc.
III, 1). " Ainsi, c'est la crainte qui, la première, agite les
commencements de notre conversion, comme tout le monde l'a expérimenté,
et cette crainte est causée par l'image affreuse que nous concevons de
la vie étroite, que nous sommes près d'embrasser, et par la rigueur de
la discipline régulière à laquelle nous ne sommes point encore
accoutumés. Or, cette crainte est appelée une " crainte de nuit, " soit
parce que la nuit dans l'Écriture signifie ordinairement les adversités,
ou parce que nous ne voyons pas encore quelle sera la récompense des
maux que nous nous préparons à endurer. Car si le jour, à la lumière
duquel nous puissions voir en même temps les travaux et les récompenses,
le désir de la récompense lui, pour nous, serait claire, nous
empêcherait d'appréhender le travail, attendu que les souffrances de
cette vie ne méritent pas d'être comparées à la gloire dont nous
jouirons dans l'autre (Rm. VIII, 18). Mais, maintenant que ces choses
sont cachées à nos yeux, et que ce n'est qu'une nuit pour nous, nous
sommes tentés par les frayeurs de la nuit, et nous craignons de souffrir
des maux présents pour des biens à venir que nous ne voyons point. Ceux
donc qui entrent en religion doivent veiller et prier pour surmonter
cette première tentation, de peur qu'étant d'abord abattus par la
faiblesse de l'esprit, et troublés par les orages, ils ne quittent le
bien qu'ils ont embrassé; à Dieu ne plaise qu'il en soit ainsi.
12. Mais, après avoir
surmonté cette tentation, ne laissons pas de nous armer aussi contre les
louanges que les hommes nous prodiguent à cause de la vie louable où
nous sommes entrés. Autrement nous serons exposés aux blessures " de la
flèche qui vole durant le jour, " c'est-à-dire de la vaine gloire. Car
la renommée vole, et c'est durant le jour; elle naît, en effet, des
oeuvres de lumière. Quand nous l'aurons soufflée comme une vaine fumée,
il y a encore à craindre qu'on ne nous offre quelque chose de plus
solide, je veux dire les richesses et les honneurs du siècle; peut-être
celui qui se soucie peu des louanges recherchera-t-il les hommes. Et
voyez si ça n'est pas l'ordre des tentations qui a été gardé envers
Notre-Seigneur, à qui le démon n'a montré tous les royaumes du monde,
qu'après lui avoir suggéré la pensée de se précipiter en bas du pinacle
du temple uniquement par un sentiment de vanité (Mt. IV, 8). A l'exemple
du Sauveur, rejetez donc aussi ces choses; autrement il est, impossible
que vous ne soyez pas surpris par le "trafic qu'il fait dans les
ténèbres, " c'est-à-dire par l'hypocrisie. Car ce vice est une branche
de l'ambition, et sa demeure est dans les ténèbres, car elle cache ce
qu'elle est, et se fait paraître ce qu'elle n'est pas. Or, elle trafique
en tout temps, en retenant la forme de sa piété pour se cacher, et en
vendant la vertu même de la piété pour acheter des honneurs.
13. La dernière tentation
est le " démon du midi, " c'est-à-dire celui qui d'ordinaire tend des
piéges aux parfaits, à ces hommes vaillants et généreux qui ont tout
surmonté, les voluptés, la vaine gloire, les honneurs. Car, que
reste-t-il à celui qui tente les hommes, en quoi, ils puissent combattre
à force ouverte ceux qui sont tels? Il vient donc caché, parce qu'il
n'ose pas se découvrir, et il s'efforce de supplanter par un faux bien,
celui qu'il sait assez, par sa propre expérience, n'avoir que de
l'horreur pour tout ce qui est visiblement mal. Mais, plus ceux qui
peuvent dire avec l'Apôtre : " Nous n'ignorons pas ses artifices (II
Cor. II, 11)," avancent dans la vertu, plus ils doivent avoir soin de se
tenir en garde contre ce piège. Voilà pourquoi Marie se trouble de la
salutation de l'ange (Luc. I, 29) ; elle craignait, si je ne me trompe,
que ce fût quelque supercherie de l'ennemi. Et Josué ne reçut point
l'ange comme ami, avant de connaître qu'il était ami (Jo V, 13). Il lui
demande, en effet, s'il est un des siens ou un ennemi, comme un homme
qui connaît les finesses du démon du midi, De même, lorsque les apôtres,
qui ramaient avec peine, parce qu'ils avaient le vent contraire, et que
leur barque était agitée par les flots, en voyant Jésus-Christ marcher
sur les eaux, pensent que c'était un fantôme et poussent un cri de
frayeur, ne témoignent-ils pas clairement qu'ils soupçonnaient que
c'était le démon du midi? Vous vous souvenez bien que l'Écriture dit : "
que c'est la quatrième veille de la nuit qu'il vint à eux en marchant
sur la mer (Ibid. XLVIII). " Craignons donc cette quatrième et dernière
tentation, et plus nous serons élevés, plus nous devons veiller
soigneusement pour nous garantir des attaques du démon du midi. Mais lé
vrai Midi se fit connaître à ses disciples, quand il leur dit: " C'est
moi, ne craignez point (Mt. XXIII, 50); " et la crainte qu'ils avaient
que ce fût le faux midi se dissipa. Dieu veuille aussi que toutes les
fois que la fausseté se déguise et tâche de se glisser dans nos esprits,
le vrai Midi envoie d'en haut sa lumière et sa vérité pour la mettre en
plein jour, et sépare la lumière d'avec les ténèbres, afin que nous ne
tombions point sous la censure du Prophète " en prenant la lumière pour
les ténèbres, et les ténèbres pour la lumière (Is. V, 20). "
14. Si la longueur de ce
discours ne vous fatigue point, je vais essayer encore d'approprier ces
quatre tentations en leur ordre, au corps de Jésus-Christ, qui est
l'Église. Je serai le plus bref possible. Considérez l'Église primitive:
n'a-t-elle pas été d'abord extraordinairement surprise "par la crainte
de la nuit? " Car on était vraiment dans la nuit, alors que tous ceux
qui tuaient les saints croyaient rendre un grand service à Dieu. Mais
après avoir surmonté cette tentation, et quand la tempête se fut
apaisée, elle est devenue illustre et glorieuse, et, selon la promesse
qui lui en avait été faite, elle devint comme un objet de gloire et de
triomphe dans tous les siècles. En sorte que l'ennemi, fâché de se voir
frustré dans ses espérances, laissant là " la crainte de la nuit, "
recourt adroitement à "la flèche qui vole durant le jour, " et en perce
quelques-uns des enfants de l'Église. Et des hommes vains et ambitieux
se sont élevés, pour acquérir de la réputation; et, sortant de l’Église,
ils ont longtemps affligé leur mère par le nombre de leurs dogmes
pervers. Mais cette peste a été aussi étouffée par la sagesse des
saints, comme la première l'avait été par la patience des martyrs.
15. Aujourd'hui, grâce à
Dieu, l'Église est délivrée de ces deux grands maux, mais elle est
défigurée par le " trafic qui se fait dans les ténèbres. " Malheur à ce
siècle corrompu par le levain des Pharisiens, c'est-à-dire par
l'hypocrisie, si toutefois on la peut nommer ainsi, puisqu'elle ne se
peut plus cacher tant elle est répandue, et ne cherche même plus à se
cacher tant elle est impudente. Une corruption contagieuse circule
aujourd'hui dans tout le corps de l'Église et y répand une maladie
d'autant plus désespérée qu'elle est plus universelle, et d'autant plus
dangereuse qu'elle est plus intérieure. Si un hérétique s'élevait contre
elle et lui faisait une guerre ouverte, on le mettrait dehors et il
sécherait. Si un ennemi publie l'attaquait par une violence publique,
elle se cacherait peut-être, et éviterait sa fureur. Mais maintenant que
chassera-t-elle, ou de qui se cachera-t-elle ? Ils sont tous ses amis et
tous ses ennemis. Ils sont tous ses intimes, et tous ses adversaires.
Ils sont tons ses domestiques, et il n'y en a pas un qui vive en paix
avec elle. Ils sont tous ses proches, et ils cherchent tous leurs
intérêts. Ils sont ministres de Jésus-Christ, et ils servent
l'Antéchrist. Ceux qui ne rendent aucun honneur à Dieu, sont chargés des
biens de sa maison. C'est de là que vient cet éclat digne de
courtisanes, ces habits de comédiens, cet appareil royal que vous voyez
tous les jours. De là l'or qui brille aux mors de leurs chevaux, à leurs
selles et à leurs éperons, à leurs éperons, dis-je, plus magnifiques que
les autels. De là ces tables chargées de services splendides et de mets
délicieux; de là ces excès de bouche, ces débauches, ces guitares, ces
lyres et ces flûtes, de là ces celliers qui regorgent d'une abondance de
toutes choses, ces pots remplis de parfums précieux, et ces coffres
pleins de trésors immenses. C'est pour tout cela qu'on veut être, et
qu'on est, en effet, prévôt d'église, doyen, archidiacre, évêque et
archevêque. Car ces dignités ne se donnent pas au mérite, mais au trafic
infâme qui s'en fait dans les ténèbres.
16. Il a été fait autrefois
de l'Église, une prophétie dont nous voyons maintenant
l'accomplissement; il a été dit que ce serait dans la paix que son
amertume devrait être plus amère (Is. XXXVIII, 7). Elle a été amère dans
les supplices des martyrs. Elle a été plus amère dans ses combats contre
les hérétiques. Mais elle est maintenant très amère dans les moeurs de
ses membres. Elle ne peut ni les éloigner d'elle, ni s'éloigner d'eux,
tant ils se sont établis puissamment et multipliés jusqu'à l'infini. Sa
plaie est intérieure ; elle est incurable. C'est ce qui fait que son
amertume est très amère au milieu de la paix. Mais au milieu de quelle
paix? Elle a la paix, et elle n'a point la paix. Sa paix n'est pas
troublée par les païens. Elle est en paix du côté des hérétiques, mais
elle n'a point la paix de la part de ses enfants, et c'est aujourd'hui,
à proprement parler, qu'elle fait cette plainte : J'ai " nourri des
enfants, je les ai élevés, et, après cela, ils m'ont méprisée. " Ils
m'ont méprisée et déshonorée par les désordres de leur vie, par des
gains honteux, par des commerces infâmes, et enfin par toutes sortes
d'oeuvres de ténèbres. Il ne reste plus qu'une chose, c'est que le démon
du midi sorte et séduise le peu qui n'aient pas encore perdu leur
simplicité. Car il a englouti des fleuves de sages et des torrents de
puissants, comme parle l'Écriture, et il espère engloutir encore les
eaux du Jourdain (Jb. XII, 18), c'est-à-dire les personnes simples et
humbles qui sont dans l'Église. Car c'est lui qui est l'Antéchrist, il
ne contrefera pas seulement le jour, mais encore le midi, il foulera aux
pieds les choses les plus saintes, et s'élèvera au dessus de tout ce qui
est appelé Dieu, et honoré comme tel. Mais le Seigneur Jésus-Christ le
tuera du souffle de sa bouche, et le détruira par l'éclat de son
avènement, car il est le véritable et éternel midi, l'époux et le
défenseur de l'Église, et un Dieu élevé au dessus de tout, et béni dans
tous les siècles. Ainsi soit-il.
De l'humilité et de la patience.
1. "Si vous ne vous
connaissez pas vous-même, ô la plus belle de toutes les femmes, sortez,
et allez après les troupeaux de vos compagnons, et paissez vos boucs
auprès des tentes des pasteurs (Ct. I,7). " Autrefois Moïse, présumant
beaucoup de la grâce et de la familiarité de Dieu, aspirait à une grande
vision, et disait à Dieu ; " Si j'ai trouvé grâce devant vos yeux,
montrez-vous vous-même à moi (Ex. XXXIII, 43). " Mais, au lien de cette
vision qu'il demandait, il en eut une moindre, par laquelle toutefois il
pouvait un jour arriver à celle qu'il désirait. De même les enfants de
Zébédée, dans la simplicité de leur âme, conçurent aussi un souhait bien
hardi, mais ils furent ramenés au degré par où ils devaient monter pour
arriver à ce qu'ils demandaient; de même ici l'Épouse, comme elle semble
demander une grande chose, se voit humiliée, par une réponse sévère,
mais utile néanmoins et pleine d'affection. Car il faut que celui qui
aspire à de grandes choses ait d'humbles sentiments de soi; puisque, en
s'élevant au dessus de soi, il peut tomber même de l'état où il était
auparavant. s'il n'est solidement affermi dans la vraie humilité. Et,
parce que les plus grandes grâces ne s'obtiennent que par le mérite de
l'humilité, il faut que celui qui doit les recevoir soit humilié, par de
sévères réprimandes, afin qu'il se rende digne, par son humilité, des
faveurs qu'il désire. Lors donc que vous voyez qu'on vous humilie,
prenez cela pour une bonne marque et pour une preuve certaine que la
grâce de Dieu est proche. Car, comme l'âme s'élève par l'orgueil avant
de tomber, il faut qu'elle s'abaisse par l'humilité avant d'être élevée.
Aussi, lisez-vous également ces deux vérités, que Dieu résiste aux
superbes, et qu'il donne sa grâce aux humbles (Jacob. IV, 6). Et ne
voyons-nous pas encore que lorsqu'il veut récompenser libéralement son
serviteur Job, après cette insigne victoire remportée sur le démon, et
cette patience si longue et si éprouvée, il a soin de l'humilier
auparavant par plusieurs demandes assez rudes, afin de le préparer à
recevoir l'abondance des bénédictions qu'il a dessein de répandre sur
lui !
2. Mais c'est peu que nous
souffrions volontiers que Dieu nous humilie par lui-même si nous n'avons
le même sentiment, lorsqu'il nous humilie par les hommes. Écoutez sur ce
sujet un grand exemple de David. Un jour, un homme, et cet homme était
un de ses serviteurs, l'outragea de paroles; mais lui ne sentit point
les injures dont on le couvrait, car il pressentait la grâce de Dieu (Il
Reg. XV1,10). " De quoi vous souciez-vous, enfants de Servia? " O homme
vraiment selon le coeur de Dieu, qui cru: devoir plutôt se fâcher contre
celui qui voulait le venger, que contre celui qui lui adressait de
sanglantes injures! Aussi sa conscience ne lui reprochait-elle rien
lorsqu'il disait : " Si j'ai rendu le mal qu'on m'a fait, c'est avec
justice que je succomberai sous l'effort de mes ennemis (Ps. VII, 4). "
Il défendit donc qu'on empêchât celui qui l'outrageait avec insolence,
de le charger d'injures, parce qu'il les regardait comme un gain pour
lui. Il ajoute même : " C'est le Seigneur qui l'a envoyé pour maudire
David. " Certes il était bien selon le coeur de Dieu, puisqu'il
connaissait si bien ce qu'il y avait dans son coeur. Une langue méchante
le déchirait cruellement, et lui avait l'œil sur les secrets jugements
de Dieu. La voix de celui qui le maudissait frappait ses oreilles, et
son âme s'humiliait pour recevoir des bénédictions. Est-ce que Dieu
était dans la bouche de ce blasphémateur? A Dieu ne plaise. Mais il se
servait de lui pour humilier David. Et le Prophète ne l'ignorait pas,
car Dieu lui avait découvert les secrets les plus cachés de sa sagesse;
aussi a-t-il dit : " Ce m'est un grand bien que vous m'ayez humilié,
afin que je sois justifié (Ps. LLXVIII, 71). "
3. Voyez-vous comme
l'humilité nous justifie? Je dis l'humilité, non pas l'humiliation. Que
de gens sont humiliés, et ne sont pas humbles ! Les uns ont de l'aigreur
de se voir humiliés, les autres le souffrent avec patience, et les
autres avec joie. Les premiers sont coupables ; les autres sont
innocents; et les derniers sont justes ; l'innocence est bien une partie
de la justice ; mais l'humilité seule en fait la perfection. Celui qui
peut dire : " Je me trouve bien de ce que vous m'avez humilié est
vraiment humble ; " celui qui soutire de se voir humilié, ne peut pas
dire cela, et encore moins celui qui en murmure. Nous ne promettons la
récompense de l'humiliation ni à l'un ni à l'autre, quoiqu'ils soient
bien différents entre eux, et que l'un possède son âme par la patience,
au lieu que l'autre la perd par son murmure. Et quoiqu'il n'y en ait
qu'un qui soit digne de colère, ni 'un ni l'autre néanmoins ne méritent
la grâce, parce que Dieu ne la donne pas à ceux qui sont humiliés, mais
à ceux qui sont humbles. Or celui-là est humble qui tourne l'humiliation
en humilité, et c'est lui qui dit à Dieu : " Je me trouve bien de ce que
vous m'avez humilié (Jc. IV. 6). " Ce qu'on souffre avec patience,
évidemment n'est pas un bien, mais une chose fâcheuse. Or nous savons
que Dieu aime celui qui donne gaiement (2 Cor. IV. 9). C'est pour cela
que lorsque nous jeûnons, on nous ordonne de nous parfumer la tête et de
nous laver visage (Mt. VI. 17), afin que nos bonnes oeuvres soient
assaisonnées d'une certaine joie spirituelle, et que nos holocaustes
soient gras et parfaits. Car la seule humilité qui est parfaite mérite
la grâce de Dieu. Tandis que celle qui est. contrainte ou forcée, comme
est l'humilité de celui qui se contient avec patience, si elle obtient
la vie, à cause de la patienté, elle ne saurait avoir la grâce
[4] à cause de la
tristesse qui l'accompagne. Car cette parole de l'Écriture : " que
l'humble se glorifie de son élévation ; " ne convient point à celui qui
est en cet état, parce qu'il n'est pas humilié de bon coeur et avec
joie.
4. Mais voulez-vous voir un
humble qui se glorifie comme il faut, et qui est vraiment digne de
gloire? " Je me glorifierai volontiers, dit l'Apôtre, dans mes
infirmités, afin,que la vertu de Jésus-Christ habite en moi (2 Cor. XII.
9). " 11 ne dit pas qu'il souffre patiemment ses infirmités, mais qu'il
s'en glorifie volontiers, témoignant ainsi qu'il lui est avantageux
d'être humilié, et qu'il ne lui suffit pas de posséder son âme en
patience, et de souffrir patiemment d'être humilié, s'il ne reçoit
encore la grâce, de se réjouir de l'être. Écoutez une règle générale sur
ce sujet : " Quiconque s'humilie sera élevé (Luc. XIV, 11). " Par où
Jésus-Christ marque certainement qu'il ne faut pas entendre que toute
sorte d'humilité doit être élevée, mais qu'il n'y a que celle qui part
d'une volonté libre, non celle qui est accompagnée de tristesse ou qui
vient de nécessité. De même, dans le sens contraire, ce ne sont pas tous
ceux qui sont élevés qui doivent être humiliés, mais ceux-là seulement
qui s'élèvent eux-mêmes par un mouvement de vanité volontaire. Ce n'est
donc pas celui qui est humilié, mais celui qui s'humilie volontairement,
qui sera élevé à cause du mérite de sa volonté. Car quoique la matière
de l'humilié lui soit fournie par un autre, par exemple, par les
opprobres, les pertes, les supplices, cela ne fait pas qu'on puisse dire
que c'est un autre qui l'humilie, plutôt qu'il ne s'humilie lui-même,
s'il se résout à souffrir toutes ces choses sans rien dire et aveu joie
pour l'amour de Dieu.
5. Mais je m'emporte trop
loin. Je sais bien que vous souffrez avec patience rues longueurs en
vous parlant de l'humilité et de la patience. Revenons à notre point de
départ, car nous n'avons dit tout cela qu'à l'occasion de la réponse
dont l'Époux a cru devoir humilier l'Épouse, qui présume de s'élever à
de grandes choses. Et ce n'est pas pour lui en faire un reproche, mais
pour lui donner sujet de montrer davantage son humilité, et pour la
rendre plus digne de choses plus excellentes, et plus capable de
recevoir celles même qu'elle demandait. Mais puisque nous ne sommes
qu'au commencement de ce verset, nous en remettrons l'explication à une
autre fois, si vous le voulez bien, de peur que les paroles de l'Époux
ne soient traitées ou entendues avec ennui. Ce dont veuille préserver
ses serviteurs , Jésus-Christ Notre-Seigneur qui est Dieu par dessus
tout, et béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.
Deux réprimandes que l'Époux fait à
l'Épouse. Il y a deux ignorances particulièrement à craindre et à fuir.
1. " Si vous ne vous
connaissez pas, sortez (Ct. I,17). " Cette réprimande est dure et âpre,
puisqu'il lui dit de sortir. Car c'est de cette façon que les maîtres
ont coutume d'en user envers les serviteurs, lorsqu'ils sont irrités
contre eux, et que les maîtresses parlent à leurs servantes,
lorsqu'elles en ont été gravement offensées. Sortez d'ici, disent-ils,
allez, que je ne vous voie plus, retirez-vous de ma maison. L'Époux se
sert, en parlant à l'Épouse, d'une parole aussi rude et aussi amère, si
toutefois elle ne se connaît pas elle-même. Car il ne lui pouvait rien
dire de plus fort, ni de plus capable de l'effrayer, que de la menacer
de la faire sortir. Ce que vous remarquerez aisément, si vous prenez
garde d'où il lui commande de sortir, et où il veut qu'elle aille. Car
d'où et où pensez-vous que ce soit, sinon de l'esprit à la chair, des
biens de l'âme au désir du siècle, d'un repos intérieur, au bruit du
monde, et au tracas des soins extérieurs ? Toutes choses où il n'y a que
travail, douleur et affliction d'esprit, car l'âme qui a une fois appris
du Seigneur, et reçu de lui, la grâce de rentrer en elle-même, de
soupirer après la présence de Dieu dans le fond de son coeur, et de
chercher toujours sa face adorable, (car Dieu est esprit, et il faut que
ceux qui le cherchent marchent et vivent selon l'esprit, non selon la
chair ;) cette âme, dis-je, ne croira-t-elle point qu'il est moins
horrible et moins insupportable d'éprouver, pour un temps, le feu de
l'enfer, que de s'abandonner de nouveau après avoir goûté une fois la
douceur de ces exercices, aux attraits, ou plutôt aux tourments de la
chair, et à la curiosité insatiable des sens, de l'oeil, par exemple,
qui, comme dit l'Écclésiaste, " ne se lasse jamais devoir non plus que
l'oreille d'ouïr (Eccles. 1, 25). " Écoutez un homme qui avait
expérimenté ce que nous disons : " Vous êtes bon, Seigneur, à ceux qui
espèrent en vous, à l'âme qui vous cherche (Thren. III, 25) ! " Si
quelqu'un eût voulu ôter à cette âme sainte la jouissance de ce bien, je
crois qu'elle l'eût pris comme si on l'avait arrachée du paradis et de
l'entrée de la gloire. Écoutez-en encore un autre, qui est semblable à
celui-ci. " Tous les désirs de mon coeur tendent vers vous, mes yeux
vous cherchent sans cesse; je chercherai, Seigneur, la beauté de votre
visage (Ps. XXVI, 8). " Aussi, disait-il encore : " Ce m'est un grand
bien d'être attaché : Dieu (Psal. LXXII, 28). " Et en parlant à son âme
: " Goûtez le repos, mon âme, puisque le Seigneur vous a comblée de ses
biens (Ps. LLXIV, 7)." Je dis donc que celui qui a une fois reçu cette
faveur, n'appréhende rien tant que d'être abandonné de la grâce, et de
se trouver obligé de retourner vers les consolations, ou plutôt les
désolations de la chair, et de supporter encore les tumultes des sens.
2. C'est pourquoi cette
menace est terrible et redoutable : "Sortez et paissez vos boucs". Car
c'est comme s'il disait : sachez que vous êtes indigne de la
contemplation douce et familière des choses célestes, intellectuelles et
divines, dont vous jouissez. C'est pourquoi, sortez de mon sanctuaire,
qui est votre coeur, où vous avez coutume de puiser avec plaisir, les
sens secrets et sacrés de la vérité et de la sagesse et, comme une
personne toute séculière, appliquez-vous à repaître et à réjouir les
sens de votre chair. Car, par ce mot boucs, on entend le péché, et, au
jugement dernier, ils doivent être placés à la gauche, ils figurent les
sens du corps qui sont volages et insoumis, et, comme autant de fenêtres
par lesquelles le péché et la mort sont entrés dans l'âme. A quoi se
rapporte fort bien ce qui suit : " Auprès des tentes des pasteurs (Ct.
I, 8)." Car les boucs ne paissent pas comme les agneaux au dessus, mais
auprès des tentes des pasteurs. En effet, si les pasteurs qui sont
vraiment tels ont des tentes faites de terre et placées sur la . terre,
je veux parler de. leurs corps, tant qu'ils combattent encore, ils n'ont
pas coutume néanmoins de repaître de terre les troupeaux du Seigneur,
mais de pâturages célestes, parce qu'ils ne leur prêchent pas leur
propre volonté, mais celle du Seigneur. Quant aux boucs, qui sont les
sens du corps, ils ne cherchent point les choses célestes; mais, auprès
des tentes des pasteurs dans tous les biens sensibles de ce monde, qui
est la région des corps, ils prennent de quoi irriter plutôt que
rassasier leurs désirs.
3. Quel honteux changement
de goût après avoir nourri son âme de méditations sacrées pendant son
pèlerinage et son exil, comme des biens célestes, après avoir le bon
plaisir de Dieu et les secrets de sa volonté, pénétré les cieux par sa
ferveur, et s'être promené en esprit dans les demeures des saints, après
avoir salué les pères, les apôtres, et les chœurs des prophètes, admiré
les triomphes des martyrs, et contemplé avec étonnement les ordres des
anges, de quitter toutes ces choses, de s'assujettir comme un vil
esclave à la servitude du corps, d'obéir à la chair, de satisfaire ses
passions brutales et déshonnêtes, et de mendier par toute la terre, de
quoi apaiser, en quelque sorte, sa curiosité insatiable, par la figure
du monde qui passe en un moment. Que mes yeux versent un torrent de
larmes sur cette âme qui, après avoir été nourrie des mets les plus
excellents (Jb XIV, 21), se jette maintenant sur des choses immondes.
Car, selon l'expression du saint homme Job, il nourrit une femme
stérile, et il n'a point soin d'une pauvre veuve (Cant. I. 7). Et
remarquez que l'Époux ne dit point simplement " sortez; mais sortez, et
allez après les troupeaux de vos compagnons, et paissez vos boucs. " En
quoi il me semble qu'il nous avertit d'une chose bien considérable. Et
qu'est-ce que c'est? Hélas! c'est qu'il ne permet pas seulement à cette
belle créature qu'il avait jadis placée dans son troupeau, et qui
maintenant s'est précipitée dans un état plus déplorable, de demeurer
,au moins dans ses troupeaux, mais il lui commande d'aller derrière
erra. Comment cela se fait-il, diffus-vous? De la façon que vous lisez
dans le Prophète : " L'homme étant dans l'honneur n'a pas compris , il
est devenu semblable aux bêtes brutes (Ps. XLVIII, 1). " Voilà comment
une si belle créature a été mise la suite des troupeaux de bêtes. Je
crois que si les bêtes de somme pouvaient parler, elles diraient : "
Voici Adam qui est devenu comme l'une de nous, tandis qu'il était dans
l'honneur (Gn. III, 22), " dit le Prophète. Si vous demande; en quel
honneur; il habitait dans le paradis, et il vivait dans un lieu de
délices. Il ne souffrait aucune peine ni aucune privation. Il était
environné de fruits odoriférants, couché sur les fleurs, couronné
d'honneur et de gloire, et établi sur tous les ouvrages sortis des mains
du créateur. Il excellait surtout à cause de l'éclat qu'il tirait de sa
ressemblance avec Dieu, et il avait commerce et société avec la troupe
des anges, et avec toute la milice de l'armée céleste.
4. Mais il a changé la
gloire de sa ressemblance avec Dieu, " en la ressemblance d'un veau qui
mange de l'herbe. " De là vient que le pain des anges est devenu comme
le foin qu'on porte à l'étable, et a été placé devant nous comme devant
des bêtes de somme. " En effet, le Verbe s'est fait chair (Joan. I, 14).
" Or, selon le Prophète, " toute chair n'est que du foin (Is. XXXX, 6).
" Mais ce foin ne s'est point séché, et la fleur n'en est point tombée,
parce que l'esprit du Seigneur s'est reposé dessus. Aussi, si autrefois
la fin de toute chair arriva par le déluge ce fut parce que l'esprit de
vie s'était retiré. Car Dieu dit : " Mon esprit ne demeurera plus jamais
en l'homme, parce qu'il n'est que chair (Gn. VI, 3). " Par le nom de
chair c'est le vice qui est marqué en cet endroit, non pas la nature.
Car ce n'est pas la nature, mais le péché qui chasse l'esprit. C'est
donc à cause du péché que toute chair est du foin, et que toute sa
gloire est comme la fleur du foin. " Le foin, dit-il, s'est séché, et sa
fleur est tombée (Isa. XXXX, 6). " Mais il n'est pas question là de la
fleur qui pousse du rejeton et de la racine de Jessé, puisque l'esprit
du Seigneur s'est reposé sur elle; ni du foin que le Verbe a été fait,
puisque le proverbe ajoute ensuite . " Mais le Verbe du Seigneur demeure
éternellement (Ibid. 7). " Car si le Verbe est du foin, et que le Verbe
demeure éternellement, il faut aussi que le foin demeure éternellement.
Autrement, comment donnerait-il la vie éternelle s'il ne demeurait
éternellement? En effet : " Si quelqu'un mange de ce pain, il vivra à
jamais. " Et il déclare de quel pain il entend parler, lorsqu'il ajoute
: " Et le pain que je donnerai pour la vie du monde, c'est ma chair. "
Comment donc ce qui fait vivre éternellement pourrait-il n'être pas
éternel?
5. Mais souvenez-vous, s'il
vous plaît, avec moi de ce que le Fils dit au Père dans le psaume : "
Vous ne permettrez pas que votre saint éprouve la corruption (Ps. XV,
10). " Il n'y a point de doute qu'il n'entende parler de sou corps, qui
était couché sans âme dans le sépulcre. Car c'est ce saint que l'ange
annonça à la Vierge, lorsqu'il lui dit " Et le saint qui naîtra de vous
sera appelé fils de Dieu (Lc. I, 35). " Comment, en effet, ce foin qui
était saint pourrait-il éprouver la corruption, puisqu'il venait des
chastes entrailles de Marie, comme de prairies toujours verdoyantes, et
qu'il attire sans cesse sur lui les regards des anges qui le contemplent
avec un plaisir immortel? Ce foin perdra sa verdeur, si Marie perd
jamais sa virginité. La nourriture de l'homme s'est donc changée en
celle des bêtes, quand l'homme lui-même s'est changé en bête. Hélas!
changement triste et lamentable, l'homme qui était l'habitant du
paradis, le maître de la terre, le citoyen du ciel, le domestique du
Seigneur des armées, le frère des esprits bienheureux, et le cohéritier
des Vertus célestes, par un soudain changement, s'est trouvé couché dans
une étable à cause de sa ressemblance avec les bêtes, et se vit lié à un
râtelier à cause de sa fureur indomptable, selon ce qui est écrit : "
Serrez-lui la bouche avec un mors et une bride, car autrement vous n'en
viendrez pas à bout (Ps. XXXI, 9). " Reconnais pourtant, ô boeuf, ton
possesseur, et toi âne reconnais l'étable de ton maître, afin que les
prophètes de Dieu soient trouvés justes dans la prédiction de ces
merveilles, devenu bête, reconnais celui que tu n'as pas connu lorsque
tu étais homme. Adore dans l'étable celui que tu fuyais dans le paradis.
Honore l'étable de celui dont tu as méprisé le commandement. Mange ce
foin que tu as rejeté avec dégoût, lorsqu'il était pain, et pain des
anges.
6. Vous me demanderez
peut-être quelle a été la cause d'un si grand abaissement. Il n'y en a
certainement point d'autre que celle que j'ai déjà alléguée, c'est que
l'homme étant dans l'honneur n'a pas compris. Que n'a-t-il pas compris?
Le Prophète ne le dit point, mais nous le dirons: se trouvant établi
dans l'honneur, il n'a pas compris qu'il n'était que limon et que boue,
et a pris plaisir dans son élévation. Aussitôt il a éprouvé en lui-même
ce que l'un des enfants de la captivité a remarqué avec sagesse et écrit
avec beaucoup de vérité longtemps après, en disant : " Celui qui n'étant
rien croit être quelque chose, se trompe lui-même (Ga. VI, 3). " Malheur
à cet infortuné qu'il ne se soit point trouvé quelqu'un pour lui dire
alors : Pourquoi, terre et cendre, t'enorgueillis-tu? Voilà comment une.
créature si belle s'est confondue dans un troupeau ; voilà. comment sa
ressemblance avec Dieu s'est échangée en une ressemblance avec la bête;
voilà comment, au lieu de la compagnie des anges, elle est tombée dans
la société des bêtes de somme. Voyez-vous combien nous devons fuir une
ignorance qui a été la source de tous les maux du genre humain ! Car le
Prophète dit qu'il est devenu semblable aux bêtes brutes, parce qu'il
n'a point compris. Il faut donc éviter l'ignorance à tout prix, de peur
que, si nous ne comprenons point encore, après avoir été châtiés si
sévèrement, nous ne tombions dans des maux encore plus grands et plus
nombreux que les premiers, et qu'on ne dise de nous : " Nous avons
traité Babylone, et elle n'est point guérie (Jr. LI, 9). " Et cela avec
raison, puisque le châtiment ne nous aurait point donne d'intelligence.
7. Peut-être même est-ce
pour cela que l'Époux, afin de détourner sa bien-aimée de l'ignorance
par le tonnerre le ses réprimandes, ne dit pas : Sortez avec- lés
troupeaux ou pour aller rejoindre tes troupeaux, mais : " Sortez après
les troupeaux de vos compagnons, " Pourquoi s'exprime-t-il ainsi? Sans
doute pour montrer que la seconde ignorance est plus redoutable et plus
honteuse que la première, puisque, si l'un avait rendu l'homme semblable
aux bêtes, l'autre le leur rend inférieur. Car les hommes ignorés de
Dieu, c'est-à-dire réprouvés à cause de leur ignorance, paraîtront à ce
jugement épouvantable, pour êtres livrés aux flammes éternelles, peine
que ne souffriront point les bêtes. Dr, il n'y a point de doute que la
condition de ceux qui seront en cet état ne soit de beaucoup pire que
celle des êtres qui ne seront plus du tout. " Il lui aurait été plus
avantageux, dit le Sauveur, de n'être jamais né homme; " non pas de
n'être point né du tout, mais de n'être point né homme, mais, par
exemple, d'être né bête, on quelque autre créature qui, n'ayant point
reçu de jugement, ne devait point comparaître au jugement de Dieu, ni,
par conséquent, être condamné aux supplices éternels. Que l’âme
raisonnable, qui rougit que la première ignorance l'ait rendue compagne
des bêtes dans la jouissance des biens de la terre, sache donc qu'elle
ne les aura plus même pour compagnes dans les tourments de l'enfer, et
qu'alors elle sera même chassée avec honte de leur troupeau, ne sera
plus avec elles, mais après elles, puisque celles-ci ne sentiront plus
aucun mal, au lieu qu'elle sera exposée à toute sorte de souffrances, et
n'en sera jamais délivrée, parce qu'eue a ajouté, une seconde ignorance
à la première. C'est ainsi que l'homme sort, et marche solitaire à la
suite des troupeaux de ses compagnons, puisqu'il n'y a que lui de
précipité au fond de l'enfer. Ne vous semble-t-il pas que celui qui est
jeté pieds et mains liés dans les ténèbres extérieures se trouve relégué
au dernier rang? Assurément le dernier état de cet homme sera bien pire
que le premier, puisque, au lieu d'être égal aux bêtes, il est
maintenant au dessous d'elles.
8. Bien plus, si vous
voulez y prendre garde, je pense que vous trouverez que même, en cette
vie, l'homme est au dessous des bêtes. En effet, l'homme qui est doué de
raison, et. qui ne vit pas selon la raison, ne vous semble-t-il pas en
quelque sorte plus bête que les bêtes mêmes? Si la bête ne se gouverne
pas par la raison, elle a pour excuse que la nature ne l'en a point
pourvue, mais l'homme ne peut s'excuser ainsi, puisque la raison est
chez lui une prérogative de sa nature. C'est donc avec justice que
l'homme doit être estimé, puisqu'il n'y a que lui parmi les animaux qui,
dégénérant de sa condition, viole les droits de la nature, et qui, doué
de raison, imite ceux qui en sont tout à fait privés. Il est donc
évident qu'il marche après les troupeaux de bêtes, en cette vie, par la
dépravation de sa nature, et, après cette vie, par les peines extrêmes
qui l'attendent.
9. Voilà comment sera
maudit l'homme qui sera trouvé dans l'ignorance de Dieu : est-ce de Dieu
ou de soi-même que je devrais dire? De l'un et l'autre, et l'une des
deux suffit pour le perdre. Voulez-vous vous convaincre que cela est
ainsi? Or, pour ce qui est de l'ignorance de Dieu, je crois que vous
n'en doutez point; si néanmoins vous croyez que certainement il n'y a
point d'autre vie éternelle que de reconnaître le Père pour le Dieu
véritable, et Jésus-Christ qu'il a envoyé au monde (Joan. XVII, 3)
Écoutez donc l'Époux, qui condamne clairement et ouvertement dans
l'Épouse l’ignorance de soi-même. Car que dit-il? Mais, "si vous ne vous
connaissez pas vous-même", et le reste. Il est donc évident que celui
qui est dans l'ignorance sera méconnu, que cette ignorance soit à
l'égard de Dieu ou à l'égard de lui-même. Nous pouvons parler utilement
de ces deux ignorances, si néanmoins Dieu nous en fait la grâce. Je ne
le ferai pourtant pas maintenant, de peur qu'étant fatigués, et n'ayant
pas selon la coutume fait précéder ce discours de vos prières, je
n'explique avec moins de soin, ou vous n'écoutiez avec moins d'attention
une chose si nécessaire, et qu'il ne faut entendre qu'avec un grand
désir. Car si la nourriture du corps, quand on la prend sans appétit, et
lorsqu'on est rassasié, non seulement ne profite point, mais nuit
beaucoup ; à plus forte raison, le pain de l'âme, s'il est pris avec
dégoût, n'est-il pas une nourriture, mais un tourment pour la
conscience. Ce que veuille détourner de nous l'Époux de l'Église,
Jésus-Christ, notre Seigneur, Dieu par dessus toutes choses et béni dans
tous les siècles. Ainsi soit-il.
La connaissance des belles lettres est
bonne pour notre instruction, mais la connaissance de notre propre
infirmité est meilleure pour notre salut.
1. Je viens donc accomplir
ma promesse, contenter vos désirs, et satisfaire à ce que je dois à
Dieu; comme vous le voyez, une triple obligation me presse de vous
adresser la parole, et je le fais par respect pour la vérité, pour là
charité fraternelle, et pour la crainte du Seigneur. Si je me tais, ma
bouche même me condamne; mais, d'un autre côté, si je parle, je crains
le même jugement, j'appréhende que ma bouche ne me condamne encore,
parce que je ne fais pas ce que je dis. Aidez-moi de vos prières, je
vous en conjure, afin que je puisse toujours dire ce qu'il faut, et
accomplir, par mes oeuvres, ce que je prêche aux autres. Vous savez, je
pense, que nous avons à parler aujourd'hui de l'ignorance, ou plutôt des
ignorances ; car si vous vous en souvenez, nous en avons cité deux,
l'une de nous-mêmes, et l'autre de Dieu. Et nous avons dit qu'il faut
les éviter toutes les deux, parce que toutes les deux sont damnables. Il
reste maintenant à expliquer cela plus clairement et plus au long. Mais
je crois qu'il faut examiner premièrement, si toute ignorance est
damnable. Et il me semble que non, car toute ignorance ne nous rend pas
coupables, puisqu'il y a plusieurs choses qu'il est permis de ne pas
savoir, sans faire tort à notre salut. Par exemple, pensez-vous que
ignorer le métier de charpentier, de charron et de maçon, et tous les
autres métiers qu'on exerce pour la commodité de la vie présente, soit
un obstacle pour lé salut ? Combien même y a-t-il de personnes qui se
sont sauvées par leurs bonnes oeuvres, et la régularité de leur vie,
sans être instruites des arts même qu'on appelle libéraux, quoiqu'ils
soient plus honnêtes et plus utiles que les autres? Combien l'Apôtre en
compte-t-il dans son épître aux Hébreux, qui ont été chéris de Dieu, non
à cause de la connaissance des belles-lettres, mais à cause de " la
pureté de leur conscience, et de la sincérité de leur foi (Heb. XI, 4) ?
"Toutes ces personnes là ont été agréables à Dieu, non par le mérite de
leur science, mais de leur vie. Saint Pierre, saint André, les enfants
de Zébedée, et tous les autres disciples n'ont pas été tirés de l'école
des rhéteurs ou des philosophes, et cela n'a pas empêché que le Seigneur
ne se servit d'eux pour opérer le salut par toute la terre. Ce n'est pas
parce qu'ils étaient plus sages que tous les autres hommes, ainsi qu'un
saint l'avoue de lui-même (Ecc. I, 16), mais à cause de leur foi et de
leur douceur, qu'il les a sauvés, il les a faits saint et les a établis
maîtres des autres. Ils ont fait connaître au monde les voies de la vie,
non par la sublimité de leurs discours, ou par l'éloquence de la sagesse
humaine (I Cor. II, 1), mais par des prédications qui paraissaient
folles aux sages du siècle, Dieu ayant voulu se servir de ce moyen pour
sauver ceux qui croiraient en lui, parce que le monde avec toute sa
sagesse ne l'a point connu.
2. On dira peut-être que je
parle mal de la science, et qu'il semble que je blême les savants, et
veuille détourner de l'étude des lettres humaines. Dieu m'en garde, je
sais trop bien combien les personnes lettrées ont servi et servent tous
les jours l'Église, soit en combattant ses ennemis, soit en instruisant
les simples. Après tout, n'ai-je pas lu ces paroles dans un Prophète ; "
parce que vous avez rejeté la science, je vous rejetterai aussi de
devant moi, et vous ne me servirez point à l'autel dans les fonctions
sacerdotales (Os. IV, 6)? " Et encore : "ceux qui sont savants
brilleront comme des flambeaux du firmament; et ceux qui enseignent la
justice à plusieurs seront comme des étoiles dont la lumière ne
s'éteindra jamais (Dn. XII, 3). " Mais je sais bien aussi que j'ai lu :
" La science enfle (I Cor. VIII, 9)." Et encore : " Celui qui acquiert
de nouvelles connaissances se procure de nouvelles peines (Ecc. I, 18).
" Vous voyez qu'il y a de la différence entre les sciences, puisqu'il y
en a qui enflent, et d'autres qui attristent ? Je voudrais bien savoir
laquelle est plus utile pour le salut, de celle qui enfle, ou de celle
qui cause de la douleur. Mais je ne doute point que vous ne préfériez la
dernière, parce que la douleur demande la santé dont l'enflure n'est
qu'un semblant. Or, celui qui demande est plus près du salut, attendu
que celui qui demande reçoit (Luc. XI, 10). D'ailleurs, celui qui guérit
ceux qui ont le coeur brisé, a en exécration ceux qui sont enflés
d'orgueil, selon ces paroles de la sagesse : " Dieu résiste aux
superbes, mais il donne sa grâce aux humbles. " Et celles de l'Apôtre
qui dit : " J'avertis tous ceux qui sont parmi vous, en vertu de la
grâce qui m'a été donnée, de n'être pas plus sage qu'il ne faut, mais de
l'être sobrement (Rom. XII, 3). " Il ne défend pas d'être sage, mais
d'être plus sage qu'il ne faut. Or, qu'est-ce qu'être sage avec
sobriété? C'est observer avec vigilance ce qu'il faut savoir plus que
toute autre chose et avant toute autre chose. Car le temps est court;
or, toute science est bonne en soi, lorsqu'elle est fondée sur la
vérité. Mais vous qui, à cause de la brièveté du temps, avez hâte
d'opérer votre salut avec crainte et tremblement, ayez soin de savoir
avant tout, et mieux que tout, ce qui peut contribuer davantage à ce
dessein. Les médecins du corps ne disent-ils pas qu'une partie de la
médecine consiste à choisir dans les viandes et à discerner celles qu'on
doit manger avant, de celles qu'on doit manger après, quelle nourriture
on doit prendre, et comment on la doit prendre ? Car, bien qu'il soit
certain que les choses que Dieu a créées pour être mangées sont bonnes,
vous ne laissez pas de vous les rendre mauvaises, si vous n'observez
quelque manière et quelque ordre pour les prendre. Appliquez aux
sciences ce que je viens de dire de la nourriture du corps.
3. Mais il vaut mieux vous
renvoyer au Maître. Car cette parole n'est pas de noirs, mais de lui, ou
plutôt elle est à nous, puisqu'elle est la parole de la Vérité : "
Celui, dit-il, qui pense savoir quelque chose ne sait pas encore comme
il doit savoir (I Cor. VIII, 2). " Vous voyez qu'il ne loue pas celui
qui sait beaucoup, s'il ne sait aussi la manière de savoir, et que c'est
en cela qu'il place tout le fruit et l'utilité de la science?
Qu'entend-il donc par la manière de savoir? Que peut-il entendre, sinon
de savoir dans quel ordre, avec quelle ardeur, et à quelle fin on doit
connaître toutes choses ? Dans quel ordre, c'est-à-dire qu'il faut
apprendre en premier lieu ce qui est plus propre pour le salut. Avec
quel goût, attendu qu'il faut apprendre avec plus d'ardeur, ce qui peut
nous exciter plus vive ment à l'amour de Dieu. A quelle fin? pour ne
point apprendre dans le but de satisfaire la vaine gloire, ou la
curiosité, ou pour quelque autre chose semblable, mais seulement pour
notre propre édification, ou pour celle du prochain. Car il y en a qui
veulent savoir, sans se proposer d'autre but que de savoir
[5] c'est là une
curiosité honteuse. Il y en a qui veulent savoir, afin qu'on sache qu'as
sont savants, et c'est une vanité honteuse, et ceux-là n'éviteront pas
la censure d'un poète satirique qui les raille agréablement lorsqu'il
dit . " Vous croyez ne rien savoir, si un autre ne sait que vous savez
quelque chose (Pers. Sat. I). " Il y en a qui veulent savoir pour vendre
leur science, c'est-à-dire pour amasser du bien, ou obtenir des
honneurs, et c'est un trafic honteux. Mais il y en a aussi qui veulent
savoir pour édifier les autres, c'est la charité ; et il y en a qui
veulent savoir pour s'édifier eux-mêmes, et c'est prudence.
a Jean de Salisbury
s'exprime à peu près de même dans le livre VII de son Polycratique,
chapitre XV. " Les uns sont portés vers la science par la curiosité, les
autres par le désir de passer pour savants ou par des pensées de lucre.
Il y en a bien peu qui cultivent la science dans un sentiment de charité
ou d'humilité, pour s'instruire eux-mêmes ou pour instruire les autres.
" On peut relire plus haut, Tome III, les pensées de saint Bernard, sur
ce sujet.
4. De ces différents
savants, ces deux derniers sont les seuls qui n'abusent point de la
science, attendu qu'ils ne veulent savoir que pour bien faire. Or, comme
dit le Prophète, les connaissances sont bonnes à ceux qui les mettent en
pratique. Mais c'est pour les autres que cette parole est dite : " Celui
qui sait le bien et ne le fait pas, on lui imputera sa science a péché
(Jc. IV, 17). " Comme s'il disait par cette comparaison : De même qu'il
est nuisible à la santé de prendre de la nourriture, et de ne la pas
digérer, attendu que les viandes mal cuites et mal digérées par
l'estomac engendrent de mauvaises humeurs, et corrompent le corps au
lieu de le nourrir : ainsi lorsqu'on bourre de science l'estomac de
l'âme, qui est la mémoire, si celte science n'est digérée par la chaleur
de la charité, si elle ne se répand ensuite dans les membres de l'âme,
si je puis parler ainsi, en passant dans les moeurs et dans les actions,
si elle ne devient bonne par le bien qu’ elle connaît, et qui sert à
former une bonne vie, ne se change-t-elle pas en péché; comme la
nourriture en de mauvaises humeurs? Le péché n'est-il pas,en effet, une
mauvaise humeur, et les moeurs dépravées ne sont-elles pas aussi de
mauvaises humeurs? Celui qui tonnait le bien et ne le fait pas ne
souffre-t-il pas dans la conscience des enflures et des tiraillements?
Il entend au dedans de lui-même une réponse de mort et de damnation,
toutes les fois qu'il pense à cette parole du Seigneur , " Le serviteur
qui sait la volonté de son maître et ne la fait pas, sera beaucoup battu
(Lc. XII, 47). " Peut-être est-ce au nom de cette âme que le Prophète se
plaignait, quand il disait : " J'ai mal au ventre, j'ai mal au ventre.
(Jr. IV, 19). " Si ce n'est due cette répétition semble marquer un
double sens, et nous oblige à en chercher encore un autre que celui que
nous avons donné. Car je crois que le Prophète a pu dire cela en parlant
de lui-même, parce qu'étant plein de science, brûlant de charité, et
désirant extrêmement épancher sa science, il ne trouvait personne qui se
souciât de l'écouter; sa science lui devenait ainsi comme à charge,
parce qu'il ne la pouvait communiquer. Voilà comment ce pieux docteur de
l'Église plaint le malheur de ceux qui méprisent d'apprendre comment il
faut vivre, et de ceux qui, le sachant, ne laissent pas de mal vivre.
Mais restons en là pour ce qui est de la répétition que le Prophète a
faite de la même phrase.
5. Reconnaissez-vous
maintenant avec combien de vérité saint Paul a dit que la science enfle
(I Cor. VIII, 1) ? Je veux donc que l'âme commente par elle-même,
l'utilité et l'ordre le demandent ainsi. L'ordre, parce que c'est pour
nous principalement que nous sommes ce que nous sommes; et l'utilité,
parce que cette connaissance n'enfle point, mais humilie, et nous
prépare à nous édifier. Car l'édifice spirituel ne saurait subsister que
sur le fondement stable de l'humilité. Or, l'âme ne peut rien trouver de
plus efficace et de plus propre pour humilier, que de se connaître en
toute vérité ; qu'elle soit exempte de feinte et de déguisement, qu'elle
se place eu présence d'elle-même, et qu'elle ne détourne point les yeux
de soi. Lorsqu'elle se regardera ainsi à la claire lumière de la vérité,
ne se trouvera-t-elle pas bien différente de ce qu'elle croyait être, et
soupirant de se voir vraiment si misérable, ne s'écriera-t-elle pas au
Seigneur avec le Prophète : " Vous m'avez humilié dans votre vérité (Ps.
LLXVIII, 75) ? " Car comment ne s'humiliera-t-elle point dans cette
vraie connaissance d'elle-même, quand elle se verra chargée de péchés,
appesantie par la masse de ce corps mortel, embarrassée des soins de la
terre, infectée de la corruption des désirs charnels, aveugle, courbée,
infirme, engagée dans une infinité d'erreurs, exposée à mille périls,
saisie de mille frayeurs, environnée de mille difficultés, sujette à
mille soupçons, et à mille nécessités fâcheuses, portée au vice, faible
pour la vertu ? Comment, après cela, pourra-t-elle lever les yeux et
marcher la tête haute? Ne se convertira-t-elle pas à la vue de tant de
misères, en se sentant percée comme par autant d'épines poignantes ?
Elle aura recours aux larmes, aux plaintes et aux gémissements, elle se
tournera vers le Seigneur, elle s'écriera avec humilité : " Guérissez
mon âme, parce que j'ai péché contre nous vous (Ps. XI, 4) : " Et le
Seigneur la consolera une fois qu'elle se sera tournée vers lui, parce
qu'il est le Père des miséricordes, et le Dieu de toute consolation.
6. Quant à moi, tant que je
me regarde, je ne vois que sujets d'amertume. Mais lorsque je lève les
yeux vers les secours de la divine bonté, la douce vue de Dieu tempère
aussitôt l'amertume de la vue de moi-même, et je dis: " Mon âme s'est
troublée, lorsque je me suis considéré; c'est pourquoi je me souviendrai
de vous, Seigneur (Ps. XLI, 7). "Et ce n'est pas une vision de Dieu peu
considérable que d'éprouver sa bonté et sa félicité à se laisser
fléchir, car il est, en effet, extraordinairement bon et miséricordieux,
infiniment meilleur que nous ne sommes méchants, car la bonté lui est
naturelle, et il n'y a que lui pour faire toujours grâce et pardonner.
Il nous est donc fort avantageux que Dieu se fasse connaître à nous par
dune telle expérience, et dans cet ordre, c'est-à-dire, après que
l'homme a reconnu sa misère, et crié vers lui; car alors il l'exaucera,
et lui dira : "Je vous délivrerai, et vous m'honorerez (Ps. XLIX, 15). "
Et ainsi la connaissance de vous-même sera comme un pas vers celle de
Dieu, et vous le verrez dans son image qui est renouvelée en vous, en
attendant que vous contempliez avec confiance la grâce du Seigneur qui
se présentera à vous sans aucun voile, et que vous soyez transformé en
son image, et passiez de clartés en clartés sous la conduite de son
Saint-Esprit.
7. Mais voyez comme ces
deux connaissances nous sont nécessaires pour le salut. Vous ne pouvez
être sauvé si l'une où l'autre vous manquait. En effet, si vous ne vous
connaissez vous-mêmes, vous n'aurez point la crainte de Dieu en vous,
vous n'aurez point non plus l'humilité. Or, voyez si vous pouvez espérer
quelque chose de votre salut sans la crainte de Dieu, et sans
l'humilité. Vous faites bien de me témoigner par ce petit murmure, que
vous n'êtes pas dans cette pensée, ou plutôt que vous êtes bien éloignés
de cette erreur, cela me dispense de m'arrêter sur un point qui est
clair de soi. Mais écoutez le reste. Ou plutôt ne faudrait-il point en
demeurer là, à cause de ceux que le sommeil tourmente. Je pensais
achever en un seul discours ce que je vous avais promis sur le sujet de
la double ignorance, et je l'aurais fait, s'il ne me semblait que j'ai
été déjà trop long pour ceux que ce discours fatigue. Car j'en vois qui
bâillent, et d'autres qui donnent. Il ne faut pas s'en étonner, les
veilles
de la
nuit précédente qui ont été très longues leur servent d'excuse. Mais que
dirai-je de ceux qui ont dormi alors, et qui ne laissent pas de dormir
maintenant? Je ne veux pas leur en faire honte davantage, il suffit de
les en avoir avertis en passant, je crois qu'à l'avenir ils écouteront
mieux, et craindront d'être encore remarqués. C'est dans cette espérance
que nous leur pardonnons pour cette fois, et que, en leur considération,
nous divisons ce qu'il serait à propos d'expliquer tout d'une suite, et
finissons avant d'être à la fin. Que cette indulgence-là les porte à
rendre gloire avec nous à l'Époux de l'Église, Jésus-Christ notre
Seigneur, qui est Dieu, et au dessus de toutes choses, et béni dans tous
les siècles. Ainsi soit-il.
Il y a deux connaissances et deux
ignorances : Maux ou détriments qu'elles nous causent
1. Je crois qu'il n'est pas
besoin aujourd'hui de vous exhorter à ne point dormir, car la petite
correction que nous vous fîmes hier est sans doute encore présente à vos
esprits ; et j'espère que ne l'ayant faite que par un mouvement de
charité, vous en profiterez. Vous vous souvenez donc bien que vous
m'avez accordé que personne n'est sauvé sans la connaissance de soi-même
; parce que de cette connaissance naissent l'humilité, qui est la mère
du salut, et la crainte de Dieu, qui est aussi le commencement du salut,
de même que de la sagesse. Je dis que nui n'est sauvé sans cette
connaissance, à moins qu'il ne soit pas encore en âge de se connaître ou
qu'il ne le puisse pas. Ce que je dis pour les petits enfants ou pour
les fous, dont il n'est pas question maintenant. Mais si vous ignorez
Dieu, pourra-t-on espérer quelque chose de, votre salut avec cette
ignorance ? Non, sans doute. Caron ne saurait aimer celui qu'on ne
tonnait point, ou posséder celui qu'on n'a point aimé. Connaissez-vous
donc vous-mêmes, afin de l'aimer. L'un est le commencement de la
sagesse, et l'antre en est la perfection ; car la crainte du Seigneur
est le commencement de la sagesse, (Ps. C. 9) et l'amour est la
plénitude de la lui. (Rm. XIII. 10) On duit donc se garder de l'une et
de l'autre ignorance, par la raison qu'il est impossible de se sauver
sans la crainte et sans l'amour de Dieu. Le reste est indifférent, et on
n'est pas sauvé pour le connaître, ni damné pour ne le connaître pas.
2. Je ne dis pas pourtant
qu'il faille mépriser ou négliger la science des belles-lettres,
puisqu'elle orne l'âme, l'instruit, et la rend capable d'instruire les
autres. Mais il faut que ces deux choses, en quoi nous avons dit que
consiste le salut, précèdent cette connaissance. N'est-ce pas ce que le
Prophète avait en vue, lorsqu'il disait: "Semez dans la justice, et
recueillez l'espérance de la vie : après cela, recherchez la lumière de
la science (Os. X, 12) ? " Il nomme la science la dernière, comme une
peinture qui ne peut subsister sur le vide, et il place en première
ligne les deux choses qui sont comme la toile et le fond solide de cette
peinture. Je m'appliquerai en toute sécurité à la science, lorsque
j'aurai reçu l'assurance de la vie par le moyen de l'espérance. Vous
avez donc semé pour la justice si vous avez appris par la véritable
connaissance de vous-même à craindre Dieu, si vous vous êtes humilié, si
vous avez répandu des larmes, si vous avez fait de nombreuses aumônes,
et autres œuvres de piété, si vous avez maté votre corps par les jeûnes
et par les veilles, meurtri votre poitrine de coups, lassé les cieux par
vos cris. Voilà ce que c'est que semer pour la justice. Les semences
sont les bonnes oeuvres, les exercices pieux, les larmes. " Ils
marchaient, dit le Prophète, et pleuraient en jetant leurs semences (Ps.
CXXV. 7). " Mais quoi, pleureront-ils toujours ? A Dieu ne plaise. Mais
"ils reviendront avec joie tous chargés de leurs gerbes. " Certes, ils
auront bien sujet d'être dans la joie, quand ils remporteront les fruits
de la gloire comme des gerbes de froment. Mais, direz-vous, cela
n'arrivera qu'au temps de la résurrection et au dernier jour : il y a
bien loin jusque-là. Ne vous abattez point, ne vous découragez point.
Les prémices de l'Esprit-Saint nous fournissent dès maintenant de quoi
moissonner avec joie. " Semez, dit-il, dans la justice, et cueillez
l'espérance de la vie. " Il ne nous renvoie plus au dernier jour, où
nous posséderons réellement ce qui n'est encore que l'objet de notre
espérance, mais il parle du temps présent. Notre joie, sans doute, et
nos ravissements seront extraordinaires lorsque nous jouirons de la
véritable vie.
3. Mais l'espérance d'une
si grande joie sera-t-elle sans joie ? " Réjouissez-vous, dit l'Apôtre,
en espérance (Rm. XII, 12). " Et David ne dit, pas qu'il se réjouirait,
mais qu'il se réjouissait de ce qu'il espérait entrer dans la maison du
Seigneur. (Ps. CXXI, 1) Il ne possédait pas encore la vie, mais il avait
recueilli l'espérance de la vie, et il éprouvait en lui-même la vérité
de ce que dit l'Écriture, que non-seulement la récompense, mais même
l'attente des justes est pleine de joie (Pr. X, 28). Cette joie est
produite dans l'âme de celui qui a semé pour la justice, par là
conviction qu'il a que ses péchés sont pardonnés, si néanmoins
l'efficacité de la grâce qu'il a reçue pour mieux vivre à l'avenir lui
donne la certitude de ce pardon. Quiconque de vous sent que cela passe
en lui, entend les paroles de l'Esprit-Saint, dont la voix et
l'opération ne se démentent jamais. Il entend ce qu'on dit au dehors,
attendu que ce qu'on dit au dehors, il le sent au dedans de soi. Car
celui qui parle en nous opère en nous, parce que c'est le même esprit
qui distribue ses dons à chacun selon qu'il lui plait (Cor. XII, 11),
donne aux uns la grâce de dire, et aux autres de faire ce qui est bon.
4. Quiconque parmi vous,
après les commencements amers de sa conversion, a le bonheur de se voir
un peu soulagé par l'espérance des biens qu'il attend, et de s'élever
comme avec les ailes de la grâce dans l'air serein d'une consolation
toute céleste, a moissonné dès maintenant le fruit de ses larmes; il a
vu Dieu et il l'a entendu dire: " Donnez-lui des fruits de ses oeuvres
(Pr. XXXI. 31). " Car comment celui qui a goûté et vu combien le
Seigneur est doux n'aurait-il pas vu Dieu? Que celui-là, Seigneur Jésus,
vous a trouvé plein de douceurs et de charmes, qui n'a pas seulement
reçu de vous le pardon de ses péchés, mais encore le don . de sainteté,
et, pour comble de biens, la promesse de la vie éternelle! Heureux celui
qui a déjà moissonné, qui jouit dès à présent des fruits d'une vie
sainte, et jouira à la fin de la vie éternelle. C'est avec raison que
celui qui, en se voyant lui-même, a versé des larmes, et a été ravi de
joie, lorsqu'il a vu le Seigneur, puisque la vue de sa souveraine bonté
est cause qu'il a déjà enlevé tant de gerbes, je veux parler de la
rémission de ses péchés; de sa sanctification et de l'espérance de la
vie. Oh! que cette parole du Prophète est vraie : " Ceux qui sèment dans
les larmes recueillent dans la joie, (Ps. CXXV, 6)! " Il comprend par
ces deux mots l'une et l'autre connaissance ; celle de nous-mêmes, qui
sème dans les larmes, et celle de Dieu, qui recueille dans la joie.
5. Si donc nous commençons
par cette double connaissance, la science que nous pouvons ajouter
ensuite n'enfle point, parce qu'elle ne peut apporter aucun avantage, ni
aucun honneur terrestre, qui ne soit beaucoup au dessous de l'espérance
que nous avons conçue, et de la joie que cette espérance nous donne, et
qui est déjà profondément enracinée dans l'âme. Or l'espérance ne
confond point, parce que l'amour de Dieu est répandu dans nos coeurs,
par le Saint-Esprit qui nous a été donné. Et elle ne confond point,
parce que cet amour nous remplit de confiance et de certitude. Car c'est
par l'amour que le Saint-Esprit nous rend témoignage que nous sommes
enfants de Dieu. Que peut-il donc nous revenir de notre science, si
grande qu'elle soit, qui ne se trouve beaucoup moindre que la gloire
d'être mis au nombre des enfants de Dieu ? Mais c'est trop peu dire. La
terre même, et tout ce qu'elle contient, quand on en voudrait donner la
possession à chacun de nous, ne mériterait pas d'être regardée en
comparaison d'un si grand bien. Mais si nous ne connaissons pas Dieu,
comment espérer en celui que nous ignorons ? Et si nous ne nous
connaissons pas nous-mêmes, comment serons-nous humbles, puisque n'étant
rien, nous croirons être quelque chose? Or, nous savons que ni les
superbes, ni ceux qui n'espèrent point en Dieu, n'auront point de part
ni de société dans le bonheur des saints.
6. Considérez donc
maintenant avec moi, combien nous devons avoir sein de bannir de nous
ces deux sortes d'ignorances, dont l'une produit le commencement, et
l'autre la consommation de tout péché ; comme au contraire des deux
connaissances opposées, l'une engendre le commencement, et l'autre la
perfection de la sagesse, l'une la crainte de Dieu, et l'autre son
amour. Mais nous avons fait voir que tel est le fruit de ces deux
connaissances, faisons voir maintenant quel est celui de ces deux
ignorances. Car comme la crainte du Seigneur est le commencement de la
sagesse, ainsi l'orgueil est le commencement de tout péché.
Et comme l'amour de Dieu
est la source de la sagesse (Ecc. X, 15), ainsi le désespoir est
l'origine et là consommation de toute malice. De même si la connaissance
de nous-mêmes produit en nous l'amour de nous sommes meilleurs que nous
ne sommes en effet. Car ce en quoi consiste l'orgueil, se trouve le
commencement de tout péché, c'est Dieu, et la connaissance de Dieu,
l'amour de lui-même, au contraire, l'ignorance de nous-mêmes produit
l'orgueil, et l'ignorance de bien, le désespoir. Or l'ignorance de
nous-mêmes engendre l'orgueil en nous, lorsque notre esprit trompé, et
trompeur en même temps, nous fait croire que nous sommes plus grands à
nos yeux, que nous ne sommes devant Dieu, et dans la vérité : aussi
l'Écriture, en parlant de celui qui a commis le premier ce grand crime,
c'est-à-dire du diable, dit-elle : " qu'il n'est point demeuré dans la
vérité, mais qu'il a été menteur, dès le commencement (Jn. VIII, 44); "
En effet, il n'était pas dans la vérité ce qu'il était dans sa pensée.
Mais il s'était éloigné de la vérité en se voyant moindre et plus
imparfait qu'il n'était effectivement, sans doute que son ignorance lui
aurait servi d'excuse, on ne l'aurait point estimé superbe, et bien loin
d'irriter Dieu par son crime, il aurait attiré sa grâce sur lui par son
humilité. Car si nous connaissions clairement l'état où chacun de nous
est devant Dieu, nous ne devrions avoir de nous-mêmes une estime ni trop
haute ni trop basse, mais acquiescer en toute chose à la vérité. Mais
puisqu'il nous- a voulu cacher ce secret, et que personne ne sait s'il
est digne d'amour ou de haine (Ecc. IX), il est plus juste sans doute et
plus sûr, selon le conseil de la Vérité même, de choisir toujours la
dernière place, d'où on nous tire ensuite pour nous faire monter plus
haut avec honneur (Lc. XIV, 10), au lieu de prendre la première pour
être obligé d'en descendre avec honte.
7. Il n'y a donc point de
danger que vous vous humiliiez au delà même de ce que vous devriez, et
que vous vous estimiez beaucoup moindre que vous n'êtes, c'est-à-dire
que la vérité ne vous estime. Mais il y a un grand mal et un horrible
danger à vous élever le moins du monde au dessus de ce que vous êtes
selon la vérité, à vous préférer en vous-même à un seul que peut-être la
vérité juge vous être égal, ou même supérieur. Car, pour vous faire
comprendre ceci par un exemple familier, de même que lorsque vous passez
par une porte basse, quelque profondément que vous vous baissiez, vous
n'avez rien à craindra, au lieu que, si peu que vous vous éleviez plus
haut que la porte; quand ce ne serait que d'un doigt, vous en recevez un
grand mal, et vous vous mettez en danger de vous blesser rudement la
tête; ainsi, pour ce qui regarde l'âme, il ne faut jamais craindre de
trop vous humilier, mais il faut appréhender extrêmement, et même
redouter avec frayeur de vous élever tant soit peu plus qu'il ne faut.
C'est pourquoi ne vous comparez jamais à de plus grands ni de moindres
que vous, ni à quelques-uns, ni même à un seul. Car, que savez-vous, ô
homme, si celui que peut-être vous estimez le plus vil et le plus
misérable des hommes, dont vous abhorrez la vie infâme et souillée de
crimes, que vous croyez, à cause de cela, devoir mépriser en comparaison
de vous, qui pensez peut-être vivre déjà dans la tempérance, dans la
justice et dans la piété, et que vous tenez en comparaison de tous les
autres scélérats, comme le plus scélérat des hommes, que savez-vous,
dis-je, si par un coup de la main du très-haut, il ne doit point. être
un jour au regard des hommes meilleur que vous, et que ceux que vous lui
préférez, où s'il ne l'est point déjà au regard de Dieu? Aussi, est-ce
pour ce sujet qu'il n'a pas voulu que nous choisissions une place au
milieu, non pas même à l'avant dernier rang ou parmi les derniers, et
qu'il a dit : " Asseyez-vous à la dernière place (Lc. XIV, 10),"
c'est-à-dire placez-vous le dernier de tous, non seulement ne vous
préférez à personne, mais ne présumez pas même de vous comparer à qui
que ce soit. Vous voyez quel grand mal cause l'ignorance de nous-mêmes,
puisqu'elle produit le péché du diable, et le commencement de tout
péché, qui est l'orgueil. Nous verrons une autre fois ce que produit
aussi l'ignorance de Dieu. Car, comme nous nous sommes réunis
aujourd'hui un peu tard, le peu de temps qui nous reste ne nous permet
pas d'entamer cette matière. Qu'il suffise à chacun de nous maintenant,
d'être averti de ne pas se méconnaître soi-même, non seulement par ce
discours, mais aussi par la grâce et la bouté de l'époux de l'Église,
Jésus-Christ Notre Seigneur, qui est Dieu par dessus toutes choses et
béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.
En quel sens l'Épouse est appelée la plus
belle des femmes.
1. Que produit donc
l'ignorance de Dieu?. Car c'est par où il faut que je commence, puisque,
si vous vous en souvenez bien, nous en sommes demeurés là hier. Que
produit-elle donc? Nous avons déjà dit que c'est le désespoir; mais
voyons comment elle le produit. Un homme revenant à soi, et concevant un
déplaisir sensible de tout le mal qu'il a commis, pensera peut-être à se
convertir, et à sortir du mauvais chemin où il est, et des dérèglements
d'une vie sensuelle. Mais, s'il ignore combien Dieu est bon, combien il
est doux et favorable, combien il est enclin à pardonner, sa pensée
charnelle ne le reprendra-t-elle pas aussitôt, et ne lui dira-t-elle pas
: Que faites-vous? Voulez-vous perdre cette vie avec l'autre ? Vos
péchés sont trop grands et trop nombreux. Quand vous déchireriez tout
votre corps, cela ne suffirait pas pour les expier. Votre complexion est
délicate; vous avez toujours vécu jusqu'ici dans la mollesse; vous aurez
bien de la, peine à surmonter une si longue habitude. Et cet infortuné,
désespéré par ces pensées et autres semblables, retourne à ses premiers
désordres, ne sachant pas avec combien de facilité. le Tout-Puissant,
qui ne veut perdre personne, romprait tous ces obstacles. Puis il tombe
dans l'impénitence, qui est le plus grand de tous les crimes, un
blasphème irrémissible. Il se trouble, et il est accablé par une
horrible tristesse, et par une mélancolie noire et profonde, dont il ne
peut plus se retirer pour recevoir aucune consolation, suivant cette
parole : " Lorsque l'impie est arrivé au comble des maux, il méprise
tout (Pr. VIII, 3). " Ou du moins s'aveuglent sur son mal, et se
flattant de quelque raison plausible, il se jette de nouveau pour jamais
dans le siècle, pour y jouir de toute sorte de délices, et ne garder
plus ni règle ni mesure dans l'assouvissement de ses désirs. Mais,
lorsqu'il croira être en paix et en assurance, il se trouvera surpris
par une ruine aussi soudaine que les douleurs d'une femme grosse, et il
ne pourra échapper. Voilà comment l'ignorance de Dieu produit la
consommation de toute malice, qui est le désespoir.
2. L'Apôtre dit que
quelques-uns ignorent Dieu. Mais moi je dis que tous ceux qui ne veulent
point se convertir à lui ignorent Dieu (I Cor. XV, 34). Car ils ne
refusent sans doute de le faire, que parce qu'ils se le représentent
sévère et rigoureux, quand il est bon, et inexorable quand il est plein
de miséricorde; cruel et terrible quand il est aimable; et l'iniquité se
ment à elle-même en se formant une idole au lieu de ce qu'il est en
effet. Gens de peu de foi, que craignez-vous? Qu'il ne veuille pas
remettre vos péchés? Ne les a-t-il pas attachés à la croix avec ses
mains ? Vous êtes tendres et délicats, il est vrai, mais ne tonnait-il
pas la faiblesse de notre nature? Vous avez de mauvaises habitudes, et
vous êtes liés par l'habitude du péché, comme avec de fortes chaînes ;
mais le Seigneur n'a-t-il pas brisé les liens des captifs (Ps. CXLV, 8)
? Vous appréhendez peut-être qu'étant irrité contre vous, de l'énormité
et de la multitude de vos crimes, il ne tarde à vous tendre une main
secourable. Mais sachez qu'ordinairement la grâce surabonde où le péché
a abondé (Rm. V, 20). Est-ce que vous êtes en peine pour le vêtement, la
nourriture et les choses nécessaires au corps, et cela vous empêche-t-il
d'abandonner vos biens? Mais ne sait-il pas que vous avez besoin de
toutes ces choses (Mt. VI, 32) ? Que voulez-vous donc davantage?
Qu'est-ce qui, maintenant, fait obstacle à votre salut? C'est ce que je
dis, vous ne connaissez pas Dieu, et vous ne voulez pas en croire notre
parole. Je voudrais bien que vous crussiez au moins ceux qui ont
l'expérience de ce qu'ils vous disent. Car, si vous ne croyez, vous
n'aurez jamais la véritable intelligence. Mais la foi n'est pas donnée à
tout le monde.
3. Dieu nous garde de
penser que ce soit cette sorte d'ignorance que l'Épouse est avertie
d'éviter, elle qui n'a pas seulement une grande connaissance de son
Époux et de son Dieu, mais qui jouit encore de son amitié et de sa
familiarité particulières, mérite qu'il l'honore souvent de ses chastes
baisers et de la douceur de son entretien, et qui maintenant même lui
demande si librement où il paît son troupeau et où il se repose à midi.
En quoi elle ne désire pas de le connaître lui-même, mais de connaître
le lieu où réside sa gloire, quoique, à vrai dire, le lieu où il réside
et sa gloire ne soient pas une chose différente de lui-même. Mais il
trouve à propos de la reprendre à cause de sa présomption, et de
l'avertir de se connaître elle-même, ce qu'elle semble ne pas faire
assez, puisqu'elle s'est jugée capable d'une si grande vision, soit
parce que l'excès de son amour l'empêchait de considérer qu'elle était
dans un corps mortel, ou parce qu'elle espérait, mais inutilement,
pouvoir, dans ce corps même, approcher d'une lumière inaccessible. Elle
est donc rappelée incontinent à elle-même; elle est convaincue
d'ignorance; elle est punie de sa témérité. " Si vous ne vous connaissez
pas, dit-il, sortez. " Cet Époux tonne contre sa bien-aimée, non comme
Époux, mais comme Maître, non qu'il soit en colère, mais parce qu'il
veut la purifier en l'effrayant, et la rendre capable, par ce moyen, de
la vision après laquelle elle soupire. Car elle est réservée pour ceux
qui ont le coeur pur.
4. Or, ce n'est pas sans
raison qu'au lieu de l'appeler simplement belle, il dit: " Belle parmi
les femmes, " c'est-à-dire belle d'une certaine façon; c'est pour
l'humilier encore davantage, et afin qu'elle sache ce qui lui manque.
Car je crois qu'en ce lieu le nom de femmes signifie les âmes charnelles
et mondaines, qui n'ont rien de mâle et ne font rien paraître de
généreux et de constant dans leurs actions, mais dont toute la vie et
les mœurs sont lâches, molles et efféminées. Mais, bien que l'âme
spirituelle soit déjà belle, puisqu'elle ne marche pas selon la chair,
mais selon l'esprit, cependant comme elle est encore dans un corps
mortel, elle n'a pas atteint la perfection de la beauté, et ainsi elle
n'est pas belle absolument; elle est belle parmi les femmes,
c'est-à-dire parmi les âmes terrestres, qui ne sont pas spirituelles
comme elle; non point parmi les Anges, les Vertus, les Puissances et les
Dominations. C'est de la même manière qu'un des patriarches fut appelé
autrefois juste dans sa race (Gn. VI, 9), c'est-à-dire plus juste que
tous ceux de son temps et de sa race ; que Thamar fut justifiée par Juda
(Gn. XXXVIII. 6), c'est-à-dire plus juste que Juda, que l'Évangile a
dit, que le Publicain descendit justifié du temple, mais justifié en
comparaison du Pharisien (Lc. XVIII. 14), et que l'illustre Jean fut
autrefois loué d'une manière singulière comme n'ayant personne au dessus
de lui (Lc. VII. 28), mais seulement parmi les enfants des femmes, non
pas entre les choeurs des esprits célestes. C'est ainsi que l'Épouse est
appelée belle, elle ne l'est qu'en comparaison des femmes, non des
bienheureux.
5. Qu'elle cesse donc tant
qu'elle n'est encore que sur la terre, de rechercher avec trop de
curiosité ce qui est dans le ciel, de peur que, voulant sonder la
majesté de Dieu, elle ne soit accablée sous le poids de sa gloire.
Qu'elle cesse dis-je, tant qu'elle est parmi les femmes, de s'enquérir
des choses qui se passent parmi ces puissances sublimes, et quine sont
connues que d'elles seules, parce qu'étant toutes célestes, il n'est
permis de les voir qu'aux seuls esprits célestes. Cette vision dit-il,
que vous demandez qu'on vous montre, ô mou épouse, est infiniment élevée
au-dessus de vous, et vous n'êtes pas assez forte maintenant, pour
soutenir l'éclat de la clarté où je fais ma demeure, et qui est égale à
celle du soleil à son midi. Car vous avez dit : " Apprenez-moi où vous
paissez votre troupeau, où vous reposez durant le midi. " Être portée
dans les nues, pénétrer la plénitude de la clarté, percer l'abîme des
splendeurs, et habiter une lumière inaccessible, ce sont des choses qui
ne sont pas possibles, tant que vous êtes dans ce corps mortel. Cette
félicité vous est réservée pour la fin des temps, lorsque je vous ferai
paraître devant moi, revêtue de gloire, sans tache ni ride, exempte de
quelqu'autre défaut que ce puisse être. Ne savez-vous pas que tant que
vous demeurez dans ce corps, vous êtes exilée de la lumière? Comment,
n'étant pas encore toute belle, croyez-vous être capable de regarder la
source de toute beauté ? Comment enfin demandez-vous de me voir dans ma
clarté, vous qui ne vous connaissez pas encore vous-même ? Car ce corps
de corruption ne peut lever les yeux, ni lés fixer sur cette lumière
éclatante, que les anges désirent sans cesse contempler. Il viendra un
temps, et ce sera lorsque je viendrai juger le monde, que vous serez
tout à fait belle, comme je suis tout à fait beau, et alors étant
complètement semblable à moi, vous me verrez tel que je suis. Alors vous
entendrez ces paroles : " Vous êtes toute belle, ma bien-aimée, et il
n'y a point de tache en vous (Cant. IV, 7). " Mais maintenant que vous
n'êtes encore semblable à moi qu'en partie, faites en retour sur
vous-même; n'aspirez point à des choses qui vous surpassent, et ne
veuillez point pénétrer ce qui est au dessus de votre portée (Eccl. III,
22). Autrement, si vous ne vous connaissez pas, ô la plus belle de
toutes les femmes, car je vous appelle belle simplement, mais belle
entre les femmes, c'est-à-dire en partie, mais lorsque ce qui est
parfait sera arrivé, ce qui est encore imparfait s'évanouira. Si donc,
vous ne vous connaissez pas. Mais nous avons dit ce qui suit, il n'est
pas besoin de le répéter. Je vous avais promis de vous dire quelque
chose d'utile sur la double ignorance : si vous trouvez que je ne l'ai
pas fait, ne m'en veuillez pas, ce n'est pas manque de bonne volonté.
J'en ai assez, Dieu merci, mais l'effet ne suit qu'autant que l'Époux de
l'Église Jésus-Christ Notre-Seigneur, daigne m'en faire la grâce par sa
bonté pour votre édification, lui qui est Dieu par dessus toutes choses
et béni à jamais. Ainsi soit-il.
Des chariots de Pharaon, qui est le
diable, et des princes de son armée qui sont la malice, l'intempérance
et l'avarice.
1. " Je vous ai comparé,
mon amie, à mon armée environnée des chariots de Pharaon (Ct. 1, 5). "
Avant toutes choses, nous reconnaissons volontiers dans ces paroles, que
l'Église a été figurée dans les patriarches de l'ancienne loi, et que le
mystère de la rédemption y a été montré par avance. Dans la sortie
d'Israël hors d'Égypte, et dans le double miracle de la mer Rouge, qui
donna passage au peuple de Dieu, et en même temps le vengea de ses
ennemis, la grâce du baptême est clairement exprimée, parce que le
baptême sauve-les hommes, et submerge les crimes. " Tous, dit l'Apôtre,
ont été sous la nuée, et ont été baptisés sous la conduite de Moïse dans
la nuée et dans la mer Rouge (I Cor. 1, 2) ". Mais il faut qu'à notre
ordinaire, nous marquions la suite des paroles du Cantique, et montrions
la liaison qu'elles ont avec ce qui précède ; après cela nous tacherons
d'en tirer quelque chose d'utile pour les moeurs. Ainsi, après avoir
réprimé la présomption de l'Épouse d'un ton de voix dur et sévère, ne
voulant pas la plonger dans la tristesse, il lui remet en mémoire
quelques biens qu'elle avait déjà reçus, et lui en promet de nouveaux.
Il l'appelle " belle " de nouveau, et la nomme son "amie : " si je vous
ai parlé un peu rudement, mon amie, dit l'Époux, ne croyez pas que ce
soit par aversion, ou par aigreur, les dons que je vous ai prodigués et
dont je vous ai ornée sont des preuves évidentes de mon amour. Je n'ai
pas dessein de vous les ôter, mais plutôt de vous en donner de plus
grands. Ou bien ne vous fâchez point, mon amie, de ce que vous ne
recevez pas présentement ce que vous demandez, puisque vous avez déjà
reçu de moi de si grandes faveurs, et en recevrez encore de plus
grandes, si vous accomplissez mes préceptes, et persévérez dans mon
amour. Voilà pour la suite de la lettre.
2. Maintenant voyons les
choses qu'il dit lui avoir données. Premièrement, il l'a rendue
semblable à son armée environnée des chariots de Pharaon, en la
délivrant du joug du péché, par la destruction de toutes les oeuvres de
la chair, de même que le peuple juif fut délivré de la servitude de
l'Égypte, quand les chariots de Pharaon furent renversés et submergés
dans la mer Rouge (Ex. XIV, 28). Cette grâce sans doute est bien grande
; et je crois ne pas commettre une folie, en me glorifiant de l'avoir
aussi reçue, puisque en cela je ne dirai rien qui ne soit véritable, je
le confesse donc, et je le confesserai sans cesse, si le Seigneur ne
m'eût assisté, il s'en eût peu fallu que mon âme ne tombât dans l'enfer
(Ps. LXXXIII, 17). Je ne suis ni ingrat ni oublieux, je chanterai
éternellement les miséricordes du Seigneur (Ps. XCIII, 1). Mais laissons
là la ressemblance que j'ai avec l'Épouse. Après qu'elle a été ainsi
délivrée par une bonté singulière de l'Époux, elle devient son amie et
elle est revêtue d'une beauté incomparable comme Épouse du Seigneur;
mais cette beauté n'est encore que sur les joues et sur le coeur. De
plus, il lui promet des colliers pour la parer. et des pendants
d'oreilles d'or, comme étant plus gracieux, et marquetés d'argent pour
être plus beaux. Qui n'aimerait l'ordre même de ces dons? D'abord elle
est délivrée, ensuite elle est aimée, puis elle est baignée et purifiée,
et enfin on lui promet de riches et magnifiques parures.
3. Je ne doute point que
quelques-uns de vous ne sentent déjà en eux-mêmes ce que je dis, et ne
me préviennent par l'expérience qu'ils en ont. Mais je me souviens de ce
mot du Prophète : " Vos paroles répandent la lumière, et donnent
l'intelligence aux simples et aux petits (Ps. CXVIII, 130). " Et c'est
pour eux, je crois, qu'il est à propos d'expliquer ceci avec un peu plus
d'étendue. Car l'esprit de sagesse est doux, et il aime un maître doux
et diligent, qui, tout en s'efforçant de contenter ceux qui sont prompts
à comprendre, ne dédaigne pas de condescendre à la faiblesse de ceux qui
ont l'esprit plus lent. D'ailleurs la sagesse même a dit : " ceux qui me
rendent claire, auront la vie éternelle (Ecc. XXIV, 31). " Je serais
bien fâché d'être privé de cette récompense. Après tout, dans les choses
qui me paraissent faciles, il y en a souvent de cachées, et telles,
qu'il n'est pas superflu de les expliquer avec soin aux plus capables et
aux plus pénétrants.
4. Mais considérez la
comparaison de Pharaon et de son armée avec la cavalerie du Seigneur. On
ne compare pas ces deux armées entre elles, mais on les compare toutes
deux à une autre chose, car quel rapport y a-t-il entre la lumière et le
ténèbres, et quel rapprochement entre le fidèle et l'infidèle? L'Époux
compare sans doute l'âme sainte et spirituelle, à l'armée du Seigneur;
Pharaon au diable, et les armées de l'un à celles de l'autre. Vous ne
serez pas étonnés qu'une âme soit comparée à une armée entière, lorsque
vous considérerez les armées de vertus qui se trouvent dans cette âme
sainte, quel ordre règne dans ses mouvements, quelle discipline dans ses
moeurs, quelle force dans ses prières, quelle vigueur dans ses actions,
quelle ferveur dans son zèle; et enfin quels combats elle livre à ses
ennemis, et combien elle remporte de victoires sur eux. Aussi
lisons-nous dans la suite de ce Cantique, qu'elle " est terrible comme
une armée rangée en bataille (Ct. VI, 3). Et encore, "que verrez-vous
dans la Sunamite, sinon des ordres de bataille (Cant. vit, 1) ? " O, si
cette explication ne vous agrée pas, sachez qu'une âme pieuse n'est
jamais sans une troupe d'anges qui la gardent, avec une jalousie toute
divine, ayant soin de la conserver pour son Époux, et dé la rendre
chaste et vierge à Jésus-Christ. Ne dites point en vous-mêmes; où
ont-ils? qui les a vus? Le prophète Élisée les a vus, et a obtenu de
plus, par la prière, que Giési les vit aussi (4 R. VI, 17). Si vous ne
les voyez pas, c'est que vous n'êtes ni Prophète, ni serviteur d'un
Prophète. Le patriarche Jacob les vit, et dit : " C'est là l'armée de
Dieu (Gn. XXXII, 2). " Le Docteur des nations les vit aussi, puisqu'il
disait . " Tous les esprits bienheureux ne sont-ils pas les ministres de
Dieu, envoyés pour servir ceux qui sont destinés à l'héritage du salut
(Hb. 14)?"
5. Aussi l'Épouse sous la
protection des anges, et environnée de ces troupes célestes, est
semblable à l'armée du Seigneur, à cette armée qui autrefois, au milieu
des chariots de Pharaon, triompha de ses ennemis par un miracle étonnant
de l'assistance divine (Ex. XIV, 18). Car si vous considérez
attentivement toutes les choses que vous admirez dans un événement si
prodigieux, vous en trouverez ici qui ne sont pas moins dignes
d'admiration. Et même on peut dire que le triomphe ici est plus
magnifique, puisque les merveilles qui se sont faites alors en des
choses corporelles, s'accomplissent à présent d'une manière spirituelle.
Ne vous semble-t-il pas, en effet, qu'il y a bien plus de gloire et de
valeur, à terrasser le diable que Pharaon, et à dompter les puissances
de l'air, qu'à renverser les chariots de ce prince ? Là on combattait
contre la chair et le sang, et ici on combat contre les puissances
invisibles, contre les princes du monde et des ténèbres, contre les
esprits malins qui volent dans l'air (Ep. XI, 12). Poursuivez avec moi
les autres membres de cette comparaison. Là le peuple est tiré de l'Egypte;
ici l'homme est tiré du siècle. Là Pharaon, ici le diable est terrassé.
Là ce sont les chariots de Pharaon qui sont renversés ; ici ce sont les
désirs de la chair et du siècle, toujours en guerre avec l'âme, qui sont
anéantis ! Ceux-là sont submergés dans les flots, ceux-ci le sont dans
les larmes ; les uns dans le flot de la mer, les autres dans les larmes
amères. Je crois que lorsqu'il arrive que les démons rencontrent une âme
de telle sorte, ils crient comme les Egyptiens ; " Fuyons Israël, car le
Seigneur combat pour lui (Ex. XIV, 15). " Voulez-vous encore que je vous
marque quelques-uns des princes de la suite de ce Pharaon mystique par
leurs noms propres, et que je vous décrive quelques-uns de ses chariots,
sur lesquels vous vous pourrez régler pour trouver les autres de
vous-mêmes? Un des grands princes du roi spirituel et invisible d'Egypte
est la malice. "L'intempérance et l'avarice " en sont encore deux
grands. Et ces princes ont chacun, sous leur roi, des empires renfermés
dans les limites qui leur ont été prescrites. Car la malice étend sa
domination dans la région des crimes et des forfaits. L'intempérance est
à la tête de toutes les actions déshonnêtes. L'avarice étend son empire
sur les rapines et sur les fraudes.
6. Écoute? aussi quels sont
les chariots que ce Pharaon a préparés à ses princes pour poursuivre le
peuple de Dieu. La Malice a un chariot à quatre roues, lesquelles sont
la cruauté, l'impatience, l'audace et l'imprudence. Ce chariot est
prompt à répandre le sang, qui n'est point arrêté par l'innocence, ni
retardé par la patience, ni arrêté par la crainte, ni retenu par la
pudeur. Il est attelé de deux chevaux d'une grande rapidité, et qui sont
très propres à causer toute sorte de maux et de dégâts, ce sont la
puissance de la terre, et la pompe du siècle. Car le chariot de la
malice s'avance avec une prodigieuse vitesse, lorsque, d'une part, il a
la puissance pour accomplir ses desseins pernicieux, et de l'autre la
pompe qui lui applaudit et le félicite, lorsqu'il a commis les plus
grands crimes, en sorte que cette parole de l'Écriture s'accomplit: "Le
pécheur est loué dans ses désirs, et le méchant reçoit des bénédictions.
" (Ps. IX. 3.) Et ailleurs C'est maintenant le temps de votre règne, et
de la puissance des ténèbres." (Lc. XXII. 52.) Ces deux chevaux sont
conduits par deux cochers, l'Enflure et la Jalousie. L'enflure mène la
pompe, et la Jalousie la puissance. Car le coeur enflé par la vanité,
est emporté avec violence dans l'amour des pompes du diable; tandis que
celui que la crainte retient à la même place, que la gravité rend
modeste , l'humilité solide, la pureté sain et entier, ne saurait jamais
être emporté par le vent de la vaine gloire. De même, l'autre cheval de
la puissance de la terre est conduit par la Jalousie qui le presse des
deux éperons de l'envie, je veux dire par la crainte de tomber et
l'appréhension de succomber. Tels sont, en effet, les aiguillons, qui
piquent sans cesse les flancs des puissances de la terre. Voilà pour ce
qui est du chariot de la malice.
7. Celui de l'intempérance
roule aussi sur quatre vices, comme sur quatre roues, qui sont les
appétits du ventre, la passion du sexe, la noblesse des habits et la
langueur de la somnolence. Il est aussi attelé de deux chevaux, la
prospérité et l'abondance; ceux qui les conduisent sont :
l'engourdissement de la paresse, et la confiance téméraire; car
l'abondance de toutes choses produit aisément la paresse, et, selon
l'Écriture, la " prospérité des fous sera cause de leur perte (Pr. I.
32), " sans doute parce qu'elle leur donne une confiance téméraire. Mais
lorsqu'ils parleront le plus de paix et d'assurance, ils se trouveront
accablés par une ruine soudaine (I Th. V, 3). Ils n'ont besoin ni
d'éperons, ni de fouet, ni d'antres choses semblables, mais, au lieu de
cela, ils se servent d'un petit parasol pour faire de l'ombre, et d'un
éventail pour faire du vent. Ce parasol, c'est la dissimulation, qui
fait comme une espèce d'ombre dans l'âme, et la met à l'abri de l'ardeur
dévorante des soucis. Car c'est le propre d'une âme molle et délicate,
de ne vouloir pas prendre même les soins nécessaires, de peur d'en
sentir la peine, et de se cacher comme sous le voile d'une dissimulation
affectée. L'éventail, c'est la prodigalité qui produit le vent de la
flatterie. Car les personnes débauchées sont prodigues et paient de leur
bourse le vent qui sort de la bouche des flatteurs : mais en voilà assez
sur ce sujet.
8. L'avarice est aussi
traînée sur un chariot qui a quatre vices en guise de roues qui le
portent, ce sont : la timidité, l'inhumanité, le mépris de Dieu, l'oubli
de la mort. Les chevaux qui le traînent sont la mesquinerie et la
rapacité. Il n'est qu'un cocher pour les conduire, c'est l'ardeur
d'amasser. Car l'avarice se contente d'un seul serviteur, ne voulant pas
faire la dépense d'en avoir plusieurs. Mais ce serviteur exécute ce qui
lui est commandé avec une ardeur infatigable, ses deux fouets pour punir
les chevaux sont la passion d'acquérir et la crainte de perdre.
9. Le roi d'Égypte a encore
d'autres princes, qui ont aussi leurs chariots, pour servir leurs
maîtres dans les combats. Tel est l'Orgueil, un des plus grands
seigneurs de sa cour; telle est aussi l'Impiété, l'ennemie de la foi,
qui tient un rang considérable dans la maison de Pharaon. Il y en a
encore plusieurs autres d'un ordre inférieur, tant satrapes que
chevaliers, dont le nombre est infini dans son armée, et je vous laisse
à en chercher les noms et. les offices, ainsi que les armes et les
appareils de guerre , pour vous exercer en ces choses. C'est ainsi que
l'invincible Pharaon, plein de confiance en la force de ses princes et
de ses chariots, court de fous côtés, et, comme un cruel tyran, exerce
autant qu'il peut sa fureur et sa rage contre toute la famille du
Seigneur, et poursuit même encore aujourd'hui Israël qui sort de l'Egypte.
Mais ce peuple de Dieu, bien qu'il ne soit ni porté sur des chariots, ni
couvert d'armes, ne laisse pas, fortifié par la main du Seigneur, de
dire avec confiance : " Chantons un hymne de louanges au Seigneur, car
il a fait ouïr avec magnificence l'éclat de sa gloire, il a renversé
dans la mer le cheval et le cavalier (Ex. XV, 1). Et ceux qui nous
attaquent mettent toute leur confiance dans leurs chariots et dans leurs
chevaux ; mais, pour nous, nous la mettons dans le nom du Seigneur notre
Dieu que nous invoquons (Ps. XXIX. 8). " Voilà pour ce qui regarde la
comparaison de l'armée du Seigneur et des chariots de Pharaon.
10. Après cela, l'Épouse
est appelée " Amie. " Car pour l'Époux, il était ami avant même qu'il
l'eût rachetée ; autrement il n'eût jamais racheté une personne qu'il
n'aurait pas aimée. Mais elle, elle est devenue son amie par le bienfait
de la rédemption. Écoutez un apôtre qui en demeure d'accord : " Ce n'est
pas que nous l'ayons aimé, mais c'est qu'il nous a aimés le premier (Jn.
IV, 10). " Souvenez-vous de Moïse et de l'Éthiopienne, et reconnaissez
que, dès lors était figuré le mariage spirituel du Verbe avec l'âme
pécheresse, et discernez, si vous le pouvez, ce qui vous donne le plus
de consolation et de plaisir en considérant un mystère si doux; est-ce
la bonté incomparable du Verbe, la gloire inestimable de l'âme, ou la
soudaine confiance du pécheur ? Mais Moïse ne put changer la peau de
l'Éthiopienne, au lieu que Jésus-Christ a fait ce changement. Car nous
lisons ensuite; "Vos joues sont belles comme celles d'une tourterelle."
Mais réservons cela pour un autre discours, afin que, prenant toujours
avec appétit les mets qui nous sont servis sur la table de l'Époux, nous
exhalions les louanges, et célébrions la gloire de Jésus-Christ
Notre-Seigneur, qui est Dieu par dessus tout, et béni à jamais. Ainsi
soit-il.
L'intention est le visage de l’âme ; sa
beauté et sa laideur, sa solitude et sa pureté.
1. " Vos joues sont belles
comme celles d'une tourterelle (Ct. I, 9). "La pudeur de l'Épouse est
tendre; et je crois que la réprimande de l'Époux lui a fait venir le
rouge au visage, et l'a rendue encore plus belle, ce qui lui attire ces
paroles . "Vos joues sont belles comme celles d'une tourterelle."
Toutefois, n'allez pas prendre. cela d'une façon grossière et charnelle,
comme s'il parlait du rouge que donne le sang qui monte au visage, et
qui, se mêlant à la blancheur du teint, en rehausse encore l'éclat et la
beauté. Car la substance de l'âme qui est incorporelle et invisible, n'a
ni membres, ni couleurs. Tâchez donc de concevoir spirituellement une
substance toute spirituelle, et pour juger de la justesse de la
comparaison de l'Époux, figurez-vous l'intention comme étant. le visage
de l'âme. Car c'est par elle qu'on juge de la droiture d'une action,
comme c'est par le visage qu'on juge de la beauté du corps. Et voyez la
pudeur dans la couleur qui monte au visage, attendu que c'est plus que
tout autre, la vertu qui embellit l'âme et augmente la grâce en elle.
"Vos joues sont donc belles comme celles d'une tourterelle." Il pouvait
louer sa beauté d'une façon plus usitée, et dire, comme cela se fait
ordinairement quand on parle de la beauté de quelqu'un : vous avez un
beau visage, vous êtes jolie de figure. D'où vient cela ? Pourquoi
parle-t-il de ses joues au pluriel ? Je crois qu'il ne l'a pas fait sans
sujet. Car c'est l'esprit de sagesse qui parle, et il n'est pas permis
de lui attribuer le moindre mot inutile ou dit autrement qu'il ne faut.
Il y a donc une raison, quelle qu'elle soit, pour laquelle il a mieux
aimé dire les joues que le visage, je vais vous dire ce qu'il m'en
semble, à moins que vous n'ayez quelque chose de meilleur à proposer.
2. Dans l'intention, que
nous avons appelée le visage de l'âme, il y a deux choses nécessaires,
l'objet et la cause; c'est-à-dire, ce que vous vous proposez et ce
pourquoi vous vous le proposez. Et c'est par ces deux choses qu'on juge
de la beauté ou de la laideur d'une âme ; en sorte que celle en qui ces
deux choses sont droites et pures, mérite qu'on lui dise; avec vérité :
" Vos joues sont belles comme celles d'une tourterelle. " Mais on n'en
pourra pas dire autant de celle qui manque de l'une des deux, attendu
qu'elle est laide en partie. Mais cet éloge convient encore bien moins à
celle en qui ces deux choses à la fois font défaut. Ce qui s'éclaircira
d'avantage par des exemples. Si une personne s'applique à la recherche
de la vérité, ne vous semble-t-il pas que l'objet et la cause de son
entretien sont honnêtes, et qu'elle peut avec raison s'attribuer ces
paroles : " Vos joues sont belles comme celles d'une tourterelle, "
puisqu'il ne parait point de tache sur aucune de ses joues ? Mais si
elle recherche la vérité, non par le seul désir de la connaître, mais
par vaine gloire, ou pour quelque autre avantage temporel, quel qu'il
soit, quand même il semblerait que l'une de ses joues est belle, je
crois pourtant qu'on ne ferait point difficulté de dire qu'elle est
laide, au moins en partie, puisque la honte de la cause défigure l'autre
côté de son visage. Mais si vous voyez un homme qui ne s'adonne à rien
d'honnête, un homme captivé par les charmes de la volupté sensuelle,
adonné à la gourmandise et à la débauche, tel que sont ceux qui se font
un Dieu de leur ventre, mettent leur gloire dans ce qui devrait être un
sujet de confusion, et ne goûtent que les choses de la terre (Ph. III,
18); ne direz-vous pas que cet homme est tout à fait laid, puisque
l'objet et le motif de son intention sont vicieux?
3. N'avoir donc pas Dieu
pour but dans ses actions, mais le siècle, c'est le propre d'une âme
séculière, et qui n'a point une seule joue de belle. Mais. regarder
Dieu, et ne le pas faire néanmoins pour Dieu, c'est le propre d'une âme
hypocrite. Et, bien qu'un des côtés de son visage paraisse beau, parce
qu'elle regarde Dieu avec quelque intention, toute fois ce déguisement
détruit tout ce qu'il y a de beau en elle, et répand de la laideur Fur
tout son visage. Si elle dirige son intention vers Dieu uniquement ou
principalement en vue des avantages de la vie, elle n'est pas souillée,
il est vrai, par l'hypocrisie, mais on peut dire que sa bassesse de
coeur la rend noire et moins agréable. Au contraire, regarder autre
chose que Dieu, mais toute fois pour Dieu, ce n'est pas le repos de
Marie, c'est l'embarras de Marthe. Dieu me garde de dire qu'une telle
âme ait rien de laid, et pourtant je ne voudrais pas assurer qu'elle fût
arrivée à la perfection de la beauté, parce qu'elle s'inquiète et se
trouble encore de plusieurs choses; et il est impossible que le
mouvement continuel qu'elle se donne pour les choses de la terre, ne
fasse voler sur elle quelques grains de poussière qui se dissiperont
aisément à l'heure de la mort, au souffle de la pureté de sa conscience,
et de la rectitude de son intention. Ainsi ne chercher que Dieu pour lui
seul, c'est avoir la face de l'intention parfaitement belle ; et c'est
ce qui est propre et particulier à l'Épouse qui mérite, par une
prérogative unique, d'entendre ces paroles: " Vos joues sont belles
comme celles d'une tourterelle. "
4. Pourquoi dit-il comme
celles "d'une tourterelle?" Cet oiseau est extrêmement chaste, et il ne
vit pas en troupe, il se contente, dit-on, de la compagnie de celui qui
s'est accouplé avec lui, en sorte que s'il vient à le perdre, il n'en
cherche point d'autre, et vit solitaire. Vous donc qui écoutez ceci, et
qui voulez profiter de ce qui est écrit pour vous, et que nous
expliquons maintenant pour votre utilité, si vous êtes animés de ces
mouvements du Saint-Esprit, et que vous brûliez du désir de rendre votre
âme épouse de Jésus-Christ, faites en sorte, par votre travail, que les
deux joues de votre intention soient belles, afin que, en imitant cet
oiseau si chaste, vous demeuriez en repos et solitaire (Thren. III, 28),
comme dit le Prophète, parce que vous vous êtes élevé au dessus de
vous-même. C'est, en effet, une chose bien au dessus de vous de devenir
l'épouse du Seigneur des anges, d'être étroitement unie à Dieu, et de ne
faire qu'un même esprit avec lui. Demeurez solitaire comme la
tourterelle. N'ayez point de commerce avec le reste des autres hommes.
Oubliez même votre peuple et la maison de votre père, et le roi concevra
de l'amour pour votre beauté (Ps. XLIV, 11). Ame sainte, demeurez seule,
afin de vous conserver pour celui-là seul que vous vous êtes choisi
entre tous les autres. Fuyez de paraître en public; fuyez jusqu'à ceux
de votre maison; séparez-vous le vos amis et de vos intimes, et même de
celui qui vous sert. Ne savez-vous pas que vous avez un époux,
extrêmement modeste, et qui ne peut point vous honorer de sa présence,
devant qui que ce soit? Mettez-vous donc en retraite, mais d'esprit, non
de corps, mais d'intention, mais de dévotion, mais d'une manière tout
intérieure. Car Jésus-Christ qui se présente à vous, est esprit, et il
demande solitude de l'esprit, non pas celle du corps, quoique cette
dernière ne soit pas quelquefois inutile, lorsqu'on la peut observer,
surtout dans le temps. de l'oraison. Car vous savez quel est en ce point
même le précepte de l'Époux, et la forme qu'il prescrit : "Pour vous,
dit-il, lorsque vous prierez, entrez, dans votre chambre, et fermez-en
la porte sur vous (Mt. VI, 6). " Et il a fait lui-même ce qu'il a dit.
Car l'Écriture rapporte qu'il demeurait seul toute la nuit en prières,
non seulement en s'arrachant à la foule qui le suivait (Lc. VI, 12),
mais en ne conservant pas même la compagnie d'aucun de ses disciples ou
de ses familiers. Et nous voyons que s'il emmena avec lui trois de ses
apôtres, lorsqu'il se hâtait d'aller à la mort, il s'éloigna d'eux quand
il voulut prier (Mt. XXVI, 37). Faites donc aussi la même chose, quand
vous voudrez faire oraison.
5. Du reste, on ne vous
ordonne que la solitude du coeur et de l'esprit. Vous êtes seul, si vous
ne pensez point aux choses de la communauté, si vous n'êtes' point
attaché aux choses présentes, si vous méprisez ce que plusieurs
estiment, si vous rejetez ce que tous désirent, si vous évitez les
contentions, si vous ne sentez point les pertes, et ne vous souvenez
point des injures. Autrement vous n'êtes pas seul, quand même vous
seriez seul
:
vous voyez donc que vous pouvez être seul, lorsque vous êtes avec
plusieurs, et être avec plusieurs, lorsque vous êtes seul. En quelque
grande compagnie que vous vous trouviez, vous êtes seul, si vous prenez
garde de ne pas écouter trop curieusement ce qu'on dit, ou de n'en pas
juger témérairement. S'il vous arrive de voir quelque chose de mal, ne
vous hâtez pas de juger votre prochain; au contraire excusez-le. Excusez
l'intention, si vous ne pouvez excuser l'action. Croyez qu'il l'a fait
par ignorance, ou par surprise, ou par malheur : si la chose est si
claire qu'il n'y ait pas lieu de la pallier, tâchez néanmoins de le
croire ainsi, et dites-vous à vous-mêmes : la tentation a été
extrêmement forte. Qu'aurais-je fait, si elle m'avait pressé aussi
vivement? Or, souvenez-vous qe c'est à l'Épouse que je dis tout ceci, et
que je n'instruis pas l'ami de l'Époux, qui a une autre raison pour
observer soigneusement ce qui se passe; car il doit prendre garde qu'on
ne pèche, examiner si on n'a point failli, et corriger ceux qui sont
tombés en quelque faute. Mais l'Épouse n'a pas ce devoir à remplir; elle
dit pour elle seule, et pour celui qu'elle aime, qui est tout ensemble
son époux, et son Seigneur, son Dieu béni pa dessus tout dans tous les
siècles des siècles. Ainsi soit-il.
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